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dimanche, décembre 20, 2020

730_ CE BLOG A 15 ANS

 

 

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729_ Aragon sous la pluie (complété)

 vidéos, photos... sur mon site:      http://ahmedhanifi.com/aragon-sous-la-pluie/

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                   Aragon sous la pluie  

Décembre 1982. Razi venait de quitter l’Algérie pour retrouver de nouveau le ciel de France qu’il avait abandonné quelques années plus tôt. Naïf, il pensait qu’avec la disparition du Pharaon, la dictature s’écroulerait sur elle-même comme les cartes d’un château factice, qu’elle imploserait, que les libertés occuperaient tous les espaces. Il dut vite déchanter. Il revint donc. Il rejoignit sa famille à Clichy-sous-Bois où elle s’était installée, arrivée en éclaireur, quelques mois plus tôt.

En France le temps ne dérogeait pas à sa propre règle : orageux, pluvieux et froid en décembre. Mauvais. Et toujours vivace. C’était le prix à payer. La première semaine de novembre avait été marquée par des tempêtes qui avaient fait quinze morts dans le grand sud de la France. Il lui fallait choisir : ou le soleil radieux, l’ennui à mourir et les chaînes aux chevilles là-bas, ou le sale temps quasi permanent et des tonnes d’air frais ici – quoique. Programmé dix, quinze fois par jour par la plupart des radios, libres ou non, Supertramp inondait tous les foyers, Oh no, my love’s at an end. Oh no, it’s raining again. Too bad I’m losing a friend. Oh Oh ! Lalalalala, alala !… et les luttes finales emplissaient de joie tous les cœurs carmin. Razi avait retrouvé de nombreux amis d’université et d’autres, tous engagés pour une vie meilleure. 1981 n’avait pas encore, dans nos esprits bleus, ouatés, révélé toutes ses roses promesses. 1982 agonisait. Une nouvelle année frappait aux portes, exactement comme en ces jours de 2012. Trois décennies déjà. Quelques semaines avant le grand saut, d’Oran il avait contacté ses anciens employeurs français, ceux des années fac : Étudiant le soir dans la bouillonnante et révolutionnaire Vincennes, facteur infernal la journée chez Vit’ Courses.

Alain L. et Martine B. l’accueilleraient les bras grands ouverts. Ils s’appréciaient et avaient gardé de bonnes relations. Dès son arrivée ils l’embrasseraient, puis l’embaucheraient.

Ultimes jours donc du dernier mois de l’an 1982. Ils étaient sombres. Le ciel était souvent gris et bas. Très bas. Pas merveilleux du tout et l’Avenir radieux avait dévoilé la nuit orientale. On chantait it’s raining again. Too bad I’m losing a friend… Ce jour-là précisément, il pleuvait à verse. Plié sur sa mobylette, Razi traversait à vive allure les arrondissements de Paris, du 16° au 20°, pour distribuer à temps un pli attendu du côté du Père-Lachaise. En passant devant la place du Colonel Fabien il aperçut un immense drapeau rouge qui frissonnait, semblant fendre l’immeuble du PCF qu’Oscar Niemeyer avait tant peiné à dresser. N’était-il pas noir ?

Il ralentit. Cet immense étendard et l’emblème national il les avait vus à la télévision. Quelques jours auparavant. Le 24 du mois. Les médias nationaux et étrangers s’étaient donné rendez-vous : « Louis Aragon est mort », « L’intellectuel, poète et romancier engagé s’en est allé ». Le poète aimait à dire qu’il démissionnait chaque soir du Parti et qu’il y réadhérait chaque matin. C’est ce qu’il fit, jusqu’au dernier, depuis cinquante-cinq ans, depuis Traité de style. Même s’il lui arrivait de douter de lui.


Dès l’annonce de sa disparition, de nombreux militants du Parti, mais pas seulement, des centaines, des milliers de personnes se déplaceraient jusqu’à la place du colonel Fabien, autour de la grande bulle blanche, faisant du coude devant le catafalque pour rendre un dernier hommage à cet incontournable géant, « ce génie de la création, cet artisan de l’avenir » clamerait Georges Marchais dans son oraison. Mais celui-ci ne dirait pas tout. Il y avait bien sûr des hommes politiques, des communistes naturellement, mais aussi de nombreux autres, d’autres coteries, comme Jack Lang, Jacques Attali, (la faucille n’était-elle pas alors aux commandes du pays auprès de la rose ?), des artistes comme Juliette Gréco, Jean Ferrat, mais surtout des milliers d’anonymes. « Il ne faut pas amputer l’homme d’une des dimensions de son existence » avait dit dans son éloge, Pierre Maurois.

Aragon était parti, abandonnant sur le quai de la gare des milliers d’hommes et de femmes, le regard hagard, agitant des mouchoirs humides. L’après-midi du 24 décembre, Il serait inhumé dans sa propriété de Saint Arnoult-en-Yvelines, au bord de la Rémarde, auprès d’Elsa Triolet dont il avait été fou évidemment, « dans la plus stricte intimité ».

Ce jour triste et mouillé de décembre, ce devait être le 28 ou le 29, sur sa Motobécane bleue, à hauteur du bar Le Brasilia et de la grande bulle blanche, Razi ralentit et porta une main en visière comme on protège les yeux ou comme on salue. Mais il lui fallait poursuivre sa route. Il avait un courrier à délivrer au plus vite contre quatre bons représentant quelques dizaines de francs correspondant au prix de la course. Il continua son chemin. Derrière lui la blancheur de la Bulle et la Bulle elle-même s’éloignaient. Il n’y est jamais retourné, car « nous avons vu faire de grandes choses, mais il y en eut d’épouvantables. » Et c’est cette dimension de l’homme que Razi aurait aimé retenir et qu’il retiendrait, sa dimension artistique. Son humanisme. Le poète.

Pas les zones troubles (red radical) de l’idéologie qu’il avait côtoyée et défendue les yeux mi-clos, cerné tant à la fois de certitude et de doute. Sur sa mobylette bleue, Razi fixait l’horizon le cœur trempé. Il fredonnait en pensant aux lendemains : it’s raining again. Too bad I’m losing a friend. Oh Oh ! Lalalalala…

 

Posté en décembre 2012, puis le 20.12.2020

 

Vous avez reconnu Razi

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Les yeux d’Elsa

Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire
J'ai vu tous les soleils y venir se mirer
S'y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire
À l'ombre des oiseaux c'est l'océan troublé
Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent
L'été taille la nue au tablier des anges
Le ciel n'est jamais bleu comme il l'est sur les blés
Les vents chassent en vain les chagrins de l'azur
Tes yeux plus clairs que lui lorsqu'une larme y luit
Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie
Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure
Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée
Sept glaives ont percé le prisme des couleurs
Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs
L'iris troué de moire plus bleue d'être endeuillé
Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche
Par où se reproduit le miracle des Rois
Lorsque le cœur battant, ils virent tous les trois
Le manteau de Marie accroché dans la crèche
Une bouche suffit au mois de mai des mots
Pour toutes les chansons et pour tous les hélas
Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres
Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux
L'enfant accaparé par les belles images
Écarquille les siens moins démesurément
Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens
On dirait que l'averse ouvre des fleurs sauvages
Cachent-ils des éclairs dans cette lavande ou
Des insectes défont leurs amours violentes
Je suis pris au filet des étoiles filantes
Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d'août
J'ai retiré ce radium de la pechblende
Et j'ai brûlé mes doigts à ce feu défendu
Ô paradis cent fois retrouvé reperdu
Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes
Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent
Moi je voyais briller au-dessus de la mer
Les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa

 

Louis ARAGON


(in : www.parolesmania.com)

 

 

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Oh, it's raining again
Oh no, my love's at an end
Oh no, it's raining again
And you know it's hard to pretend

 

Oh no, it's raining again
Too bad I'm losing a friend
Oh no, it's raining again
Oh will my heart ever mend

You're old enough some people say
To read the signs and walk away
It's only time that heals the pain
And makes the sun come out again

 

It's raining again
Oh no, my love's at an end
Oh no, it's raining again
Too bad I'm losing a friend

Na na na na na na

 

Come on you little fighter
No need to get uptighter
Come on you little fighter
And get back up again

 

It's raining again
Oh no, my love's at an end
Oh no, it's raining again
Too bad I'm losing a friend

Na na na na na na
Na na…

 

In : musixmatch-com


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 RETROUVEZ L'ARTICLE COMPLET,

AVEC VIDÉOS, PHOTOS....

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mardi, décembre 15, 2020

728_ "LAYLA !"

 

Les paroles de « Layla » et la musique qui les accompagne, ne cessent de tourner en boucle dans ma tête depuis ce matin. Impossible de penser à autre chose. « What will you do when you get lonely, With nobody waiting by your side !… »

 

Cela ne vous arrive-t-il pas qu’une chanson vous empêche de penser à autre chose qu’à elle, vous bouscule, harcèle, au point de vous
laisser envahir par tout ce à quoi elle renvoie, vers toutes sortes d’émois, de souvenirs ? Moi, si. Non, ce n’est pas une maladie de vieux. Cela m’est fréquemment arrivé dans ma cinquantaine, quarantaine et moins. « 
You've been running and hiding much too long, You know it's just your foolish pride !… ». Depuis tout à l’heure, tôt ce matin en fait, elle ne cesse de tourner dans mon esprit. J’ai beau essayer de penser à autre chose, lire le journal, me forcer à écouter les paroles inutiles des commentateurs radio, à écrire n’importe quoi, « Layla » est là. « Layla » c’est une belle chanson d’Éric Clapton des années 70. J’ai entendu cette chanson ce matin sur FIP, à la suite d’autres, alors que je pédalais l’oreillette à l’oreille et le masque anti-Covid au nez (en réalité sous la bouche) le long du chemin du Mas de Rigau qui longe la ligne de chemin de fer Marseille-Arles, à hauteur du lac d’Entressen. Il était tôt et le froid vif et piquant. Les doigts ne gelaient pas, mais il me fallait bientôt les ganter. « Layla, you got me on my knees !… » J’abordais un virage lorsque, in extrémis, je fus extrait de mes pensées, à deux doigts de basculer dans un fossé. Je me suis quand même rétamé sur le chemin humide. Je me suis relevé, ai replacé l’I-Phone et les oreillettes, ajusté mon sac à dos et repris mes esprits. J’ai contourné le lac par l’ouest, traversé les champs d’orangers pour revenir par la route du vallon qui longe la A54 et que borde le canal de Langlade. D’autres chanteurs sont passés sur les ondes de la radio, mais rien n’y a fait, la voix de Clapton s’incrustait par-dessus les autres voix, les autres chansons de FIP. Je me suis dit que le meilleur moyen de m’en débarrasser serait de crever l’abcès. Si cette chanson s’agrippe à mes semelles comme à ma mémoire cinq heures après signifie qu’il me faut la convoquer, elle, l’affronter, mais aussi le temps qui a été le sien, celui de « Layla ». Car cette musique, cette chanson, est plus qu’une musique, plus qu’une chanson, elle est un monde en couleurs et odorant. Celui de mes vingt ans à Oran. Vous devez connaître ce sentiment-là non ? ce sentiment qui vous plonge dans un passé – bon ou mauvais, il y a toujours, avec la patine du temps une douce amertume à la pensée d’un passé lointain – rempli d’anecdotes, de souvenirs divers, bons à redécouvrir et à regarder en face plutôt qu’en biais. Si vous n’avez pas l’âge de ces possibilités, si vous êtes encore jeune aux articulations, vous ne perdez rien pour patienter. Vous récolterez au temps inscrit les fruits de votre présent actuel.

Pour revenir à « Layla », il ne s’agit pas de tomber « bêtement » et uniquement dans la nostalgie, dans l’égotisme ou la vanité, ce serait ridicule. Il s’agit de lever le voile de l’atmosphère également et celui d’événements concrets. Voyez-vous, si j’ose dire, je suis en ce moment-même à essayer de dévoiler cette atmosphère alors-même que la chanson que j’ai un moment réussi à éloigner, à marginaliser, monte à la charge, me colle de nouveau à la tempe « Layla, I'm begging darling please !… »

 



 

Regardez deux des photos que je joins à ce texte, les deux bâtiments. Qu’y voit-on ? Sur l’une, la nouvelle maison de la radio (début des années 80 ?), la RTA, antenne d’Oran, l’autre photo montre l’immense Cité Perret (quartier Yaghmourassen, ex St Pierre) côté station d’essence et rue Mouloud Feraoun (ex René Bazin). On peut pénétrer dans la Cité Perret par le bas, coté marché et rue Serrar Mohamed, (ex Réaumur). Ces deux photos partagent un point commun. La radio. L’une montre la station de radio dominant tout l’espace, l’autre dissimule une ridicule surface à partir de laquelle on émettait les émissions, souvent de propagandes. Mais pas que.

Dans les années 70, la radio d’Oran « la chaîne3 » ne disposait que d’un trois-pièces cuisine situé au rez-de chaussée de la cité Perret (en entrant par la station-service). Et c’est là, dans ce trois pièces-cuisine qu’émettait « Radio Oran » quelques heures par jour. « Attention au direct dans 5, 4, 3, 2, 1, Relais ! » Et, le préposé à la manœuvre, d’une main tremblante, agrippée à la poignée du disjoncteur, la soulevait. Puis on entendait « Direct ! » Ah oui, c’était tout un monde. Et le technicien derrière la vitre – je ne me souviens plus de son nom – qui pointait son index et son regard vers la cabine où je me trouvais. Une grande vitre nous séparait. Car en effet, c’est dans cet appartement que j’animais l’émission « Notre discothèque est la vôtre » sous la houlette du directeur artistique et célèbre Saïm El-Hadj (parolier, poète, homme de théâtre…) J’avais 20 ans. Je me souviens de Berrichi Bachir le premier technicien-réalisateur, de Nawel autre animatrice, de Saïdi (poète de Saïda), de notre chère Sabah Essaghira que je connaitrais beaucoup mieux. Elle viendrait même chez moi à Paris (toute la famille). J’ai hélas oublié le nom du technicien. Mes collègues aimaient tous mon émission et son indicatif « Layla ». Mais pas le journal d’Oran. Le quotidien francophone, La République, avait descendu mon émission jugée « frivole » et pas « engagée ». Dans ce journal ils avaient tous la pensée rivée à l’Est. Mon émission, il est vrai, ne visait pas la lune. Ce qui m’importait c’était d’apporter, à mon humble niveau, un peu de joie durant les années noires, les années Boum. Nous avions passé l’année sans encombre, mais au printemps de 72, on invoqua l'inéluctable arabisation et mon émission bascula dans la colonne des pertes et profits du grand comptable. Gefeuert, barra. Il me faut préciser ici qu’on ne m’a jamais gratifié d’un seul centime, ni d’une seule fiche de paie, pas même fausse. L’arnaque était totale. J’étais quand même heureux de partager les chansons que j’aimais des Clapton, Janis Joplin, Creedence clearwater Revolver, Procol Harum, The Moody Blues… Ah ! Nights in white satin, Léo Ferré, Ten years after, Neil Youg, les frères Megri, Turkish Blend. Non, T.B. (Malik et Yacine) viendront plus tard, en 76. Saïm El-Hadj me faisait confiance, « mais attention pas de Johnny, pas d’Enrico ! » me répétait-il en balançant son bras au bout duquel l’index menaçait, lui qui vérifiait toujours ma feuille de route que je remettais au technicien, signée par lui. Il est arrivé que sur cette feuille, Saïm El-Hadj trace au gros feutre, une ligne rouge sur le titre d’un chanteur interdit. J’entendais comme un murmure, comme un « no passaran ». J’oubliai de préciser que tous les disques que je proposais, m’appartenaient ! Oui messieurs-dames, tous.

  

Saïm El Hadj (Photo DR)


Un jour, j’ai parlé en direct du « Whisky à Gogo », une importante boite hollywoodienne. J’en ai parlé comme ça, peut-être naïvement, qu’y a-t-il de méchant à citer le nom d’une maison où la musique coule à flots ? Mais c’est que le technicien – j’ai oublié son nom – a failli s’étrangler, et j’ai failli être viré sur le champ ! Les bougres, ils ont pris les termes « whisky » et « à gogo » à la lettre alors qu’il ne s’agissait que d’un lieu, certes chaud mais pas plus. Eux ont pensé que j’invitais les auditeurs à l’orgie. Lors d’une réunion spéciale convoquée sur le champ, dans une surenchère emballée, ils m’ont tous remonté les bretelles bien comme il faut. « Ils » se sont les employés, techniciens et responsables. J’avais 20 ans et les dards de mon esprit déjà plantés dans le grand nord. 

 




Sur mon cahier j’écrivais « On ne peut plus rien faire dans ce foutu pays. Il y a des barrages et des rafles, partout. On ne peut plus bouger. » Pff ! Quelques jours avant la fin de l’année 1971, les patrouilles de la police militaire et politique se faisaient remarquer plus encore et plus menaçantes que durant les autres mois de l’année.

 



Ce jour-là, je me trouvais à hauteur des anciennes Galeries de France, en face de la célèbre crèmerie Mira, au début de la rue Larbi ben M’hidi (ex rue d’Arzew). Je marchais le long du trottoir, plutôt sur le macadam que sur le trottoir, à cause du monde. C’était en début d’après-midi, un samedi, premier jour de week-end. Dès le cinquième jour de la semaine, le vendredi, nous avions toujours les oreilles, le nez, aux aguets, à la recherche de la moindre des opportunités pour « s’évader », plus encore le samedi. Je marchais, seul, lorsque j’entendis comme des bruits de pas lourds. Je n’eus pas le temps de me retourner lorsque je reçus plusieurs coups de trique sur la tête, la nuque. « H’bat ! » me cria l’hyène, un des cinq militaires de la PM. Il répéta « H’bat ! » Je compris qu’il me fallait monter sur le trottoir.


Ce que je fis, mais un autre abruti continuait à taper sur mon corps, cogner et grogner comme un porc. Il me fallait éteindre ma cigarette « T’fi ! » Eux, des militaires venus de l’est, disaient pour tout et n’importe quoi « H’bat ! » À Oran on désignait la police militaire ainsi, « H’bat » On ne devait ni fumer devant eux, ni parler à voix haute, ni traverser leur rang au risque de se faire violenter. Ils paradaient toujours en file indienne, espacés d’un mètre les uns des autres, par petits groupes de cinq, six sous un casque blanc marqué « PM ». Leur marche était martiale. Nous tremblions rien qu’à la vue de ces deux lettres atroces. Ils contrôlaient les citoyens sans aucun motif. Contrôler pour effrayer. Pff ! Deux ans plus tard, je ciselai les grillages du grand camp d’enfermement de la dictature. J’atteignis le « Grand nord » les bras en V et le cœur ouvert aux quatre vents. « Layla, you got me on my knees, Layla, I'm begging darling please, Layla, darling won't you ease my worried mind !… » J’avais 20 ans, l’âge du refus et de tous les fantasmes. Voilà pourquoi j’ai déchiré le voile de l’enfermement et dès l’autorisation de sortie du territoire national (ASTN) en poche (cela m’a obligé à mille et une ruses et m’a pris plusieurs mois), je m’envolais en direction de mon cap nord, celui de l’air parfait, innocent. Je suis arrivé, incrédule mais heureux. Les gens ne comprenaient pas pourquoi je levais les bras en V et chantais « Layla ! Let's make the best of the situation ! » mais ils souriaient. Les jours qui suivirent je me surprenais à parler aux arbres, aux oiseaux, aux chats et aux inconnus. Heureux. J’écrivais ci-dessus que « Layla » (et d’autres) ce n’est pas que de la musique ou des paroles, c’est Un monde.

Demain matin, comme hier et comme aujourd’hui, je m’en irai pédaler oreillette à l’oreille et masque au nez le long du chemin du Mas de Rigau qui longe la ligne de chemin de fer ou ailleurs en écoutant FIP.

 

Je vous suggère de vous rendre sur mon site pour apprécier « Layla » que refuse Facebook, c’est ici avec photos… :

http://ahmedhanifi.com/layla/

dimanche, décembre 13, 2020

727_ QUEL DÉSHONNEUR !

 

 

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Lire ici:

http://ahmedhanifi.com/quel-deshonneur/

 

 


dimanche, novembre 29, 2020

726_ Décès de l’écrivaine Yasmina Gharbi Mechakra

Un article de LIBERTÉ, dimanche 29 novembre 2020

 

Une battante s’en va

L’auteur de Sonia, le calvaire au féminin s’est éteinte dans la soirée de vendredi 27 novembre à Annaba, au lendemain de la Journée mondiale de lutte contre les violences faites aux femmes, son combat de toujours. Yasmina Gharbi Mechakra s’en est allée à l’âge de 82 ans non sans avoir apposé une empreinte indélébile dans la narration poignante des supplices subis par ses semblables et sans pour autant manquer à son devoir et sa vocation première, l’enseignement de la langue française, qu’elle épousa dès 1958 dans son village natal Meskiana, dans la wilaya d’Oum El-Bouaghi. Pendant 34 ans, elle sillonnera avec son défunt mari, également cadre de l’éducation nationale, pas moins d’une dizaine de bourgades avant de s’installer définitivement à Constantine où elle conclura une carrière affirmée d’éducatrice dispensant la formation et la bonne littérature à plusieurs générations.

Son implication dans son environnement social pour ce bout de femme a été totale, afin de briser le silence sur les atrocités des harcèlements et violences subis par les femmes. D’abord, en s’investissant dans le mouvement associatif voué à la prise en charge des femmes victimes de violences verbales et physiques, exclues du domicile familial ou encore harcelées sur leur lieu de travail. Et ensuite, à travers la narration par le trait aussi émouvant qu’accessible, le don de la pédagogue qu’elle fut pendant plus de trois décades y est perceptible, qui accoucha en 2017 de son roman Sonia, le calvaire au féminin. Un livre qu’elle dédia à toutes les femmes qui ont fréquenté le centre d’écoute Nedjma : “Celles qui sont venues pour ‘vider leur sac’ parce qu’elles n’en pouvaient plus…” L’ouvrage qui recèle “une transposition d’histoires vécues pour tenter de faire toucher du doigt, à tous les négateurs, la réalité de la violence faite aux femmes et aux filles”. “J’ai tenté de donner une histoire à ces femmes anonymes qui ne veulent pas subir, j’ai d’ailleurs voulu l’appeler La rebelle, je voulais un personnage qui s’indigne et proteste”, avait-elle commenté son propre écrit.

En 2015, Yasmina Gharbi Mechakra avait également écrit un premier roman Le chemin des lumières, un témoignage sur la ville de Meskiana d’où elle est originaire, à travers l’histoire d’une famille happée par un drame de la vie. La défunte, qui a été inhumée hier au cimetière de Zouaghi à Constantine, n’est autre que la belle-sœur de l’écrivaine de renom, la regrettée Yamina Mechakra. 

Kamel Ghimouze

samedi, novembre 28, 2020

725_ POTICHE

 

Potiche

 

Quand ils ont arrêté l’opposant politique je n’ai rien dit

J’ai pensé qu’il l’avait cherché

 

Quand ils ont frappé le militant des Libertés je n’ai rien entendu

J’ai pensé qu’il l’avait cherché

 

Quand ils ont bâillonné le journaliste je n’ai rien vu

J’ai pensé qu’il l’avait cherché

 

Quand ils ont fait disparaître le voisin j’ai dit que je ne le connaissais pas

J’ai pensé qu’il l’avait cherché

 

Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester

Je n’avais jamais rien fait.

 

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Pastiche en l’honneur de Martin Niemöller

 

Ahmed Hanifi, Marseille le 28 novembre 2020


724_ JACK LONDON

 

Le 22 novembre 1916, disparaissait Jack London. Un célèbre écrivain américain, connu pour ses formidables histoires, souvent en lien avec la nature, le Grand Nord américain… Je citerais le plus célèbre de ses romans, « L’Appel de la forêt ». Il a écrit « Croc Blanc » et le récit poignant de certains quartiers de Londres (où il est correspondant pour un journal américain) « Le Peuple de l’abîme ». Sans oublier d’innombrables nouvelles dont « Le Fils du loup ». Jack London a vécu une vie (une partie) tumultueuse et très difficile qu’il a comblée par l’écriture. Pendant près de vingt ans, il fut très attaché au socialisme d’abord révolutionnaire puis réformiste.

Lorsqu’il y a 9 ans, à une distance d’un peu plus d’un siècle du Klondike de London je me rendais dans l’extrême nord-ouest américain, j’ai tenu à me rendre en Alaska et dans le Yukon, notamment à Dawson city où vécut Jack London, le chercheur d’or (il y fut même hospitalisé pour cause de scorbut). De cette virée j’ai écrit une nouvelle « Sur les traces de la petite mosquée des Inuits » qui est une autre histoire.

Je vous propose le premier chapitre de « L’Appel de la forêt »

 

LIRE LA SUITE ici: 

http://ahmedhanifi.com/jack-london/


 

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mardi, octobre 27, 2020

723_ Faïza Guène, La Discrétion

 

Faïza Guène, La Discrétion (Plon, août 2020)


 

C’est plus un compte rendu (long) de lecture qu’une académique recension du livre de Faïza Guène, La Discrétion (Plon, août 2020) que je vous propose ci-après.

Voici un livre qui, quelque part, me réconcilie avec moi-même, avec mon passé, mon présent, ici en France. J’ai trouvé un certain réconfort à la lecture de ce roman qui dépeint « une famille française » et algérienne et musulmane, pleine d’une histoire chargée, de noms, de culture, de présent dont le pays, la France, n’a d’autre choix – si elle veut sérieusement incarner comme elle le proclame sur tous les frontons l’égalité, la fraternité – que de reconnaître, de revendiquer même, de prendre cette famille (et toutes les autres familles maghrébines) comme elle est, avec ses complexités. De lui attribuer les mêmes droits et d’attendre d’elle de se plier aux mêmes devoirs que tous les autres citoyens, ni plus, ni moins. Le pays doit s’abstenir de vouloir continuer d’« effacer » une part de ces hommes et femmes qui participent à sa construction, de leur soustraire une part de leur être profond. Si la France a procédé ainsi avec les anciens qui se sont éreintés dans les chantiers dans la discrétion, dans le silence, dans l’effacement, elle devra, pour son propre devenir national, écouter les enfants de ces êtres oubliés et plus encore leurs petits-enfants qui donnent de la voix sans complexe aucun pour un égal traitement républicain. Avec raison. 

Le roman de Faïza Guène, La Discrétion, est léger et agréable, se lit d’une traite.

 

La Discrétion est le sixième roman de Faïza Guène. Le premier, Kiffe kiffe demain, est publié en 2004 chez Hachette. Elle a 19 ans. Il aura un grand succès et sera traduit dans plus d’une vingtaine de langues. Deux ans plus tard, elle publie Du rêve pour les oufs (Hachette, 2006), puis Les Gens du Balto (Hachette, 2008), Un homme, ça ne pleure pas (Fayard, 2014), Millénium Blues (Fayard, 2018). La page Faïza Guène de Wikipedia fourmille d’informations et sur l’autrice et sur ses écrits et films, car elle est également scénariste.

 

Comment se présente le roman ? 

 

 La Discrétion est composé de 35 parties que j’ai numérotées (c’est pratique). Il comporte 253 pages. Ce sont de courts chapitres allant de deux à seize pages. Vingt chapitres sont constitués de moins de six pages. Les chapitres 1 et 26 sont ceux qui comportent le plus de pages : 15 chacun.

Au cœur de l’ouvrage, en page 137, entre le 17° et 18° chapitre, Faïza Guène cite Frantz Fanon. « Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir. » (Les Damnés de la terre).

 

Elle dédie le roman « à ma mère et à toutes nos mères ». En fin d’ouvrage elle renouvelle sa reconnaissance et en ajoute d’autres « À la mémoire de mon père, mort de discrétion… À ma mère, à son cœur qui déborde, à tous les héritiers d’une histoire en fragments, à Djamila Bouhired, à ma fille, à l’unique que j’aime et qui m’a portée… »

 

La page 9 porte en exergue une citation de James Baldwin extraite de son essai La prochaine fois, le feu. »

 

Chaque chapitre porte un titre. Et chaque titre porte le nom d’un lieu, du pays (France, Algérie ou Maroc) et l’année du déroulement des faits. Plus le numéro du département lorsqu’il s’agit du territoire français. Un seul titre porte les numéros de départements non français, il s’agit de « Wilaya d’Oran (31), d’Aïn Témouchent (46) et de Tlemcen (13)… »

 

Quelles sont les communes dont il est question dans les titres (et dans le livre évidemment) ? :

Pour le Maroc : Ahfir. 

Pour l’Algérie : douar Atochène, village d’Arbouze, commune d’Aïn Kihal, villes d’Oran, Témouchent, Tlemcen.

Pour la France : Aubervilliers, Bobigny, Les Lilas, Pillac et Paris (plusieurs arrondissements).

 

23 des 35 titres de chapitres comprennent des noms de villes françaises : Aubervilliers fait l’objet de onze titres, Paris, de huit… Neuf titres comportent les noms de villes algériennes, et trois, marocaines (Ahfir).

 

Quinze titres portent en sus une précision, ainsi : 

« Marché du boulevard de Oujda, (Ahfir, chapitre 8), 

« les vacances » (Wilaya d’Oran (31)…, chap. 26),

 

« Brasserie Le coq français » (Les Lilas, chap. 7), 

« Mairie » (Bobigny, chap. 28)

« Chemin des vignes (Bobigny, chap. 15), 

« Les jardins familiaux », (Aubervilliers, chap. 21)

« Rue du Moutier », (Aubervilliers, chap. 24)

 

« Bar Joséphine » (Paris 6°, chap. 29)

« Renault Talisman » (Paris 6°, chap. 3) 

« Cabinet de madame Aït Ahmad » (Paris 11°, chap. 31)

« Service stomatologie et chirurgie maxillo-faciale » (Paris 13°, chap. 30)

« Lav-Story » (Paris 18°, chap. 13)

« Impasse saint François » (Paris 18°, chap. 5 et 33)

« Maxi Toys » (Paris 19°, chap. 25)

 

Le roman déroule une histoire qui s’étend de l’année 1949 à 2020

Les années suivantes ne sont évoquées que par un seul titre : 1949 (chap. 2), 1954 (chap. 4), 

1956 (chap. 6), 1959 (chap. 8), 1962 (chap. 10), 1963 (chap. 12), 1964 (chap. 14), 1967 (chap. 16), 1978 (chap. 18), 1990-2000 (chap. 26).

L’année 2018 est évoquée dans trois titres : chap. 1, 3 et 5.

L’année 2019, dans les dix chapitres impairs de 7 à 25

Enfin, l’année 2020 est traitée dans les titres 27 à 33 et le dernier, 35.

 

Comment sont ventilées les années par chapitre. Les chapitres ne comportent pas de numéro. Je leur en ai attribué un pour la facilité de l’analyse.

 

Le 1° chapitre s’ouvre sur l’année 2018 

Le 2° chapitre renvoie à l’année 1949 (année de naissance de Yamina). Avec le 3° chapitre on revient à 2018. Le 4° se déroule en 1956. Le 5° de nouveau traite de 2018.

Les chapitres impairs suivants : du 7° au 25° se passent en 2019. Chacun d’eux est suivi d’un chapitre pair pour évoquer les années 1959 à 1981 (2019-1959-2019-1962-2019-1963 etc.)

Le chapitre 26 évoque les années 1990-2000. 

 

Les chapitres 27 à 33 se situent en 2020. Le chapitre 34 en 2012 et le dernier, le 35°, en 2020 à Pillac. (C’est la première fois que la famille prend de vraies vacances. « Ils sont émus de se dire qu’ils font partie de l’histoire de France »)

 

J’ai développé l’analyse ci-dessous en respectant l’étendue temporelle allant de 1949 à 2020.

 

La quatrième de couverture fait bien de se concentrer sur Yamina, la mère, car elle est au cœur de la famille Taleb et du livre. Tout ou presque se fait, se pense, se positionne à partir d’elle. Yamina, dans l’Algérie en guerre « À peine adolescente, elle a brandi le drapeau de la liberté… » et aujourd’hui en France « Quarante ans plus tard, à Aubervilliers, elle vit dans la discrétion. N’est-ce pas une façon de résister ? »

La question de la liberté, de la dignité, de la résistance face au mépris, à la condescendance, traverse tout le roman. Les enfants de Yamina et de Brahim Taleb sont d’ici, de France aussi, maintenant plus qu’hier. Ils portent en eux une histoire de plusieurs générations, leur histoire, qu’ils revendiquent la tête haute, hic et nunc. 

 

Maintenant que l’architecture du roman est posée, j’en viens au contenu.

 

Ce compte rendu-rendu je le réalise à partir d’une lecture du roman respectueuse de la ligne du temps (de 1949 à 2020), et non tel qu’il se présente à la lecture au premier abord avec ses chapitres qui vont et viennent d’une année vers une autre, du passé au présent avec plusieurs retours vers telle ou telle autre année du passée pour revenir une nouvelle fois vers 2020.

 

Le point de départ. Dans une maison en argile, le « tlakht », l’atmosphère est fébrile. Nous sommes en Algérie en 1949 dans le douar d’Atochène. Province de Msirda Fouaga. L’autrice suggère que la guerre a déjà commencé, ce qui n’est pas le cas. « Le soldat est à son 19° mois de mobilisation… » il bouscule une jeune femme enceinte et fait tomber son balluchon… mais elle ne montre pas qu’elle a peur. La peur elle la garde pour elle. « Rahma accouche dans une grande douleur, sa souffrance est telle qu’elle se confond avec la mort ». Le nourrisson s’appelle Yamina.

 

Quelques années ont passé. À cette époque, en 1954, il était imprudent de dormir dans la cour en été, car « les soldats français pouvaient faire irruption à tout moment ». La précision est inutile, car s’il y a soldats, ils ne peuvent qu’être français. Et puis nous sommes en été et Faïza Guène anticipe la guerre qui ne commencera réellement que l’année suivante, bien après l’automne dans un certain nombre de régions, certainement pas dans une mechta isolée et « sans intérêt » pour les colons et l’État français.

 

La guerre est déclarée depuis deux ans. La famille fuit le douar à l’aube « sous le regard embrumé de jeddi Ahmed, le grand-père, pour se réfugier au Maroc, à Ahfir, accueillis par la grand-mère de Yamina. Son père est au front. C’est un résistant. Deux des frères de Yamina, sans autre précision, sont nés en exil. Des inconnues passaient voir les réfugiés algériens au Maroc et donnaient des instructions « ne parlez pas de vos maris, de vos frères ». 

 

Yamina a grandi. C’est maintenant une petite fille de dix ans. Des femmes portent d’immenses plateaux de pain à faire cuire. Des enfants cirent des chaussures d’adultes ou mendient. Une fillette, à peine plus âgée que Yamina, mendie. « Personne ne s’arrête pour lui donner une pièce ou un bout de pain. » Yamina a mal à une dent « qui lui donne le vertige ». L’arracheur de dents pratique une médecine ancestrale. Il lui arrache la dent avec « une petite pince de forgeron en métal, non stérilisée. C’est pire que dans le pire des cauchemars. » Pendant 14 ans, jusqu’en 1973, « elle souffrira d’abcès et de migraines, régulièrement. » 

 

Sept ans de guerre ont passé. La famille de Yamina se trouve toujours à Ahfir chez la grand-mère. C’est l’indépendance de l’Algérie. Yamina, 13 ans, « portait une tenue aux couleurs du pays : jupette verte, chemise blanche et cravate rouge. » Yamina n’en avait jamais voulu à sa mère, Rahma, « plutôt froide, voire inaccessible et verrouillée. Yamina avait bien compris que manifester ses sentiments n’était pas une évidence. » Les sentiments demandent de l’espace pour s’exprimer, mais  « le problème c’est qu’avec la guerre et la misère, c’est que la guerre et la misère prennent toute la place. » Faïza Guène exprime formidablement bien cette pudeur qui plombe de très nombreux (la majorité ?) Maghrébins. Yamina, tout comme sa mère, se retenait naturellement de déborder. Les émotions restaient coincées à l’intérieur de leur corps. « Le corps ne coopère pas toujours avec le cœur, même si le cœur brûle, exulte, le corps doit rester là, figé, inapte. Ils finissent parfois comme deux étrangers qui ne parlent pas la même langue. » 

 

Yamina a été obligée d’arrêter l’école « pour aider ses parents à la ferme » et élever ses nombreux frères et sœurs dont cinq deviendront des professeurs. Elle en est l’aînée. On ne connaît pas le nom de tous les frères et sœurs de Yamina. Leurs parents sont Rahma et Mohamed Madouri qui vivent à Aïn Témouchent. Dans la fratrie il y a Moussa, Norah, Nabil, Djamila « dernier né des enfants ». Cette dernière porte le prénom d’une révolutionnaire. Plus tard (en mars 2015 ?), Yamina emportera avec elle une photo du journal algérien Liberté sur laquelle on pouvait voir la splendide révolutionnaire Djamila Bouhired, à l’occasion d’une visite officielle en Égypte » en juillet 1962. 

 

La famille est retournée dans le village ancestral d’Arbouze, à Msirda Fouaga. Le figuier de Yamina est mort. Elle se lamente à son pied. La pauvreté est un lot quotidien « Yamina et ses frères ont été longtemps sous-alimentés. » Après l’indépendance, le père est sans emploi et « les gens de la campagne ont tout perdu. » Le père « traîne dans les cafés. » La guerre a volé sa gentillesse et sa sérénité ». Il est devenu violent « et Yamina déteste la violence… Sa mère culpabilise sa fille – « c’est ta faute, tu ne sais pas parler, tu n’es bonne à rien » – qui n’a pu acheter à crédit. « L’épicier refuse de faire crédit, car l’ardoise est trop chargée ». L’année suivante, le choléra a touché plusieurs familles du village. Yamina s’en remet à peine. L’autrice écrit « quelques semaines plus tôt », mais sans préciser la date de référence.

Yamina fuit la tatoueuse du village, « elle n’accepte pas ce tatouage (sur le front), elle refuse d’être marquée à vie ». Faïza Guène fait un hasardeux parallèle entre le front et le front. Elle écrit que le front de Yamina est « son front de libération personnel. Elle le gardera libre jusqu’à la tombe. »

 

« Une dizaine de familles vivent dans la vieille ferme d’Aïn Kihal », près de Aïn Témouchent. Yamina a 18 ans, « elle a un regard de miel. Elle est belle mais elle ne le sait pas, il n’y a pas de miroir. » Mohamed Madouri, le père de Yamina « a été choisi par ses collègues agriculteurs pour les représenter au Syndicat régional des agriculteurs. C’est un analphabète, mais un orateur doué. » Le travail est dur, « de l’aube à la dernière prière du soir. » Yamina passe une partie de ses journées à coudre. « Elle confectionne des jupons et des robes pour les femmes », mais également et surtout elle « s’occupe de nourrir les animaux, faire le ménage, préparer ses jeunes frères et sœurs pour l’école. » Chaque matin, le vieux voisin, Tayeb, transporte les enfants sur son tracteur jusqu’à l’école, à 5 km.

 

Le chapitre suivant est long de 22 lignes. Nous sommes en 1978, année de la mort du dictateur Boumediene. Yamina vivait encore en Algérie, « elle eut la sensation que l’Algérie perdait son père. » J’aurais tendance à penser qu’il était plutôt détesté dans cette région frontalière de l’ouest, nonobstant sa politique implacable. Le dictateur était de l’Est et le coup d’État qu’il a mené l’a été contre un président issu d’un de ces villages frontaliers avec le Maroc. Le « régionalisme » est très profond en Algérie et cela est étonnant d’écrire « pour la famille, Boumediene était un sauveur », mais possible.

 

Yamina a accepté à contre-cœur d’épouser un émigré de dix ans plus âgé qu’elle. Le mariage avec Brahim a lieu à la mairie de la Daïra de Aïn Kihal. Brahim réside en France où Yamina ne veut pas vivre. Mitterrand préside désormais et depuis peu aux destinées de la France. Yamina était devenue « la vieille fille du coin. » Elle ne s’est pas mariée auparavant car son père avait besoin d’elle, elle dont il disait qu’elle « valait au moins les six garçons. » 

 

En juillet de la même année, on organisa une fête chez le frère aîné de Brahim, au 17° étage d’un immeuble du quartier de Bel-Air, à Oran. Les parents de Yamina viennent de quitter les lieux après la fête. « Sur le boulevard, la mère ne s’est pas retournée, son père a levé la tête vers le balcon. Elle se sent abandonnée. » Elle a envie de retourner chez eux, « de tout annuler ».

Ce n’est pas facile de devenir une femme « c’est brusque, elle n’a pas la marche à suivre. » 

Yamina passera ici 4 mois avant de rejoindre Brahim. Ils partirent pour la France en août. 












 

Voilà Yamina en France. « Brahim n’a eu que deux semaines pour trouver (grâce à des amis Kabyles) un logement. Jusque-là il a toujours vécu seul dans des foyers de travailleurs, dans des cafés-hôtels, dans des baraquements, dans des préfabriqués, chez des cousins dans les bidonvilles de Nanterre. » Faïza Guène rappelle le rouge octobre 1961, « Brahim se souvient de celui qui n’est jamais revenu, que la police française avait jeté dans la Seine » et la proposition faite par Giscard d’Estaing aux Algériens pour quitter la France « avec cette aide de 10.000 pauvres et pitoyables francs. Une honte plus qu’une aide. » C’était difficile à Brahim de faire oublier l’exil à son épouse. Elle pleurait tout le temps. Il la trouve « tellement douce et gracieuse »

 

Nous faisons un saut de plus de dix années. Nous sommes dans « la décennie noire » à la fois dans la région d’Oran, de Aïn Témouchent et de Tlemcen. Yamina et Brahim ont quatre enfants dont rien n’a été dit jusque-là, sinon que Omar est né « à la clinique de La Roseraie à Aubervilliers ». Tous nés dans la décennie 80 : Malika est née en 1980, Hannah en 1985, Imane en 1987 et Omar en 1988. Pour Yamina et Brahim « élever des enfants » c’est « avant toute chose, qu’ils ne manquent de rien » Pour les générations suivantes, celles du « bien-être » comme celles de leurs propres filles et fils c’est s’accroupir et parler avec leurs enfants « d’une voix mielleuse en regardant l’enfant dans les yeux ». 

 

Pour Malika, Hannah, Imène et Omar et leurs parents, les vacances c’était en Algérie, une semaine à Oran chez l’oncle et à la mer. « Une ville magnifique Oran, baignée par une lumière qui n’existe nulle part ailleurs. » Hannah se demandait comment faisaient les Oranais pour deviner qu’elle venait de France, « à croire qu’ils ont un détecteur ‘d’immigrés’ ». Le week end ils se rendaient au village de vacances Les Andalouses, ils écoutaient le raï de Cheb Hasni « pourquoi a-t-il été tué, il ne faisait pas de politique ». Puis ils se rendaient à Aïn Témouchent chez les parents de Yamina. « Omar était chanceux ‘comme un garçon’ » Faïza Guène n’explique pas pourquoi « comme un garçon ? »

 

« À Oran, alors qu’il a 8 ans, Omar demande à son père ‘papa, pourquoi il y a que des Arabes ici ?’ Poser une telle question à 8 ans, cela paraît difficile à croire. Il n’était peut-être jamais venu en Algérie avant 1996 ? Peut-être également que ses parents et ses sœurs ne lui ont rien dit non plus des habitants de ce pays ?  En Algérie, l’espace public est largement occupé par les hommes écrit justement l’autrice. « Les femmes sont obligées de trouver des stratagèmes pour se frayer des passages et, furtivement, passer sans trop déranger. » Les vacances familiales s’achevaient à Msirda Fouaga. De Aïn Témouchent à Msrida ils ont mis « 4 heures à saigner le goudron » alors qu’il y a à peine 135 km. Brahim préfère-t-il les pistes à la route nationale ? Dans la mechta de la tante paternelle Fatima, l’aînée, « il n’y avait ni montre, ni miroir, ni télévision ». Cela est difficilement imaginable alors que nous sommes dans les années 1990-2000. « Les enfants n’avaient d’autres activités que de dormir, marcher, grimper aux arbres, attraper des scarabées, monter à dos d’âne. Ils faisaient leurs besoins, avant le coucher de soleil, derrière les cactus, au milieu des poules, pour éviter d’avoir à faire ça en pleine nuit parce que ça leur foutait la trouille toutes ces histoires de vipères et de chacals. L’ennui c’est que les figues de barbarie à longueur de journée ça donne la diarrhée » 

 

 

Le chapitre suivant évoque les attentats terroristes qui ont pris la France pour cible durant les années 2012 à 2016, et l’angoisse qui saisit les Maghrébins, plus encore les Algériens à cause du climat nauséeux, voire délétère qui les vise périodiquement, eux plus que toute autre communauté, du fait de la guerre d’indépendance. « Les Taleb se soutiennent le front, les yeux hagards, devant les images terribles et les bandeaux qui défilent sous l’écran ». Un attentat. Effroi d’abord puis l’empathie pour les victimes et leurs familles. Et un vœu : « faites que le terroriste ne soit pas un ‘‘Arabe’’. » Exactement comme en cette quinzaine de fin octobre 2020, à la suite de l’assassinat de Samuel Paty le vendredi 16. Quel Algérien n’a pas, au plus profond de lui, imploré « faites que le terroriste ne soit pas un Algérien. » Lorsque le lendemain j’ai appris que l’assassin de l’enseignant n’était ni Algérien, ni Maghrébin, j’ai respiré profondément, très profondément. Il était néanmoins musulman, et une partie de la société, de la classe politique à l’affût, plus encore des médias, particulièrement des commentateurs et invités de la télévision, exigèrent (exigent toujours) des musulmans de se « désolidariser ». Mais je ne suis plus vraiment dans l’analyse. J’y reviens.

 

« Les enfants Taleb savent qu’ils seront écartés du deuil national. » Ils sont habitués. Ils sont aussitôt rangés du côté des accusés. « On les somme de descendre dans la rue dans un cortège à part. » De sortir du rang pour se désolidariser des terroristes. » Les Taleb, réunis en famille comme tous les samedis, parlent de la tragédie. Ils se demandent s’il leur faut chanter plus fort la Marseillaise, changer de prénom, ou adhérer à un parti d’extrême droite pour qu’on leur accorde l’autorisation de faire partie de la communauté nationale.

 

En 2018, Yamina a 69 ans et vit à Aubervilliers. Chaque samedi matin, elle se rend au marché de la ville, « c’est un rituel ». Dans le bus on lui cède la place mais elle refuse car « elle n’aime pas qu’on se dérange pour elle ». Yamina ne se plaint jamais « comme si cette option lui avait été retirée à la naissance ». Lorsque son médecin traitant la tutoie, lorsqu’il lui demande de dégager ses oreilles de son foulard « Allez, madame Yamina, on enlève sa petite burqa pour montrer ses petites oreilles », elle n’y voit aucune condescendance, ou mépris. Elle ne voit pas cette échelle invisible (sic) sur laquelle il se perche chaque fois qu’il s’adresse à elle ». À moins qu’elle ait choisi « de ne pas se laisser abîmer par le mépris ou envahir par le ressentiment », sa façon de résister.

Elle enfouie sa colère, contrairement à sa fille Hannah qui la laisse exploser comme devant la guichetière de la préfecture de Bobigny « qui blesse les gens avec son comportement » sa façon de parler avec eux « très fort en articulant lentement » Malika est divorcée. Les trois autres sœurs et Omar sont célibataires. Les samedis, ils se retrouvent chez leurs parents qui sont heureux de les recevoir pour le rituel couscous.

 

Omar n’a jamais fait la moindre remarque à ses sœurs qui étaient pour lui comme « trois petites mères ». Il est le chouchou de Yamina, qui peut faire se lever l’une de ses filles pour que lui, le garçon de la famille, s’assoit « ma fille, lève-toi, c’est la place de ton frère »

Les sœurs considèrent que Omar est le préféré de leur mère. « Imène, détachée, lâche en haussant les sourcils « Inch’Allah que j’ai pas d’enfants, si c’est pour faire des différences, c’est pas la peine ! » Lorsque Brahim, le père, rentre des courses et qu’il a oublié les Chocapic, les céréales préférées de Omar, « Yamina le boude ». Suit une liste d’actions de Yamina montrant combien Yamina chouchoute Omar. Pourtant, Si Omar est la fierté de sa maman, Malika est la fierté de la famille, « Elle travaille au service de l’état civil de la mairie de Bobigny. » Elle se fait discrète, « elle ne fait jamais de vague. » Yamina rappelle à tous qu’elle ne fait aucune différence entre ses enfants « qui sont comme les doigts de ma main, je peux pas en couper un. » Mais Imane est persuadée qu’elle est « l’auriculaire de Yamina, ce doigt inutile. » alors elle quitte la pièce peinée. 

La famille habite à Aubervilliers, « rue du Moutier », non loin du cirque Zingaro, à quelques kilomètres de Paris et du stade de France.

 

 

Yamina se lève à l’aube pour faire sa prière. Une fois, alors qu’elle allait faire ses ablutions, elle s’est rappelée d’un rêve dans lequel elle se voit se rendre à l’école qu’elle trouve fermée. Elle crie « ouvrez-moi, je veux rentrer », mais en vain. Elle est ramenée à la maison par son père « qui fronce les sourcils ». Yamina a dû arrêter l’école pour aider ses parents. Ses enfants à elle ont tous été à l’école. Malika, sa fille aînée, divorcée, intellectualise tout. Elle ajoute toujours « à ce qu’il paraît » lorsqu’elle avance une citation d’un auteur « ce qui affaiblit malheureusement la crédibilité de son propos. » 

 

Les phrases sont en italiques lorsqu’elles reprennent les échanges entre par exemple l’employée de la préfecture et Hannah, mais aussi lorsque l’autrice s’adresse au lecteur « peut-être que ça ne vous frapperait pas immédiatement en la regardant, mais derrière Yamina il y a une histoire comme derrière tout un chacun. » Faïza Guène utilise l’humour, parfois de manière subtile, « Sur les boites de Chocapic, sous la date de péremption, on devrait ajouter l’âge limite pour en manger », parfois de manière incongrue ou trop légère, sans pertinence ainsi ces formules à l’emporte-pièce, ces formules qu’on entend parfois ou d’autres inutiles ainsi « il gare sa voiture toujours au même endroit, sous le lampadaire devant Chez Akfadou, la boucherie halal des Kabyles, juste en face de la rôtissoire à gaz (capacité trente-quatre poulets). »

 

Yamina a de bonnes relations avec sa voisine, « elle lui tient la porte, lui envoie une assiette de msemen ou de crêpes mille trous », mais elle est gênée quand son chien la renifle. La voisine croit qu’elle en a peur, « Il va pas vous mordre ». Yamina comprend que d’autres gens aiment les chiens « c’est leur façon de vivre ». Pourtant, des chiens elle en a vu dans la mechta de son enfance. Ils étaient libres d’aller et venir dans la ferme. Elle pense que « l’appartement ce n’est pas un destin acceptable pour un chien. » Yamina évite le chien, non parce qu’elle en a peur, mais c’est que pour prier il faut être pur, c’est-à-dire avoir fait ses ablutions. Or, tout contact avec un chien invalide cette pureté et Yamina sera obligée de refaire ses ablutions. C’est donc mieux d’éviter. Elle pourrait expliquer tout cela à sa voisine, mais « quelque chose empêche Yamina d’avoir ce dialogue. Aujourd’hui on ne peut pas dire qui on est. » L’atmosphère a changé depuis les années Zidane et les années 80, la décennie de la Grande marche citoyenne de Marseille à Paris « Pour l’égalité et contre le racisme ». Mais peut-être que Yamina « a tendance à embellir ses souvenirs ». Yamina dit vrai. L’atmosphère s’est alourdie. Elle n’aime pas écouter « les polémistes islamophobes à qui on donne la parole pour beugler leur haine, la bave aux lèvres, ces faces de chien, Woujah el kelb » Les Woujah el kelb comme le Zemmour prolifèrent à la radio, à la télé et même dans les quartiers. Hannah, elle, n’a pas la patience de sa mère. Elle, elle dit à la voisine « tenez votre chien là s’il vous plaît ». Mais lorsque sa mère lui demande d’user de patience « c’est comme ça benti, ma fille, on doit accepter, on est comme leurs invités, on est chez eux » Hannah ne supporte pas. « On n’est pas des invités ! t’as reçu un carton d’invitation toi ? Ça suffit, ça fait 35 ans que j’entends ça ! Nous on est chez nous ! on est nés ici ! » Et gare donc à qui ose lui barrer le chemin. Elle n’a pas froid aux yeux et elle a raison.

 

La famille possède depuis plus de dix ans un jardin ouvrier près de la nationale, du cirque Zingaro et du cimetière, à deux, trois kilomètres de l’appartement. Il est entouré d’autres jardins et des villes de Drancy, La Courneuve, Pantin et Bobigny. Dans ce jardin ouvrier il y a un figuier qui fait penser à Yamina à celui de son enfance à Msirda et qui a péri. « Désormais, l’arbre de Yamina, sa baraka, n’est plus en Algérie, il est ici, à Aubervilliers, bien enraciné. » La famille a pour voisin un vieil espagnol avec lequel Brahim échange fièrement en portugais, mais Brahim fait erreur.

Lorsqu’elle jardine, Yamina est comme transportée dans son enfance, « elle oublie tout et ne s’arrête que pour prier dans la cabane du jardin… Avant, elle priait même sur l’herbe fraîche, mais aujourd’hui elle ne se sent plus en sécurité. Elle se cache. »

 

Omar est chauffeur Uber depuis deux ans. Il porte un costume de grande marque en guise de tenue de travail. Sa nuit de travail touche à sa fin, l’aube pointe. Il dépose des clients devant le luxueux hôtel Lutétia. Omar peut se donner les moyens pour prendre un verre dans le bar de l’hôtel, mais « il y a dans sa tête une frontière nébuleuse qui lui raconte qu’il ne peut pas y entrer… Il y a des choses qui ne sont pas faites pour nous » mais pour les dominants « qui font à peine l’effort de nous exclure. Nous le faisons très bien nous-mêmes. » Il prend les derniers clients, deux touristes américaines qu’il dépose sur la place de la Bastille, avant de rentrer se coucher, mais avant « avec un peu de chance, il arrivera à temps pour prier el fajr à la mosquée d’Aulnay-sous-Bois. » Yamina est fière de son fils. Elle trouve qu’il s’en sort mieux que nombre de jeunes comme « ceux qui mendient avec leurs chiens, ceux qui ont fait de la prison ».

Une autre fois, Omar prend une cliente à la gare Montparnasse pour la déposer à Romainville. « Ils ont parlé de tout et ‘d’autre chose’. Il aurait voulu que la course dure jusqu’à l’aube. » Que devient-elle à la fin du roman, cette cliente ? est-ce la meuf qu’évoquera Hannah dans la grande maison de Pillac ?

 

« Omar  pense aux vacances qu’il a passées à Marseille l’année dernière, avec sa serviette de plage FC Barcelone, achetée au bled en 2012, à Tlemcen. » Je n’ai réellement pas saisi le sens, y en a-t-il un, de cette phrase, même si Faïza Guène précise « Il se souvient que le vendeur aussi s’appelait Omar » Très bien, mais quand même « passer ses vacances avec une serviette », quand-même… 

La cliente qu’il a prise à la gare Montparnasse s’appelle Nadia. « Ses yeux sont si noirs qu’on distingue à peine le contour de ses pupilles… elle est plutôt bavarde. Omar souhaite la revoir. « Elle lui donne son pseudo Facebook » Omar n’est pas sûr de lui. Il pense qu’elle a accepté par politesse. « Il a des fourmillements dans sa poitrine, chaque fois qu’elle rit. » 

Il pense qu’« elle plairait bien à maman ». N’est-ce pas là un cliché du garçon maghrébin accroché aux jupons de sa maman ? Omar est timide, « il peine à trouver sa place dans le monde. C’est un garçon arabe qui ne se conforme pas à ce que le monde attend de lui, c’est-à-dire devenir dominant, brutal, conquérant, viril et, si possible, fourbe, voire dangereux. » À Port Say, il y a quelques années, son cousin lui a appris qu’il fallait draguer les filles mal fagotées » pour avoir plus de chance de conquête. Il a échoué. Suivent trois pages sur la virilité telle que développée dans les westerns américains. 

 

En 2018, Omar « va bientôt passer les 30 piges » indique l’autrice (page 36). Un an plus tard, en 2019, « Omar a 29 piges » (page 159). Petit problème donc. La chambre de Omar ressemble à celle d’un étudiant. Lorsqu’il était en CDD à l’Assurance-Maladie Omar a acheté un très grand téléviseur « qui mange littéralement la pièce » qui supporte aussi d’autres meubles, « une armoire, une table basse, une banquette, un bureau », et surtout une Play-Station 4. Il passe des heures à jouer ce que ne comprend pas son père « Jouer ? à 30 ans ? » Brahim pense que son fils fait partie de cette « génération à l’enfance prolongée et aux responsabilités réduites » « Lui, Brahim, à 16 ans il descendait à la mine, la gueule noire, du côté de Roche-la-Molière et Firminy, dans la Loire ». Yamina ne comprend pas pourquoi son mari « s’entête à endurcir Omar ». Elle s’interroge, « les chauffeurs Uber d’aujourd’hui, comme leur fils, ne sont-ils pas les mineurs d’hier ? » Yamina souhaite que Omar se marie et « qu’il ne suive pas le chemin de ses sœurs demeurées célibataires. L’aînée est divorcée. Omar y songe peut-être. 

 

Tout en nettoyant sa belle voiture de travail à la station de lavage, « Omar pense à inviter Nadia, la cliente qu’il a ramenée de Montparnasse à Romainville. Elle lui a plu. Pour échanger avec elle il a créé un compte Facebook et envoyé quelques messages.  

 

Sa sœur Imane, 31 ans, est la troisième enfant. Elle habite seule dans un studio. Lorsqu’elle a annoncé à ses parents qu’elle projetait d’habiter seule, ils ont eu peur du « qu’en dira-t-on » des gens. Imane fuit le regard de son père qui est déçu par elle. Aucune des filles Taleb n’est mariée. « Malika, l’aînée, avait été mariée quelque temps », aujourd’hui elle est divorcée. Brahim avait dansé au mariage de sa fille (en août 1999, elle avait 18 ans). Mais celui-ci ne tint qu’un temps et comme les parents des mariés se connaissaient bien, le divorce ou « ‘l’arrangement’, s’était déroulé à merveille. » À cette époque, Brahim rodait avec le père Ammouri (mort d’un cancer de la gorge). L’auteure use d’une image qui s’apparenterait à un stéréotype pour décrire l’ami et voisin de Brahim « Avec son long corps de Berbère qui avait des airs de Jacques Brel trempé dans de l’huile d’olive. » Pas vraiment pertinent. « Les aînés de la fratrie, comme Malika, acceptaient les règles désuètes » des parents, car à leurs yeux ils faisaient de leur mieux. Il y a lieu ici de parler plutôt des fratries en général car, s’agissant de la famille Taleb, même Malika, née en 1980, est jeune pour avoir à « accepter » ces règles anciennes. Pourtant « décevoir les parents c’est pire que tout. »  Comme on vivait « ici » il fallait bien trouver des règles. « C’est ainsi qu’ils avaient inventé instinctivement des lois hybrides ». Mais les parents, « avaient peur de tout perdre. Ils tenaient à rester qui ils sont. Ils ont refusé d’être effacés » 

De nombreux passages, comme en page 60 et 61, sont marqués par une graphie particulière avec des phrases courtes de trois à neuf mots et retour à la ligne.

« Malgré eux, les parents, par les sacrifices énormes qu’ils leur ont consentis, ont fait de leurs enfants des gamins écrasés, accablés et les enfants accablés font comme leurs parents, ils marchent la tête baissée. » Pas toujours, on le constate bien avec Imène et Hannah. Celle-ci a 34 ans et elle se sent épuisée. C’est une adulte indignée. Elle semble regretter « la bonne époque, celle d’avant le 11 septembre 2001, d’avant Charlie. Au moment où les Arabes avaient été à la mode, grâce à Zidane, à Djamel Debbouze et à Rachid Arhab. C’était cool d’être rebeu à cette période ».  Mais des malheurs étaient passé par là, et Charlie avait brisé le cœur du coeur de millions de Français musulmans « au nom de la liberté ». 

Hannah a rendez-vous avec un homme « pas très beau, il a de l’embonpoint, des poils sur les doigts » et porte « un jean qui épouse ses hanches. Si Hannah remarque les hanches d’un homme, automatiquement il devient une sœur. » Généralement les garçons arabes s’intéressent plus « à la femme blanche, aux cheveux raides. » Hannah méprise les gens qui souffrent de la haine de soi. Elle déteste par-dessus tout, les gens qui se détestent. Une fois elle est tombée amoureuse d’un type, Samy, « qui s’est mis à vouloir la contrôler. Il n’avait pas assez d’amour pour en donner convenablement. Elle l’a quitté à contre-cœur. » 

Maintenant Hannah est avec Hakim. Il parle beaucoup et elle, « son esprit s’évade. » Il n’a aucune originalité Hakim. Hannah se lasse des choses, des gens et, dans la vie, s’ennuyer constamment n’est pas de tout repos. » Elle décroche lorsqu’il lui détaille son voyage en Thaïlande « son plus beau voyage qu’il a jamais réalisé ». Hakim voulait pratiquer la boxe thaïe, mais il a été découragé par un ami. « Frère, Wallah, t’as pas la condition physique pour ça. Le prends pas mal mais t’es sacrément dodu, t’as des seins mon frérot. » Ce type d’humour très drôle n’est pas rare dans le roman. Entre massage et boxe thaïe, les vacances à vingt ans en Thaïlande peut être un excellent rite initiatique. Ce pays avait fait de Hakim et de ses semblables, des hommes. Hakim voulait retourner une 4° fois au Salon de massage, mais le même ami avait essayé de l’en empêcher, « Eh Wallah frère c’est chaud. Elle t’a fait une marabouterie asiatique ou quoi ? Fais belek, j’crois qu’tu tombes amoureux frère. » 

 

La petite sœur, Imane, se trouve dans un Lavomatic au nom de « Lav’ Story », tenu par un Chinois qui force les sourcils en permanence. Imane aime le lavomatic « ça lui permet de rêvasser tranquille dans une atmosphère de linge humide ». Puis-je écrire qu’il s’agit là par contre d’un humour, disons bon enfant ? Le nom de la laverie renvoie Imane à un célèbre film américain, un film qu’elle a vu en cassette avec sa grande sœur Malika « une bonne centaine de fois. »

Cette année encore Imane, à Noël, intègrera l’équipe de vente de ‘Maxi Toz’. Le travail la fatigue « elle en a assez de la hiérarchie et de la pression qu’elle lui inflige. » Elle ne peut arrêter, il lui faut payer le loyer de son 20 m2, et il est cher. Ses parents lui feraient un scandale s’ils l’apprenaient « quoi ? 850 € ? ça fait 8 millions et demi » en Algérie, de quoi louer 7 appartements à Aïn Témouchent ! » Et Faïza Guène n’est pas vraiment généreuse ! Aujourd’hui on offrirait le double aux parents, 17 millions de centimes.

L’autrice imagine une suite de propos entre Imane et son père « cette histoire aurait possiblement mal fini. Imane aurait quitté l’appartement en claquant la porte. » Elle serait allée faire un tour « et se serait sentie incomprise dans cette famille « de toute façon y en a que pour les grandes et pour Omar ». 

 

Une fois par semaine, en cette année 2020, Hannah se rend chez une psychologue. « Elle en a honte. Elle fait croire à sa famille qu’elle s’est inscrite à un cours de zumba ». Cela n’a pas été facile car il lui a fallu « déconstruire les fiertés mal placées qu’elle portait en elle, ‘‘je suis algérienne ! je n’ai pas besoin d’aide !’’ » en levant le poing si nécessaire ou en agitant un drapeau algérien. Y a-t-il un seul Algérien qui ne reconnaîtrait pas chez tel ou tel de ses proches ce nif tellement « mal placé ? » et au nationalisme démesuré ? L’esprit de Hannah est taraudé par la question de la LÉGITIMITÉ (en lettres majuscules).

Depuis dix ans, elle est éducatrice spécialisée auprès de jeunes en réinsertion professionnelle. « Elle côtoie les psy dans le cadre de son travail », mais ce n’est pas la même chose. Un jour de septembre elle s’est adressée à une psychologue dans le 11° arrondissement de Paris, madame Aït-Ahmad – le troisième « a » n’est pas un « e », aurais-je commenté. Hannah a honte, mais « elle doit franchir la frontière pour ses enfants à peine en projets, même pas nés, encore flous. Les impacts de la vie sont dans la chair de Hannah. » Si un jour elle a des enfants « elle ne veut pas qu’ils héritent de cette colère qui dévore ses tripes et qu’ils soient fiers de qui ils seront. » Elle leur racontera sa propre histoire, celle de ses parents, celle de Djamila Bouhired, l’Histoire, sans ambages. 

 

Malika se doit en sa qualité d’officier d’état civil d’incarner l’impartialité et la neutralité de l’État. Mais elle peine. Comment rester neutre devant un chibani « qui se noie dans son charabia sans lui tendre une main compatissante. » Ce que ne comprend pas du tout, et ne peut peut-être pas comprendre, l’employée de la préfecture de Bobigny qui s’en était prise à Yamina. Quand Hannah s’adresse au vieux monsieur dans son propre dialecte, ses yeux fatigués s’illuminent. Même sa hiérarchie ne la comprend pas et « lui a remonté les bretelles », ni même sa propre mère qui lui demande de « rester discrète. » Dans les moments d’accalmie, Malika fait des micro-siestes ou surfe sur l’Internet. Elle recherche et trouve le village de « Sidi Ben Adda ex Les trois marabouts », près de Aïn Témouchent où ont vécu ses aïeux. Elle trouve un site qui relate la période coloniale, mais rien des anciens de sa famille « leurs vies se sont discrètement éparpillées dans la poussière ». Ils sont absents du site.  Malika n’a reçu qu’une « histoire fragmentée, un puzzle ». Il reste à ses propres enfants d’en assembler les fragments, de le reconstituer.

 

Omar n’est pas à l’aise. Il sue. Il s’est habillé comme « lors du mariage de son copain » 

Il se trouve au bar du Lutétia. En attendant Nadia, la cliente de Romainville il commande un cocktail « alcohol free ». Suit cet échange sensé nous faire rire. Omar se remémore d’une discussion qu’il a eue avec une fille lors d’une fête. « - tu fais quoi dans la vie - je suis Uber  - c’est marrant t’as pas une tête à t’appeler Hubert. » Bon.

 

Nadia arrive, « sa façon de traverser le bar, de slalomer entre les tables… c’est sûr, Omar est amoureux de cette fille. » Elle préfère aller ailleurs, ce bar ne lui plaît pas « on va pas payer 24 balles pour six accras de morue. » Ils se rendent chez un traiteur libanais « beaucoup plus accessible. »

 

Imane se rend à l’hôpital Salpétrière, « il paraît qu’ils ont de bons stomatos ». À 31 ans, Imane a besoin de sa maman à ses côtés, « c’est une douillette ». Elle a des difficultés à avoir une demi-journée « à croire que sa responsable a un problème personnel avec elle ». « Sa responsable est toujours à la surveiller, à chronométrer ses temps de pause. » Là encore cet humour est un peu lourd. Imane pense que si elle se trouve ici en stomatologie c’est à cause de sa responsable, « elle a une dent contre moi ».

 

Hannah raconte à la psy ses cauchemars. Tout le texte est en en italiques. Hannah se voit avec ses copines de lycée dans un restaurant chinois. Elles mangent, rigolent… lorsque tout à coup arrivent des cars de CRS. Le patron, Sofiane, est terrorisé. Du dessous de la caisse, « il sort vite une tondeuse, il la branche et se met à tondre sa barbe. »  Les CRS, cagoulés, tirent en l’air, mais l’un d’eux, un vieux militaire d’extrême droite, haineux avec un bandeau de pirate sur l’œil, « tire sur les jeunes en riant ». Arrive un autre de ses acolytes, de la même veine, qui écrase la tête de Yamina. Hannah hurle. « Il me tire dessus dans le front. Boum. » C’est ce qu’elle raconte à la psychologue, madame Aït Ahmad. Elle lui raconte d’autres cauchemars, des corps d’Algériens dont celui de son père qui flottent sur la Seine. Hannah ne sait quoi faire de « toutes ces histoires qui la hantent ». La psy trouve les mots qui réconfortent. « C’est normal, cette violence fait partie de votre histoire, et les humiliations vécues avant vous, vous en héritez… mais vous ne pouvez réparer seule, l’offense. » Ces mots lui font du bien car Hannah « a toujours le sentiment de devoir réparer l’offense subie par les parents » qui seront, certainement, « enterrés sans avoir la reconnaissance méritée. » Son père en se rappelant son arrivée en région parisienne en 1961, pensait « à Nasser, celui d’entre eux qui n’est jamais revenu » jeté dans la Seine en octobre 1961. Il a dû raconter ce vécu à Hannah.

Ce père qui offre des fleurs à Yamina chaque année à la Saint- Valentin. De tout temps il « glisse un billet de 20 € dans les pages du Coran de Yamina. Elle a fini par l’aimer, lui et ses manières gauches. » Brahim a arrêté de jouer au tiercé et de fumer, mais il a gardé des petits plaisirs, comme « mettre du parfum, se rendre au café Casanova, écouter Dahmane el Harrachi, regarder des westerns à la télévision. » 

 

Thomas, le petit ami de Imane, sanglote dans cette impasse du 18°. Elle l’avait prévenu qu’il ne fallait pas compter sur elle pour qu’elle s’engage. Imane ne supporte pas de le voir dans cet état. « Elle est au degré zéro de l’empathie… Même si elle déteste leurs pensées archaïques, leur autorité, leurs manières trop viriles, Imane préfère chez les garçons arabes le trop de virilité que le pas assez. » « Thomas était gentil avec Imane, mais malheureusement, l’électrocardiogramme est resté plat. Tout s’est évaporé lorsqu’elle l’a vu se dégonfler et baisser les yeux lorsqu’un mec leur a cherché bagarre dans un bar. Tout à coup il l’a dégoûtée, littéralement. » Thomas gagne bien sa vie, il est propriétaire de son appartement, mais il est trop près de ses sous. « Toujours à tout compter, à mettre sa part, à donner l’appoint, toujours avec ses ‘‘on fait moit’-moit’ » 

Imane est indépendante. « Elle soutient la liberté d’expression, mais elle n’est pas Charlie pour autant. Elle est musulmane et féministe. Elle est française et algérienne. Quand la viande n’est pas halal, Imane est végane (c’est-à-dire ne consomme pas de produit d’origine animale. Ne porte pas de laine, de fourrure ou du cuir). En un mot ou en treize, elle vit dans un monde qui n’est pas prêt à accueilli sa complexité. »

 

Le roman s’achève en Charente, dans une grande maison. C’est la première fois que la famille prend de vraies vacances. Les grands-parents sont morts. Les enfants se sont cotisés pour louer « une maison de 170m2 à Pillac, au nord de Bordeaux, avec piscine, ping-pong et balançoire. » Tout autour, des champs à perte de vue, Yamina ne se lasse pas de les regarder. Hannah apprend involontairement à ses sœurs que Omar « a une meuf ». Peut-être est-ce Nadia, sa cliente de Romainville ? La famille est heureuse, elle profite du lieu, Brahim somnole à l’étage.

« Yamina a six ans, elle rit aux éclats, elle se sent libre ». Malika, Hannah, Imène et Omar sont bouleversés. Ils sont heureux de « découvrir un nouveau visage du pays où ils sont nés, et plus heureux encore de le faire découvrir à leurs parents. » Ils sont émus de se dire qu’ils font partie de l’histoire de France, d’une manière ou d’une autre, ‘‘qu’ils le veuillent ou non’’. »

Voilà une famille qui remplit au quotidien sa mission, sans colère, dans la lignée des anciens et dans un environnement pas toujours bienveillant. Et lorsqu’ils manifesteront, ils ne descendront plus dans la rue « dans un cortège à part » qu’on le veuille ou non.

 

La Discrétion est un beau roman, malgré quelques imperfections, quelques lourdeurs. Il soulève plutôt avec subtilité nombre de questionnements liés au mal-être, à l’identité, à l’intégration, à l’altérité, au racisme banal, au travers l’évolution d’une famille algéro-française vivant en France. Un roman agréable à lire.

 

Ahmed HANIFI

Mardi 27 octobre 2020

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Faïza Guène - F5: La Grande librairie Mer 23 septembre 2020

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