© Le Matricule des Anges et les rédacteurs
_______________ATELIER EXPERIMENTAL____________________
Voici un atelier d’écriture
intitulé Tropismes, que j’avais proposé en mars 2010, lors d’une formation.
L’objet est l’écriture de Nathalie Sarraute.
Il s’agit durant cet atelier
expérimental d’avoir pour objet la langue elle même, d’aller à ses profondeurs,
prendre le mot à son degré premier, tel qu’il naît afin de créer un monde qui
résonne d’un sens et d’un son nouveau. Le mot, la langue, devenus sujets,
bousculent nos habitudes et notre rapport à eux.
Camille Laurens écrit :
«
Considérons le mot comme un corps vivant dont nos sens en alerte chercheraient
à saisir la forme mouvante, mais encore comme une individualité complexe faite
de mémoire et d’histoire, un caractère variable et moiré qui changerait aussi
en fonction de nous, de notre passé, de notre vie, du moment : ce que j’ai
éprouvé, un jour précis, dans ma danse avec l’un ou l’autre, n’est-ce pas ce
que j’aurais ressenti la veille ou le lendemain, ce que j’en ai dit alors n’est
sans doute pas non plus ce que vous en auriez dit, ce que vous en diriez. Le
rapport au mot a quelque chose d’amical ou d’amoureux, avec ses tristesses et
ses rires, ses emportements et ses jeux, ses silences, c’est une invitation à
la valse, il faut y aller sans craindre aucun vertige – ne jamais séparer le
bon grain de l’ivresse. Le mot n’est donc ni un objet ni même l’objeu cher à
Ponge – un sujeu, plutôt, en tout cas un sujet, et pas toujours libre, trop
souvent engoncé dans la fiction et l’usage. Nathalie Sarraute a donné à
entendre leur cri, les mots veulent sortir, qu’on leur ouvre ».
Et Nathalie Sarraute va plus
loin. Il s’agit pour elle d’aller aux sources du langage, d’approcher ces
« mouvements
indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de la
conscience », ces mouvements
« qui
sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous
manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible de définir » :
les Tropismes.
Il s’agit de saisir le mot/la vie
dans son état premier, la vie intérieure avant le mot.
« La véritable
question est alors posée : ‘‘(…) comment le romancier pourra-t-il se
délivrer du sujet, des personnages et de l’intrigue ?’’ »
Nathalie Sarraute dit :
« Ce
qui m’intéresse ce n’est pas l’objet mais les mouvements intérieurs qu’il
déclenche. Les objets ne sont que des catalyseurs (…) Chez moi l’objet est un
déclencheur de tropismes (…) Ce n’est pas l’objet qui importe mais les
tropismes qu’il déclenche. »
« Nathalie Sarraute s’est
débarrassée de tout, jusqu’à produire dans son dernier livre ‘‘ Ouvrez’’, un
drame purement verbal, où les mots eux-mêmes sont animés de ces mouvements
irrésistibles que, d’ordinaire, ils portent au dehors… »
Nathalie Sarraute écrit en
exergue de « Ouvrez » :
« Des
mots, des êtres vivants parfaitement autonomes, sont les protagonistes de
chacun de ces drames.
Dès que
viennent des mots du dehors, une paroi est dressée. Seuls les mots capables de
recevoir convenablement les visiteurs restent de ce côté. Tous les autres s’en
vont et sont pour plus de sûreté enfermés derrière la paroi.
Mais la paroi
est transparente et les exclus observent à travers elle.
Par moments, ce qu’ils voient
leur donne envie d’intervenir, ils n’y tiennent plus, ils appellent…
Ouvrez.
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POUR UN OUI OU POUR UN NON
H.1 : Mais qu’est-ce que
c’est, alors ?
H.2 : C’est… c’est plutôt
que ce n’est rien… ce qui s’appelle rien… ce qu’on appelle ainsi… en parler
seulement, évoquer ça… ça peut vous entraîner… de quoi on aurait l’air ?
Personne, du reste… personne ne l’ose… on n’en entend jamais parler…
H.1 : Eh bien, je te demande
au nom de tout ce que tu prétends que j’ai été pour toi… au nom de ta mère… de
nos parents… je t’adjure solennellement, tu ne peux plus reculer… qu’est-ce
qu’il y a eu ? Dis-le… tu me dois ça…
H.2, piteusement : Je
te dis : ce n’est rien qu’on puisse dire… rien dont il soit permis de
parler…
H.1 : Allons, vas-y…
H.2 : Eh bien, c’est juste
des mots…
H.1 : Des mots ? entre
nous ? Ne me dis pas qu’on a eu des mots… ce n’est pas possible… et je
m’en serais souvenu…
H.2 : Non, pas des mots
comme ça… d’autres mots… pas ceux dont on dit qu’on les a « eus »,
justement… On ne sait pas comment ils vous viennent…
H.1 : Lesquels ? Quels
mots ? Tu me fais languir… tu me taquines…
H.2 : Mais non, je ne te
taquines pas… Mais si je te les dis…
H.1 : Alors ? Qu’est-ce
qui se passera ? Tu me dis que ce n’est rien…
H.2 : Mais justement, ce
n’est rien… Et c’est à cause de ce rien…
H.1 : Ah on y arrive… C’est
à cause de ce rien que tu t’es éloigné ? Que tu as voulu rompre avec
moi ?
H.1 : Mais qu’est-ce que
c’est, alors ?
H.2 : C’est… c’est plutôt
que ce n’est rien… ce qui s’appelle rien… ce qu’on appelle ainsi… en parler
seulement, évoquer ça… ça peut vous entraîner… de quoi on aurait l’air ?
Personne, du reste… personne ne l’ose… on n’en entend jamais parler…
H.1 : Eh bien, je te demande
au nom de tout ce que tu prétends que j’ai été pour toi… au nom de ta mère… de
nos parents… je t’adjure solennellement, tu ne peux plus reculer… qu’est-ce
qu’il y a eu ? Dis-le… tu me dois ça…
H.2, piteusement : Je
te dis : ce n’est rien qu’on puisse dire… rien dont il soit permis de
parler…
H.1 : Allons, vas-y…
H.2 : Eh bien, c’est juste
des mots…
H.1 : Des mots ? entre
nous ? Ne me dis pas qu’on a eu des mots… ce n’est pas possible… et je
m’en serais souvenu…
H.2 : Non, pas des mots
comme ça… d’autres mots… pas ceux dont on dit qu’on les a « eus »,
justement… On ne sait pas comment ils vous viennent…
H.1 : Lesquels ? Quels
mots ? Tu me fais languir… tu me taquines…
H.2 : Mais non, je ne te
taquines pas… Mais si je te les dis…
H.1 : Alors ? Qu’est-ce
qui se passera ? Tu me dis que ce n’est rien…
H.2 : Mais justement, ce
n’est rien… Et c’est à cause de ce rien…
H.1 : Ah on y arrive… C’est
à cause de ce rien que tu t’es éloigné ? Que tu as voulu rompre avec
moi ?
H.2, soupire : Oui…
c’est à cause de ça… Tu ne comprendras jamais… Personne, du reste, ne pourra
comprendre…
H.1 : Essaie toujours… Je ne
suis pas si obtus…
H.2 : Oh si… pour ça, tu
l’es. Vous l’êtes tous du reste.
H.1 : Alors, chiche… on
verra…
H.2 : Eh bien… tu m’as dit
il y a quelque temps… Tu m’as dit… quand je me suis vanté de je ne sais plus
quoi… de je ne sais plus quel succès… Oui… dérisoire… quand je t’en ai parlé…
tu m’as dit : « C’est bien…ça… »
H.1 : Répète-le, je t’en
prie… j’ai dû mal entendre.
H.2, prenant courage :
Tu m’as dit : « C’est bien…ça… » Juste avec ce suspens… cet
accent…
H.1 : Ce n’ai pas vrai. Ca
ne peut pas être ça… ce n’est pas possible…
H.2 : Tu vois, je te l’avais
bien dit… à quoi bon ?...
H.1 : Non mais vraiment, ce
n’est pas une plaisanterie ? Tu parles sérieusement ?
H.2 : Oui, Très. Très
sérieusement.
H.1 : Ecoute, dis-moi si je
rêve… si je me trompe… Tu m’aurais fait part d’une réussite… qu’elle réussite
d’ailleurs…
H.2 : Oh peu importe… une
réussite quelconque…
H.1 : Et alors je t’aurais
dit : « C’est bien, ça ? »
H.2 : Pas tout à fait ainsi…
Je me souviens d’une mère d’élève, qui, justifiant les difficultés de son
fils, ne cessait de répéter : « C’est depuis que mon mari est
parti. » En réponse, j’avais glosé un long moment sur les méfaits
scolaires du divorce, avant de comprendre que le pauvre homme était tout
simplement mort. L’euphémisme du départ pour l’autre monde trouve sa source
dans la définition première du verbe – partir : se mettre en mouvement
pour quitter un lieu. Sans doute aime-t-on l’idée que les morts sont actifs et
qu’ils vont quelque part. Et puis, si, comme on dit, « partir, c’est
mourir un peu », « mourir, c’est partir beaucoup ». Mais la
proximité de partir et de mourir vient aussi, je crois, de ce
que, dans les deux cas, on laisse non seulement quelque chose derrière soi,
mais encore et surtout quelque chose de soi. L’étymologie nous enseigne :
partir, c’est partager, séparer un tout en parties (ou en partis). Quand on
part, on se divise, on éclate (« parti mon cuer de destroit » –
« mon cœur est brisé d’angoisse ») ; il y a donc une part de soi
qui ne part pas, une partie qui reste. C’est pourquoi la question de
Beaudelaire – « Faut-il partir ? Rester ? » – n’a guère de
sens ; on ne choisit pas vraiment entre partir et rester, on est partagé.
On peut bien partir comme une flèche, partir sans se retourner, sans laisser
d’adresse, sans espoir de retour, on ne fait qu’écrire une autre partition, une
nouvelle répartition. Tout départ change la donne, où participent différemment
la mémoire, l’imagination, l’espace physique et mental. L’amoureux proustien
l’éprouve avec force : « la femme qui est partie n’est pas la même
que celle qui était là. » Partir, c’est répartir autrement les fragments
de soi en l’autre, les bribes de l’autre en soi, les morceaux de l’unité, de
l’unicité que nous formions auparavant avec une personne ou un lieu. L’argot
l’a bien compris, pour qui partir n’est qu’une façon de mettre les bouts ;
cela se fait rarement sans la douleur de l’arrachement ou de la brisure, même
si on la nie : bon, allez, salut, je me casse.
Cependant, malgré les éclats fréquents du départ, celui-ci peut se faire
sans dommage : on en prend son parti sans se départir de son calme, on
part sans avoir maille à partir, on s’en va sans avoir aucun mal à partir, avec
un peu d’entraînement on peut même, cela arrive, en être heureux – partir alors
d’un grand éclat de rire. Se tirer, se barrer, se trotter, lever l’ancre, jouer
des flûtes, c’est tout un art et c’est du sport. Qu’est-ce qu’on gagne ?
Le large. Prêts ? Partez !
********
Il y a des
gens qu’on tutoie presque d’emblée ; les voyant, on a envie de leur dire
tu, toi – d’être à tu et à toi. C’est que toi va bien avec moi, toi et moi sont
en équilibre, plateau d’une juste balance amoureuse ou amicale, tandis que vous
et moi peinent à s’harmoniser, se cantonnent aux mondanités, pour l’amour, en
tout cas, ils ne font pas le poids. Victor Hugo l’a bien senti qui, dans la
préface des Contemplations, passe sans transition de l’un à
l’autre : « Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous…
Ah ! insensé qui crois que je ne suis pas toi ! » Car à toi l’on
dit tout, alors qu’à vous on ne confie rien, on reste coi, ou du moins sur son
quant-à-soi.
Toi, dans la
passion, c’est toujours un peu moi, avec ce rien de différence qui permet
l’attirance, t, m, t’aime, m’aime, c’est du pareil au même, à peu de chose
près. Même si, bien sûr, c’est moi d’abord, juste après toi, c’est toi – et que
tu sois sans feu ni lieu, sans foi ni loi, n’y change rien, tu restes toi,
c’est toi que j’aime, ce double où je me vois, où je me bois, où je me noie.
Tel est le discours de l’amoureux, qui fait de toi le seul abri où reposer son
moi– trouver un toi, voilà son objectif premier, son idéal ; alors le
reste de la terre disparaît (elles, eux) : « Ô mon amour ô mon amour,
s’écrie Aragon dans Le Crève-cœur, toi seule existes » ;
et Cyrano : « C’est ce qui te fait toi, tu m’entends, que
j’adore. » Toi, ce n’est donc pas n’importe quoi, n’importe qui.
Cependant, il n’a pas d’autonomie véritable : contrairement à moi, plus
égoïste, voire haïssable, toi n’est pas indépendant, il dépend de moi. Toi
et moi recueil poétique de Paul Géraldy qui eut autrefois son heure de
gloire, exprime dans son titre tout le destin de ce petit mot enchaîné :
sans moi, qu’en est-il de toi ? Rien. Jules Romains s’en explique à la
faveur d’un souvenir : « ‘‘ Toi’’ ce n’était pas exactement la petite
Antonia… C’était le quelque chose à propos duquel et de moi je disais ‘‘
nous’’. » Le voilà donc constamment pris au piège : toi n’existe que
par rapport à moi, si je ne dis pas « toi », si je ne crois pas en
toi, pffft, disparu : toi et moi, ensemble mais pas égaux. D’ailleurs, dès
que le torchon brûle, malheur à toi ! Ma pomme a toujours le dernier mot,
tout ce qui n’est pas bibi retourne au néant, c’est le triomphe du tout à
l’égo, et pour dézinguer tézigue, vous pouvez compter sur moi. Si, un jour
prochain, rien ne va plus de soi, si toi et moi ça fait deux, mon parti est
pris (je peux vivre sans toi, tu sais) : je tue toi et je me voue à vous.
Donc, si
j’étais toi, je ferais attention à moi.
_____________
« - Ca y
est, « Tu » a encore fait des siennes…
- Oh, avec
« Tu », on peut s’attendre à n’importe quoi…
- En tout cas
à une de ces crises de laisser-aller qu’il lui arrive d’avoir de temps à autre…
- Il se
débraille, il va jusqu’à se dénuder sans aucune pudeur…
- Vous le
voyez maintenant, il a une de ses belles crises… le voilà avec « n’as
qu’à »… « Tu n’as qu’à »… Eh bien, ce « n’as qu’à »
collé à lui le gêne… Alors il n’hésite pas… il se débarrasse de son
« u », de son « n »… « T’as qu’à ».
- Vraiment, il faut qu’il n’ait pas honte…
- Honte ? Mais il est enchanté, cette
tenue lui convient. Il s’y sent délicieusement à son aise…
- Non, ce n’est pas possible, il ne se rend
pas compte… On va lui montrer de quoi il a l’air…
- Vous croyez
qu’il va ouvrir ?
- Peut-être
bien, il se sent si détendu… Vous voyez, il nous ouvre.
- Il faut en profiter,
se dépêcher… ne pas y aller par quatre chemins…
- Ecoute,
« Tu n’as qu’à »…
- Qu’es-ce
qu’il y a ? Qu’est-ce que vous me voulez ?
- Oh,
« Tu n’as qu’à », ne joue pas les innocents… Qu’as-tu fait de ton
« u », de ton « n » ?
- Eh bien oui,
ils me gênaient… collés à moi… J’ai voulu me sentir plus à l’aise…
- Plus à
l’aise… « u » et « n » te gênaient… voyez-vous ça… Alors tu
sais de quoi tu as l’air maintenant ?
- Non, de
quoi ?
- Tu as l’air
d’un « Taka », tu t’en rends compte ?...
- D’un
« Taka », c’est amusant…
- Amusant un
« Taka » ? mais tu ne sens pas combien « Taka » est
laid, vulgaire ?
- Non, moi
« Taka » ne me choque pas… mais pas du tout… Taka… Taka… Ca a un
petit air exotique… Taka… Taka… ce nom, plus je le répète, plus il me plaît.
- Il faut le
saisir à bras-le-corps, le secouer… « Tu n’as qu’à », écoute-nous, au
nom du ciel, reviens à toi… « Tu n’as qu’à », regarde ce que tu as
fait de toi… Tu n’as plus de « u », plus de « n »…
- A force de
te laisser aller… Ah, voilà ce que c’est que d’être « Tu »… Ce n’est
pas à « Vous » que ça pourrait arriver…
- Regarde,
« Vous n’avez qu’à » avec son « n’avez », si calme, qui
s’étale sans hâte, avec dignité…
- Tandis que
« Tu »… « Tu »… qui n’a juste que ce « u »… dont
il t’est si facile de te débarrasser…
- En le
remplaçant par cette « ’ », un oripeau… un bout de chiffon qui ajoute
encore à ton aspect débraillé… « Tu », il faut dans une situation
comme la tienne se surveiller davantage… Ne pas t’acoquiner… laisser « as
qu’à » se coller à toi de si près sans rien qui te protège…
- Sans ton
« u » ni ton « n »… Crois-nous, tu ne peux pas t’en passer…
sans te déclasser.
- Tu sais, il
y a des gens – et pas particulièrement délicats – à qui le contact possible de
« Taka » donne envie de se reculer… de se protéger… comme s’ils
allaient recevoir « un postillon »… ce mot vulgaire ne te choquera
pas…
- Il n’y a
rien à faire. Malheureusement, ce sont de ces « choses qui
arrivent », on ne sait pourquoi, même dans un milieu raffiné tout à coup,
des individus prennent plaisir à se déclasser…
- C’est ce que
tu fais, « Tu n’as qu’à »…
- C’est
navrant…
- Mais il vaut
mieux ne pas insister… D’être un « Taka », rien ne peut lui plaîre
davantage… Vous l’entendez ? « Taka »… « Taka »… et
même pour augmenter le plaisir de s’avilir, il fait prendre à
« Taka » un air vautré, une allure veule, traînante…
« Taa…kaa… »
_____________
*******
Ils
s’arrachaient à leurs armoires à glace où ils étaient en train de scruter leurs
visages. Se soulevaient sur leurs lits : « C’est servi, c’est
servi », disait-elle. Elle rassemblait à table la famille, chacun caché
dans son antre, solitaire, hargneux, épuisé. « Mais qu’ont-ils donc pour
avoir l’air toujours vannés ? » disait-elle quand elle parlait à la
cuisinière.
Elle parlait
à la cuisinière pendant des heures, s’agitant autour de la table, s’agitant
toujours, préparant des potions pour eux ou des plats, elle parlait, critiquant
les gens qui venaient à la maison, les amis : « et les cheveux d’une
telle qui vont foncer, ils seront comme ceux de sa mère et droits ; ils
ont de la chance, ceux qui n’ont pas besoin de permanente ». –
« Mademoiselle a de beaux cheveux » disait la cuisinière, « ils
sont épais, ils sont beaux malgré qu’ils ne bouclent pas ». – « Et un
tel, je suis sûre qu’il ne vous a pas laissé quelque chose. Ils sont avares,
avares tous, et ils ont de l’argent, ils ont de l’argent, c’est dégoûtant. Et
ils se privent de tout. Moi, je ne comprends pas ça. » – « Ah !
non, disait la cuisinière, non, ils ne l’emporteront pas avec eux. Et leur
fille, elle n’est toujours pas mariée, et elle n’est pas mal, elle a de beaux
cheveux, un petit nez, de jolis pieds aussi. » – « Oui, de beaux
cheveux, c’est vrai, disait-elle, mais personne ne l’aime, vous savez, elle ne
plaît pas. Ah ! C’est drôle vraiment ».
Et il sentait
filtrer de la cuisine la pensée humble et crasseuse, piétinante, piétinant
toujours sur place, toujours sur place, tournant en rond, en rond, comme s’ils
avaient le vertige mais ne pouvaient pas s’arrêter, comme s’ils avaient mal au
cœur mais ne pouvaient pas s’arrêter, comme on se ronge les ongles, comme on
arrache par morceaux sa peau quand on pèle, comme on se gratte quand on a de
l’urticaire, comme on se retourne dans son lit pendant l’insomnie, pour se
faire plaisir et pour se faire souffrir, à s’épuiser, en avoir la respiration
coupée…
« Mais
peut être que pour eux c’était autre chose. » C’était ce qu’il pensait,
écoutant, étendu sur son lit, pendant que comme une sorte de bave poisseuse
leur pensée s’infiltrait en lui, se collait à lui, le tapissait intérieurement.
Il n’y avait
rien à faire. Rien à faire. Se soustraire était impossible. Partout, sous des
formes innombrables, « traître » (« c’est traître le soleil
d’aujourd’hui, disait la concierge, c’est traître et on risque d’attraper du
mal. Ainsi, mon pauvre mari, pourtant il aimait se soigner… »), partout,
sous les apparences de la vie elle-même, cela vous happait au passage, quand
vous passiez en courant devant la loge du concierge, quand vous répondiez au téléphone,
déjeuniez en famille, invitiez des amis, adressiez la parole à qui que ce fût.
Il fallait
leur répondre et les encourager avec douceur, et surtout, surtout ne pas leur
faire sentir, ne pas leur faire sentir un seul instant qu’on se croyait
différent. Se plier, se plier, s’effacer : « Oui, oui, oui, oui,
c’est vrai, bien sûr », voilà ce qu’il fallait leur dire, et les regarder
avec sympathie, avec tendresse, sans quoi un déchirement, un arrachement,
quelque chose d’inattendu, de violent allait se produire, quelque chose qui
jamais ne s’était produit et qui serait effrayant.
Il lui
semblait qu’alors, dans un déferlement subit d’action, de puissance, avec une
force immense, il les secouerait comme de vieux chiffons sales, les tordrait,
les déchirerait, les détruirait complètement.
Mais il
savait aussi que c’était probablement une impression fausse. Avant qu’il ait le
temps de se jeter sur eux – avec cet instinct sûr, cet instinct de défense,
cette vitalité facile qui faisait leur force inquiétante, ils se retourneraient
sur lui et, d’un coup, il ne savait comment, l’assommeraient.
************
CONSIGNE
1 : [A LA SUITE DU TEXTE « PARTIR » *******
Listez un
ensemble d’expressions toutes faites. Des mots tous simples pour paraphraser
Nathalie Sarraute (Ouvrez page 102) de mots bien connus dont on dit qu’ils sont
« courants ». C’est vrai qu’ils courent partout on les voit passer
mille fois.
Exemple :
A votre santé, c’est n’importe quoi, excusez-moi, mince alors, s’il vous plaît,
après tout, au-revoir…
CONSIGNE
2 : [A LA SUITE DE « X » (TAKA)] *******
Insérez les
expressions [de la 1° consigne] dans un texte qui n’aura pour objet ou pour
sujet que les mots eux-mêmes, que les tropismes qui en sont à la source. Afin
de mettre en avant ces mouvements intérieurs, ces petits riens qui déclenchent
les mots les gestes.
Insérez ces expressions, ces
mots, dans un texte.
CONSIGNE
3 : [IDEM QUE 2] *******
Reprenez
votre texte (suite à la consigne 2), soulignez les mots, ou expressions-pivots.
(Environ une petite dizaine).
Lisez ces
mots-pivots.
LECTURES
à haute voix, à tour de rôle.
CONSIGNE
4 [IDEM QUE 2] *******:
A-
Interrogez-vous sur la portée de ces mots-pivots, sur leurs synonymes
possibles, leurs antonymes. Interrogez-vous sur ce sur quoi ils peuvent
déboucher, sur ces tropismes, ces riens qu’ils soulèvent.
Puis face à
chacun des mots-pivots entamez une réflexion les concernant, faites-les vivre
en écrivant votre réflexion les concernant. Raymond Queneau dirait
« Prends ces mots dans tes mains et vois comme ils sont faits » [in
Le grain des mots de Camille Laurens. Ed : P.O.L. page 7]
Interpellez-les,
dire ce que vous en pensez, ce qu’ils évoquent pour vous.
Imaginez ces
mots, ces expressions comme des êtres réactifs
B- Puis
faites la même chose du reste du texte : interrogez les restes de phrases,
comment les élargir, les enrichir…
CONSIGNE 5 : [A LA
SUITE DE « II » (TROPISMES)] *******
Faites comme
un peintre devant sa toile : rayez, raturez, changez les mots, les
expressions, les phrases.
Etoffez le
texte. Réfléchissez à une architecture complète.
L’objectif
étant de produire un texte cohérent dont l’objet est le mot ou
l’expression ; la langue par elle-même.
LECTURES…
Fin de l’animation.
Retour sur l’animation.
Discussions. Critiques.
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