Rechercher dans ce blog

samedi, mars 27, 2021

741_ Appel du 24 mars 2021, pour une Algérie démocratique


Djameleddine BENCHENOUF (Al-Magharibya/Awras) lit l'Appel du 24 mars 2021

 Liberté 25 mars 2021

actualité 

Appel à déjouer des provocations dangereuses contre le combat pacifique du peuple algérien pour la démocratie

Après avoir volontairement suspendu pendant un an ses marches pour protéger les populations contre l’épidémie de coronavirus, le peuple algérien a repris, avec des mobilisations pacifiques massives sur l’ensemble du territoire national et à l’étranger, son combat pour mettre fin à l’emprise du commandement militaire sur la vie politique, économique et sociale, et construire un État de droit civil et démocratique.

Les dirigeants algériens au lieu de répondre positivement à la détermination de la majorité du peuple de conquérir ses droits restent préoccupés par la seule sauvegarde de leur pouvoir et de leurs intérêts avec leur programme habituel d’institutions qu’ils contrôlent et d’élections manipulées. La reprise des marches populaires pacifiques semble avoir surpris de nombreux cercles du pouvoir qui prennent peur et s’adonnent à des improvisations politiques, à des manœuvres de récupération et à des provocations par lesquelles, ils croient pouvoir déstabiliser le Hirak et semer la division entre les forces qui le soutiennent en agitant les spectres de l’islamisme, du séparatisme et de la main de l’étranger. Les projets relatifs à la déchéance de la nationalité algérienne, les arrestations arbitraires dans les rues qui s’apparentent à des enlèvements, lors de manifestations pacifiques, le recours impuni à la torture et aux mauvais traitements, que signalent des détenus, des ONG et le Commissariat aux droits de l’Homme des Nations unies, attestent de cette irresponsable fuite en avant des autorités algériennes. De récentes provocations, comme le tabassage de journalistes, l’intimidation de femmes manifestant pacifiquement pour leurs droits lors de la journée du 8 Mars, l’introduction de groupes de manifestants d’origine inconnue qui cherchent à susciter des tensions lors des marches populaires sont autant d’exemples qui illustrent ces politiques aventureuses.
Nous, signataires de cet appel, convaincus de la légitimité du combat du peuple algérien contre le système autoritaire, de sa résilience et de sa vigilance pour déjouer les provocations et les manipulations :
– interpellons les gouvernants pour mettre fin rapidement à toutes les mesures qui mettent en danger la stabilité du pays et la sécurité des individus et des populations ;
– demandons instamment à toutes les forces qui soutiennent les revendications du soulèvement populaire de rester fidèles à l’esprit d’ouverture démocratique, au pluralisme politique, à la diversité culturelle et sociale, qui caractérisent le combat pacifique en cours et de faire preuve de vigilance pour isoler effectivement les individus qui tentent de semer le trouble et la division lors des manifestations publiques pacifiques ;


– saluons la solidarité internationale qui se manifeste en soutien à la lutte du peuple algérien pour les droits humains et les libertés démocratiques,

– appelons toutes les forces éprises de paix et de liberté en Algérie et dans le monde à soutenir la lutte pacifique du peuple algérien pour un État démocratique.

Premier(e)s signataires de l’appel 

Ahmed Mahiou, ancien doyen de la Faculté de droit d’Alger, juge ad hoc à la Cour internationale de justice, Nourredine Melickechi, physicien, Sadek Hadjerès, militant politique et social depuis 1944, Zineb Ali-Benali, professeure des universités,  Mohammed Harbi, historien, Saïd Chemakh, enseignant universitaire de linguistique tamazight, Aïssa Kadri, sociologue, Rachid Ouaïssa, professeur des universités, Saïd Salhi, défenseur des droits humains, Ali Bensaad, professeur des universités, Anouar Benmalek, écrivain, Fatma Oussedik, sociologue, Madjid Benchikh, ancien doyen de la Faculté de droit d’Alger, Mansour Brouri, médecin spécialiste, Nacer Djabi, sociologue, Ali Guenoun, historien, Khaoula Taleb-Ibrahimi, professeure des universités, Mohand Arezki Ferrad, historien, Abdelouhab Fersaoui, président du RAJ, Gaia Abdesselam, informaticien, Madjid Abdesselam, physicien médical, Mehana Abdesselam, enseignant USTHB, Nadia Abdesselam, médecin, Mohamed Salah Aboudi, ingénieur, Ramdane Achab, éditeur, Hakim Addad, militant politique, Lahouari Addi, sociologue, Abderrezak Adel, enseignant universitaire, Farid Aïssani, ancien secrétaire national du FFS à l’émigration, Rachid Aïssaoui, université de Mostaganem, Nabil Aït Ahmed, militant démocrate, Ali Aït Djoudi, président de Riposte internationale, Sanhadja Akrouf, militante féministe et associative,  Tewfik Allal, coordonnateur de ACDA, Rafik Almi, émigré,  militant associatif, Ghanima Ammour, poétesse, militante associative, Samia Ammour, cadre associatif, Boualem Amoura, président du Satef, Farid Amrouche, enseignant universitaire (UMMTO), Kamel Amzal, militant des droits de l’Homme, Hamid Arab, directeur du Matindalgerie.com, Oussama Azizi, ingénieur en informatique, Krim Bacha, technicien, Malika Bakhti, ingénieure d’études, Rachid Beguenane, professeur à l’Université d’Ontario, Akram Belkaïd, journaliste, écrivain, Farouk Belkeddar, militant associatif, Amara Benamara, militant démocrate, Malika Benarab Attou, militante associative, présidente de Game, Mohamed Benhamadouche, poète, Ahcène Benkaroun, enseignant retraité, Nadia Benkaroun, enseignante retraitée, Nasser Bensefia, professionnel en santé, Madjid Ben Yaou, enseignant-chercheur en économie (UMMTO), Othmane Benzaghou, expert financier, militant associatif, Ahmed Bouaziz, militant démocrate, Abderrahmane Bouchène, directeur des Éditions Bouchène, Hacen Boudjema, militant démocrate, cofondateur du collectif Caman, Abdelkrim Boudraa, militant associatif, Nassim Boudrahem, professeur de mathématiques (UBM), Fatma Boufenik, économiste, enseignante-chercheure, Mahrez Bouich, enseignant chercheur, Salima Boumaza, enseignante universitaire, Mouloud Boumghar, professeur de droit, Omar Bouraba, ingénieur, militant associatif, Ali Brahimi, juriste, militant démocrate, Fatiha Briki, retraitée universitaire,  Arezki Chalal, opposant démocrate,  Massensen Cherbi, enseignant universitaire, Bachir Dahak, docteur en droit, Ahmed Dahmani, économiste, Mohamed Daid, technicien en pétrochimie, Mohamed Daoui, enseignant université (UMMTO), Karima Dirèche, historienne, CNRS, Saïd Djaafer, journaliste,  Ahmed Djeddaï, chirurgien, militant politique, Nadir Djermoune, architecte, Nacera Dutour, porte-parole du CFDA (Collectif des familles de disparus en Algérie), Nasser-Eddine Ghozali, professeur de droit, Hachemi Ghezali, militant des droits de l’Homme, Abdenour Guellaz, militant démocrate,  Nacer Haddad, militant politique, Nacéra Hadouche, avocate et militante des droits de l’Homme, Madjid Hachour, avocat, Djamel Hamdi, enseignant, Hamid Hami, enseignant retraité de l’Éducation nationale, Ali Harfouche, professeur (USTHB), Zahir Harir, informaticien, président de FORSEM, Mohamed Hennad, professeur de sciences politiques, Akli Izouaouène, militant démocrate, Zahia Kacel, militante politique, Abdelkader Kacher, professeur d’Université,  Myriam Kendsi, artiste peintre, Rime Kerfah, biochimiste, Salem Kessal, professeur (USTHB), Tahar Khalfoune, juriste, Habib Kheddache, avocat, Saïd Khelil, pharmacien, ancien secrétaire général du FFS, Mouloud Kichou, enseignant retraité, Souad Labbize, autrice, Sara Ladoul, enseignante, universitaire, Nawel Laib, militante des droits de l’Homme, Jaffar Lakhdari, consultant, militant associatif, Feriel Louanchi, enseignante universitaire, Lotfi Madani, expert en communication, Abdeslam Mahanna, physicien et militant démocrate, Myriam Maupin, militante et activiste des droits de l’Homme, Larbi Mehdi, Faculté des sciences sociales, Université d’Oran,  Rachid Menana, médecin spécialiste, Malika Mersroua, militante politique, Abdesselam Mebrouk, militant associatif, Amar Mohand-Amer, historien, Kamel Moktefi, toxicologue et militant, Rabah Moulla, enseignant et militant, Ramdane Moulla, ancien parlementaire, militant du Caman, Farid Ouadah, émigré militant démocrate,  Tayeb Ouardas, expert international, Genève, Salah Oudahar, directeur du Festival Strasbourg-Méditerranée, Belaïd Ould Brahim, commerçant, Hichem Ould Brahim, ingénieur aéronautique,  Kahina Redjala, militante, associative, Youcef Rezzoug, journaliste, Abdelkader Saadallah, consultant en géosciences, Madani Safar-Zitoun, citoyen, Adel Sahraoui, militant citoyen, Djaballah Saïghi, ingénieur et activiste politique,  Aldja Seghir, militante associative, Brahim Senouci, écrivain, Menouar Siad, chercheur en sciences nucléaires, Ouardia Sid Ali, ancienne cadre supérieure de l’État et militante démocrate, Menad Sidi Si Ahmed, expert climatologue, Hocine Sifaoui, enseignant, Nabila Smaïl, avocate, Loucif Nasser Timsiline, auditeur interne, militant de la citoyenneté, Sandra Alex Triki, enseignante UBM, Mohammed-Idir Yacoub, architecte, militant du FFS, Farid Yaker, militant associatif, Nadia Yefsah, militante démocrate, Mohamed Zaaf, professeur de l’Université d’Annaba, Youcef Zirem, écrivain, Rachid Zouaimia, professeur d’Université.

______________________

CLIQUER ICI POUR ÉCOUTER LA LECTURE DE L'APPEL


OU CLIQUER ICI


dimanche, mars 21, 2021

740_ La quête d’Averroës



 

Jorge Luis Borges

(traduit par Roger Caillois)

 

S’imaginant que la tragédie n’était autre chose que l’art de louer…

 

Ernest Renan, Averroës,48 (1851).


 

Abulgualid Mohammad Ibn Ahmad ibn-Mohammad ibn-Rushd (un siècle passera avant que ce nom interminable devienne Averroës, à travers Benraist et Avenryz, sans oublier Aben-Rassad et Filius Rosadis) rédigeait le onzième chapitre de son œuvre Tahafut-ul-Tahafut (Destruction de la Destruction), dans lequel il maintient, contre l’ascète persan Ghazali, auteur de Tahafut-ul-Falasifa (Destruction des Philosophes), que la divinité connaît seulement les lois générales de l’Univers, ce qui concerne les genres et non les individus. Il écrivait avec une lente sécurité, de droite à gauche ; son application à former des syllogismes et à enchaîner de vastes paragraphes ne l’empêchait pas de sentir comme un bien-être la fraîche et profonde maison qui l’entourait. Au fond de ce repos, s’enrouaient d’amoureuses colombes ; de quelque patio invisible, montait le bruit d’une fontaine ; quelque chose dans la chair d’Averroës, dont les ancêtres venaient des déserts arabes, était reconnaissant à cette continuité de l’eau. En bas, se trouvaient les jardins, le potager ; en bas, le Guadalquivir absorbé par sa tâche ; plus loin, Cordoue, la ville chère à son cœur, aussi lumineuse que Bagdad et Le Caire, comme un instrument complexe et délicat, et alentour (Averroës le percevait aussi) s’élargissait jusqu’à l’horizon la terre d’Espagne, où il y a peu de chose, mais où chaque chose paraît exister selon un mode substantif et éternel. 

La plume courait sur le papier ; les arguments s’entrelaçaient, irréfutables ; mais une légère préoccupation compromettait la béatitude d’Averroës. Le Tahafut, travail de hasard, n’en était pas le motif, mais un problème de nature philosophique dépendant de l’œuvre monumentale qui justifierait Averroës devant les générations : le commentaire d’Aristote. Ce Grec, source de toute philosophie, avait été accordé aux hommes pour leur enseigner tout ce qui se peut savoir ; interpréter ses ouvrages comme le font les ulémas le Coran, était la difficile entreprise que se proposait Averroës. L’histoire consignerait peu d’événements aussi beaux et aussi pathétiques que ce médecin arabe se consacrant à la pensée d’un homme dont quatorze siècles le séparaient ; aux difficultés intrinsèques s’ajoutait le fait qu’Averroës, ignorant du syriaque et du grec, travaillait sur la traduction d’une traduction. La veille, deux mots douteux l’avaient arrêté au seuil de la Poétique. Ces mots étaient tragoedia et comoedia. Il les avait déjà rencontrés, des années auparavant, au livre troisième de la Rhétorique ; personne dans l’Islam n’entrevoyait ce qu’ils voulaient dire. En vain, il avait fatigué les traités d’Alexandre d’Aphrodésie. En vain, compulsé les versions du nestorien Hunain ibn-Ishaq et de Abu Bashar Meta. Les deux mots arcanes pullulaient dans le texte de la Poétique : impossible de les éluder.

Averroës laissa la plume. Il se dit (sans trop y croire) ce que nous cherchons est souvent à notre portée, rangea le manuscrit du Tahafut et se dirigea vers le rayon où étaient alignés, copiés par les calligraphes persans, les nombreux volumes du Mohkam de l’aveugle Abensida. C’était ridicule d’imaginer qu’il ne les avait pas consultés, mais il était tenté par le vain plaisir d’en tourner les pages. Il fut tiré de cette distraction studieuse par une espèce de mélodie. Il regarda à travers les grilles du balcon : des enfants demi-nus s’amusaient en bas, dans l’étroite cour de terre. L’un, debout sur les épaules de l’autre, jouait évidemment le rôle d’un muezzin. Les yeux bien fermés, il psalmodiait : Il n’y a pas d’autre dieu que Dieu. Celui qui le portait, immobile, représentait le minaret ; un autre, prosterné dans la poussière et agenouillé, l’assemblée des fidèles. Le jeu s’interrompit vite : tous voulaient être muezzin, personne la tour ou les fidèles. Averroës les entendit discuter en dialecte grossier, c’est-à-dire dans l’espagnol naissant de la plèbe musulmane de la Péninsule. Il ouvrit le Qutab-ul-aïn de Jalil et pensa avec orgueil que dans la Cordoue entière, peut-être dans toute l’Andalousie, il n’y avait pas de copie de l’œuvre parfaite supérieure à celle-ci, que l’émir Yacoub Al-Mansour lui avait donné à Tanger. Le nom de ce port lui rappela que le voyageur Aboulkassim Al-Ashari, de retour du Maroc, devait dîner avec lui, le même soir, chez le coraniste Farach. Aboulkassim devait avoir atteint les royaumes de l’Empire de Sin (de la Chine) ; ses détracteurs, avec cette logique spéciale que donne la haine, juraient qu’il n’avait jamais foulé le sol de la Chine et que, dans les temples de ce pays, il avait blasphémé le nom d’Allah. Sans aucun doute, la soirée durerait plusieurs heures ; Averroës, promptement, repris le texte du Tahafut. Il travailla jusqu’au crépuscule de la nuit.

La conversation, dans la maison de Farach, passa des incomparables vertus du gouverneur à celles de son frère l’émir ; ensuite, dans le jardin, ils parlèrent des roses. Aboulkassim, qui ne les avait pas regardés, affirma qu’il n’y a pas de roses comparables à celles qui ornent les villes andalouses. Farach ne se laissa pas corrompre ; il signala que le docte Ibn Qutaiba décrit une superbe variété de la rose perpétuelle, qui croît dans les jardins de l’Indoustan et dont les pétales rouges incarnat portent des caractères qui disent : il n’y a pas d’autre dieu que Dieu. Mohammed est son prophète. Il ajouta qu’Abdoulkassim connaissait sûrement ces roses. Abdoulkassim le regarda, assez alarmé. S’il répondait oui, tous le tiendraient avec raison pour le plus disponible et le plus occasionnel des imposteurs ; s’il répondait non, ils le tiendraient pour un Infidèle. Il choisit de susurrer que le Seigneur détenait les clés des choses cachées et qu’il n’existe pas sur terre une seule chose verte ou flétrie qui ne soit pas mentionnée dans Son livre. Ces mots appartenaient à l’une des premières sourates. Un murmure de respect les accueillit. Rendu vaniteux par cette victoire dialectique, Aboulkassim allait dire que le Seigneur est parfait et impénétrable dans ses voies, quand Averroës déclara, anticipant les lointains arguments d’un Hume encore problématique :

-       J’ai moins de peine à admettre une erreur du docte Ibn Qutaiba ou de ses copistes que l’idée que la terre donne des roses qui confessent la Foi

-       C’est vrai ! Grandes et véridiques paroles ! dit Aboulkassim. 

-       Un voyageur, rappela le poète Abdalmalik, parle d’un arbre dont les fruits sont des oiseaux verts. Il m’est plus facile de croire à cet arbre qu’à des roses avec des lettres.

-       La couleur des oiseaux, dit Averroës semble faciliter le miracle. En outre, les oiseaux et les fruits appartiennent au monde de la nature, alors que l’écriture est un art. Passer des feuilles aux oiseaux est plus facile que de passer des roses aux lettres.

Un autre invité nia avec indignation que l’écriture fût un art, puisque l’Original du Coran — La Mère du Livre — antérieur à la Création, est conservé au ciel. Un autre parla de Chahiz de Basrah qui affirme que le Coran est une substance qui peut prendre la forme d’un homme ou d’un animal, opinion qui paraît s’accorder avec celles des théologiens qui lui attribuent deux faces. Farach exposa longuement la doctrine orthodoxe. Le Coran (dit-il) est un des attributs de Dieu, comme sa piété ; on le copie en livre, on le prononce avec la langue, on s’en souvient avec le cœur : l’idiome, les signes et l’écriture sont l’œuvre des hommes, mais le Coran est irrévocable et éternel. Averroës, qui avait commenté La République, aurait pu dire que La Mère du Livre est quelque chose comme son modèle platonicien. Il nota que la théologie était un domaine absolument inaccessible à Aboulkassim.   `

D’autres, qui l’avaient aussi remarqué, demandèrent à Aboulkassim de narrer quelque merveille. Alors, comme aujourd’hui, le monde était atroce ; les audacieux pouvaient le parcourir et aussi les misérables, ceux qui se pliaient à tout. La mémoire d’Aboulkassim était un miroir d’intimes lâchetés. Que pouvait-il raconter ? En outre, on exigeait de lui des merveilles et la merveille est peut-être incommunicable ; la lune du Bengale n’est pas identique à la lune du Yémen, mais on la décrit avec les mêmes mots. Aboulkassim hésita, puis il parla. 

-       Celui qui parcourt les climats et les villes, affirma-t-il avec onction, voit beaucoup de choses dignes de foi. Celle-ci, que je n’ai racontée qu’une fois, au roi des Turcs. Elle arriva à Sin Kalan (Canton) où le fleuve de l’Eau de la Vie se jette dans la mer.

Farach demanda si cette ville se trouvait loin de la muraille qu’Iskander Zul Qarnain (Alexandre Bicorne de Massédoine) avait élevée pour contenir Gog et Magog.

-       Des déserts l’en séparent, répondit Aboulkassim avec un orgueil involontaire. Une caravane cheminerait quarante jours avant d’en apercevoir les tours et autant, paraît-il, pour l’atteindre. À Sin Kalan, je n’ai entendu parler d’aucun homme qui l’eût vue ou qui eût vu quelqu’un qui l’eût vue.

La crainte de l’épaisseur de l’infini, du pur espace, de la simple matière émut un instant Averroës. Il regarda le jardin symétrique ; se sentit vieilli, inutile, irréel. Aboulkassim disait : 

-       Un soir, les marchands musulmans de Sin Kalan me conduisirent à une maison de bois peint, où vivaient beaucoup de gens. On ne peut pas raconter comment était cette maison, qui était bien plutôt une seule pièce avec des rangées de réduits ou de balcons placés les uns à côté des autres. Dans ces enfoncements, il y avait des gens qui mangeaient et buvaient, de même que sur le sol et aussi sur une terrasse. Les gens de la terrasse jouaient du tambour et du luth, sauf quinze ou vingt environ (avec des masques de couleur cramoisie) qui priaient, chantaient et conversaient. Ils étaient punis de prison, mais personne ne voyait les cellules ; ils étaient à cheval, mais personne ne voyait leurs montures ; ils combattaient, mais les épées étaient en roseau ; ils mouraient, mais ils se relevaient ensuite.

-       Les actes des fous, dit Farach, dépassent les prévisions du sage.

-       Ils n’étaient pas fous, dut préciser Aboulkassim. Ils étaient en train, me dit un marchand, de représenter une histoire.

Personne ne comprenait, personne ne paraissait vouloir comprendre.

Confus, Aboulkassim passa d’une narration bienvenue à d’ennuyeuses explications. Il dit, en s’aidant avec les mains : 

-       Imaginons que quelqu’un figure une histoire au lieu de la raconter. Supposons qu’il s’agisse de l’histoire des Dormants d’Éphèse. Nous les voyons alors se retirer dans la caverne, nous les voyons prier et dormir, nous les voyons dormir avec les yeux ouverts, nous les voyons réveillés au bout de trois cent neuf ans, donner au commerçant une monnaie antique, se réveiller au paradis, nous les voyons se réveiller avec leur chien. C’est un spectacle de ce genre que nous montrèrent ce soir-là les gens de la terrasse.

-       Ces personnes parlaient-elles ? demanda Farach.

-       Bien sûr, elles parlaient, dit Aboulkassim converti en avocat de cette séance dont il se souvenait à peine et qui l’avait fort ennuyé. Elles parlaient et chantaient et discouraient.

-       Dans ce cas, conclut Farach, il n’était pas besoin de vingt personnes. Un seul narrateur peut raconter n’importe quoi, quelle qu’en soit la complexité.

Tous approuvèrent ce verdict. On loua les vertus de l’arabe qui est la langue dont Dieu se sert pour commander aux anges ; puis de la poésie des Arabes. Abdalmalik, après l’avoir approuvée comme il se doit, censura comme retardataires les poètes qui, à Damas et à Cordoue, s’acharnaient à employer des images d’éleveurs et un vocabulaire bédouin. Il dit qu’il était absurde qu’un homme devant qui s’étalait le Guadalquivir célébrât l’eau d’un puits. Il estima urgent de rénover les anciennes métaphores ; il dit que quand Zuhair compara le destin à un chameau aveugle, cette figure avait pu étonner les gens, mais que cinq siècles d’admiration l’avait usée. Tous approuvèrent cette opinion qu’ils avaient déjà souvent entendue de nombreuses bouches. Averroës se taisait. À la fin, il parla, moins pour les autres que pour lui-même.

-       Avec moins d’éloquence, dit Averroës, mais avec des arguments analogues, il m’est arrivé de défendre la proposition que soutient Abdalmalik. À Alexandrie, il fut avancé que seul est incapable d’une faute, qui déjà l’a commise et déjà s’en est repenti. Ajoutons que, pour s’affranchir d’une erreur, il est bon de l’avoir professée. Zuhair, dans une moallaka, dit qu’au cours de quatre-vingts ans de douleur et de gloire, il a vu souvent le destin renverser soudain les hommes comme ferait un chameau aveugle ; Abdalmalik en tant que cette figure ne peut plus nous émerveiller. À cette observation, on peut opposer beaucoup de choses. La première, que si le but d’un poème était de nous étonner, sa durée ne se mesurerait pas en siècles, mais en jours et en heures, peut-être en minutes. La seconde, qu’un grand poète est moins celui qui invente que celui qui découvre. Pour louer Ibn Sharal de Berja, on a répété que seulement lui pouvait imaginer que les étoiles, à l’aube, tombent lentement du ciel comme des feuilles tombes des arbres ; ce qui, si c’était vrai, démontrerait que l’image ne vaut rien. L’image qu’un seul homme a pu concevoir est celle qui ne touche personne. Il est infiniment de choses dans le monde ; chacune peut être comparée toutes les autres. Comparer des étoiles à des feuilles n’est pas moins arbitraire que les comparer à des poissons ou à des oiseaux. En revanche, il n’est personne qui n’ait éprouvé, au moins une fois, que le destin est puissant et stupide, qu’il est à la fois innocent et inhumain. Le vers de Zuhair se réfère à cette conviction, qui peut être passagère ou permanente, mais que personne n’élude. On ne dira pas mieux ce qu’il a dit là. En outre (et ceci est peut-être l’essentiel de mes réflexions), le temps qui ruine les palais enrichit les vers. Celui de Zuhair, quand il l’écrivit en Arabie, servait à confronter deux images : celle du chameau, vieilli et celle du destin. Répété aujourd’hui, il sert la mémoire de Zuhair et confond notre affliction avec celle du poète mort. La figure avait deux termes, maintenant elle en a quatre. Le temps argumente le contenu des vers et j’en sais qui, à l’égal de la musique, sont tout pour tous les hommes. Ainsi il y a des années, poursuivi à Marrakech par le souvenir de Cordoue, je me plaisais à répéter l’apostrophe qu’Abdourrahman adressa dans les jardins de Rouzafa, à une palme africaine : 

Toi aussi, tu es, ô palme !

en terre étrangère

Singulier privilège de la poésie : des mots écrits par un roi qui regrettait l’Orient me servir à moi, exilé en Afrique, pour exprimer ma nostalgie de l’Espagne.

Averroës, ensuite, parla des premiers poètes, de ceux qui dans le Temps de l’Ignorance, avant l’islam, avaient déjà dit toutes choses dans le langage infini des déserts. Alarmé, non sans raison, par les futilités d’Ibn-Sharaf, il avança que, dans les Anciens et dans le Coran, toute la poésie était inscrite : l’ambition d’innover venait de l’ignorance, elle était condamnée à l’échec. Les assistants l’écoutèrent avec plaisir, parce qu’il prônait le passé.

Les muezzins appelaient à la prière de la première aube quand Averroës rentra dans sa bibliothèque. (Dans le harem, les esclaves brunes avaient torturé une esclave rousse, mais il ne devait pas la prendre avant l’après-midi.) Quelque chose lui avait révélé le sens des deux mots obscurs. D’une ferme et soigneuse calligraphie, il ajouta ces lignes à son manuscrit : « Aristû (Aristote) appelle tragédie les panégyriques et comédie les satires et anathèmes. D’admirables tragédies et comédies abondent dans les pages du Coran et dans les moallakas du sanctuaire. »

Il eut sommeil et un peu froid. Il détacha son turban et se regarda dans un miroir de métal. Je ne sais ce que virent ses yeux, car aucun historien n’a décrit son visage. Je sais qu’il disparut brusquement comme si un feu sans lumière l’avait foudroyé et qu’avec lui disparurent la maison et l’invisible jet d’eau et les livres, les manuscrits et les colombes, et la multitude des esclaves brunes et la tremblante esclave rousse, et Farach et Aboulkassim et les rosiers et peut-être le Guadalquivir. 

 

Dans le récit antérieur, j’ai voulu raconter l’histoire d’un échec. J’ai pensé, d’abord, à l’archevêque de Canterburry qui se proposa de démontra qu’il existe un Dieu ; puis aux alchimistes qui recherchèrent la pierre philosophale ; puis aux vains trissecteurs de l’angle et équarrisseurs du cercle. Je réfléchis ensuite qu’apparaîtrait plus poétique le cas d’un homme qui se proposerait un but qui ne serait pas caché aux autres, mais à lui seul. Je me souvins d’Averroës qui, prisonnier de la culture de l’Islam, ne put jamais savoir la signification des mots tragédie et comédie. Je racontai son aventure ; à mesure que j’avançai, j’éprouvai ce que dut ressentir ce dieu mentionné par Burton qui voulut créer un taureau et créa un buffle. Je compris que mon œuvre se moquait de moi. Je compris qu’Averroës s’efforçant de s’imaginer ce qu’est un drame, sans soupçonner ce qu’est un théâtre, n’était pas plus absurde que moi, m’efforçant d’imaginer Averroës, sans autre document que quelques miettes de Renan, de Lane et d’Asin Palacios. Je compris, à la dernière page, que mon récit était un symbole de l’homme que je fus pendant que je l’écrivais et que, pour rédiger ce conte, je devais devenir cet homme et que, pour devenir cet homme, je devais écrire ce conte, et ainsi de suite à l’infini. (« Averroës » disparaît à l’instant où je cesse de croire en lui.)

___________