INCIPIT 1, vendredi 7 juin 2024
J’ai voulu m’extraire de l’étouffoir quotidien médiatico-politique travestisseur de l’Histoire, des faits. Un étouffoir qui clôt les rêves, les espoirs. Au printemps, cela est insupportable. Comme en été, en automne et en hiver et toute l'année, toutes les années. Bref, j’ai eu envie de fraîcheur, d’évasion, d’histoires fictives ou réelles qui ouvrent les rêves, les parcours, les offrent au lecteur.
Alors il m’est venue cette idée de vous proposer des petites lectures quotidiennes. Pas plus d’une vingtaine, trentaine de lignes chaque jour, mais toujours l’incipit avec une exergue (éventuellement) et les 1° et 4° de couverture. Mais que vous proposer ? Il y a tant à écrire, le choix est grand, très grand, et je ne peux vider ma bibliothèque sur mon mur FB. Voilà pourquoi j’use des ruses de l’Oulipo.
Voici la règle.
1_ Concernant le premier jour (aujourd’hui vendredi 7 juin 2024) : je pointe un doigt en direction de la partie de ma bibliothèque où sont rangés les livres qui traitent du Maghreb, du monde arabe, africain, ou dont les auteurs sont originaires de ces contrées.
2_ Dans cette partie, je compte 13 (7 juin = 7+6 = 13). Le 13° livre tiré ainsi est : « histoire de ma vie » de Fadhma aïth mansour amrouche (ed Bouchène, Alger 1990) avec préface de Vincent Monteil et Kateb Yacine.
3- demain samedi 8 je proposerai le 14° livre (8 juin = 8+6 = 14) qui se présente à la suite de du précédent et en comptant à partir de celui-ci.
4- le dimanche, le 15° à partir de celui de samedi.
Etcetera.
Jusqu’à ? Je verrai… La direction du comptage de livre à livre (ex du 3° au 4°, puis du 4° au 5°…) se fera au hasard.
Voyez la photo. Il s’agit de ma tanière, de mon antre, de mon bureau. Oui, de ma planque.
PS : Maintenant vous avez une idée de l’Oulipisme ! (parmi les noms célèbres : Georges Perec, Raymond Queneau, Hervé Le Tellier, Michèle Audin…) Personnellement cela me passionne depuis une trentaine d’années. J’utilise très souvent ces auteurs et d'autres de la même 'lignée' de la même fibre, dans l’élaboration de mes ateliers d’écriture créative (et dans mes romans)…. depuis…. depuis…. Je n’ai pas trouvé en Algérie un auteur qui se revendique, qui écrit en usant des « stratagèmes » Oulipiens. Il est vrai que je n’ai pas tout lu.
Allez, commençons. Voici l’incipit de « histoire de ma vie » de Fadhma aïth mansour amrouche, cité plus haut, (titre numéro 1) hors les préface évidemment et l’introduction.
01_ Ve 7 juin 2024_ Fadhma aït mansour Amrouche. Histoire de ma vie
« Ma mère était originaire de Taourirth-Moussa-ou-Amar, à quelques kilomètres de Tizi-Hibel, mon village. Elle était issue d’une très bonne famille, les Aïth Lârbi-ou-Saïd. Très jeune, elle fut mariée à un homme bien plus âgé, presque un vieillard ; il avait une fille plus âgée que ma mère.
Ma mère ne s'est jamais plainte de cet homme qui l’aimait à sa façon. Elle lui donna deux fils, mes frères Mohand et Lâmara. Cet homme avait un frère beaucoup plus jeune qui n’avait pas d’enfants. Celui-ci voulut établir un acte par lequel il léguait ses biens à sa femme. Avant qu'il ne l’eût fait, son aîné lui tendit une embuscade et le lendemain on trouva le cadet mort, adossé à une meule de paille, dans un endroit écarté, en dehors du village, appelé « Sebala », où tous les villageois dressent leurs meules. On ne découvrit pas son meurtrier et l’on classa l’affaire.
Ma mère me raconta que dès ce jour son mari fut maudit. Il fut atteint d’une maladie terrible : tout son corps fut couvert de cloques qui se remplissaient d’eau, et cette eau jaune coulait le long de ses jambes : ‘‘L’année de sa mort, disait ma mère, il y eut une récolte miraculeuse. De mémoire d’homme on n’avait vu les figuiers si chargés de fruits, les treilles de grappes, ni les épis si beaux.’’ »
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02_ sa 8 juin 2024_ Isabelle Eberhardt, Notes de route, Maroc, Algérie, Tunisie
Une précision.
Il arrive comme pour le livre de ce matin que les premières lignes ne sont pas tout à fait ce que je reprends. Parce que par exemple les écrits de l’auteur sont précédés de sa présentation, d’une préface, d’images… je m’approche donc au plus près des premières lignes écrites par l’auteur lui-même. En l’occurrence pour Eberhardt, c’est par la page 27 que je commence. Le livre s’ouvrant sur un avant-propos et une préface.
« Départ d’Alger. Aïn-Sefra, fin septembre 1903.
Les derniers jours de l'été s'égrenaient monotones: Sous l’accablement d'un ciel sans nuages, Alger dormait. Les rues, où les passants étaient rares, semblaient plus larges, et des essaims de mouches bleues bourdonnaient dans l’ombre brève des maisons. Les collines de Mustapha se voilaient de poussières ténues, et les blancheurs laiteuses de la haute ville s'éteignaient. Là, pourtant, dans les ruelles étranglées, la vie continuait ardente, ivre de lumière et de couleur, avec les étalages de fruits et d'étoffes, et le chant pensif des rossignols captifs devant les cafés maures.
Un lourd ennui pesait sur Alger, et je me laissais aller à une somnolence vague, sans joie et sans chagrin, et qui, sans désirs aussi aurait pu avoir la douceur de l’anéantissement.
Tout à coup, le combat d’El-Moungar survint, et, avec lui, la possibilité de revoir les régions âpres du sud : j’allais dans le Sud-Oranais, comme reporter... Le rêve de tant de mois allait se réaliser, et si brusquement!
Le long voyage en chemin de fer, à travers tout l’ouest et le sud-ouest de l’Algérie, fut charmant.
Dans la première émotion joyeuse du départ, j’eus quelques heures de repos et de rêverie.
Il est ainsi, à certaines époques de la vie, des instants où rien d’extraordinaire ne survient, mais qu'on n’oublie jamais dans la suite, car ils sont d’une indicible douceur.
C'était à Perrégaux, où il faut attendre le train d’Arzew qui descend vers le sud.
Perrégaux n’est qu’un bourg espagnol serti de grands jardins verts, au milieu d'une immense plaine fertile. Pourtant, ce coin très quelconque du Tell algérien me parut souriant, presque beau.
Le jour déclinait, limpide, sur le calme de la campagne. Une haute colline barrait l’horizon qui s’allumait peu à peu. Au sommet, il y avait une petite chapelle de Sidi Abdelkader de Bagdad, qui semblait toute rose, entre quelques silhouettes d’oliviers gris. Là, dans l'herbe desséchée, des pierres brutes se cachaient : le cimetière musulman, un lieu de mélancolie calme, sans rien de funèbre.
... Le soir, j’allais m’étendre sur une natte, devant un café maure. À côté, au-dessus de la porte cochère d’une hôtellerie espagnole, on lisait en gros caractères maladroits: Defendido entrar gitanos, « entrée interdite aux gitanes ».
En face, un mur nu se profilait sur l’opale rose du couchant. Accroupis à terre, des Arabes nomades rêvaient. Dans l’air chaud, des senteurs connues traînaient, les senteurs du pays bédouin, aux soirs d'été: fumée de thuya ou de genévrier, odeurs de peaux de boucs, de goudron, de chairs bronzées en moiteur. Et moi je goûtais la volupté profonde de la vie errante, la joie d’être seule, inconnue sous le burnous et le turban musulmans, et de regarder, en paix le jour finir en des lueurs rouges sur la simplicité des choses, dans ce village où rien ne me retenait, et que j’allais quitter à la tombée de la nuit.
Après, ce furent de nouveau des heures longues à la fenêtre du wagon, à travers des pays toujours plus déserts et plus âpres, à mesure que le petit train lent descendait vers le sud. Des villages et des bourgs passèrent dans la nuit lunaire, rapides, furtifs, comme des visions.
Vers le milieu de la nuit, ce fut la triste Saida, où tant d’épaves humaines viennent chercher l’oubli sous la capote anonyme de la Légion étrangère. Puis, la rude grimpée des hauts plateaux, sur la voie en lacets. Les deux machines du train s’essouflaient, hoquetaient comme des bêtes poussives.
En haut, à l’entrée de l’immense plaine nue, deux marabouts jumeaux semblaient monter la garde.
Des haltes en rase campagne, pour des villages qu’on ne voyait pas ou pour de lointains douars : Ain-el-Hadjar, Bou-Rached, Tafaroua...
Enfin le jour s’alluma, dans un ciel vert et rouge, sur les petites dunes livides du Khreider.
Et ainsi indéfiniment, c'était toujours la monotonie grave, la tristesse, et aussi le grand charme poignant de la plaine du sud, avec ses rares touffes d’alfa coriace et ses arbrisseaux rampants, gris sur le sol de sanguine. Des chaînes de montagnes fuyaient au loin, à peine distinctes, diaphanes.
Le soleil se leva, et nous arrivâmes en face de l’arête robuste du Djebel-Antar s’avançant dans le vague des horizons plats. »
03_ di 9 juin 2024_ Yamina Méchakra- La grotte éclatée
Préface de Kateb Yacine : « Yamina Mechakra a écrit ce livre au milieu d’une vie cruelle et tourmentée… »
La Grotte éclatée. Enal, Alger, 1986.
« À la mémoire de mon père
Toi le regard bleu dans lequel souvent je m’allonge quand j’ai peur et que je tremble.
Tu es venu tête folle
Les cheveux rêvant de soleils inconnus
Ton âge chemin égaré en mon ventre s’est ouvert
De la colline oubliée ont chanté les roseaux
Du sable cassé des Frontières
Tes pas ont violé les lois insensées.
Langage pétri dans les nattes tressées au feu de l’amour qui flambe depuis des siècles au cœur de mes ancêtres et dans mon cœur vers lequel souvent je tends mon visage gelé et mon regard humide pour pouvoir sourire. Langage pétri dans les tapis, livres ouverts portant l'empreinte multicolore des femmes de mon pays qui, dès l'aube se mettent à écrire le feu de leurs entrailles pour couvrir l’enfant le soir quand le ciel lui volera le soleil; dans les khalkhals d'argent, auréoles glacées aux fines chevilles, dont la musique rassure et réconforte celui qui dort près de l’âtre et déjà aime le pied de sa mère et la terre qu'elle foule.
NOVEMBRE 1955
Je m'en allais vers ARRIS (petite ville de l’Aurès), les yeux fixés sur mes doigts qui, à l'horizon se tressaient avec d’autres doigts pour ramasser les nuages du ciel et les presser sur une terre brisée d'oubli, enceinte d'un grain millénaire, parcheminée de routes lointaines, pour que pousse le blé rouge que nos ancêtres avaient promis.
La terre ouverte trahissait çà et là au ventre de ses brunes crevasses quelque soupçon de verdure que les oiseaux venaient couver.
Un goût de résine envahit ma mémoire et mes lèvres frissonnèrent au désir d’embrasser les sillons mouillés des premiers soupirs du ciel.
Mes entrailles frémirent à la respiration d’un fils qui dans sa tombe évoqua son berceau.
Au pied de l’Aurès un arbre veille sur une terre grasse à peine remuée. Elle repose sous une brume de parfum de femmes qui, doucement, se décomposent au pied de l’olivier.
Jeunes filles, elles avaient accroché à ses branches leur première ceinture.
L’arbre scintillait de résine renouvelée et guidait leur pied nu et blanc sur un chemin tracé par leur légende.
Au grenier de notre cœur numide, nos princes le baptisèrent.
Les conquérants y brisèrent leurs armes avant de mourir.
Je vis le semeur de l’Aurès écraser dans sa main le grain et goutte à goutte le laisser pleuvoir pour qu’au printemps les champs abritent les premiers nids. Je vis la mère modeler la terre glaise pour qu’à l'aurore le berger réconcilie la vie et le jour en brisant le pain d’orge encore chaud, l’enfant souffler dans sa flûte une prière inconnue qu’il adressait aux Dieux pour voir le cèdre se multiplier et écouter la fougère chuchoter la pluie.
Ici les siècles lentement courbèrent l’échine et le silex fit jaillir le feu de l'histoire pour nourrir le combat et illuminer la route des enfants dans le regard desquels l’amour refusait de creuser sa sépulture.
Rome avait salué la blondeur automnale de Aurès et l’Islam s'y recueillit. »
04_ lu 10 juin 2024_ Rachid Boudjedra- Journal palestinien
Vendredi 3 mars 1972
Aller en Palestine n’est pas une petite affaire. À force de penser à ce voyage, j’avais fini par oublier qu’on ne pouvait pas se rendre dans ce pays pour la simple raison qu’on lui avait donné un autre nom, qu’on l'avait vidé de ses habitants et qu'on les avait remplacés par d'autres venus de très loin et la plupart du temps des confins de l’Europe. Aller en Palestine ! Mes interlocuteurs avaient souvent un air gêné. J'étais en retard sur l'histoire... Personne n’osait me rappeler à l’ordre, me dire qu’il valait mieux appeler les choses par leur nom. En fait, je ne pouvais aller en Palestine. Elle était occupée. Cela ne s'était pas fait comme ça, d'un seul coup. Non ! En plusieurs étapes. Avant de partir, j'avais lu beaucoup de livres sur l'histoire du mouvement sioniste mais pas assez de documents — ils sont rares ! — sur l'histoire du complot infernal dont a été victime le peuple palestinien. Trop d’États européens et trop de princes arabes sont coupables de complicité. La Grande-Bretagne et la France avaient facilité les choses pour le mouvement juif en signant, en 1916, l'accord SYKES-PICOT qui reconnaissait la validité des prétentions de la France sur une grande partie de la Syrie et prévoyait que le Sud de la Palestine relèverait désormais d'une autorité internationale confiée à l’Angleterre. C'était ce dont rêvait le responsable du mouvement sioniste, Chaïm WEIZMANN, qui écrivait dès 1914, c’est-à-dire deux ans avant la signature de l'accord SYKES-PICOT : « Nous pouvons raisonnablement dire que si la Palestine passait dans la sphère d’influence britannique et si la Grande-Bretagne encourageait une colonisation juive dans ce qui serait une de ses dépendances, nous pourrions y avoir un million de Juifs, d'ici vingt ou trente ans. Ils mettraient le pays en valeur, y ramèneraient la civilisation et monteraient efficacement la garde devant le canal de Suez. » (Trial and error, Londres, 1930, p. 191.) Ces quelques lignes résument toute la tactique sioniste. L’accord anglo-français de 1916 va permettre la réalisation de ce rêve insensé, point par point et dans ses moindres détails.
Mes interlocuteurs avaient donc raison. Je ne pouvais aller en Palestine. Elle avait changé de nom depuis 1948, exactement depuis le 12 mai 1948, date de la proclamation de la naissance de l’État d’Israël. Il valait mieux dire que je me rendais dans les pays où vivaient les Palestiniens.
Plusieurs pays arabes. Et surtout le Liban, la Syrie et la Jordanie. Je n'allais donc pas en Palestine mais au Liban, en Syrie, en Jordanie, en Irak, en Égypte, etc. Partout où il y a des réfugiés et des combattants. Là où il y a un impact quelconque du problème palestinien. Là où ses conséquences ont permis, à nouveau, à l’État d’Israël de s’agrandir un peu plus, comme le veut l’Ancien Testament : « Tout lieu que touchera la plante de vos pieds, je vous le donne, comme je l'ai déclaré à Moise. Depuis le désert et le Liban, jusqu’au grand fleuve, l’Euphrate, et jusqu'à la grande mer, vers le soleil couchant, tel sera notre territoire ». (Josué I : 3-4.)
Ce vendredi 3 mars 1972, le Boeing 707 de la Middle East Airlines, à destination de Beyrouth, est bondé. Apparemment le tourisme marche bien. Mais il y a comme une tension à l'intérieur de l’avion. Les hommes d'affaires n’en mènent pas large. Mon voisin, un jeune homme très élégant, rit jaune en me disant : « N’y aurait-il pas un pirate de l'air, parmi nous ? » Sa plaisanterie provoque les prières d'une riche Libanaise qui est prise d'extase. Elle a très peur. Elle explique au jeune homme élégant (quelle nationalité ?) qu’elle craint surtout le décollage et pas les pirates. Puis, superstitieuse, elle ajoute : « On ne sait jamais ! » L’atmosphère ne se détend pas très vite, malgré la voix suave de l’hôtesse qui dit son texte habituel, d'une façon mécanique. Dès que l'avion a décollé, la dame arrête net ses prières, mais elle ne cesse pas de se retourner vers l'arrière de l'avion. Penserait-elle encore aux pirates?
Long trajet fastidieux. Après le déjeuner, et malgré l’odeur écœurante de la molesquine des sièges, mêlée à celle des restes du repas, les passagers somnolent. Mon voisin est intarissable. C’est un homme d'affaires. Il vend des armes françaises au Liban. Il a deux passeports, un français et un libanais. Il est marié à une Libanaise. Habite Paris et Beyrouth. Ne tarit pas d'éloges sur le Liban. Beyrouth, merveille des merveilles ! Deviendrait-il lyrique ? Son accent m’intrigue. Quelle est son origine? Levantin naturalisé ? Pied-noir d’Algérie ! Je crois à une mauvaise plaisanterie. Non. Il est né à El Harrach. Précise : ex-Maison carrée. Il ne s’arrête plus. La vigne de ses parents. La guerre d’Algérie. Je lui dis que je suis Algérien.
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