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vendredi, avril 07, 2023

800_ DE MARSEILLE À TUKTOYAKTUK

 

De Marseille à Tuktoyaktuk

Lundi 13 mars 2023

ET SI ON LISAIT  ?

Nous sommes au cœur de la deuxième décade de mars sous les auspices d’un climat hésitant le matin, printanier l’après-midi. En Algérie, le cerveau de nombre de citoyens bat la chamade. C’est que les semaines qui s’annoncent angoissent beaucoup, pas tant sur le plan spirituel (encore que…), mais pécuniaire. La grande question, telle un marronnier typographique, revient chaque année : « comment faire ? » Quant au mois sacré, « Happy Ramadan Kareem » (merci Mobilis), il fait son petit bonhomme de chemin sans se soucier du monde. Il attend patiemment que la lune de Chaâbane soit pleine pour squatter la suivante. Il ne s’impatiente jamais et avance, sûr de lui, sans jamais bousculer personne. Il arrive « me voilà, bonjour à vous ». Et chacun va à sa rencontre avec ses petites manies, ses petites craintes, parfois à pas forcés. On extrait du vieux tiroir du meuble oublié de la chambre – comme chaque année aux mêmes moments – ses belles résolutions marquées au feutre noir. On retourne chez le coiffeur, on arrête de fumer, de boire, de cracher par terre, de dire des bêtises et d’enfoncer ses voisins par des médisances (ou mésidances comme dirait l’imam adoré des médias français, celui qui dit Amène à tout). Les commerçants quant à eux ne sont pas concernés puisque c’est au courant de ce mois béni qu’ils font 75% du camembert-bénéfices annuels et autant d’arnaques et d’entourloupes (par eux bénies aussi), quels que soient les prêches et quoi que disent les Textes. On squatte la mosquée dès la nuit tombée jusqu’aux premières lueurs du jour suivant en promettant au Miséricordieux de ne plus recommencer. Puis on oublie avant de précisément recommencer le lendemain, suscitant le courroux de Djabelkheir. Ainsi va le monde. Faudrait peut-être que moi aussi je me calme un peu. Je vais où là avec toutes ces lignes, limites irrespectueuses ? Le calme disais-je.

Je reviens à mon objet. Je disais que Ramadan est à nos portes. C’est une occasion de lire un peu. Une idée sympathique s’est introduite dans un de mes rêves empathiques. Celle de raconter une histoire durant ce mois où on tourne pas mal en rond, une histoire que je saucissonnerai à raison d’une plage de lecture de trois à quatre minutes par jour durant trente. Une histoire enjolivée avec de belles photos et que vous pourriez compléter (l’histoire) à votre aise et guise si cela vous dit (ou vous chaut).

 Si vous êtes d’accord évidemment. Si vous ne l’êtes pas, tant pis, je posterai une tranche d’histoire durant trente jours, chaque jour une quarantaine de lignes Facebook, jusqu’à l’Aïd ce qui revient au même… Maâza wa law taret. Une histoire sympathique, dont le coup d’envoi sera donné le premier jour de Ramadan. Alors, patience. C’est la mer des vertus le savez -vous? En attendant je vous propose un petit indice, cette belle photo pour délier un peu les langues.

Aéroport de Paris CDG.


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Mercredi 22 mars 2023

Nous voilà chers amis au seuil de Ramadan. Comme promis (mon mot du 13 mars sur FB), je donnerai à lire demain matin (ou ce soir) le premier des 30 posts (un par jour, de [01/30] à [30/30]). Il n’y a aucun lien avec les épisodes de Shéhérazade ou de Zembla hormis le temps qui passe et les paragraphes qui s’ajoutent les uns aux autres (avec photos et tout) jusqu’à la chute d’une histoire dont le cœur n’est pas nécessairement ce vers quoi la graphie oriente, ce qui est donné à lire ou à voir au premier abord… En attendant, je vous propose de vous préparer à attacher votre ceinture (le temps d’un vol) car vous allez prendre l’avion théorique pour une lointaine destination, pour une terre connue comme celle des longues lumières chaudes et des longues obscurités glaciales.

Sur l’Océan atlantique

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Voici le début de la belle histoire qui ne commence pas par « il était une fois, ken wa maken » 

[01/30] : Après qu’il eut fini son petit déjeuner, Omar s’est installé devant son MacBook Pro, comme tous les matins. Il a consulté ses courriels et les fils d’actualité de Facebook. Certains dégoulinent de sagesses avenantes et de commentaires sincères, d’autres, beaucoup moins nombreux, débordent de méchancetés gratuites, de fatuités vaines. Il y a beaucoup de commentaires désabusés ou naïfs. Puis il a ouvert l’un après l’autre les sites des journaux qu’il affectionne ou qu’il lit par devoir professionnel, peut-être bien par habitude. Plus tard, il se penchera sur ses propres écrits qu’il soignera avant de les adresser à des revues spécialisées. La Provence s’inquiète de « L’impact des futurs terminaux méthaniers sur la santé » En dernière page de Le Quotidien d’Oran, Omar lit que « Zidane parle de ses origines » sur TV5 Monde. « Zizou dira à propos de la double nationalité et du métissage que c’est ‘‘génial, c’est ce qui nous enrichit’’ ». En dernière page du quotidien El Watan du même jour, un encadré attire son attention. Il est titré « La communauté musulmane d’Inuvik (TNO, Canada, au sud de Tuktoyaktuk) a enfin accueilli sa mosquée ce jeudi 23 septembre ».L’article détaille les péripéties subies par les chauffeurs d’un semi-remorque qu’ils acheminaient de Winnipeg vers Inuvik. Sur le poids lourd était fixé un préfabriqué. C’était le cœur de la future mosquée, la première à des milliers de kilomètres à la ronde. Omar a relu l’article puis il a cherché le village dans Google Earth. Il connaissait la capitale du Manitoba, mais il n’a jamais entendu parler d’Inuvik. Sa position géographique d’abord l’a désorienté, surpris. Il ne se doutait pas de la présence de musulmans en un endroit si éloigné, si isolé. Pas un, pas deux, mais une petite centaine. « Que font-ils, perchés là-haut à l’intérieur du cercle polaire ? » s’est-il interrogé. Il a relu l’article une autre fois, l’a découpé et l’a rangé dans sa sacoche. Les jours suivants, il s’est documenté davantage. Plus les jours et les semaines s’écoulaient, plus il en savait sur cette région du bout du monde, plus il s’interrogeait sur cette mosquée, sur ses fidèles. Et puis, c’était une belle occasion qui s’offrait à lui pour, qu’enfin, il découvre le Grand Nord et les Peuples premiers dont il a longtemps rêvé dans sa jeunesse. Il lui fallait faire quelque chose. Il en a parlé à ses proches, à ses amis, à des collègues. Véro a été enchantée. Elle lui a aussitôt proposé de l’accompagner s’il se décidait, « chiche ? », « chiche ! ». 

Omar et Véro se connaissent depuis une vingtaine d’années. Ils ont travaillé ensemble à Paris pour LSA, un magazine spécialisé dans les publireportages dédiés à la grande distribution. Ils en ont fait des articles (texte et phootos) sur l’emballage et la loi, les eaux minérales, le management de la Supply chain… C’est dans cette revue que Véro a entamé sa carrière de photographe. Cinq ans plus tard, durant les grandes grèves qui avaient paralysé toute la France, ils ont abandonné LSA pour se mettre chacun à son compte, en free-lance. Ils ont délaissé le climat de la capitale et son effervescence pour la clémence du sud beaucoup moins agité. Les eaux coulent toujours sous les ponts où que l’on se trouve. Aujourd’hui Véro habite à Arles, Omar près d’Avignon. Lorsque des occasions se présentent et quand cela est possible, ils s’engagent dans un projet commun. Omar prend en charge la rédaction, Véro les photos. La perspective de se rendre à la lisière du pôle Nord, à plus de dix mille kilomètres de Marseille, dans un territoire, le Nord-ouest du Canada, vaste comme près de trois fois la France, les a enthousiasmés dès les premiers jours. Ils ont hâte de la concrétiser. L’idée de réaliser un reportage pour la presse n’est pas centrale, mais ils ne l’excluent pas. « On l’intitulerait ‘‘ De Marseille à Tuktoyoktuk’’ qu’en penses-tu ? » 

(‘‘La suite au prochain numéro’’, le [02/30])

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Épisode deux…

[02/30] : Inuvik est un village du bout du monde polaire où vivent moins de quatre mille personnes. Il se trouve précisément dans le cercle arctique, au-delà du 66° parallèle. « Si on poussait jusqu’au 90°, on tomberait de l’autre côté du monde » plaisante Omar. Durant les nuits d’été, le soleil oublie de se coucher sur ce village et sur le bourg de Tuktoyaktuk non loin, près du delta du Mackenzie, au bord de l’Océan arctique. Il rase l’océan, le colorie, mais sans y plonger. En hiver par contre il disparaît plusieurs mois, la nuit bien sûr, mais aussi le jour, complètement. Se rendre à Inuvik et fouler le sol de sa mosquée, la plus septentrionale des mosquées de la planète, c’est pour Omar une expédition exaltante et un pari exceptionnel. Il a hâte de rencontrer ces musulmans (ils sont moins d’une centaine) venus du Sud chaud : Égyptiens, Bangladais, Indiens, Pakistanais. Il n’y a pas l’ombre d’un Maghrébin dans ces contrées. Enfin si, un seul, un jeune homme de Tamanrasset qui s’est épris d’une Indienne inuit. On ne sait rien de leur rencontre, mais on dit qu’ils vivraient dans une réserve à Ikaluktutiak dans le nord (69° parallèle) du Nunavut. Omar avait lu cette histoire de fous dans un quotidien du Bled. Ce village, appelé aussi Cambridge Bay se trouve à un millier de kilomètres au nord de Yellowknife. L’hiver il fait jusqu’à 35° Celsius en dessous de zéro. « Le type a dû mourir de froid. Tu y crois toi ? » Véro a juste haussé les épaules.

Au fil du temps Omar a fait des TNO, les Territoires du Nord-Ouest du Canada, ce bout du monde, son mont Everest. Il lui faut désormais en prendre la direction et une fois le cœur d’Inuvik atteint, ramasser une pierre-témoin et comme sur un sommet, y planter un fanion avec son nom écrit en lettres majuscules et plus tard se vanter auprès de ses proches qui lui chercheraient querelle ou lanceraient un défi : « moi j’ai prié dans la mosquée la plus au nord du monde ! » Lui qui jamais n’a prié, ou plutôt qui ne prie plus depuis la mort de son père. Il avait quatorze ans, et le ciel d’Oran lui était tombé dessus comme une punition gratuite. Il s’était alors mis en colère contre tout, contre les constructeurs de voitures, contre les animaux, contre la nature, contre le ciel… contre tout. 

La voiture de son père s’était renversée d’un pont alors qu’il essayait d’éviter un troupeau de vaches au cœur de la verte Mekerra. Aucun animal n’a été blessé. Le lendemain du drame, Omar a cessé de prier. Plus tard, des années plus tard, il s’est réconcilié avec lui-même, avec les constructeurs de voitures, avec les animaux, avec la nature, avec le ciel… avec tout. L’habitude de ne pas prier lui est restée. Une flemme, une paresse qui ne l’a depuis jamais quitté. Au fond de son cœur, il aimerait, mais voilà. Inuvik, pensait-il, lui donne cette possibilité de tout reprendre. Et de crier à la face du monde « J’ai prié dans la plus haute mosquée du monde ! » (68° parallèle) Et Véro dirait, en exagérant à peine, « j’ai atteint le Pôle Nord ! »

Dès que la décision a été prise, il leur fallait penser à l’hébergement. La solution a été trouvée cinq mois plus tard, en février, grâce à Nicole, une amie journaliste de Véro. Son compagnon, Fred, qui est originaire de Trois-Rivières, avait suggéré d’en parler à sa famille au Canada, si toutefois Véro et Omar étaient d’accord, et ils le seraient. C’est ainsi que Jacques Latraverse, cousin de Fred, a voulu bien mettre gratuitement à leur disposition son pavillon de Yellowknife, la capitale des Territoires du Nord-Ouest canadien. La seule condition qu’il posait était que les Marseillais l’occupent en été pendant qu’il passerait ses vacances dans sa résidence secondaire en Amérique latine. Véro et Omar disent qu’ils sont Marseillais, car c’est plus simple. Qui dans le monde ne connaît pas Marseille ? Alors que Arles, Avignon, Châteaurenard, Beaucaire – leur région – qui connaît ? 

À l’étranger, vous dites « Marseille » et aussitôt les yeux de votre interlocuteur, qu’il se trouve au fin fond de la forêt amazonienne, en Namibie ou à Vladivostok s’illuminent et clignotent comme ceux des nounours ou hamsters pour enfants. Et spontanément les langues s’emballent,  « Marseille OM, Zidane ! », « Marseille Taxi Daniel ! », « Marseille Le Panier ! »…

Omar accepta aussitôt, bien que Yellowknife se trouve à un peu plus de trois mille kilomètres au sud d’Inuvik. Le mois suivant, Omar et Véro achetaient les billets : Marseille-Paris par TGV, Paris-Montréal-Yellowknife par avion. Ils ont entrepris ensuite de chercher des contacts francophones dans la région. Ils seront les portes d’entrée du vrai Canada. Ils ont été fixés en moins de quinze jours : Marc Walper, un collègue de Jacques, les attendra à l’aérodrome de Yellowknife. Son épouse parle le français. La directrice de l’Association franco-culturelle de cette ville, Marie Chaumont, les accueillera bien volontiers. Puis ils ont passé quelque temps à se renseigner, avec de plus en plus de précisions dans leurs interrogations, sur le Canada et les États-Unis, sur les conditions d’entrée, la location de voiture, le climat, la circulation dans le Grand Nord, les Indiens… Quant à l’achat des guides du Routard, c’était chose faite, depuis décembre. Ils ont bouclé tous les dossiers en mai. Restaient les jours et les semaines qui s’égrenaient, lentement à leur gré. Au courant de juin ils ont réussi au moyen de Skype à échanger avec les animatrices des associations francophones : Céline Lavoie et Carrie Wong à Whitehorse, Ange Chaumont à Yellowknife. 

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(‘‘La suite au prochain numéro’’, le [03/30])

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03/30] : Omar et Véro atterrissent à Montréal le samedi deux juillet à 17h30, heure locale, avec chacun une valise, les deux sont noires avec des bandelettes grises, inimitables, et un sac à dos. Noir est celui de Omar, Denim celui de Véro plus son sac à main ordinaire. Neuf mois se sont écoulés depuis la lecture de l’article sur la mosquée d’Inuvik. A L’aéroport Pierre-Elliott Trudeau ressemble à une gigantesque ruche en effervescence. La file interminable des voyageurs avance pas à pas dans un long couloir en S, fait de rubans et de piquets. L’incommodité et l’inconvenance des questions de l’agent de la police de l’air perturbent le souvenir du calme qui a régné au-dessus de l’Atlantique durant les huit heures et troublent chez quelques vacanciers la quiétude qui, jusque-là, avait empli leur cœur. Le préposé au contrôle des passagers entrant au Canada insiste: 

  • Vous allez où ?
  • À Montréal, puis…
  • Vous avez des animaux ?
  • Non
  • Pas d’objet contondant ? » 
  • Non.
  • Vous n’avez pas de viande crue, de foie gras, de saucisson, de boiss…
  • Non.

 

Les réponses que donne Omar, la multiplicité des « non », ne semblent pas convaincre l’agent de la PAF. Avec un feutre rouge, il entoure une des cases de la carte de déclaration. « Passez par là s’il vous plaît. » lui ordonne-t-il. Et par là il indiquait la voie qui mène vers les douaniers, à une petite centaine de mètres. Ils lui réclament la fiche de déclaration puis, comme leurs collègues de la police de l’air, ils posent des questions :

  • Vous restez à Montréal ?
  • Non.
  • Vous allez où ?
  • Yellowknife, puis Whitehorse et Inuvik 
  • Pourquoi Inuvik ?
  • Pour voir la petite mosquée.
  • Vous êtes musulman ?
  • Je suis journaliste.

À la suite de ces réponses à l’interrogatoire, Omar subit une fouille complète de ses affaires et de son corps. Les agents douaniers ont beau signifier avec un sourire nerveux qu’ils suivent à la lettre un protocole qui leur est imposé,  cela n’empêche pas Omar de penser que sa physionomie et son nom agissent comme des signaux d’alerte,  clignotent dans leur cervelle comme un gigantesque feu rouge. Une atmosphère toute européenne, pense Omar. Kifkif. L’officier découvre et saisit un cubitainer de cinq litres de vin enfoui dans le sac à dos et qu’Omar n’a pas déclaré. Le douanier ne semble pas surpris, à peine lui reproche-t-il de mentir. Puis il lui fait signer un document sans lui infliger d’amende. « C’est un cadeau monsieur l’agent ! ». Il y avait dans le regard de l’officier une lueur qui disait qu’on ne la lui fait pas à lui. Et il avait raison, la loi c’est la loi. Il fait bien de ne pas croire ce qu’il entend. Et puis, cette mosquée d’Inuvik fait trembler toute une partie de l’équipe de douaniers qui n’avaient jamais entendu parler d’un lieu de culte musulman dans les TNO. Ils sont plus indulgents avec Véro qui affiche un visage de glace devant leurs sourires déplacés et tant de zèle insolent. Il semble à Omar avoir passé deux heures avant de récupérer les bagages. 

En s’éloignant, la tension baisse peu à peu. Ils s’installent à la cafétéria Van Houtte pour reprendre leurs esprits, grommeler quelques amabilités torrides à l’endroit des fervents fonctionnaires et boire un jus de fruits, avant de monter dans l’autobus 747 qui les conduit au centre-ville, son terminus. Ils arrivent à l’hôtel du Nouveau Forum, à une centaine de mètres derrière le Centre Bell. L’hôtel est une construction cubique massive et sombre de deux étages, à l’allure de coffre-fort, qui contraste avec les mots affables de la réceptionniste qui sourit franchement en tendant à Véro deux fiches à renseigner. Mais les Marseillais sont éreintés par le poids des valises, des sacs à dos, du voyage, et de l’accueil douanier. Ils remplissent les formulaires et rejoignent leur chambre en silence. 

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(‘‘La suite au prochain numéro’’, le [04/30])

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04/30] : 

Le dimanche après-midi, une chaleur étouffante et désagréable enserre le quartier latin. Un orage couve. Montréal est très animée. En été, de nombreuses fêtes s’y déroulent, dont le festival international de jazz. Le ciel lourd et l’étrange sensation de fatigue et d’engourdissement liée à la longue traversée de l’Atlantique Nord ne les empêchent pas de s’y rendre. Aller au festival, mais surtout à la librairie du Musée des Beaux-Arts. Ils ont rendez-vous devant la boutique avec Jamila, une écrivaine maghrébine installée à Montréal.

Omar l’avait contactée au début du mois de juin. Ils échangèrent ensuite plusieurs courriels. Dans l’un d’eux, Omar informa Jamila de son arrivée au Canada sans évoquer le Grand Nord. Dans le dernier échange, ils convinrent du jour, du lieu et de l’heure du rendez-vous. Omar avait fait la connaissance de Jamila en France, il y a fort longtemps. C’était lors d’un débat au festival du livre de Mouans-Sartoux qui portait – il s’en souvient encore – sur le thème « Écriture et pouvoir. » Jamila accompagnait Maïssa Bey et Hélé Béji, une autre écrivaine maghrébine. Lui était présent pour couvrir l’événement en free lance. Plus tard, elle demanderait à Omar (sans lui donner ses raisons) de ne pas divulguer son identité dans ce récit. Son nom est donc Jamila pour les besoins de ce récit (et son visage dissimulé). 

Véro est enthousiasmée par les grandes avenues de la ville et leurs animations. Lorsqu’ils arrivent à hauteur du musée Omar reconnaît aussitôt Jamila. Elle regarde des livres installés dans la devanture de la librairie. « Alors comment va notre Québécoise Jamila ? » Elle se retourne surprise. Elle fait « ah, je… ? » et ils s’embrassent. Sur la vitrine de la librairie une affiche informe qu’une rencontre aura lieu ici même le mardi 5 juillet avec elle et Maïssa Bey « Belle coïncidence » fait Jamila Elle ajoute « Maïssa présentera son nouveau roman Puisque mon cœur est mort et nous traiterons ensemble de la condition des femmes en Algérie ». « Ah… nous n’y serons malheureusement pas, on sera loin le 5 » répond Omar. Il lui explique le Nord, la mosquée… Ils descendent le boulevard. Tout autour d’eux, une foule compacte avance sur la Sherbrooke Street. On entend les guitares de plus en plus puissantes. Jamila, un temps absorbée, regarde vers les grands arcs de l’église Erskine. Puis elle dit : « Tout me paraissait disproportionné ici, énorme, les routes, les appartements, la nature… et la libre parole ! » Elle évoque ensuite sa propre expérience lorsqu’elle découvrit cette partie du continent américain, ses gens, sa culture et la grande ouverture d’esprit qui la caractérise… Sur l’estrade du Rio Tinto Alcan la chanteuse Nina Attal, pantalon jaune moutarde et chemisier blanc, entame My soul won’t cry no moredevant quatre cents fans, trempés en quelques minutes. Elle traverse la scène en sautillant, fait valser la guitare en bandoulière, s’accroupit et se redresse, Won’t cry no more…  Le public apprécie. Il danse, chaloupe en reprenant avec elle My soul won’t cry no more sous une pluie intempestive. Il chavire. Omar, Véro et Jamila ne s’attardent pas. Ils préfèrent s’abriter. Après que Véro eut fixé l’artiste et ses musiciens dans son Sony, ils descendent prendre un verre au Piranha-bar qui se trouve sur la longue et très animée rue Sainte Catherine. Ils poursuivent la discussion, abordant les sujets comme ils se présentent, au gré des méandres de la conversation et chacun y va de son commentaire sur l’écriture, l’édition, la presse, le Bled, la vie quotidienne au pays du castor et de la feuille d’érable… Mais lorsque Omar demande à Jamila ce qu’elle sait de la mosquée d’Inuvik, elle ne réagit pas. Demeure silencieuse. L’entend-elle ? Le brouhaha dans la salle du Piranha qui se fait de plus en plus volumineux, couvre peut-être la question. C’est ce que veut croire Omar qui la lui repose : « tu as entendu parler de la mosquée d’Inuvik ? » Le temps de la réponse, il apprécie la veste Mina noire que porte l’écrivaine, mais ne le lui dit pas. Veste dont elle ne cesse de caresser avec ses doigts la base de la manche.

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(‘‘La suite au prochain numéro’’, le [05/30])

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De Marseille à Tuktoyaktuk- [05/30] : 

[05/30] :  Jamila dit « non » sèchement, en hochant la tête, après une longue minute de silence (Omar lui avait demandé si elle connaissait l’histoire de la mosquée d’Inuvik). Omar ne sait pas si elle fixe un point sur le parquet ou si elle maudit la couleur de ses chaussures. Elle porte des converses bleues et un jean avec effet délavé. Au milieu des jeunes clients, elle passerait inaperçue. Jamila est très polie pour élever la voix ou taper du poing sur la table. C’est pourquoi, pour mettre fin à la discussion, elle attend le bon moment. Elle se lève, sourit en coin, et lance à Véro : « désolée, je dois vous laisser. J’espère que vous nous apporterez de belles photos ». Sur ces mots, elle les abandonne. Involontairement, Omar avait ravivé une période douloureuse de son passé. Il n’a pourtant rien d’inacceptable dans sa question. Pourtant… Jamila avait été journaliste en Algérie. Menacée de mort plus d’une fois par des barbus en baskets – ses propres voisins qui ne supportaient ni ses écrits, ni ses tenues vestimentaires, ni son indépendance –, elle décida de quitter le pays. Durant le mois de son départ d’autres journalistes et femmes ont été tués parce que journalistes, parce que femmes. Les disparitions forcées exécutées par des forces de sécurité outlow ou parallèles se comptaient par centaines dans sa région. Comme des milliers d’autres Algériens menacés ou non, elle a décidé de rompre avec son pays de naissance, qu’elle a toujours aimé mais qui aujourd’hui (depuis quelques années) la trouble profondément. Jamila s’est installé deux années dans le sud de la France avant de se poser au Canada. Depuis, elle ne veut plus entendre parler d’islamisme ni même de croyances. 

Les Marseillais continuent leur promenade. Ils se trouvent sur le vieux port vers la rue d’Youville et la statue de l’honorable marchand John Young. De l’autre côté de la rive du Saint Laurent, de petits immeubles en briques semblables à ceux près de la poste Colbert à Marseille (plus les toits que les façades), avec des escaliers de secours à l’américaine en plus. Dans la rue Peel ils prennent un verre chez Universel et rentrent dans le quartier du Forum.Omar a longuement parlé de Jamila à Véro.

Étrange, astucieux et amusant cet emplacement de la salle de bains de l’hôtel communiquant à la fois avec deux chambres. Elle peut être utilisée par le ou la cliente de la chambre de gauche et par celle ou celui (client) de celle (chambre) de droite. Une pancarte accrochée à la poignée extérieure suffit : « Occupé/Occupied ». Il ne faut pas oublier de « barrer » la porte du voisin en arrivant et la « débarrer » en libérant la salle d’eau, autrement il ne pourrait pas s’y rendre. Pour Véro et Omar c’était une découverte et cela les a bien fait rire.Ils en avaient besoin après l’épisode de la journaliste. « J’ai jamais vu ça ! », « Moi non plus ! »

Tôt le matin du lundi, partiellement remis des effets du décalage horaire, Omar et Véro prennent un Airbus 320 en direction d’Edmonton et aussitôt arrivés, sans même quitter le tarmac, ils s’introduisent dans un Bombardier de la compagnie Jazz-Air d’une cinquantaine de places à destination de Yellowknife. Le temps est chaud et pluvieux, mais moins pesant que la veille. 

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(‘‘La suite au prochain numéro’’, le [06/30])

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De Marseille à Tuktoyaktuk- [06/30] : 

De Marseille à Tuktoyaktuk- [06/30] : 

Les cinq heures de vol furent plus dures à supporter que l’ensemble des scènes d’angoisse des films de série B diffusés durant la traversée de l’océan. Ils atterrissent à Yellowknife au début de l’après-midi. La vingtaine de passagers relie l’aérogare à pied sous la pluie battante, en pressant le pas. En son cœur, un gros ours polaire naturalisé brave l’indifférence des usagers. Il trône, les pattes arrière en l’air, sur une élévation figurant un imposant bloc de glace, posé lui-même au centre du tapis roulant pour bagages. Les valises sont délivrées dans le quart d’heure qui suit. Omar et Véro se dirigent directement vers un grand homme aux cheveux roux qui tient une pancarte sur laquelle sont écrits leurs prénoms, en caractères d’imprimerie et en majuscules. Marc Walper, qui est journaliste à Radio Canada les attend comme prévu. Il porte une chemise bigarrée, un jean et un chapeau texan dont la couleur est assortie à son visage couvert de taches de rousseur. Il doit frôler la quarantaine. Marc arbore un large sourire. La poignée de main est longue et sincère. Omar et Véro le prennent aussitôt en sympathie. 

Sur la route qui mène de l’aéroport à la villa de Marc, où ils sont invités à boire un verre et à faire plus ample connaissance, les Marseillais sont surpris, non par la quantité des feux tricolores ou par les nombreux véhicules tout terrain – des mastodontes –, mais par des fils électriques qui pendillent à travers le capot des voitures. Ils ne prêtent pas attention à ceux qui sont scotchés sur la calandre de la GMC Sierra de Marc. À quoi servent-ils ? « C’est ‘‘le chauffe-moteur’’, on dit ici bloc-heater » explique Marc. Il articule et parle lentement en glissant de temps à autre des mots en français. « Tous les véhicules en possèdent dans le Grand Nord. C’est pour les faire démarrer soit à partir de prises électriques chez soi, soit en utilisant des bornes en ville, auxquelles ces fils sont ‘branchés’ – il dit branchéï –  On en trouve un peu partout. » Marc précise qu’on n’utilise le chauffe-moteur qu’en hiver lorsque le thermomètre atteint quinze degrés au-dessous de zéro Celsius, ou quand il descend plus bas. Certaines semaines des premiers mois de l’année les températures de moins quarante sont fréquentes. 

Marc et sa petite famille habitent dans un grand chalet à l’entrée de la ville entre les lacs Frame et Kam. Karin, sa compagne, les accueille avec un large sourire, comme si elle retrouvait des amis. Karin connaît le sud de la France pour y avoir séjourné au début des années quatre-vingt-dix. Elle étudiait au CFMI, le Centre de formation des musiciens intervenants de la faculté d’Aix. Aujourd’hui, elle est professeure de musique dans plusieurs collèges des Territoires du Nord. Karin parle donc français, mais son accent est abrupt, plus compact que celui des Québécois. Elle est née et a grandi à Gatineau, une ville francophone à la périphérie d’Ottawa. Évidemment, dans la discussion elle entraîne ses auditeurs dans les beaux villages de Provence. Elle aime à évoquer l’Île de la Sorgue, Marseille, Le Puy-Sainte-Réparade, Meyrargues, La Camargue, les marchés odorants avec leurs étals d’olives et d’huile, de tapenades, de savon et de lavande… Autant de villages et de lieux qu’elle adorait arpenter. « Mais, tient-elle à préciser, je n’aime pas la corrida. » Elle fait un geste brusque de la main comme pour chasser la vision d’une mise à mort. Le couple est heureux de les recevoir. Véro et Omar se prennent en photo avec eux. D’un commun accord, (ayant pesé le pour et le contre) ils préfèrent ne pas publier de photos de la petite famille, ni de leur résidence. 

Marc leur parle de Yellowknife et du Nord canadien. Lui, est né à Saskatoon la capitale du Saskatchewan. Il y passa sa jeunesse, étudia les Lettres à l’Université. Puis il se tourna vers les médias. Depuis près de huit ans, il travaille pour la CBC-North. Il réalise des reportages sur les villes, les Autochtones, les rennes et les vastes étendues de la toundra… Une autre fois, il leur diffuserait « The lonely man of the tundra », un de ses courts-métrages préférés.

C’est ici même, à Yellowknife, que Marc et Karin se rencontrèrent. C’est une jolie ville d’environ vingt mille habitants. Sa latitude est : 62°27’16’’ nord, sa longitude : 114°22’35’’ ouest. 

La population des TNO est de 40.000 environ dont 50% sont des Indiens (populations autochtones). L’écrasante majorité de la population est anglophone. À Yellowknife on parle le slavey, le déné, le dogrib ou flanc-de-chien qui sont parmi les langues des Premières nations. Onze langues sont considérées comme officielles dans les Territoires du Nord-Ouest (aucune crispation débile comme au Bled, en Algérie. Oui, onze langues officielles). Si l’anglais est très employé, le français l’est beaucoup moins (environ 4% de la population, essentiellement à Yellowknife, Hay River , Fort Smith et Inuvik. On les appelle les Franco-Tenois). 

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De Marseille à Tuktoyaktuk- [07/30] : 

Yellowknife est adossée au Grand Lac des Esclaves. Son nom lui vient d’un ancien temps, quand une tribu d’Indiens utilisait des couteaux de cuivre éponymes. En peu de temps Véro et Omar apprennent beaucoup sur leurs hôtes, sur les TNO et sur la diversité des populations. Mais les Marseillais s’étonnent que Karin et Marc n’aient jamais entendu parler de la mosquée d’Inuvik. Omar extrait de son sac à dos une chemise dans laquelle il avait rangé de nombreux documents dont un article en anglais de CBC-News intitulé « Arctic mosque lands safely in Inuvik » daté de septembre dernier qu’il donne à Karin. Elle le lit à voix haute. Le papier relate le long voyage de la mosquée. Lorsqu’elle finit de le lire elle s’exclame « Wow, my god, 2500 miles road and river ! » puis le tend à Marc qui n’en revient pas non plus « It’s crazy, it’s incredible ! » fait-il. Il le lit en silence alors que Karin demande aux Marseillais comment ils comptent se rendre jusqu’à la mer de Beaufort ? « Inuvik se trouve à deux mille trois cent cinquante miles d’ici ! » Marc reprend l’interrogation de Karin et leur annonce à ce propos que Jacques, le cousin de Fred Latraverse, parti en vacances dans son ranch en Patagonie tout l’été, leur confie son camping-car. Un Volkswagen Westfalia Kombi qu’ils pourront utiliser à leur guise jusqu’à Whitehorse. Au-delà, il leur conseille de louer un 4X4, « le Kombi ne tiendra pas sur les graviers de la Dempster ». La Dempster est la route qui relie Dawson City à Inuvik. Elle n’est pas bitumée. Les Marseillais se regardent. Ils sourient, puis rient franchement. Cette proposition de Jacques les ravit. Ils ne savent comment remercier. Ils disent qu’ils avaient prévu de réserver un véhicule dans une agence à Yellowknife. Ils le feront donc à Whitehorse. Vers 15 heures Marc les conduit au pavillon de Jacques Latraverse, chez eux. La maison se trouve au cœur de la ville, dans la 54° Street. Sur la même rue, une façade attire leur attention. Elle est entièrement rose. Sur le grand panneau accroché à l’entrée, on peut lire : « Bruno’s Deli & pizza – eat or take out ». La maison de monsieur Latraverse est un pavillon à la couleur nacrée. Les portes, les fenêtres sans volets et l’encadrement sont d’un autre blanc, froid. Sur l’entablement de l’entrée, il est écrit 5419. La maison est un grand trois-pièces avec cuisine américaine. Elle est bâtie au centre d’une importante superficie. De part et d’autre de l’entrée du pavillon deux grands frênes immobiles sont postés comme des sentinelles en temps de paix. Le long du côté gauche de la maison, un potager protégé par une clôture en bois, haute de cinquante centimètres, ne semble pas trop souffrir du climat. Le reste de l’espace est un jardin très soigné qui a la forme d’un U, où poussent différentes plantes, fleurs et gazon savamment harmonisés comme pour les légumes du potager. Dans celui-ci Monsieur Latraverse cultive des courgettes, tomates, petit-pois, brocolis… Des allées dallées entourent la maison de sorte que l’on a accès de toutes parts à chacune des zones cultivées.

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De Marseille à Tuktoyaktuk- [08/30] : 

De Marseille à Tuktoyaktuk- [08/30] : Marc reste avec Omar et Véro le temps de leur donner toutes les informations nécessaires sur le fonctionnement des différents appareils de la maison et leur remettre une chemise remplie de documents divers qu’a préparée à leur intention Jacques Latraverse. Puis, ensemble, Marc au volant du Westfalia, ils font un tour dans les larges artères de la ville. Omar conduit sur le trajet du retour. Après le départ de Marc, ils vident les valises de leur contenu et les rangent dans une partie de l’armoire libérée par monsieur Latraverse à leur intention. Les aiguilles trottent sur les poignets, mais pas le temps dirait-on, « tu as vu l’heure ? » s’exclame Véro. Il est près de 20 h et la luminosité est totale. Ce qui les fait rire. « C’est fou ça » dit Omar. Lorsqu’ils finissent de ranger, ils sortent. Ils contournent à pied le bloc de maisons par la droite jusqu’à la 50° avenue qu’ils empruntent. À l’angle de la 49° Street se trouve la banque Canada Trust. Ils font un retrait au guichet automatique et rentrent au Black Knight pub, dans la même rue. Omar dit comprendre pourquoi les rues sont vides. « Ils sont tous là ! » Le pub est en effet bondé. Dans le fond de la salle, un groupe écossais chante une chanson gaélique. Les consommateurs applaudissent et boivent. Les serveurs jonglent avec les plateaux surchargés de bouteilles et de verres. Omar s’amuse : « par moment on dirait Tri Yann », « sans cornemuse » sourit Véro. Ils ont commandé et attendent longtemps avant d’être servis. Bière Keith’s et Curry chicken Rotini pour Véro, Sawmill Creek Merlot et soupe de palourdes pour Omar. Pensant qu’on avait omis de lui donner le pain, Omar le réclame. Le garçon semble surpris, « there is not, but we’ll see ». Comment manger sans pain ?

Le lendemain matin ils se rendent à l’Association franco culturelle où on les accueille à bras ouverts, « ah voilà les Français, Victor tu peux venir ? » La discussion est aussitôt enclenchée : la France, le sud, le soleil. Victor est un Parisien installé à Yellowknife depuis plusieurs années. « La directrice se trouve au City-Hall », leur dit-il. Il se propose de les y accompagner. « C’est à deux pas », précise-t-il. En chemin il leur explique de quoi il retourne. Le prince William duc de Cambridge et son épouse, la duchesse Kate Middleton sont en tournée royale dans les TNO. Ils sont attendus d’un instant à l’autre, devant l’esplanade de la mairie. La foule est celle des grands jours dit Victor. Quant à Ange Chaumont, elle est introuvable. Les deux compagnons restent toutefois avec Victor. Le couple royal arrive par hélicoptère. Il est très fortement applaudi. Ce sont des centaines de citoyens de sa majesté la reine d’Angleterre qui se poussent pour approcher (ou serrer la pince) du prince et de la princesse. Des gardes les protègent de la pluie avec leurs grands parapluies noirs. Le prince et la princesse serrent quelques mains… Ils ont le sourire facile devant les innombrables appareils photo des spécialistes et des habitants admirateurs. Des représentants des T’atsaot’ine, ou Couteaux jaunes, portant des tuniques en daim de trappeurs comme celle de Davy Crockett, font un discours de bienvenue, puis entreprennent quelques pas de danse. 

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(‘‘La suite au prochain numéro’’, le [09/30])

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De Marseille à Tuktoyaktuk- [09/30] : 

Véro réussit à franchir la barrière de sécurité et prend des portraits au plus près du couple royal sans se soucier des policiers ni des gardes du corps indulgents par ailleurs. « On ne sait jamais » répond-elle à Omar qui la raille. Ni lui ni elle n’affectionnent ce type de manifestation, même s’ils apprécient la cornemuse, et ils le font savoir à Victor, avec tout le tact nécessaire, bien qu’il ne soit pas lui-même sujet de Sa Majesté la reine du Canada. Victor préfère rester. Véro et Omar reviennent vers la 50° avenue, passent devant la Diavik Diamond Mine et la CIBC Bank. À hauteur du restaurant AεW ils tournent à droite sur la 49° Street. Ils entrent au Frolic, un sympathique bar-restaurant français dont vient de leur parler Victor. La couleur est affichée dès la porte d’entrée. Un grand drapeau tricolore flotte sur le fronton. À l’intérieur, les quatre serveuses sont autant de Marianne portant un bonnet phrygien. Sur chaque table sont dressés deux fanions, l’un canadien, l’autre français. Le patron se prépare à recevoir la semaine prochaine, dans le jardin du restaurant, tous les citadins de Yellowknife amis de la France. La nuit du 14 juillet sera longue. Omar fait un clin d’œil à Véro « et si on cherchait un lieu, une assoc, un bar ou un restaurant algérien, c’est la fête nat. au bled aujourd’hui… » Il a une pensée pour Jamila et Maïssa Bey. Il aurait aimé participer à la manifestation de la librairie du musée. « Au Piranha-bar ! » fait Véro malicieuse. Omar ne relève pas ce qu’il considère comme une maladresse. Ils prennent deux jus avant de revenir au pavillon de l’Association franco culturelle. Cette fois ils la rencontrent la directrice. Ange Chaumont est une jeune et jolie brune qu’on jurerait sortie d’une agence de mannequins andalous. Ce que Skype, durant leurs échanges, ne laissait guère entrevoir ou deviner. Ses longs cheveux de jais tombent négligemment sur ses épaules, ses yeux noisette-noir brillent sous la poudre sombre qui souligne leur tour, leur élégance orientale. De grandes boucles en corail (imitation ?) rouge vif, pendent à ses oreilles. Ange est heureuse de les rencontrer. « Des Français qui s’aventurent jusqu’à Yellowknife, on n’en voit pas tous les jours » dit-elle en venant à eux. Elle leur présente ses collègues : Victor donc, mais aussi Alice, Rosalie et Pascaline « on s’est vus tantôt » dit Pascaline. Elle leur présente également des usagers : Gabriel, Dembe, Olivier et Noémie. Puis elle leur parle de l’association et de ses multiples activités. Elle leur donne toutes sortes d’informations sur la capitale et ses environs, mais aussi sur Dawson City et Inuvik. Elle leur fournit les coordonnées de Budget, une agence de location de voitures située à Whitehorse, à 1800 kilomètres à l’ouest de Yellowknife, non loin de la frontière avec l’Alaska. Lorsqu’ils lui demandent si son association est en relation avec celle de Whitehorse, Ange dit en connaître l’existence, mais pas vraiment les membres. Les deux associations n’ont pas d’activités communes et n’échangent pas leurs expériences. 

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(‘‘La suite au prochain numéro’’, le [10/30])


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De Marseille à Tuktoyaktuk- [10/30] : 

Avant la fin de la rencontre, Ange téléphone à l’agence de location de Whitehorse. Elle se renseigne sur les prix et les disponibilités des véhicules. Quelques minutes lui suffisent pour conclure, avec l’accord de Véro et Omar, la réservation d’un monospace pour la période allant du mercredi 20 au jeudi 28. « Vous êtes tranquilles maintenant », leur dit-elle. Ange Chaumont semble aussi contente de leur rendre service qu’ils sont eux-mêmes contents de rencontrer des gens aussi avenants. 

Vers midi, ils font des courses à Extra Foods un supermarché que leur suggéra Victor. Puis reviennent à la maison pour déjeuner. Omar propose de faire un grand tour avec le Kombi. Il dit vouloir mieux le connaître, en maîtriser la conduite. Sitôt soumise, l’idée est acceptée. Ils quittent le pavillon et prennent la vieille route de l’aéroport. Ils contournent la ville par le nord, empruntent la Frontier Trail, puis l’Ingraham Trail, la route qui passe devant la mine d’or Giant aujourd’hui désaffectée (fermée depuis 2005). À la fin des années quarante on a extrait de cette mine entre 200 et 250 kilos d’or. La vitesse maximum est de soixante kilomètres à l’heure. De nombreux panneaux invitent à la prudence. La vitesse est encore plus réduite sur certains tronçons de Yellowknife où il est interdit de rouler à plus de trente kilomètres à l’heure. La conduite du Volkswagen n’est par conséquent ni stressante ni même fatigante. Au cinquième kilomètre après la mine on peut soit continuer, soit prendre à droite. Si on poursuit l’Ingraham Trail, on arrive à Tibbit Lake à une centaine de kilomètres. Au-delà il n’y a que des routes de glaces qu’on ne peut utiliser qu’entre mars et décembre. Ces routes mènent au Nunavut. Si on prend à droite, ce que font Véro et Omar, au kilomètre quinze on arrive à Dettah, un village indien qui se trouve en face de Yellowknife, sur le bord du Grand Lac des Esclaves. Un grand panneau accueille le visiteur : « Welcome to Dettah Yellowknives Dene First Nation Territory ». Pour s’y rendre en hiver, il est préférable d’emprunter la route de glace qui traverse le lac Slave en un de ses bras au nord. La route de l’hiver est directe et plus rapide. Deux cents mètres en aval de la grande route, le bâtiment gouvernemental du chef Drygeese est fermé. C’est une sorte de pentagone construit sur deux niveaux auquel on accède par plusieurs escaliers et plusieurs portes vitrées. Sur la principale, un autocollant indique « please report to receptionist for assistance – Mahsi Cho » sur la seconde une pancarte signale « Closed ». Une quinzaine d’épaves de motoneiges, trois tipis, une peau d’ours semblent abandonnés sur un grand terrain vague. Dans le village engourdi, il n’y a rien d’intéressant. Hormis les gamins et le chien inuk fatigué qu’ils poursuivent, Dettah donne l’impression que pas une âme n’y vit ou que ses habitants sont reclus dans les maisons, ou qu’ils en sont absents. Plus loin, sur des monticules de gravier traînent des objets de toutes sortes : carcasses de vélo, caisses en métal et en bois, pneus… 

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(‘‘La suite au prochain numéro’’, le [11/30])

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De Marseille à Tuktoyaktuk- [11/30] : 

En retrait de ce bric-à-brac, au bord du lac Slave, une autochenille semble attendre l’hiver. Étrange sensation de désolation. Les deux collègues ne s’attardent pas à Dettah. Sur le retour ils croisent deux renardeaux portant chacun dans la gueule, fièrement, une énorme dépouille de corbeau. Ils avancent sur le bas-côté de la route et le bruit du véhicule ne semble pas les perturber. Omar donne son verdict bien avant la fin du tour qu’ils se sont imposé : « Le Westfalia est impeccable ». En lisant le carnet d’entretien, Véro remarque qu’il possède un suivi mécanique rigoureux. Une révision préventive générale avait même été réalisée en juin. Tout avait été vérifié : pneus, freins, suspension, la direction, le moteur… « Il est impeccable », reprend Véro.

Le soir ils se retrouvent au Mackenzie Lounge sur la 49° Street avec Marc, Karin, Ange et Victor. Marc a invité ses collègues Rob Ruben et Joneen Jensen, mari et femme, tous deux reporters pour CBC-North. Les fishs and ships et la Yukon gold sauce sont succulents. Sur scène le chanteur folk Craig Cardiff remporte un vif succès. Le pub est comble. Ils ont de la chance. La voie est langoureuse, habitée de mélancolie… Joneen reprend les paroles du chanteur en articulant :« Here’s to the year where we learned that Fear/ Rents the cheapest room in the house, dear/ Love called and said she found a better room/ To the year where we stayed awake/ And talked about how the earth quaked/ It surely must be a sign the sky would fall ». Rob et Joneen sont friands d’informations. Ils veulent connaître les raisons qui amènent Véro et Omar dans ce coin perdu, « this lost town ». Les Marseillais leur détaillent le projet qui ravit les journalistes. Joneen parle correctement le français, ni elle ni personne dans le groupe ne savent quoi que ce soit sur cette mosquée qui a flotté des milliers de kilomètres sur le Mackenzie. Ils demandent même si cela n’est pas une plaisanterie, ce qui contrarie Véro et Omar. Toutefois, Joneen et son compagnon invitent les Marseillais, qui n’y voient pas d’inconvénient bien au contraire, à parler de leur projet à la radio. Ils prennent rendez-vous pour le vendredi au pavillon de la 54° Street. La discussion allant, on leur vante le village de Tuktoyaktuk – on dit Tuk – ses entrepôts souterrains, et surtout cette femme, la mère Ninguiukusuk qui n’a plus d’âge, dont le corps porte les stigmates de taillades de plusieurs ours et qui aime à raconter son passé chaotique dans le restaurant qu’elle tient dans un des nombreux sous-sols frigorifiés de Tuk. C’est un village méconnu aujourd’hui, mais pas pour longtemps assurent-ils. Pourquoi, parce que ses entrailles sont potentiellement riches de plus de vingt pour cent des réserves mondiales d’hydrocarbures (ils montrent des photos aux Marseillais). La semaine prochaine et la suivante il va s’y tenir un important festival des arts premiers qu’il ne faut pas manquer. Le village se trouve à cent quarante kilomètres au nord d’Inuvik.

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photo WV- internet Bumfuzzle

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De Marseille à Tuktoyaktuk- [12/30] : 

« Mais en été il n’y a pas de route, on ne peut y accéder qu’en avion » dit Rob. Dans dix ans, peut-être y aura-t-il une « route tout temps », fonctionnelle en été comme en hiver, « mais nous n’y sommes pas encore » tempère-t-il. Pendant la discussion, Marc présente aux Marseillais un jeune homme qu’il invite à se joindre au groupe. « Just a drink » s’enthousiasme celui-ci en tendant la main. Il affiche un large sourire : « Jean-Pierre Fontaine ». Marc dit : « nos amis viennent de France ». Jean-Pierre est un jeune poète francophone, originaire de La Gaspésie. Il est membre de North words writers, une association d’auteurs dont la majorité est anglophone. Lui est un parfait bilingue. Il est aussi journaliste à L’Aquilon, un hebdomadaire francophone de la région. La soirée est longue et belle en promesses. Le jeune poète est ravi lorsqu’il prend connaissance des projets de Omar et Véro « surtout ne manquez pas les bains à Liard River Hots Springs, ils sont exceptionnels, c’est sur votre route, à cent quatre-vingt-cinq miles seulement de Fort-Nelson. » Jean-Pierre est un amoureux de la France, particulièrement des nuits parisiennes de Montmartre et du Quartier latin. Il en parlerait pendant des heures. Emporté par la bonne humeur et les souvenirs, il se laisse aller à déclamer des poèmes, debout, devant le micro abandonné par Craig Cardiff le temps d’une pause : 

« Le son de tes voies coul’ dans mes veines/ N’avais-je pas suffisamment d’audace/ Pour tatouer sur ton corps mes peines/ Retrouverai-je tes artèr’, tes places ?/ Dis-moi Panam’ si ma quête est vaine. »

Pour ne pas froisser les anglophones, majoritaires dans le lounge, Jean-Pierre Fontaine lit Cachalot, un poème célèbre de Edwin John Pratt. 

A thousand years now had his breed/ Established the mammalian lead;/ The founder (in cetacean lore)/ Had followed Leif to Labrador;/  The eldest-born tracked all the way/ Marco Polo to Cathay;/ A third had hounded one whole week/ The great Columbus to Bahama;/ A fourth outstripped to Mozambique/ The flying squadron of de Gama…/

Jean-Pierre n’est pas un inconnu. Il est chaleureusement applaudi par les uns et les autres. Ange informe les Marseillais que Jean-Pierre anime pour l’association des activités culturelles comme des lectures de textes ou des ateliers d’écriture créative. « Soyez les bienvenus leur dit Jean-Pierre en ouvrant grand les bras, venez participer à l’atelier du mercredi » « Avec plaisir, demain ? » répondent ensemble les Marseillais.  « C’est dans une semaine, vous serez encore là ? »

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Note: 

Le contenu de cette série de textes, par son style léger et de surface, par son rythme, sa longueur par l’association d’images, renvoie au récit classique de voyage et non au roman évidemment…

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De Marseille à Tuktoyaktuk- [13/30] : 

Omar et Véro souhaitent se rendre au Canada (premier post- 1). Ils font de Inuvik leur grande destination. Ils se renseignent sur le pays, la région… (2) Ils arrivent à Montréal en juillet. (3). Ils rencontrent l’écrivaine Jamila que Omar connaît. Assistent à des spectacles au festival de Jazz autour de la Place des festivals, prennent des verres et des photos évidemment…(4) Ils découvrent la ville, le quartier Petit Maghreb, le Saint-Laurent…Prennent un vol de la compagnie Jazz-Air pour Yellowknife. (5) Marc les attend à l’aéroport. Ils font la connaissance de sa compagne Karin. Les locaux leur parlent d’eux, de leurs territoires… (6) Omar parle de la petite mosquée d’Inuvik. Ils se rendent à la maison qui leur est prêtée « ainsi que le Westfala »… (7) Marc les introduits, les informe. Ils visitent Yellowknife, se rendent à l’association franco yuconaise. Devant l’hôtel de ville on accueille le prince de Galles fils de Diana, et son épouse /8/. Ils se rendent au bar-restaurant français Le Frolic. On y prépare le 14 juillet. Omar, lui, pense au 5 juillet du Bled. Ils font connaissance des membres de l’association(9). Ange a réservé un véhicule que Omar et Véro récupéreront à Whitehorse. Ils font un grand tour dans Yellowknife et autour, jusqu’au village indien, Dettah.(10) Le soir ils sont au Mackenzie Lounge avec Marc, Karin, Ange et Victor. Les Marseillais parlent de leur projet. Les amis (journalistes) les invitent à en parler à la radio. On leur parle de Tuk. « ne pas rater »  (11) Sur la scène un jeune poète déclame des vers. Il invite Véro et Omar à participer à un atelier du mercredi qu’il anime bientôt.  (12)

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De Marseille à Tuktoyaktuk- [13/30] : 

Le lendemain matin les deux partenaires se rendent au Northern Heritage Centre (n’était-ce pas l’Office de tourisme ?) où sont exposés des outils de mineurs, des animaux empaillés, ours bruns, noirs, blancs, renards, corbeaux, rennes… L’après-midi ils découvrent la vieille ville et son mythique WildCat Café. Malheureusement il est fermé. Un grand panneau planté devant la porte signale « Restauration project. Reopening on may ». Tant pis se disent-ils. Ils se rabattent sur le Bullock’s Bistro, non loin, lui aussi très réputé pour la qualité de sa cuisine essentiellement faite de poissons. Ils prennent deux boissons et discutent avec la patronne qui apprécie qu’on la photographie. Elle est loquace comme un présentateur de télévision et sourit abusivement. Elle demande à Véro « vous êtes journaliste ? » La propriétaire est venue de Berlin il y a vingt ans, les mains dans les poches et des rêves d’argent enfûtés. Les murs à l’Est s’écroulaient les uns après les autres comme des châteaux de cartes. Aujourd’hui, même si sa peau n’a plus la fraîcheur d’une libellule ce dont elle se plaint, elle est ravie de sa situation, de son ascension sociale. « Avec les prix qu’elle pratique, je comprends bien qu’elle soit contente » dit Omar entre ses dents et la dame lui sourit encore.

Deux jours plus tard, en début d’après-midi arrivent à la maison Joneen et son compagnon, pour procéder à l’enregistrement de l’entretien radiophonique. Ils expliquent aux Marseillais ce qui les intéresse : parler de la Cité phocéenne, dire pourquoi le choix du Grand Nord… « en anglais uniquement s’il vous plaît » précise Joneen. Dire « Minaret », « insolite », « transport sur barge » ou « à but non lucratif » en anglais n’est pas une sinécure. Les Marseillais s’en sortent grâce à la salutaire intervention de la journaliste qui est bilingue. L’enregistrement fini, ils prennent un café.

Le week-end et les jours suivants Véro et Omar passent beaucoup de temps au Folk on the Rocks, le plus grand festival de musique du Nord canadien sur les bords du Gran lac des Esclaves – Great Slave lake – connu aussi sous le nom en Dogrib : Tideè. De nombreux chanteurs Inuits s’y produisent comme Kulavak et la belle Elisapie Isaac. Elisapie tinte comme une cloche de Noël, elle chante, légère comme une chrysalide sur le point d’éclore : 

« In my life there is a dark hole/ In that hole there is a future butterfly/ I become a shelter of fear and desire… »

Le plublic, nombreux grands et petits, est ravie.

Kulavak est un duo de femmes qui interprète d’étranges et saisissants chants de gorge. (voir la vidéo) Plusieurs centaines de personnes applaudissent frénétiquement. Certains spectateurs sont sagement allongés directement sur le sable fin de la plage, le bras soutenant la tête. D’autres, derrière ceux-ci, sirotent un verre, assis sur des bancs colorés. D’autres encore, à un mètre de la grande scène, dansent et chantent au rythme des musiques que la plupart des spectateurs connaissent par cœur. Ils affichent tous un air radieux. Les gens du Grand Nord ont, dit-on, le cœur sur la main, prêts à l’offrir chaque été. Durant la période estivale, la luminosité et la longueur des jours dissipent le spleen et l’obscurité que répandent les longs mois blancs.

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CLIQUER ICI POUR VOIR VIDÉO DE CHANTS DE GORGES INUITS

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CLIQUER ICI POUR VOIR VIDEO DE DANCE DES DÉNÉS DE RAE EDZO

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De Marseille à Tuktoyaktuk- [14/30] : 

Le mercredi vers 17 heures, Omar et Véro se rendent à l’église désaffectée Glad Tidings qui se trouve derrière l’Association francophone. C’est là que se déroule l’atelier d’écriture créative conduit par Jean-Pierre. Ils sont quinze dont Ange, Victor, Rosalie, et Pascaline de l’Association. Ils sont de bonne humeur, ils se connaissent tous. Ils plaisantent autour de gâteaux, de fruits, de jus et de bière. Parmi eux un homme aux traits maghrébins, « il doit avoir mon âge » pense Omar. L’homme s’approche de lui en français « tu es Algérien ? » L’homme se nomme Razi. Il dit être de passage. Puis il dit être en vacances. « En fait je dois bientôt me rendre à Stockholm ». Il est confus. Omar ne saisit pas tout ce qu’il lui dit. Quelques mots sont échangés en derja. Il est question de sa fille, de la fuite du temps, d’un accident… Razi est arrivé dans les territoires il y a quelques semaines. Leur discussion est interrompue par Jean-Pierre qui demande l’attention de chacun. « Je vais vous lire un poème d’Émile Nelligan, soyez très attentifs. Je vous donnerai ensuite la consigne d’écriture. N’écrivez pas, écoutez bien : 

‘‘Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l’or massif:/ Ses mâts touchaient l’azur, sur des mers inconnues ;/ La Cyprine d’amour, cheveux épars, chairs nues,/ S’étalait à sa proue, au soleil excessif…’’

Puis il leur distribue « Le vaisseau d’or », lit la première consigne, et d’autres… Il a clos la première partie de l’atelier par la présentation de l’auteur, de sa vie tragique qui se reflète dans sa poésie. Un bon moment qu’ils espèrent renouveler.  

Le vendredi 15 juillet, vers sept heures du matin, les Marseillais entament l’autre partie du voyage, celle qui les conduira vers le Cercle polaire, Inuvik et sa mosquée. La veille, par précaution – « méfiez-vous des distances » les avait-on prévenus – ils ont acheté et rempli trois jerrycans de carburant. À la sortie de Yellowknife, un doute soudain traverse l’esprit de Omar qui se confie à Véro. « Personne ne connaît cette histoire de mosquée des Inuits. Et si elle n’était qu’une blague, un poisson péché en avril et réchauffé en été ? » « Comment est-ce possible, alors que des articles de journaux en ont parlé comme d’une réalité concrète ? Elle existe bel et bien ! » lui rétorque Véro quelque peu irritée. Omar le sait bien évidemment. Plusieurs journaux ont rapporté en effet dans le détail les aventures vécues par les transporteurs routiers de cette mosquée. C’est un préfabriqué de cent quarante-cinq mètres carrés, de style totalement canadien. Il a voyagé durant 4500 kilomètres, pendant un mois, de Winnipeg à Inuvik. La mosquée a failli à plusieurs fois se renverser n’étaient l’expertise et la hardiesse des camionneurs. Pour prévenir tout risque, de longs tronçons de route ont été entièrement interdits à la circulation des journées entières. La largeur de l’ensemble, maison et l’engin transporteur, était telle que le chauffeur ne pouvait faire autrement qu’occuper les deux voies de la route. 

Ils ne sont pas bien loin de Rae Edzo, un village Déné. Les distances entre les villes sont grandes. Omar dit qu’elles lui font penser à celles qui relient entre elles les villes du Sahara : Timimoun – In-Guezzam, Tindouf – Djanet, Tndouf – el-Oued… De Yellowknife à Fort-Providence, la route est longue de 300 kilomètres. Nommée Yellowknife Highway, elle n’est pas asphaltée, mais praticable et bien entretenue. La circulation est très faible. Par contre lorsqu’un véhicule croise ou double le Westfalia, celui-ci est aussitôt entièrement recouvert de poussière. Ils s’arrêteront au village indien. D’énormes bisons remontent dans l’autre sens. Ils avancent tantôt sur le bas-côté, tantôt sur la route.

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  • De Marseille à Tuktoyaktuk- [16/30] :

En moins de dix minutes, le bac atteint l’autre rive du Mackenzie avec ses quinze voitures et leurs passagers. Sur l’une et l’autre, les nombreux ouvriers, grues et semi-remorques des chantiers Ruskin s’activent pour achever à temps le pont en construction, le « Deh Cho Bridge », long d’un kilomètre cent. Véro et Omar prennent le temps de déjeuner. Puis de marcher, de longer la rive alors qu’une sensation de plénitude les étreint. Le fleuve, le plus grand du pays, prend sa source dans le Grand Lac des Esclaves à trois centaines d’encablures du pont en construction. Le prochain village, Fort Liard, se trouve à cinq cent vingt kilomètres. Tout comme lui, la Liard Highway porte le même nom que la rivière qu’elle côtoie sur une grande partie de son étendue. Elle n’est pas bitumée. Elle est recouverte de gravier compacté et les nuages de poussière ocre soulevés par le passage des véhicules font disparaître un instant tout repère. Faire de la vitesse serait un exercice inutile et risqué. En certains endroits la route est glissante à cause des averses ou des cailloux. Les travaux y sont nombreux et des ouvriers portant des gilets fluorescents à bandes rouges et jaunes affectés aux tronçons concernés, tiennent des panneaux de signalisation verts ou rouges signifiant l’autorisation de circuler ou l’obligation de stopper selon que les engins, chargeur Carterpillar, tombereau, pelle mécanique… empiètent ou non sur la voie qui ne leur est pas attribuée. Sur un grand panneau circulaire blanc, il est indiqué « Maximum 20 », sans indication de l’unité de mesure. Plus loin, une plaque énigmatique signale « Bouvier CR ». Au-delà, l’étendue est vide de toute construction. Les immenses domaines forestiers sont comme des maîtres absolus. De temps à autre une maison, comme sortie du néant, apparaît. Probablement un abri de chasseur au centre d’innombrables bouleaux et d’épinettes. De grands et bien beaux abris. La monotonie est rompue par de petits groupes de bisons progressant le long des larges accotements touffus de la route. À mi-parcours, un panneau indicateur informe qu’à trois kilomètres, en prenant à droite, une voie mène à un village. Les Marseillais prennent la bifurcation. Jean-Marie River est un village autochtone Déné d’une cinquantaine de maisons individuelles avec jardin, posées çà et là sur un immense terrain dans un agencement aléatoire. Il n’y a nulle trace de bitume. Un groupe d’enfants poursuivi par des chiots excités se dispute un ballon. « J’espère qu’il y a une station d’essence, cela nous évitera d’utiliser les jerrycans » dit Omar. Il s’arrête à hauteur des gamins et demande à l’un d’eux s’il y a une station d’essence. Les joues du garçon, fortement marquées par l’effort, sont rouges et sa peau est desséchée, rugueuse, effet probablement des conditions climatiques rigoureuses de l’hiver.

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