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mercredi, février 27, 2019

633_ LA NOUVELLE PRIÉRE DU VENDREDI. par Ghania MOUFFOK



Voici un texte, émouvant et puissant, de notre chère GHANIA MOUFFOK, un des plus beaux textes que j’ai eu à lire sur la situation faite aux Algériens par une bande d’imposteurs.

Au-delà de Bouteflika c’est l’infamie imposée par la Djemaa depuis  1962.
Mais Les Invisibles se sont réveillés le 22 février 2019 pour dire à cette : Djemaa « 57 ans baraket »

A. Hanifi, 27 février 2019

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Voici le texte de GHANIA MOUFFOK :

La nouvelle prière du vendredi

En Algérie, les centaines de milliers de personnes qui manifestent à travers tout le pays ont majoritairement entre 20 et 30 ans, l’âge de la majorité et d’internet. Et ce n’est pas « le mur de la peur » qu’ils ont décidé de briser mais le Pacte du silence. Et si ce n’est pas (encore ?) une révolution, c’est une libération.

Un jour, Cherif Belkacem, membre du Conseil de la révolution sous Boumediene, homme puissant parmi les puissants à cette époque m’a dit : « Bouteflika est un destructeur, et tu ne peux même pas imaginer à quel point... » En mon for intérieur, j’avais pensé qu’il disait cela par dépit, ce n’était pas un secret, les deux hommes se détestaient cordialement et s’étaient disputés, dans une rivalité fratricide, la première place auprès du président Houari Boumediène, qui choisit, en 1974, Bouteflika contre celui que l’on continuait à appeler de son nom de guerre Si Djamel.
L’un et l’autre avaient participé au plus près à la création du système de pouvoir en Algérie, depuis les bases d’Oujda au coup d’Etat de 1965 contre le premier président de l’Algérie indépendante A. Ben Bella, système dont le chef incontesté était alors le colonel H. Boumediène. 

Un système de l’ombre, de coups fourrés, de coups d’Etat, de coups de force, qui fonctionne en dehors de toute légalité autour de ce que Cherif Belkacem appelait : « El Djemaa » que l’on pourrait traduire par L’Assemblée, le Cercle des sans visage. En le regardant vivre et mourir, je compris une chose : dans cette Djemaa les individus ne comptent pas. Et qu’importe votre passé, votre force d’hier, si vous en êtes exclu, d’une manière ou d’une autre, vous n’êtes plus rien et le cercle se referme en vous condamnant en plus au silence, pendant qu’au plus profond, vous espérez qu’un jour El Djemaa vous rappellera. Jamais trop loin de son téléphone, Cherif Belkacem a attendu plus de trente ans, en vain, et bien que brillant, je crois que jamais depuis son éviction il n’a eu d’autre emploi que celui d’attendre. L’ivresse du pouvoir est une drogue dure en Algérie.

« La casa d’El Mouradia »
Aujourd’hui A. Bouteflika est devenu à son tour otage du Cercle qu’il a contribué à forger. Sans voix pour se défendre, sans jambes pour se sauver, il est devenu le rideau derrière lequel se cache El Djemaa qui feint de l’honorer comme le messager d’un dieu païen alors qu’elle le déshonore.

C’est le prix à payer pour que le Système impitoyable dure. Durer est aujourd’hui la seule ambition de cette tyrannie d’hommes invisibles. Gagner du temps parce que le temps c’est de l’argent et parce que devant n’importe quel tribunal, ils seraient condamnés pour infamie... C’est sans doute ce qu’il faut comprendre de ce qu’ils appellent « la mission » de Bouteflika en tentant de l’imposer à la nation pour un « cinquième mandat ». Le message est clair : en Algérie il n’y a plus d’État au sens d’intérêt général, de service public, d’arbitrage. L’État est moribond à l’image de A. Bouteflika.

Cette Djemaa a une histoire, née dans la guerre de libération nationale, la raconter reviendrait à raconter l’histoire secrète du pouvoir en Algérie. 

Mais on peut dire que si la structure est la même, sa composante humaine, son insertion dans le monde, son rapport à la société algérienne, son rapport à l’argent public, son rapport à la violence d’état, ses intérêts ont changé en même temps que changeait le monde et donc l’Algérie. Entre une djemaa qui prétendait inventer le socialisme d’état et une djemaa qui s’inscrit dans le marché mondial où tout est marchandise, les objectifs, les alliances nationales et internationales, la corruption, le rapport à la société, au salariat, aux démunis, aux damnés, à l’argent public et privé ne sont plus les mêmes. Seuls demeurent à l’identique les instruments de pouvoir : la force armée, l’argent du pétrole, la propagande et le mensonge, la justice. Trop d’argent, trop d’armes, trop de sang sur les mains, trop de viols de la légalité même formelle ces 20 dernières années, depuis l’annulation des élections en 1992 jusqu’au cadenassage des portes de l’Assemblée Nationale, image incroyable au cœur du pouvoir formel, pour chasser un président de l’Assemblée Nationale et Populaire et le remplacer par un autre qui sera invité, comme si de rien n’était, aux cérémonies célébrant le 1er novembre 54 aux côtés de toutes les institutions de l’État, militaires et civiles – ont transformé la Djemaa originelle en une coalition au service d’intérêts privés et particuliers qui utilise l’ensemble de l’appareil d’état contre l’intérêt général. Administration, justice, banque, entreprises publiques, instances financières, marchés publics, médias publics et surtout privés (financés sur l’argent public déguisé en argent privé) et enfin l’appareil roi, l’appareil militaro-policier, son bras armé sans lequel un tel régime serait inimaginable.

Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les CV de ces ministres, hommes politiques, chargés aujourd’hui de faire la campagne officielle de l’élu du Système. De Abdelmalek Sellal, directeur de campagne, à Sidi Saïd, patron cynique de l’UGTA, en passant par Amar Ghoul, leader d’un petit parti et ancien ministre, Ahmed Ouyahia, chef du gouvernement actuel et leader de la coalition « des partis présidentiels » (sic) ou Amara Benyounes, chargé officiel de la communication, tous cités d’une manière ou d’une autre à l’occasion de ces scandales qui défrayent la chronique de ce mélange entre intérêts publics et intérêts privés.

« Fils du peuple, Ouled Chaab ».

La majorité silencieuse en Algérie, à ne pas confondre avec passive, sait tout cela, elle en a la science. Une science qui s’apprend, qui se construit dans ce quotidien qui nous dénie matin et soir, jour et nuit, la construction d’une citoyenneté dans une violence physique et symbolique inépuisable et épuisante. En Algérie, tout se sait mais rien ne se dit. Aujourd’hui, les Algériennes et les Algériens qui manifestent par dizaines de milliers à travers tout le pays ont décidé, non pas de « briser les murs de la peur », mais de rompre le Pacte du silence. Pacte du silence, cette espèce de corruption passive où l’art de survivre en Algérie est devenu un art de naviguer et de se taire à condition de prélever sa part de la rente pétrolière, du colossal à l’infime. Et c’est là que ces manifestations sont inédites et historiques, incomparables avec toutes les autres, et si ce n’est pas la révolution, il s’agit bien d’une libération collective et massive de ce fardeau invisible.

De ma vie – et pourtant j’en ai couru des manifestations, en tant que journaliste ou que citoyenne – jamais je n’ai été envahie par un tel sentiment de légèreté, en ce vendredi 22, après la prière, à l’heure de la manifestation. J’étais partie pour voir et j’ai vu, et avant ma tête c’est le poids de mon corps qui m’a dit que ma place n’était pas d’être une observatrice, plantée là sur le trottoir, mais de faire confiance à ces gens qui marchent, de rejoindre cette danse incroyable, cette danse que j’attendais, que nous étions des dizaines de milliers à attendre, mon corps m’a dit, avant ma tête, de rejoindre ces milliers de corps qui avançaient dans une indescriptible conscience/confiance de soi, une concentration voulue et organisée, pour me libérer avec eux du Pacte du silence. Et je me suis glissée dans la vague qui m’a accueillie parce qu’elle n’appartenait à personne et c’est comme si je m’étais retrouvée à marcher avec des milliers de lianes qui à chaque pas se libéraient d’un énorme poids secret porté toute ces longues années dans la honte du silence. Il n’y avait quasiment pas de banderole écrite, juste des milliers de voix qui chantaient ensemble : « Ya Bouteflika/ makache el khamissa », un « non » sans appel.
En se rendant visibles, ceux qui se présentent comme « les enfants du peuple », expression que j’ai entendue dans la manifestation du 22 février, déclamée comme une carte de visite devant l’Assemblée Nationale, « Ouled chaab » se dressent aujourd’hui contre la dictature de la Djemaa invisible. J’ai le sentiment de marcher avec un peuple devenu souverain et c’est royal. C’est une manifestation politique qui interdit de dire à ses tyrans qu’il est content. C’est une addition d’individus, de voix, qui traverse toutes les couches sociales, tous les courants politiques, sans hégémonie et qui invente une nouvelle langue politique depuis la même mémoire sociale, politique, les mêmes deuils. Arrivée devant l’Assemblée populaire, une pensée pour ceux qui ont croisé la mort parce qu’ils voulaient fuir ce pays confisqué et pour eux devenu irrespirable : « Allah yarham El Haragua », une pensée pour les brûleurs des frontières. Plus loin, une mère porte la photo de son fils enlevé et depuis disparu. Des deuils sans tombe, sans patrie.

« Pacifique, pacifique ».

En s’arrogeant le droit de présenter une marionnette sanglée sur une chaise roulante pour nous représenter d’abord à nos yeux qui tous les matins se regardent dans la glace, ensuite aux yeux du monde, la Djemaa des invisibles s’est donnée un droit tabou : celui d’offenser un peuple et sa patrie. Une insulte à son passé, son présent et son avenir. Aucun peuple au monde ne peut accepter qu’on élise à sa place un président qui ne parle pas. Il y a quelque chose ici qui relève de l’honneur.
Mais, en brisant ce tabou, les invisibles en ont cassé un autre : ils se sont rendus visibles parce qu’il n’y a pas de marionnette sans ficelle. Grave erreur. En nous offrant un cadre troué en guise de président c’est comme si la tyrannie de l’invisible s’était dévoilée, démystifiée.
En se dévoilant, ils nous ont en même temps dévoilé, ne nous laissant d’autre choix que de rompre le pacte du mensonge : « On vous voit à travers ce trou tirant les ficelles. On ne voit même plus que vous avec votre insultante arrogance, votre inquiétante vulgarité, vos incompétences criardes, votre argent qui a l’odeur du sang des autres, vos affaires scandales à répétition, votre grossière propagande, votre irresponsabilité, vos lâchetés et vos menaces ».
Les manifestations sont à la mesure de l’offense. Elles inaugurent la fin d’un Pacte avec le Système, un face à face inédit, sans rideau d’avec la réalité du pouvoir, face au Système, « rejeté globalement et dans le détail. » Elles revendiquent un nouveau contrat politique entre gouvernés et gouvernants. Un contrat qui reste à écrire et à signer. Le chemin sera dur et long. Alors avec cette nouvelle génération de manifestants qui pourraient être mes enfants et qui m’apprennent une nouvelle langue politique, avec eux je murmure : « selmiya, selmiya, pacifique, pacifique », et j’ajoute : « Djeich chaab/ khawa, Khawa », comme on psalmodie la nouvelle prière du vendredi.

Ghania Mouffok
27 février 2019

samedi, février 23, 2019

632_ Révolution de velours





Les Algériennes et les Algériens aspirent à une Algérie authentiquement démocratique, libre et heureuse. Ils l’ont maintes fois prouvé. Cette Algérie libre et heureuse, authentiquement démocratique, ne peut se concevoir sans la liberté de parole. La libre parole, ce droit premier de l’Homme, doit être accessible dans la rue et dans tous les médias, publics et privés, sans entraves. Une libre parole respectueuse de toutes les autres paroles, exprimée dans la langue de son choix, sans complexe aucun, sans stigmatisation.

Il y a en Algérie des dizaines de chaînes de télévision, de radios, de journaux, publics et privés, mais la parole n’y est pas réellement libre. La censure et l’autocensure sont permanentes.

Les Algériens et les Algériennes, qui ont payé le prix fort, ont soif d’une « Révolution de velours », sans donc aucune violence ni casse, sans qu’aucune goutte de sang soit versée. Une Révolution pacifique, celle qu’appréhendent par-dessus tout les tenants du « Système » actuel, prêts à toutes les intrigues et violences. N’oublions jamais Octobre 1988, ni janvier 1992 et les années qui suivirent, n’oublions jamais non plus les manipulations de la religion à des fins politiques de certains partis et organisations islamistes dont les paroles ont semé la mort par milliers.



Cette Révolution douce algérienne a peut-être commencé hier, vendredi 22 février 2019. À travers de nombreuses villes du pays de Tlemcen à Annaba, de Bejaïa à Ouargla en passant par Alger, Oran, Sidi-Bel-Abbès… des milliers d’Algériens et d’Algériennes, jeunes et moins jeunes, ont manifesté contre le Système (« Non au 5° mandat » brigué par un des hommes du Système)  dans le calme et sans heurts, offrant parfois des fleurs aux policiers bienveillants.



D’autres vendredis arrivent. Faisons (chacun selon ses possibilités) qu’ils soient noirs de monde et prometteurs de tous les espoirs,jusqu'à la victoire, pour une Algérie authentiquement démocratique, libre et heureuse.


Ahmed Hanifi, auteur


Samedi 23 février 2019

mercredi, février 13, 2019

631_ Des Genêts au nord au mont Tahat dans le Désert _4





vendredi, février 08, 2019

630_ Des Genêts au nord au mont Tahat dans le Désert _3





dimanche, février 03, 2019

629_ Des Genêts au nord au mont Tahat dans le Désert _2





Je ne pense pas avoir rêvé les fréquents arrêts du train. Je n’étais pas non plus tout à fait éveillé. J’ai bien entendu des grincements perçants de freins, des gens qui parlaient, mais les ai-je réellement entendus ou bien était-ce des élucubrations cérébrales ? Dans cet entre-deux, mon obsession était que je me réveille et que je ne puisse ensuite de nouveau m’endormir.
Le matin, un contrôleur est passé en toquant sur chacune des portes comme un forcené, ou bien un sergent-chef qui n’a pas dormi de la nuit, réveillant à l’aube ses ouailles « Béchar, aya Bechar, Bechar ! »
Nous sommes arrivés à 8h37 sous un beau soleil timide, mais frais et accueillant  et avec près de deux heures et demi de retard. Et c’est aussi bien, car où serais-je allé et qu’aurais-je fait à six heures du matin un jour saint ? Là il me suffit de lever le bras et hop un taxi garé dans l’enceinte de la gare s’approche. « La gare routière saha ». 50 DA. 

La « SOGRAL » est une agence récente aux formes élégantes tout en arrondi ou cubiques. Ses couleurs sont le bleu et le blanc, fenêtres vitrées sur plusieurs étages. Des voutes au style maghribi se présentent à l’entrée qui donne sur le parc des taxis.
-       Y-a-t-il un départ pour Adrar ?
-       Ah, il vient de partir.
-       Le prochain ?
-       Après El-Asr,
-       Quelle heure ?
-       Vers trois heures…  Estenna
Le guichetier me demande de patienter, il téléphone. Il raccroche et me demande 1150 DA. 
-       Il y a un départ ?
En fait le car qu’il m’a dit être parti, est sur le point de partir, pas parti. « Suit l’homme là » fait le guichetier en me remettant le billet. C’est le receveur venu me chercher à la suite de l’appel du guichetier. Il me fait monter dans le car après avoir déchiré mon ticket. Une manière comme une autre pour le valider. Il est ainsi donc « vérifié ». Raqm, Essaâ, el yaoum,  el ittijah, el mablagh. Cela donne, traduit en français : N°, L’heure, le jour, la destination, le prix ou encore 016307, 9h, le 11 janvier, Adrar, 1150.
Je m’enfonce à l’arrière. Un beau car Higer bleu de 45 places. Plutôt propre. Sur son flanc quatre éoliennes blanches, ou quelques fleurs ou autre chose qui leur ressembleraient sont dessinées. Nous sommes cinq passagers plus les eux employés. On est bien assis et les sièges sont réglables. C’est un plus pour les longues distances et entre Béchar et Adrar il y a 600 km. 

À la sortie de la ville bien après Bidandou (Bidon2 ou Béchar Jdid) et la SNTR, bien après le contrôle de gendarmerie, après l’immense marché de fruits et légumes, de brocantes, de pièces détachées, de brics, de brocs et plus encore, étalés sur cinq hectares, on délaisse à gauche la direction de Taghit et d’Igli, et on continue  sur la N6. Le conducteur est respectueux du code de la route et même plus que cela, les panneaux indiquent « 90 » et lui roule à dix ou vingt kilomètres en dessous, alors qu’il n’y a plus de contrôles militaires, sur de longues distances et que la voie est double et large. L’alpha règne alentour. Cette fois la vitesse est autorisée jusqu’à « 80 ». On longe un immense espace cultivé, protégé par une clôture. La terre est humide, elle longe un oued asséché. 




Abadla
Voilà Abadla, notre premier arrêt. 


image Google

À une dizaine de kilomètres de cette ville nous apercevons le village octogonal, Mechraa Houari Boumediene, de Ricardo Bofill au cœur duquel trône la mosquée du village initialement agricole et modèle.    Devant La  Salle du Fellah, deux hommes discutent devant une baraque fermée qui abrite certainement cigarettes et bonbons.    Est fermé également, le centre culturel Remili derrière la fontaine d’eau sans eau et le beau trottoir rouge et blanc. Hélas, nous ne nous y arrêtons pas. Cela m’aurait intéressé d’avoir quelques échanges avec des habitants, les plus anciens si possible, de prendre des photos, d’écouter leurs points de vue sur le village, l’agriculture et l’évolution de leur environnement depuis 1978, depuis Thawra ziraïyya, ou le flop de la « Révolution agraire » toute bureaucratique et verticale avec pour les étudiants la fleur entre les dents… (j’ai habité deux années dans les parages… deux ou trois années après sa construction, c’était l’euphorie organisée.) La conduite du chauffeur est jusque-là très agréable. Nous arrivons à un croisement, une plaque indique sur notre droite « Béni Abbès 15 km ». Le conducteur s’arrête au niveau de la station d’essence, juste pour laisser monter un client, chèche blanc et kachabia ocre. 12h50, le soleil tape dur à travers la vitre. Je ne sais si c’est la route ou lui qui a viré, mais il est haut sur notre droite, aveuglant. Apparaissent au large, à gauche comme à droite, d’importantes dunes au manteau doré. Quelques kilomètres plus loin, une plaque indique « Tamtert 66 km » sur notre gauche.

Et voilà El Ouata, un beau village… que je connais. Il y a quelques années je m’y étais arrêté. Il m’avait inspiré un texte que j’avais intitulé Un thé à El-Ouata. En voici les premières lignes : « Le thé rouge que je déguste sous la tonnelle qu’ombragent de respectables bougainvilliers fleuris à faire rougir de lointains congénères mieux lotis, a le goût suave de l’immuabilité.  Pour beaucoup ici la mesure du temps est une abstraction, une fantaisie étrangère dont on se moque éperdument comme on raille les instruments – la montre ou le sablier – chargés de cette énigmatique et impossible opération.  Les éléments  et les vicissitudes de la vie des hommes sont plus importants, parfois plus inquiétants, que l’horloge et le faux temps qu’elle dissèque. L’une et l’autre sont mis à distance par les hommes qui les observent avec le juste intérêt qu’ils leur doivent. Aucun sablier ne sied au temps éternel. » (in : La petite mosquée des Inuits et autres confettis, 11. 2014, aujourd’hui épuisé). Et comme il y a quelques années, au même endroit, je déguste un thé rouge. Le chef refuse mon argent, comme il refuse d’encaisser le couscous demandé par le conducteur et son adjoint. Je le remercie. Eux, le conducteur et son compère, contrairement à moi savaient – ils ont l’habitude – qu’ils mangeraient gratis. « El joumouâ » s’est contenté de dire le chef gargotier.   
 
Nous sommes vendredi et c’est l’heure de la prière, les commerces doivent cesser. Mon verre de thé ne coûte pas cher, quant aux couscous du chauffeur et de son adjoint, le gargotier ne peut se permettre de les leur refuser au risque de ne plus revoir ces hommes et leurs éventuels voyageurs les jours à venir. Le moteur du car n’a pas arrêté de ronronner durant toute la halte. Un peu moins d’une heure plus tard nous reprenons la route. À 100, 110 km/h, le conducteur semble vouloir récupérer le temps perdu, maintenant qu’ils ont mangé, à l’œil. Je comprends alors pourquoi depuis le départ de Béchar nous avions roulé à moins de 80 km/h. Arriver à l’heure du repas ou plutôt à l’heure de la prière pour se goinfrer gratos. Peut-être bien. 
 La route n’est pas vierge de circulation, mais il y a peu de véhicules légers. De temps à autre un groupe de camions et semi-remorques reprennent des forces, respirent, le moteur à l’arrêt. Autour, des hommes s’affairent, équipés de matériels divers, astreints à travailler un jour de week-end (vendredi et samedi). Des employés chargés de la mise en état du courant électrique, de la pose de nouveaux poteaux, immenses allongés à terre, s’affairent. Une plaque prévient « Attention chameaux ».
Le Petit prince dirait « dessine moi un dromadaire ». Une autre informe « Kerzaz 20 ». Sur notre gauche les dunes, parsemées de touffes d’herbes, caressent le flanc de la route. La parole circule peu dans le car, pas même entre les deux employés de la compagnie. 
On vient de passer Zaouia el kebira, nous arrivons à Kerzaz à 14h25. Plus dur tape le soleil. Ici comme d’autres villes et villages du sud, les nouvelles constructions font la part belle au ciment et au fer à béton, torsadé ou non. Aucune originalité. La facilité la plus élémentaire règne partout. Aucune once d’art.
Le conducteur ralentit à cause d’un troupeau de dromadaires déambulant sur la route même.
 
Il fait un arrêt de deux minutes à 20 km de Ouled Khodeïr qui se trouve sur notre gauche, c’est ce qu’indique un panneau de signalisation, un village niché sous une immense dune qui un jour, peut-être, l’ensevelira avec ou sans ses habitants réfractaires, sans état d’âme. Au croisement à venir l’autocar prendra à droite. À gauche est la route qui mène à Timimoun. À l’arrêt, un homme monte, embrasse le conducteur. Il ne l’a manifestement pas vu depuis longtemps. Un autre descend de l’autocar son téléphone collé à l’oreille. Il ne dit mot, ni à son correspondant, ni aux passagers. Une voiture l’attend de l’autre côté. À un mètre d’elle, sur le sable, son conducteur lève les bras près des oreilles puis se prosterne. Les monts sur notre gauche, plus nombreux que les dunes, sont sombres, révélant ainsi la présence de métaux en leur cœur. Les deux hommes s’enlacent. Et nous, nous continuons. Nous traversons un long oued sec. Entièrement. 
C’est Oued Ghriss. Depuis longtemps les dunes ont – quasiment – cédé la place à d’interminables étendues de terre noire et des monts de même couleur comme signalés plus haut. La présence humaine n’est décelable qu’à travers la route et les véhicules. Tout autour c’est le royaume de l’infinie nature. Brute. Des panneaux en arabe avertissent « Attention danger. Sable. » Un autre signale « Adrar 140 ». De nouveaux apparaissent de majestueuses dunes de part et d’autre de la route. Un camion-citerne de la SNTR est à l’arrêt. Son chauffeur prie sur le bas-côté. Je me demande si les minutes qu’il consacre à Dieu sont autorisées par son employeur ou volées à lui, si elles sont prévues dans son contrat de travail, puis je me dis que cette question est, dans un monde où la rationalité est une notion étrange, voire même étrangère chez de nombreuses franges de la société, farfelue. Qui oserait seulement la murmurer ?
Je commence à en avoir assez de rouler et je l’écris sur mon calepin (tous mes petits cahiers à spirale sur lesquels, depuis des années, je note tout, sont numérotés. Celui-ci porte le numéro 28 de la nouvelle série). Vivement Adrar, pense-je et écris-je, avant la nuit si possible. Le receveur, qui ne m’a ni entendu (évidemment) ni lu, éternue. Deux fois. À ses souhaits. Par endroits, des plaques entières de sable recouvrent la chaussée. Au loin, un autocar est à l’arrêt, le triangle de sécurité est posé à l’arrière, à trois mètres environ. Le nôtre le double puis s’arrête devant. Le conducteur et le receveur en descendent sans un mot. Ils reviennent treize minutes plus tard et nous repartons sans qu’ils n’aient rien dit, rien justifié, et puis quoi encore ? À une vingtaine de kilomètres de Tsabit, un contrôle militaire impressionnant. Le militaire armé en faction signifie d’un geste preste du bras, « passe ». Et le conducteur qui ne se le fait pas répéter deux fois, embraye. Nous passons.
16h50. Il semble que ce qui se profile au loin avec de nombreux "trains" et de grandes tours, est une usine à gaz. Une vraie. Les tours  en son sein sont des torchères. Nous arrivons devant un grand et beau rond-point tout en rouge et blanc brillants. Là je fais une pose pour dire, écrire, ceci : peindre les trottoir est une obsession de tous les maires d’Algérie. Ils font les trottoirs d’abord (deux à trois fois durant leurs mandats), puis ils en font peindre les rebords : peindre les rebords des trottoirs, les pavés qui les bordent, tous. Généralement cette entreprise précède la visite d’un officiel. Plus celui-ci est important, plus l’ouvrier en charge de la peinture est un haut gradé, un véritable pro. Inversement, s’il s’agit de la visite d’un simple petit chef de Wilaya (préfecture) ou de l’administration centrale, alors ce n’est qu’un peintre ordinaire qui peint, sans émotion, sans soin aucun, laissant derrière lui, sur le trottoir et sur la chaussée, quantités de traces blanches et rouges, parfois même les bidons vides. Je reviens à la route. Nous longeons une palmeraie aux dimensions de dizaines de terrains de football. L’usine s’approche en se déplaçant de sorte qu’elle se retrouve suivre la route. Une illusion. Tout le long de la route des acacias, plus ou moins vaillant ou rabougris, veillent dans un positionnement désordonné, irrégulier. Finalement, l’usine est un « complexe raffinerie » signale un panneau. J’ai pris tant et tant de photos avec mon iPhone qu’il a perdu 65% de sa charge.
17h30 : Une grande palmeraie, une caserne militaire
, une station d’essence Naftal et trois gendarmes motards, et deux kilomètres plus bas un contrôle « Halte police » et une nouvelle caserne militaire. Ils dessinent l’approche de la grande ville que voici après un immense château d’eau aux couleurs locales, couleurs du sable et rouge sahraoui, et un grand parc dédié aux enfants, le "Familly Park". Voilà donc Adrar, le pays de la miss Algérie 2018. La lumière du jour prend congé.

(à suivre)
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 EXTRAITS DE: UN THÉ À EL-OUATA