Autour de JERADA, la ville minière du nord-est marocain.
Nous
avons assisté mercredi 11 avril, à La Casa Consolat (1 rue Consolat, Marseille 1°), à la projection
d’un documentaire poignant réalisé par
Ouahib Mortada et Lo Thivolle sur la condition ouvrière dans la
ville minière de Jerada, et à la présentation du livre de Abdelkader Benhar
(traduction de Ouahib Mortada) « Jerada, ce lieu » (Ed Incipit en W, 2017), avec des lectures.
Lire
ci-dessous l’article de La Casa Consolat sur cette événement.
Préface
du livre, signée Ouahib Mortada :
« Jerada
est une ville minière située dans le Maroc oriental, à 60 km au sud de la
wilaya d’Oujda, près de la frontière algérienne. La région a hérité des
charbonnages d’un patrimoine d’une valeur inestimable. La ville elle-même est
témoin d’une histoire industrielle et sociale particulière qui remonte au
protectorat français.
Au
début des années 1950, Jerada était divisée en quatre parties distinctes :
la cité européenne, le quartier des ingénieurs, la cité des agents ou
« cité des évolués » (chefs porions, contremaîtres, ingénieurs
assimilés...) et le village ou « cité marocaine », celle des ouvriers
et des mineurs. Jerada est composée de petites maisons cubiques et uniformes,
alignées le long des rues tracées au cordeau.
Selon
qu’ils étaient mariés ou célibataires, zoufria
(1), les ouvriers logeaient dans la zone qui correspondait à leur statut familial.
À
la jonction des quatre zones est fondée la “cité indigène” à côté des bâtiments
des Affaires indigènes ou zai(2) et
des Kissaria, des galeries dans lesquelles s’organisait l’espace
commercial.
Les
Européens – encadrement et maîtrise – habitaient une résidence à part, avec ses
pavillons et ses immeubles aux toits à doubles pentes en tuiles rouges
rappelant l’architecture et l’urbanisme des villages européens.
Cette juxtaposition des
quartiers renforçait leurs caractères différenciés,
ce qui en faisait des villes dans la ville.
En
2000 la mine fut fermée et la cité ouvrière
entièrement démolie. Frappée par la crise
Jerada s’est peu à peu vidée de sa population (environ
60.000 habitants). Parmi ceux qui n’ont pu quitter la ville, beaucoup sont
astreints à des pratiques dangereuses de survie comme l’exploitation
clandestine du charbon.
1_ Zoufria : pluriel de Zoufri,
ouvrier célibataire.
2_ Zai :
zone des Affaires indigènes. L’expression désigne d’anciens bâtiments
administratifs sous le protectorat français destinés à abriter les affaires
courantes : état civil, autorisations diverses…
Extraits du
livre:
"Jerada recèle une mémoire de grande
valeur. Sa mémoire ne peut être niée sous peine d’un conflit identitaire.
Ce passé a été très douloureux. Mais, quelle
que soit sa couleur, on ne doit pas être tenté de le refuser, de le nier ou de
le transgresser.
Chaque
lieu regorge d’images et de faits qui sont des documents historiques de grande
importance scientifique, touristique...
Ce
qui est certain c’est qu’une société sans mémoire est une société sans
Histoire.
Est-ce
par préméditation que l’on tente de l’oublier, ou est-ce simplement une
omission, « un trou de mémoire », comme on le prétend parfois ?
Une communauté sans mémoire est une
société handicapée dont l’avenir est à craindre... même si elle se transforme,
son développement peut l’entraîner dans une chute irrévocable.
La question de la fermeture de la mine a
soulevé de grandes inquiétudes durant les années quatre-vingt-dix. Le
gouvernement voulait faire en sorte que cette ville puisse tracer sa voie,
évoluer sans le charbon...
Par
contrainte ou par dépit, la société civile était convaincue que la décision de fermeture
allait faire germer dans un futur proche de grands changements tous azimuts. Après
la fermeture de la mine, on espérait continuer à vivre dans Jerada sans la
silicose.
Les ouvrages industriels et tous les
bâtiments de la société qui devaient être sauvegardés et entretenus sont
abandonnés. Ces ouvrages représentent l’histoire industrielle de Jerada, son
âme.
Le
recel et la dilapidation des biens de l’entreprise sont une sombre affaire.
C’est ce qui s’est avéré clairement durant les premières années de la
fermeture. Cette dépravation s’est installée à l’encontre des lois, de la réflexion
et du bon sens.
En
amont de la fermeture de la mine il eut fallu négocier un accord général de
développement intégrant l’intérêt de la société civile et les biens de
l’entreprise, à l’évidence témoins de toute une histoire.
Ces
ouvrages sont par ailleurs source d’inspiration culturelle, que ce soit pour le
roman, la poésie, le théâtre...
On
ne peut faire de lien entre le présent et l’avenir en niant le passé, la vérité
du passé, celle des hommes, leur culture et la société dans laquelle ils vivent
avec leur histoire et toute une économie...
À
cause de ces actes malveillants qui portent atteinte à la mémoire et à son
rayonnement, la ville ne peut envisager de se frayer un chemin dans un avenir
prospère.
Celui qui a su bâtir un village
artisanal, ériger un palais somptueux pour l'administration de cette province
et édifier un nouvel hôtel de ville, deux mosquées monumentales et un hôpital
départemental... ne pourrait-il envisager dans une moindre mesure la construction
d’un musée minier, désigner un conservateur, des chercheurs, des gardiens pour
assurer la surveillance et la protection des biens de l’entreprise, du
patrimoine de notre ville et de son histoire ?
Un musée minier devait voir le jour en
2013. Nous attendons toujours la réalisation de cette promesse et tant
d’autres. Jerada attend toujours un projet d’avenir… avant que ce qui reste ne
soit saccagé, vandalisé sous le regard insouciant de ses dirigeants... Doit-on
attendre encore que ces lieux soient vendus et transformés en lotissements à
scandale ?
Il n’est pas d’existence pour l’homme
sans lieu. Jerada en est un, unique.
Celui
qui détruit un lieu aussi riche enterre son peuple."
Abdelkader
Benhar
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Le pouvoir marocain change de ton à
Jerada. Agitée par une contestation populaire depuis la mort accidentelle de
deux frères dans une mine clandestine de charbon, fin décembre 2017, la
ville a vu la tension remonter ces derniers jours après l’arrestation de quatre
jeunes militants, samedi 10 et dimanche 11 février. Les autorités,
qui avaient jusqu’ici opté pour un « dialogue ouvert » afin
d’apaiser la situation, ont lancé mardi 13 mars un avertissement aux
manifestants, se disant prêtes à apporter « des réponses fermes face
aux agissements et comportements irresponsables ».
« Le ministère de
l’intérieur […]
souligne son droit d’appliquer la loi dans la ville de Jerada, par
l’interdiction des manifestations illégales sur la voie publique et par des
réponses fermes face aux agissements et comportements irresponsables »,
détaille un communiqué officiel.
Grève générale
Alors qu’un calme relatif
était revenu ces dernières semaines, la série d’arrestations, les premières
depuis le début du mouvement, a ravivé l’indignation des habitants de cette
ville située aux confins du Maroc et de l’ Algérie, sinistrée depuis la
fermeture de ses mines à la fin des années 1990. Depuis samedi, les
meneurs du mouvement de contestation ont lancé une grève générale, une marche
et de grands rassemblements pour la libération des jeunes emprisonnés.
« Dimanche, nous
étions des milliers à manifester », soutient un participant qui requiert
l’anonymat, tandis que les autorités locales parlent de 600 à
700 personnes. « Plusieurs militants, accompagnés de femmes et
d’enfants, ont marché des dizaines de kilomètres en direction d’Oujda. D’autres
ont même décidé d’organiser des rassemblements à Rabat », affirme
Mohammed Kerzazi, membre de l’Association marocaine des droits de l’homme
(AMDH). Mardi matin, la police a formé un cordon pour contenir les manifestants
qui se dirigeaient vers la place centrale où se sont déroulés les principaux
rassemblements depuis l’éclatement de la protestation.
Les autorités marocaines
assurent pour leur part que les arrestations n’ont rien à voir avec le
mouvement social mais sont liées pour trois des cas à un accident « en
état d’ébriété », avec délit de fuite, et pour le dernier à une « violation
d’établissement public » avec des dégâts matériels. « Il
s’agit d’un accident tout à fait banal. C’est une excuse, tout le monde sait
que les quatre jeunes arrêtés sont des activistes du Hirak [« mouvance »,
nom donné au mouvement de contestation], résume Mohammed El Ouali, un
syndicaliste de la ville. Je les connais personnellement. »
« Mines de la mort »
Selon des sources
locales, les militants auraient été arrêtés alors qu’ils participaient à un débat
sur l’avenir du Hirak et les propositions faites par le chef du gouvernement
lors de sa visite à Oujda en février. « Nous nous sommes rendus lundi
au tribunal. On nous a dit qu’ils allaient être entendus mardi. En fait, ils
ont été auditionnés discrètement lundi au tribunal de première instance d’Oujda
et seront jugés le 19 mars », indique M. Kerzazi.
Depuis fin décembre, de
grandes manifestations pacifiques se sont succédé pour demander des « alternatives
économiques » à la seule activité de cette petite localité du nord-est
marocain : l’extraction clandestine de charbon dans les « mines de
la mort », où des centaines de mineurs risquent quotidiennement leur
vie. « Depuis 1998, 44 personnes sont décédées. L’Etat doit non
seulement trouver une solution économique mais aussi juger les reponsables qui
ont plongé Jerada dans cette situation insoutenable », analyse
M. Kerzazi.
Loin de la répression
qui s’était brutalement abattue sur la région voisine du Rif, agitée depuis un
an et demi par un autre mouvement de protestation et où la police a arrêté plus
de 450 personnes, les autorités marocaines n’avaient pas déployé de forces
antiémeutes ni procédé à des arrestations à Jerada.
Un plan d’action
économique proposé par le gouvernement pour répondre aux revendications de la
population avait permis une accalmie. Mais, fin février, des manifestants
étaient redescendus dans la rue pour demander des réponses plus concrètes.
Soulignant « les efforts déployés par le gouvernement », le
ministère de l’intérieur a affirmé : « certaines parties
s’obstinent à décrédibiliser ces efforts », en « incitant la
population de manière continue à manifester ».
Mais les récentes
arrestations et les menaces du pouvoir marocain pourraient aggraver les
tensions, comme ce fut le cas dans le Rif, où la gestion de la crise est très
critiquée par les associations de défense des droits de l’homme.
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Une grève générale menace de
paralyser l’ancienne ville minière jusqu’à mardi soir après une série
d’arrestations de manifestants. Les autorités craignent un durcissement du
mouvement.
Des rideaux baissés dans
toute la ville, des mains levées faisant le signe V, une économie paralysée…
Depuis trois mois, la ville minière de Jerada, au nord-est du Maroc, vit au
rythme des manifestations pacifiques quasi-quotidiennes qui protestent contre
les « mines de la mort » et l’« abandon » global des travailleurs par les
pouvoirs publics. Ce lundi, les meneurs du mouvement ont appelé à manifester et
à suivre une grève générale au moins jusqu’à mardi soir, après une série
d’arrestations parmi les activistes. Les premières depuis le début de la
contestation sociale, jusque-là gérée par le dialogue.
Un « plan d’urgence » jugé
insuffisant
Selon les autorités
locales toutefois, ces arrestations n’avaient pas de lien avec le mouvement. «
Trois sont impliqués dans un accident en état d’ébriété et délit de fuite », le
quatrième a été arrêté pour « violation d’un établissement public causant des
dégâts matériels ». Mais selon une source associative ayant requis l’anonymat,
deux jeunes activistes, leaders du mouvement, ont été arrêtés samedi, et deux
autres ont été appréhendés dimanche dans le cadre de la protestation. Des
milliers de personnes ont donc manifesté à Jerada et certaines ont marché une
cinquantaine de kilomètres vers une localité voisine.
Dans ce berceau marocain des luttes syndicales, tout a commencé par la mort
accidentelle, fin décembre, d’une « gueule noire », un mineur dans un puits
clandestin. Depuis, d’autres accidents ont eu lieu sous terre et un « plan
d’urgence » a été présenté. Mais sans donner satisfaction aux protestataires,
qui fustigent notamment les « barrons du charbon » qui « profitent de la
situation » et réclament une « alternative économique » aux « mines de la mort
». Car depuis la fermeture, à la fin des années 90, d’une importe mine qui
constituait la principale activité de la ville, des centaines de mineurs
continuent de risquer leur vie pour extraire clandestinement du charbon, que
revendent des notables locaux grâce à des permis d’exploitation.Une escalade qui rappelle le « hirak » du Rif
Après une accalmie liée aux mesures annoncées par le gouvernement marocain pour relancer l’emploi dans la région, les manifestations ont repris fin février. Des observateurs estiment que les récentes arrestations pourraient aggraver la crise, comme ce fut le cas dans la région voisine du Rif, agitée l’an dernier par des manifestations. Les autorités y ont arrêté plus de 450 personnes dans une « approche sécuritaire » largement critiquée par les associations des droits de l’Homme.Dans cette région littorale du Maroc, le mouvement du « hirak » avait également commencé pacifiquement pour réclamer, pendant plusieurs mois, une aide au développement. Puis s’était durci avant l’été, avec un face à face nocturne quasi-traditionnel entre manifestants et force de l’ordre qui avait fini par tourner à l’émeute.
A Jerada aussi, « la situation s’est tendue », observe l’association locale qui s’exprime sous couvert d’anonymat. Selon cette source, un « sentiment de colère » s’étend chez les habitants autant qu’une « présence policière massive ». De nouveau rassemblements sont prévus cette semaine.
Rfi 12 MARS 2018
Les arrestations se multiplient dans les rangs du « Hirak de Jerada » : cinq jeunes leaders ont été arrêtés samedi et dimanche 11 mars lors de la plus grande manifestation depuis le début de ce mouvement, en décembre dernier. Ce sont aussi les premières arrestations dans le cadre de ces protestations, dans cette ancienne ville minière de la région l'Oriental, à l'est du pays. Une grève générale a été observée, ce lundi 12 mars.
Les habitants veulent maintenant étendre leur mouvement à l'extérieur de la ville. Une grève générale a été observée, ce lundi 12 mars, et le nouveau comité du mouvement est composé désormais essentiellement de femmes.Fatima Kaliî, membre du comité et nouvelle porte-parole, raconte la violence policière lors des arrestations, au micro de RFI.
« Nous étions réunis pour préparer une manifestation régionale que nous avons décidée de faire. Nous voulions agir ailleurs qu'à Jerada. Nous étions au centre-ville en train de préparer l'action quand la descente de policiers a eu lieu, samedi. Ils étaient en civil et ils ont tabassé puis chassé les citoyens rassemblés. Ils ont cherché à arrêter notre frère Mustapha Dainane. Il a été arrêté d'une manière Hollywoodienne. Les policiers ont fait usage de leurs armes pour nous menacer et ils ont frappé ceux qui s'opposaient pacifiquement. Mustapha Dainane est un activiste très dynamique. L'accusation d'accident de voiture est factice. Ce n'est aucunement une manière pour arrêter quelqu'un qui a heurté un arbre. Le soir même, nous étions surpris par l'arrestation d’Amine Mkallech, alors que la police nous promettait de libérer Mustapha. Notre mouvement restera pacifique. La grève observée aujourd'hui était suivie à 100 % », a-t-elle souligné.
http://www.rfi.fr/afrique/20180312
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