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mercredi, septembre 26, 2018

621_ Septembre ardent (William Faulkner)





Je vous ai assez parlé de William Faulkner. Lisons-le et écoutons-le en même temps (une nouvelle, c’est comme un poème, elle s’apprécie mieux aux sons qui la traversent). Je vous propose « Septembre ardent », une nouvelle qui figure dans le recueil « Treize histoires », paru chez Gallimard  en 1931. Faulkner avait 34 ans. Il avait jusque-là fait paraître plusieurs romans ainsi « Mosquitos », « Sartoris », « Lumière d’août », des nouvelles comme « Atterrissage risqué », « Adolescence » « Une rose pour Emily », et des poèmes comme « Cathay »,  « L’Après-midi d’un faune », « After fifty years »…

Revenons à « Septembre ardent »

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SEPTEMBRE ARDENT (1) 
In : Treize histoires. Éd Gallimard, Paris 1996. 373 pages

(1) : traduit par M.E. Coindreau


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SEPTEMBRE ARDENT (1) 
In : Treize histoires. Éd Gallimard, Paris 1996. 373 pages

(1) : traduit par M.E. Coindreau


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I
Dans le crépuscule sanglant de septembre, regain de soixante-six jours sans pluie, la rumeur ou l’histoire, peu importe, courut comme le feu dans l’herbe sèche. Quelque chose concernant Miss Minnie Cooper et un nègre. Attaquée, insultée, terrorisée : personne ne  savait exactement ce qui était arrivé, parmi les  hommes qui, ce samedi-là, emplissaient la boutique du coiffeur où le ventilateur du plafond brassait sans le rafraîchir l’air vicié, leur renvoyant, avec des bouffées de vieille pommade et de lotions, leurs haleines âcres et leurs odeurs.
  Sauf que ce n’était pas Will Mayes, dit un des garçons coiffeurs. C’était
un homme entre deux âges, un homme mince, couleur de sable, avec une figure douce. » Il rasait un client. — Je connais Will Mayes.  C’est un brave nègre. Et je connais Miss Minnie Cooper également.
  Qu’est-ce que tu sais d’elle ? dit un garçon.
  Qui est-ce ? dit le client. Une jeune fille ?
  Non, dit le coiffeur. Elle doit bien avoir dans les

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quarante ans, je suppose. Elle n’est pas mariée. C’est pour ça que je ne crois pas…
  Croire, eh foutre ! dit un gros jeune homme vêtu d’une chemise de soie tachée de sueur. Vous ne croyez pas à la parole d’une blanche plutôt qu’à celle d’un nègre ?
  Je ne crois pas que Will Mayes ait fait ça, dit le coiffeur. Je connais Will
Mayes.
  En ce cas vous savez peut-être qui l’a fait. Vous l’avez peut-être même
déjà aidé à s’enfuir de la ville, sacré sale négrophile.
  Je ne crois pas que personne l’ait fait. Je crois qu’il n’est rien arrivé du
tout.
Voyons, messieurs, est-ce que ces dames qui prennent de l’âge sans avoir réussi à se marier ne se figurent pas toujours qu’un homme ne peut pas…
  Pour un blanc, vous êtes un joli coco », dit le client. Il s’agita sous sa
serviette. Le jeune homme d’un bond s’était mis debout.
  Vous ne croyez pas ? dit-il. Accuseriez-vous une blanche de mentir ?
Le coiffeur tenait son rasoir en l’air au-dessus du client à moitié levé. Il ne
regardait pas autour de lui.
  C’est la faute à ce sacré temps, dit un autre, ça suffirait pour qu’un
homme fasse n’importe quoi… même à elle.
Personne ne rit. Le coiffeur dit de sa voix douce, entêtée : « je ne porte d’accusation contre personne. Tout ce que je sais, et vous le savez aussi bien que moi, messieurs, c’est qu’une femme qui n’a jamais…
  Sacré sale négrophile ! dit le jeune homme.
  Assez, Butch, dit un autre. Nous nous mettrons au courant des faits à
temps pour agir.
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  Qui ça, nous ? Qui se mettra au courant ? dit le jeune homme. Des faits,
pour quoi foutre ? Moi je…
  Vous être un chic blanc, vous pouvez le dire », reprit le client. Sous sa
barbe savonneuse il avait l’air d’un de ces gueux du désert qu’on voit au cinéma.
  Parfaitement, Jack, dit-il au jeune homme, s’il n’y a pas de blancs dans
cette ville, tu peux compter sur moi, bien que je ne sois qu’un commis voyageur et un étranger.
  C’est cela, mes amis, dit le coiffeur. Trouvez d’abord la vérité. Je connais
Will Mayes.
  Ah, nom de Dieu ! hurla le jeune homme, penser qu’il y a un blanc dans
cette ville !...
  Assez Butch,  dit l’autre, nous avons tout le temps.
Le client se redressa. Il regarda celui qui venait de parler : « Prétendriez-vous qu’un nègre qui attaque une blanche peut avoir une excuse ? Auriez-vous la prétention d’être un blanc et de soutenir une chose comme ça ? Vous feriez mieux de retourner dans le Nord d’où vous venez. Le Sud n’a pas besoin de types de votre espèce.
  Comment, le Nord ? dit l’autre. Je suis né et j’ai été élevé ici-même.
  Ah, nom de Dieu ! dit le jeune homme. Il regarda autour de lui d’un air
tendu, déconcerté, comme s’il essayait de se rappeler ce qu’il voulait dire ou faire. Il passa sa manche sur son visage en sueur. ­— Du diable si je permettrai qu’on laisse une blanche…
  Parfaitement, Jack, dit le voyageur de commerce. Nom de dieu, s’ils…
La porte en toile métallique s’ouvrit brusquement. Un homme apparut, les
jambes écartées, plein d’ai-  
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sance malgré la lourdeur de son corps. Sa chemise blanche s’échancrait à son cou ; il portait un chapeau de feutre. Son regard brûlant et audacieux balaya le groupe. Il s’appelait Mc Lendon. Il avait commandé des troupes sur le front français et il avait été décoré pour son courage.
  Alors, dit-il, c’est comme ça que vous restez assis et que vous laissez un
nègre violer une blanche dans les rues de Jefferson ?
Butch bondit à nouveau. La soie de sa chemise était plaquée à ses épaules
trapues. Sous chaque aisselle il y avait une demi-lune sombre.
  C’est justement ce que je leur disais. C’est ce que…
  Est-ce que c’est réellement arrivé ? dit un troisième. Ça ne serait pas la première
fois qu’elle aurait eu peur d’un homme, comme le disait Hawkshaw. Il y a environ un an, est-ce qu’il n’y a pas eu une histoire d’un homme qui serait grimpé sur le toit de la cuisine pour la regarder se déshabiller ?
  Quoi ? dit le client. Qu’est-ce que c’est que ça ? Le coiffeur avait
lentement tenté de le faire rasseoir ; la tête levée, il s’arrêta à demi redressé tandis que le coiffeur continuait à le pousser.
Mc Lendon se tourna vers celui qui venait de parler :
  ­Si c’est arrivé ? Eh foutre quelle importance ça a-t-il ? Allez-vous laisser
les nègres en prendre à leur aise jusqu’au jour où ça arrivera pour de bon ?
C’est justement ce que je leur disais ! hurla

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 Butch. Il égrena un long chapelet de jurons, sans rime ni raison.
  Allons, allons, dit un quatrième, pas si fort. Ne parlez pas si fort.
  Pour sûr, dit Mc Lendon, il est bien inutile de parler. J’ai dit ce que j’avais
à dire. Qui m’aime me suive.
Dressé sur ses pieds il regardait autour de lui.
Le coiffeur maintenait la figure du voyageur sous son rasoir en position : « informez-vous d’abord, mes amis. Je connais Will Mayes. Ce n’est pas lui. Il faut faire les choses en règle et aller chercher le sheriff ».
Mc Lendon pirouetta vers lui, furieux, le visage figé. Le coiffeur ne détourna pas ses regards. On eût dit deux hommes de race différente. Les autres garçons s’étaient également arrêtés au-dessus de leurs clients renversés.
  Comment, est-ce que vous prétendriez croire à la parole d’un nègre plutôt qu’à
celle d’une blanche ? Sacré sale négrophile…
Celui qui avait parlé en troisième se leva et saisit le bras de Mc Lendon. Lui
aussi avait été soldat. — Voyons, voyons, examinons un peu la question. Qui est-ce qui sait comment les choses se sont passées ?
  Examiner, pourquoi foutre ! » Mc Lendon libéra son bras. « Que tous
ceux qui sont pour moi se lèvent. Les autres… » Il regarda autour de lui, en passant sa manche sur sa figure.
Trois hommes se levèrent. Le commis voyageur se redressa sur son fauteuil. — Allez, dit-il en tirant sur la serviette autour de son cou, enlevez-moi ce
torchon. Je suis pour lui. Je n’habite pas ici, nom de Dieu, mais si
 
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nos mères et nos femmes et nos sœurs… » Il se bouchonna la figure avec la serviette et la jeta par terre. Mc Lendon debout jurait contre les autres. Un second client se leva et s’approcha de lui. Les autres restaient assis, mal à l’aise, évitant de se regarder. Puis, un à un, ils se levèrent et se joignirent à lui.
Le coiffeur ramassa la serviette par terre. Il se mit à la plier soigneusement : « Mes amis, ne faites pas ça. Will n’est pas coupable. Je le sais. »
  En avant », dit Mc Lendon. Il fit demi-tour. La crosse d’un lourd révolver
automatique sortait de sa poche de derrière. Ils s’en allèrent. La porte grillagée battit derrière eux, en résonnant dans l’air mort.
Le coiffeur se hâta de nettoyer son rasoir et de le serrer, puis il courut vers le
fond du magasin et prit son chapeau au mur. — Je reviendrai le plus tôt possible, dit-il aux autres garçons, je ne peux pas laisser… » Il sortit en courant. Les deux autres coiffeurs le suivirent jusqu’à la porte qu’ils arrêtèrent au moment où elle se refermait. Penchés, ils le regardèrent remonter la rue. L’air était lourd et mort. Il laissait sous la langue un goût métallique.
  Qu’est-ce qu’il peut y faire ? dit le premier. (Le second répétait à demi-
voix : nom de Dieu, nom de Dieu). J’aimerais autant être dans la peau de Will Mayes que dans celle de Hawk si jamais il fait mettre Mc Lendon en rogne.
  Nom de Dieu, nom de dieu ! murmurait e second.
— Alors, tu crois que le nègre lui a vraiment fait ça ? dit le premier.
 
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II

­Elle avait trente-huit ou trente-neuf ans. Elle habitait avec sa mère infirme et une tante menue, jaune et affairée, dans une petite maison en bois où, chaque matin, on la voyait apparaître sous la véranda, coiffée d’un bonnet de dentelle. Elle s’installait dans le hamac, et s’y balançait jusqu’à midi. Après déjeuner, elle s’étendait un moment jusqu’à l’heur où la chaleur commençait à tomber. Alors, dans une des trois ou quatre robes de voile qu’elle se faisait faire chaque été, elle descendait en ville passer l’après-midi dans les magasins où, avec d’autres dames, elle pouvait tripoter les marchandises et discuter les prix d’une voix sèche, directe, sans la moindre intention d’acheter.
Elle appartenait à une famille aisée, non des meilleures de Jefferson, mais assez bien classée cependant, et elle avait encore une certaine beauté courante, une manière d’être et de s’habiller vive, légèrement hagarde. Dans sa jeunesse elle avait eu un corps souple et nerveux joint à une sorte d’entrain vigoureux qui lui avait permis, pendant un temps, de trôner au sommer de la vie mondaine représentée par les fêtes d’école et de paroisse, alors qu’elle et ses contemporains étaient encore trop jeunes pour avoir l’esprit de classe.
Elle fut la dernière à s’apercevoir qu’elle perdait du terrain, que ceux parmi lesquels elle avait été une flamme un peu plus brillante, un peu plus lumineuse, commençaient à savourer le plaisir du snobisme — côté hommes — et celui des représailles — côté femmes. C’est alors que son visage prit cette expression vive et hagarde. Dans les réunions, sous les vérandas ombragées, sur les pelouses d’été, elle portait
 
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encore cet air-là comme un masque ou un drapeau, avec, dans les yeux, cet air étonné de quelqu’un qui, furieusement, refuse de voir la vérité. Un jour, dans une soirée, elle entendit un jeune homme et deux jeunes filles, ses camarades d’école, qui causaient. Elle n’accepta plus jamais d’invitation.
Elle vit les jeunes filles avec lesquelles elle avait été élevée, se marier, avoir des foyers et des enfants, mais aucun prétendant sérieux ne se présenta avant l’époque où, depuis longtemps déjà, les enfants des autres jeunes filles l’appelaient Tante Minnie, tandis que leurs mères leur disaient combien Tante Minnie avait été populaire dans sa jeunesse. C’est alors que la ville commença à la voir se promener en voiture, le dimanche après-midi, avec le caissier de la banque. Veuf, frisant la quarantaine, il avait le teint coloré et dégageait toujours une vague odeur de salon de coiffure ou de whisky. Il fut le premier à avoir une automobile dans la ville, une voiture rouge. C’est à Minnie que la ville, pour la première fois, vit un chapeau et un voile d’auto. Et la ville commença à dire : « Pauvre Minnie ». « Oh ! elle est bien d’âge à savoir se débrouiller », disaient les autres. C’est alors qu’elle demanda aux enfants de ses anciennes camarades d’école de l’appeler cousine au lieu de tante.
Il y avait maintenant douze ans qu’elle avait été reléguée dans l’adultère par l’opinion publique, et huit ans que le caissier était parti pour Memphis d’où il revenait chaque année, à Noël, passer un jour dans un club de chasse, sur la rivière, où se donnait un dîner annuel de célibataires. Derrière leurs rideaux, les visites traditionnelles du jour de Noël , on parlait de lui
 
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à Minnie, on lui disait qu’il avait l’air fort bien, qu’on avait entendu dire que ses affaires prospéraient en ville, et on surveillait avec des yeux vifs et secrets l’expression vive et hagarde de son visage. Généralement, ces jours-là, son haleine sentait le whisky. Elle se le procurait par l’entremise d’un jeune homme employé au comptoir des sodas chez le droguiste. — Bien sûr, la pauvre fille, c’est moi qui le lui achète. Elle a bien le droit de s’amuser un peu, je suppose.
Sa mère ne quittait plus la chambre ; la tante efflanquée dirigeait la maison. Sur ce fond, les robes voyantes de Minnie, ses journées vides et oisives prenaient un air de furieuse irréalité. Le soir, elle sortait ; elle allait au cinéma, mais toujours avec des  femmes maintenant, des voisines. Chaque après-midi elle mettait une de ses robes neuves et elle descendait en ville, seule. Ses jeunes « cousines » flânaient déjà, au soir tombant, avec leurs têtes délicates, soyeuses et fines, ne sachant que faire de leurs bras, conscientes de leurs hanches, enlacées ; ou bien criant et ricanant en compagnie de jeunes garçons, au comptoir des sodas, tandis qu’elle passait, et s’éloignait le long des devantures aux portes desquelles les hommes, assis à ne rien faire, ne la suivaient même plus des yeux.  

III

Le coiffeur remonta rapidement la rue où les lampes rares, encerclées d’insectes, suspendaient dans l’air sans vie leur reflet rigide et violent. Le jour était mort sous un linceul de poussière. Au-dessus du square sombre enseveli de poussière, le ciel était aussi

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clair que l’intérieur d’une cloche de cuivre. Sous la ligne de l’orient on sentait la rumeur d’une lune deux fois pleine.
Il rattrapa Mc Lenden et les trois autres au moment où ils montaient dans une auto garée dans une impasse. Mc Lendon baissa sa grosse tête pour voir par-dessous la capote. — Alors, vous avez changé d’avis, hein ? dit-il, et vous avez bougrement bien fait. Bon Dieu, quand on saura demain, en ville, la façon dont vous avez parlé ce soir…
— Allons, allons, dit l’autre soldat, Hawkshaw est un brave type. Venez Haw ; montez.
— Ce n’est pas Will Mayes qui l’a fait, mes amis, dit le coiffeur, en admettant que quelqu’un l’ait fait. Voyons, vous savez aussi bien que moi qu’il n’y a pas de ville où on ait de meilleurs nègres que chez nous. Et vous savez comment les dames se figurent souvent un tas de choses au sujet des hommes, sans aucune raison, et Miss Minnie en fin de compte…
  Mais oui, mais oui, dit le soldat. Nous voulons simplement lui dire un
mot, c’est tout.
  Lui dire un mot, j’t’en fous, dit Butch, quand nous en aurons fini avec
le…
  Oh ! assez, pour l’amour de Dieu, dit le soldat, voulez-vous que toute la
ville ?...
  Vous pouvez le leur dire, nom de Dieu, dit Mc Lendon, vous pouvez dire
à tous les
salauds qui laisseront une blanche…
  Partons, partons, voilà l’autre auto…
La seconde voiture sortait en grinçant d’un nuage de poussière à l’entrée de
l’impasse. Mc Lendon démarra et prit la tête. La poussière pesait sur la

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rue comme du brouillard. Les réverbères pendaient, auréolés, comme noyés d’eau. Ils sortirent de la ville.
Un sentier plein d’ornières tournait à angles droits. La poussière flottait au-dessus comme sur toute la campagne. La masse sombre de la glacière où le nègre Mayes était gardien de nuit se détacha sur le ciel. — Si on s’arrêtait ici, vous ne croyez pas ? dit le soldat. Mc Lendon ne répondit pas. Il poussa sa voiture et s’arrêta brusquement, les phares en plein sur le mur blanc.
  Mes amis, écoutez, dit le coiffeur, s’il est ici, est-ce que ce n’est pas la
preuve qu’il ne l’a pas fait ? Voyons, ce n’est pas vrai ? Si c’était lui il se serait enfui.
Vous ne voyez pas ça ?
La seconde auto arriva et stoppa. Mc Lendon descendit et Butch sauta à terre
à côté de lui. — Écoutez, mes amis, dit le coiffeur.
  Éteignez les phares, dit Mc Lendon.
L’étouffante obscurité s’engouffra. Pas d’autre bruit que celui de leurs
poumons cherchant de l’air dans la poussière sèche où ils vivaient depuis deux mois ; puis ce fut le crissement décroissant des pieds de Mc Lendon et de Butch, et un instant après la voix de Mc Lendon.
  Will !... Will !...
À l’Est, la blême hémorragie de la lune augmentait. Elle pesait sur la crête
des collines, argentant l’air et la poussière, si bien qu’ils avaient l’air de respirer, de vivre dans une vasque de plomb fondu.
Nul bruit, ni d’insecte, ni d’oiseau nocturne ; rien que le souffle de leur respiration et un léger cliquetis de métal contracté, dans les autos. Où leurs corps se touchaient ils semblaient suer à sec, car ils n’étaient

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même plus en moiteur. — Nom de Dieu, dit une voix, partons d’ici.
Mais ils ne bougèrent que lorsque des bruits vagues commencèrent à sortir de l’obscurité en face d’eux. Alors ils descendirent et, angoissés, attendirent dans l’obscurité étouffante. Un nouveau son se fit entendre : un coup, un souffle sibilant, et Mc Lendon qui jurait à mi-voix. Ils restèrent encore un moment immobiles puis ils s’avancèrent en courant. Ils couraient en groupe, trébuchant comme s’ils fuyaient quelque chose.
  Tuez-le, tuez-le, le salaud, murmura une voix. Mc Lendon les fit reculer.
  Pas ici, dit-il. Mettez-le dans l’auto.
  Tuez-le, tuez-le, ce sale nègre, murmura la voix. Ils tirèrent le nègre
jusqu’à l’auto. Le coiffeur était resté près de la voiture. Il sentait la sueur couler sur lui et il savait qu’il allait avoir mal au cœur.
  Qu’es-ce qu’il y a, capitaine ? dit le nègre, j’ai rien fait. Pour l’amour de
Dieu, Mr.John.
Quelqu’un sortit des menottes. Calmes, attentifs, se gênant les uns les autres,
ils s’affairaient autour du nègre comme s’il eût été un poteau. Il se laissa mettre
les menottes. Il ne cessait de regarder rapidement chacun des visages indistincts. — Qui est là, capitaine ? dit-il, se penchant pour scruter leurs visages, au point qu’ils sentirent son haleine mêlée à des relents de sueur. Il prononça un ou deux noms. — Qu’est-ce que vous dites donc tous que j’ai fait, Mr. John ?
D’une secousse Mc Lendon ouvrit la portière de l’auto.
  Monte ! dit-il.
Le nègre ne bougea pas. « Qu’est-ce que vous allez

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me faire, Mr. John ? J’ai rien fait. Hommes blancs, capitaines, j’ai rien fait : je le jure devant Dieu ». Il appela un autre nom.
  Monte ! dit Mc Lendon. Il frappa le nègre. Les autres, la respiration sèche
et sifflante, le frappèrent au hasard ; il pirouetta, les insulta, brandit ses mains
enchaînées devant leurs visages, déchira la bouche du coiffeur, et le coiffeur le frappa à son tour. — Faites-le monter, dit Mc Lendon. Ils le poussèrent. Il cessa de résister, monta et s’assit tranquillement tandis que les autres reprenaient leurs places. Il était assis entre le coiffeur et le soldat, rentrant ses membres pour ne pas les toucher, jetant sur chaque visage des coups d’œil rapides et continus. Butch s’accrocha au marchepied. L’auto se mit en marche. Le coiffeur se tamponnait la bouche avec son mouchoir.
  Qu’est-ce qu’il y a, Hawk ? dit le soldat.
  Rien, dit le coiffeur. Ils regardèrent la grand’route et tournèrent le dos à la
ville. La seconde voiture sortit de la poussière. Ils avancèrent, augmentant de  vitesse ;  la dernière rangée de maisons disparut.
  Nom de Dieu, ce qu’il pue ! dit le soldat.
  On va y remédier, dit le commis voyageur, assis à côté de Mc Lendon.
Sur le marchepied Butch jura dans le courant d’air chaud. Le coiffeur se pencha
soudain et toucha le bras de Mc Lendon.
  Laissez-moi descendre, John, dit-il.
  Vous n’avez qu’à sauter, négrophile, dit Mc Lendon sans tourner la tête. Il
menait vite. Derrière, les lumières sans source de l’autre voiture luisaient dans
la poussière. Bientôt Mc Lendon tourna dans un chemin étroit. Hors d’usage, il était creusé

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d’ornières. Il conduisait à des fours à brique abandonnés, série de monticules rougeâtres et de puits sans fond emplis de ronces et de lianes. Pendant un temps, ce lieu avait servi de pâturage jusqu’au jour où le propriétaire perdit une de ses mules. Bien qu’il eût soigneusement sondé les puits avec un long bâton, il n’avait jamais pu même en toucher le fond.
  John ! dit le coiffeur.
  Vous n’avez qu’à sauter, dit Mc Lendon en poussant sa voiture dans les
ornières. À côté du coiffeur le nègre parla :
  Mr. Henry.
  Le coiffeur s’assit plus en avant. L’étroit tunnel de la route fila et disparut.
Leur mouvement ressemblait à la bouffée d’air qui sort d’une chaudière éteinte : plus fraîche, mais complètement morte.
  Mr. Henry, dit le nègre.
Le coiffeur se mit à secouer furieusement la portière.
  Attention ! » dit le soldat, mais le coiffeur, d’un coup de pied, avait déjà
ouvert la portière et s’était élancé sur le marchepied. Le soldat se pencha par-
dessus le nègre, les mains tendues vers Hawk, mais il avait déjà sauté. L’auto continua sans ralentir.

La vitesse précipita Hawk à travers les ronces poussiéreuses jusque dans le
fossé. Un nuage de poussière s’éleva autour de lui, et il resta étendu, haletant,
secoué de nausées, parmi les craquements ténus et vicieux de tiges sans sève, jusqu’à ce que la seconde voiture fut passée et hors de vue. Alors, il se leva et s’éloigna, traînant la jambe. Arrivé sur la grand’route, il prit la direction de la ville en brossant de ses mains son vêtement. La lune avait monté, elle

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glissait très haut, sortie enfin du nuage de poussière sous lequel, au bout d’un moment, la lueur de la ville apparut. Il allait toujours, clopin-clopant. Tout à coup il entendit les autos. La lumière des phares grandissait derrière lui. Il quitta la route et s’accroupit dans le fourré jusqu’à ce qu’elles fussent passées. La voiture de Mc Lendon roulait maintenant la dernière. Elle était occupée par quatre personnes et Butch n’était plus sur le marchepied.
Ils disparurent ; la poussière les avala ; la lueur et le bruit s’éteignirent. La
poussière qu’ils avaient soulevée flotta encore quelque temps, mais la poussière éternelle eut tôt fait de l’absorber. Le coiffeur se hissa de nouveau sur la route, et reprit en boîtant le chemin de la ville.

IV

Ce samedi-là, comme elle s’habillait pour dîner, elle eut l’impression que
toute sa chair brûlait de fièvre. Ses mains tremblaient parmi les crochets et les œillets, ses yeux avaient un éclat fiévreux et, sous le peigne, ses cheveux s’enroulaient secs, crépitants. Elle n’avait pas fini de s’habiller quand ses amies vinrent la chercher. Elles s’assirent pendant qu’elle enfilait ses dessous les plus légers, ses bas et sa robe de voile neuve.— Vous sentez-vous assez bien pour sortir ? » dirent-elles, les yeux brillants d’une lumière sombre. « Quand vous serez revenue de votre émotion, il faudra nous raconter ce qui est arrivé, ce qu’il a dit, ce qu’il a fait, enfin tout. »
Dans l’obscurité feuillue, tandis qu’elles descendaient vers le square, elle se mit à respirer longuement

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comme un plongeur qui s’apprête à plonger, jusqu’à ce qu’elle eût cessé de trembler. Toutes les quatre marchaient lentement à cause de la chaleur torride et aussi par sollicitude pour elle. Mais en approchant du square elle recommença à trembler. Elle marchait, la tête haute, les mains crispées aux côtés, enveloppée de leurs voix chuchotantes sous l’éclat de leurs yeux qui également brillaient de fièvre.
Elles arrivèrent sur la place. Elle était au centre du groupe, frêle dans sa robe neuve. Elle tremblait davantage. Elle marchait de plus en plus lentement, comme les enfants qui mangent une glace. La tête haute, les yeux brillants dans l’expression hagarde de son visage, elle passa devant l’hôtel où les voyageurs de commerce en bras de chemise, assis sur le trottoir, se retournèrent pour la regarder « Tenez, la voilà, vous voyez ? Celle qui est en rose, au milieu. — Oh ! c’est elle ? Qu’est-ce qu’on a fait du nègre ? Est-ce qu’on l’a… — Bien sûr, il a tout ce qu’il lui faut. — Tout ce qu’il lui faut, hein ? — Parfaitement, il est parti pour un petit voyage. » Puis ce fut la boutique du droguiste où même les jeunes gens qui flânaient  sur la porte soulevèrent leur chapeau et suivirent des yeux, quand elle passa, le mouvement de ses hanches et de ses jambes.
Elles continuèrent devant les chapeaux soulevés des messieurs, les voix qui s’interrompaient brusquement, déférentes, protectrices. — Vous voyez, lui dirent ses amies. (Leurs voix résonnaient comme de longs soupirs attardés où sifflait le triomphe). Il n’y a pas un nègre sur la place. Pas un seul. »
Elles arrivèrent au cinéma. On aurait dit un pays enchanté en miniature avec son hall tout illuminé, ses

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­­­­­­­­­­lithographies en couleur où la vie était saisie dans ses mutations terribles et superbes. Elle sentit un picotement à ses lèvres. Dans l’obscurité, quand le film aurait commencé elle se sentirait mieux. Elle pourrait réfréner son rire afin de ne pas le gaspiller si vite et si tôt. Aussi se hâta-t-elle, devant les têtes qui se tournaient, sous les murmures d’étonnement discrets ; et elles occupèrent leurs places habituelles d’où elle pouvait voir l’allée dans la lueur argentée, et les jeunes gens et les jeunes filles qui s’y détachaient, entrant deux par deux.
Les lumières ‘éteignirent. L’écran s’embua d’argent et, bientôt, la vie commença à se dérouler, superbe, passionnée et triste. Cependant jeunes gens et jeunes filles arrivaient encore, parfumés et chuchotants dans la demi-obscurité ; leurs dos accouplés se détachaient en silhouettes luisantes et fines ; leurs corps nerveux, élancés, pleins de gaucherie, débordaient de jeunesse divine. Plus loin, devant eux, le rêve d’argent s’accumulait, inévitable, infini. Elle commença à rire. En essayant de s’arrêter elle ne parvint qu’à faire plus de bruit. Des têtes commencèrent à se retourner. Elle riait toujours quand ses amies la firent lever et l’entraînèrent ; et elle resta plantée sur le trottoir, secouée d’un rire aigu, continu, jusqu’à l’arrivée du taxi où elles l’aidèrent à monter.
Elles enlevèrent le voile rose, les dessous légers et les bas, et elles la mirent au lit. Elles cassèrent de la glace pour lui mettre sur les tempes et elles envoyèrent chercher le docteur. On eut de la peine à le trouver, aussi, prirent-elles soin d’elle avec des exclamations étouffées, renouvelant la glace, l’éventant. Tant que la glace était fraîche et froide elle ne riait pas. Couchée,    

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­­­­­­­­­­tranquille pour un temps, elle se contentait de pousser quelques plaintes. Mais bientôt le rire reprenait et sa voix s’élevait, stridente. — Chhhhh ! Chhhhh ! disaient-elles en changeant la glace, caressant sa chevelure, y cherchant des cheveux gris :Pauvre fille ! Puis l’une à l’autre : — Croyez-vous qu’il se soit vraiment passé quelque chose ? et leurs yeux brillaient d’une lueur sombre, secrets, et passionnés. — Chhhhh ! Pauvre fille ! Pauvre Minnie !

V

Il était minuit quand Mc Lendon arrêt son auto devant sa jolie maison neuve. Elle était fraîche et coquette comme une cage à oiseaux et presque aussi petite, toute propre sous sa couleur verte et blanche. Il ferma sa voiture, monta sur la véranda et entra. Sa femme se leva de la chaise où elle lisait, sous la lampe. Mc Lendon s’arrêta au milieu de la pièce et la regarda si fixement qu’elle baissa les yeux.
  Regarde-moi l’heure qu’il est, dit-il, en levant le bras pour montrer la
pendule. Elle était debout devant lui, tête basse, un magazine entre les mains. Elle avait la figure pâle, tirée, fatiguée. — Combien de fois t’ai-je dit de ne pas rester comme ça à guetter l’heure à laquelle je rentre ?
  John, dit-elle. Elle posa son magazine. Debout, il la fixait de ses yeux
brûlants, la face ruisselante de sueur.
  Ne te l’ai-je pas dit ? Il s’approcha d’elle. Alors, elle releva les yeux. Il la
prit par l’épaule. Passive, elle le regardait :

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  Je t’en prie, John. Je ne pouvais pas dormir… La chaleur… quelque
chose… Je t’en prie, John. Tu me fais mal.
  Ne te l’ai-je pas dit ? Il la lâcha et, la frappant à demi, la jeta sur la chaise.
Affalée, elle le regarda tranquillement quitter la pièce.
Il traversa la maison en arrachant la chemise, et arrivé sur la véranda obscure
tendue de toiles métalliques, il s’arrêta et s’épongea la tête et les épaules avec sa chemise qu’il jeta au loin. Il tira le révolver de sa poche et le posa sur la table près du lit ; puis il s’assit sur le lit, enleva ses souliers et, s’étant mis debout, il laissa glisser son pantalon. Il était de nouveau en sueur. Il se pencha, chercha furieusement sa chemise. Il finit par la trouver et,  s’étant épongé le corps, il resta debout, haletant, le corps pressé contre le grillage poussiéreux. Pas un mouvement, pas un bruit, pas même un insecte. On eût dit que le monde obscur gisait, abattu, entre la pâleur froide de la lune et l’insomnie des étoiles.
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