Lettre de Günter Grass à Boualem Sansal
23-05-2012
Par Noureddine Khelassi
Attention, amis lecteurs, il ne s’agit pas ici, dans ces colonnes de presse, de pendre l’écrivain Boualem Sansal après l’avoir suspendu aux colonnes de Beït HaMiqdash, la Maison de la Sanctification, autrement dit le Temple de Salomon à El Qods. Il n’est point question de son choix souverain d’écrivain engagé et affranchi de se rendre en Israël. Sansal est un homme libre. Ces romans ont montré qu’il est émancipé des préjugés philosophiques, des traditions religieuses et de la bien-pensante politique. La question n’est donc pas celle de la liberté d’y être mais de l’obligation d’y dire. De dire ce qu’un homme de symboles, comme lui, devait y dire et qu’il n’a pas pu ou voulu dire. Ou de ne pas dire ce qu’il n’aurait pas dû y dire et qu’il a finalement dit une fois sur place. Günter Grass, le prix Nobel de littérature allemand, avait dit pour sa part ce qu’il fallait dire sans s’y être rendu. Il a dit ce qui était assez juste à ses yeux pour être dit et clamé dans son célèbre poème Ce qui doit être dit. Ce texte au sujet duquel on a tant dit en Israël et en Europe résonne aujourd’hui comme une lettre indirecte de l’écrivain allemand à l’auteur algérien du Village de l’Allemand. L’auteur, notamment, des Années de chien, de Anesthésie locale, de Tirer la langue et de Toute une histoire, lui, s’est demandé «pourquoi me taire, pourquoi taire trop longtemps ce qui est manifeste ?» Il a espéré aussi que «beaucoup puissent se libérer du silence». Ses paroles ont alors retenti comme un tambour. Lorsqu’il a posé une kippa sur la tête et quand il s’est approché du Mur des Lamentations à Yérouchalaïm, Boualem Sansal ne s’est pas «libéré du silence» à propos du sort d’un peuple dont les millions d’âmes de la terre de Palestine ont depuis 1948 le statut officiel de réfugiés. Ce silence assourdissant, on l’a entendu en Algérie. En d’autres lieux où on ne comprend pas également qu’un écrivain symbolique n’entende pas, derrière le Mur des Lamentations, les cris des douleurs palestiniennes derrière les murs des ghettos et au-delà des remparts ceinturant les cloaques urbains où des Palestiniens survivent en reclus. Sur cette terre de messages et de miracles, l’écrivain algérien, qui ne se taisait jamais lorsqu’il s’agissait de pourfendre le «nazislamisme» et le «nationalautoritarisme» dans son propre pays, n’a pas dit grand-chose sur le calvaire christique du peuple palestinien. Il a juste dit «qu’il faudra qu’autour de la table (de négociations de paix), il n’y ait que des Palestiniens et des Israéliens». Paroles qui ne mangent pas de pain. Même pas le pain azyme, même pas le pain des anges, même pas le pain d’hostie alors que le pain, c’est le corps du Christ «livré à vous». Mais Boualem Sansal n’a pas dit que derrière les murs de l’orgueil sioniste, derrière les fortifications de l’arrogance militaire et derrière les boucliers de la chared, la peur hébraïque ancestrale, un peuple y survit. Sans avoir le droit à la vie digne et à la liberté inaliénable. Il aurait alors, à l’image de Günter Grass quand il a dit Ce qui doit être dit, contribué à «les aider tous, Israéliens et Palestiniens, plus encore, tous ceux qui, dans cette région occupée par le délire et la peur, vivent côte à côte, en ennemis.» Lorsqu’il a mis la kippa, le laïc Sansal ignorait peut-être l’injonction talmudique qui dit «couvrez votre tête afin que la crainte du Ciel puisse être sur vous». Est-ce pour cette raison qu’il n’a pas entendu les cris des Palestiniens, derrière leurs murs, par-delà le Mur des Lamentations ?
In : http://www.latribune-online.com/suplements/culturel
Merci Noureddine Khelassi pour cet article objectif, sans haine, et qui met chacun devant ses responsabilités, y compris Boualem Sansal. Il y a effectivement des silences plus tonitruants que mille boulets de canons. Ainsi (semble-t-il) celui de l’écrivain face au drame centenaire quasiment du peuple Palestinien.
Et voici ce qu’a « dit » Gunter Grass :
Günter Grass : "Ce qui doit être dit"
Le Monde.fr
05.04.2012
Par Günter Grass Traduit de l'allemand par Olivier Mannoni
Pourquoi me taire, pourquoi taire trop longtemps
Ce qui est manifeste, ce à quoi l'on s'est exercé
dans des jeux de stratégie au terme desquels
nous autres survivants sommes tout au plus
des notes de bas de pages
C'est le droit affirmé à la première frappe
susceptible d'effacer un peuple iranien
soumis au joug d'une grande gueule
qui le guide vers la liesse organisée,
sous prétexte qu'on le soupçonne, dans sa zone de pouvoir,
de construire une bombe atomique.
Mais pourquoi est-ce que je m'interdis
De désigner par son nom cet autre pays
Dans lequel depuis des années, même si c'est en secret,
On dispose d'un potentiel nucléaire en expansion
Mais sans contrôle, parce qu'inaccessible
À toute vérification ?
Le silence général sur cet état de fait
silence auquel s'est soumis mon propre silence,
pèse sur moi comme un mensonge
une contrainte qui s'exerce sous peine de sanction
en cas de transgression ;
le verdict d'"antisémitisme" est courant.
Mais à présent, parce que de mon pays,
régulièrement rattrapé par des crimes
qui lui sont propres, sans pareils,
et pour lesquels on lui demande des comptes,
de ce pays-là, une fois de plus, selon la pure règle des affaires,
quoiqu'en le présentant habilement comme une réparation,
de ce pays, disais-je, Israël
attend la livraison d'un autre sous-marin
dont la spécialité est de pouvoir orienter des têtes explosives
capables de tout réduire à néant
en direction d'un lieu où l'on n'a pu prouver l'existence
ne fût-ce que d'une seule bombe atomique,
mais où la seule crainte veut avoir force de preuve,
je dis ce qui doit être dit.
Mais pourquoi me suis-je tu jusqu'ici ?
parce que je pensais que mon origine,
entachée d'une tare à tout jamais ineffaçable,
m'interdit de suspecter de ce fait, comme d'une vérité avérée,
le pays d'Israël, auquel je suis lié
et veux rester lié.
Pourquoi ai-je attendu ce jour pour le dire,
vieilli, et de ma dernière encre :
La puissance atomique d'Israël menace
une paix du monde déjà fragile ?
parce qu'il faut dire,
ce qui, dit demain, pourrait déjà l'être trop tard :
et aussi parce que nous - Allemands,
qui en avons bien assez comme cela sur la conscience -
pourrions fournir l'arme d'un crime prévisible,
raison pour laquelle aucun
des subterfuges habituels n'effacerait notre complicité.
Et admettons-le : je ne me tais plus,
parce que je suis las de l'hypocrisie de l'Occident ; il faut en outre espérer
que beaucoup puissent se libérer du silence,
et inviter aussi celui qui fait peser cette menace flagrante
à renoncer à la violence
qu'ils réclament pareillement
un contrôle permanent et sans entraves
du potentiel nucléaire israélien
et des installations nucléaires iraniennes
exercé par une instance internationale
et accepté par les gouvernements des deux pays.
C'est la seule manière dont nous puissions les aider
tous, Israéliens, Palestiniens,
plus encore, tous ceux qui, dans cette
région occupée par le délire
vivent côte à côte en ennemis
Et puis aussi, au bout du compte, nous aider nous-mêmes.
Günter Grass Traduit de l'allemand par Olivier Mannoni
----------In : Le Monde 15 avril 2012
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