Des dizaines de morts ces derniers jours dans plusieurs pays... Assassinats commis par les hordes barbares se réclamant de l'Islam...
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*Ecrivain, essayiste, animateur de l’émission «Islam» sur France 2
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Face aux massacres des nouveaux barbares, nous ne pouvons nous contenter d’ingurgiter des images aussi atroces les unes que les autres et nous plaire dans des bavardages sans fin. Des actions de tous ordres et de tous niveaux sont nécessaires. J’ai longuement réfléchi à la part qui pourrait être la mienne, auprès d’autres volontés. A la suite de Ghaleb Bencheikh, je pense qu’il ne s’agit pas de nous « plier à une quelconque injonction » ni de répondre à une « sommation de nous désolidariser » des assassins se réclamant de l’Islam. Il y va de notre honneur de préparer, de participer à une action d’envergure pour dire haut et fort notre dégoût, notre révolte face à ceux qui, au nom de notre religion, accomplissent les pires atrocités.
Adnan Ibrahim sur Al- mayadin TV |
ADNAN IBRAHIM _ A
ADNAN IBRAHIM _ B
ADNAN IBRAHIM _ C
Le film complet se trouve ici:
https://www.youtube.com/watch?v=sEanxZOTA5s
JDD_ 19 avril 2015
Adnan Ibrahim, l'imam qui dénonce les barbares
Né à Gaza, prêchant à Vienne, en Autriche, cet imam séduit
sur Internet des milliers de jeunes musulmans en Europe et jusqu’en Arabie
saoudite par son réformisme et sa tolérance.
Je sais que je suis sur la liste de
Daech, c'est un risque que j'assume." Il a l'air à la fois désolé et
déterminé. "Ils veulent m'abattre et peuvent me tuer, mais je ne
m'arrêterai pas." Le 9 janvier, du haut de sa chaire, Adnan Ibrahim
ne s'est pas seulement adressé à ses frères dans sa modeste mosquée de
Leopoldstadt, dans la banlieue de Vienne. Il visait, par caméra interposée, les
dizaines de milliers de jeunes musulmans qui se connectent en Europe et au
Moyen-Orient sur Facebook et YouTube pour l'entendre. Le soir même de l’assaut
de la police contre l’Hyper Cacher de Paris, Adnan Ibrahim, en costume cravate,
dénonce les "barbares" : "En tant que musulmans, nous nuisons à
notre image, nous donnons à voir celle du terroriste tueur, quelle
insulte!" Effets de manches pour un avocat sans robe, le phrasé éloquent,
il continue de haranguer ses fidèles en éducateur. "Ceux qui s'explosent
au milieu des foules n'ont pas compris grand-chose, ils n'ont pas appris
l'islam, ils ne savent rien. C'est un fanatisme vil comme celui des croisés du
Moyen Âge!"
Il dévore Newton, Darwin et Freud
À l'image
de ces prêtres-ouvriers des années 1970, l'imam palestinien au passeport
autrichien ne porte aucun signe distinctif de sa religion ou de son métier de
pasteur des âmes. Sa barbe est bien taillée, rien à voir avec celle des fous de
Dieu qui la laissent pousser pour respecter la consigne du Prophète. Contrairement
à l'un de ses amis qui l'accompagnent en ce début avril lors d'une escale
parisienne, il n'a pas non plus cette petite bosse au milieu du front qui
témoigne de longues heures à prier la tête contre le sol. "La prière,
c'est d'abord entre soi et Dieu", murmure-t-il. "La religion, c'est
dans le cœur que ça se passe", insiste-t?il. Il rappelle alors que depuis
le plus jeune âge il a compris que la mosquée n'était pas le meilleur endroit
pour cultiver sa foi, il préfère le secret de son âme. "Cela vous ennuie
qu'on ose vous comparer à un Luther de l'islam?", lui demande-t on avec un
rien de provocation. "Pas le moins du monde, même si la Réforme est un
arbre avec beaucoup de branches…"
Adnan
Ibrahim n'a jamais cessé d'apprendre la différence. À Gaza, enfant, son père
lui avait enseigné que l'islam visait d'abord à "la pureté du cœur".
Entre l'éducation religieuse traditionnelle et celle dispensée dans les écoles
et collèges de l'Unrwa, l'agence des Nations unies en charge des réfugiés
palestiniens, Adnan se jette à corps perdu dans les livres que l'on ne peut ou
que l'on ne doit pas lire. Adolescent, il dévore Newton, Darwin et Freud,
s'initie à la psychologie et refuse de se laisser embrigader dans les factions
palestiniennes. Non parce qu'il serait insensible à la violence des soldats
israéliens jusque dans les maisons de son camp de Nuseirat, mais parce que
l'éducation lui paraît "prioritaire". Adnan Ibrahim aurait pu devenir
un fantassin du Hamas, plein de haine pour l'occupant, ou un collabo de Tsahal,
l'armée israélienne, pour rapporter quelques shekels à sa famille.
Le père
est un homme du peuple qui a fait tous les petits métiers : chauffeur de taxi à
Gaza, commis boucher et même ouvrier dans une usine en Israël. Adnan a une
dévotion pour ce père qui ne porte ni la barbe ni l'habit, ne s'embarrasse pas
de symboles mais vit sa foi dans la simplicité du quotidien : aimer son
prochain, servir l'autre. Le fils retient d'une leçon paternelle qu'être beau,
intelligent et pieux ne sert à rien si c'est pour insulter sa mère et se
comporter avec arrogance.
Une mosquée pleine à craquer en quelques années
Un jour,
devenu imam, il choquera au plus haut point en demandant à Dieu de bénir un
soldat israélien qui s'était suicidé après avoir, vainement, plaidé auprès d'un
officier qu'une Palestinienne puisse franchir un check-point afin d'accoucher
à l'hôpital. "Les Juifs sont nos cousins, plaide Adnan. Et tous ceux qui
instrumentalisent le conflit israélo-palestinien en une guerre de religions
font du tort à notre islam."
Et le
djihadisme? Faut-il le combattre? Par quels moyens? L'imam estime qu'il n'y a
pas d'autre choix que de se défendre si ceux d'en face prennent les armes.
"Toutefois, la meilleure façon de contrer ces fanatiques, c'est d'offrir
un discours alternatif. Si l'on utilise la force physique, on peut les vaincre
une ou deux fois, mais tant que les causes de ce mal persistent, rien ne sera
réglé." D'où l'engagement pris par Adnan Ibrahim de dissuader les jeunes
de rejoindre les djihadistes.
La femme est l'égale de l'homme
"Les
réformistes ne sont en général pas bien accueillis par les jeunes musulmans parce
que leur discours n'est pas suffisamment religieux, confie Adnan. Moi, je leur
offre une base spirituelle solide, je dissèque un par un les arguments
coraniques développés par les djihadistes pour les réconcilier avec le message
originel de l'islam." Surprise, parmi les pays où ses thèses sont le mieux
reçues figure l'Arabie saoudite, comme si les jeunes sujets du roi Salmane ne
se retrouvaient plus dans "cet État déconnecté de la réalité". Mais
c'est aussi à Riyad que l'imam palestinien est qualifié d'apostat parce qu'il
ose "prêcher la miséricorde plutôt que la confrontation".
À Vienne,
lorsqu'il est arrivé, les jeunes musulmans de la capitale autrichienne étaient
en majorité séduits par le salafisme. En quelques années, sa mosquée, au
départ désertée, est devenue pleine à craquer. "Il faut redonner aux
jeunes leur liberté de conscience", argumente Adnan. "J'ai beaucoup
appris de la Réforme chrétienne", ajoute celui qui cite également
volontiers saint Thomas d'Aquin et saint Augustin. "Je comprends aujourd'hui
qu'il n'est pas si important d'aller vers l'autre avec ce que je suis que de
répondre à ses besoins, c'est tout le contraire du prosélytisme."
Remarquant
au passage que cela ressemble aussi à la manière dont le pape François rappelle
aux catholiques le sens premier des Évangiles, Adnan compare tel hadith
enseigné par le Prophète avec une parabole de Jésus : "Ce que vous avez
fait au plus petit d'entre vous, c'est à moi que vous l'avez fait."
Hérétique?
Iconoclaste? Ou tout simplement libre? Adnan Ibrahim ose prétendre que la femme
est l'égale de l'homme et qu'elle peut hériter avec égalité de droits, que la
démocratie est compatible avec un islam ouvert. Pas étonnant que la police
autrichienne surveille de loin ce réformiste de l'islam et s'étonnerait même de
le voir jusqu'ici épargné par des attentats commandités par ses ennemis. Comme
s'il était "protégé" de plus haut…
François Clemenceau
- Le Journal du Dimanche
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Wikipedia:
Plus d'infos ici:
http://www.adnanibrahim.net/?lang=en
Et sur Facebook:
https://www.facebook.com/FrAdnanIbrahim
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EL WATAN 20 juin 2015
Chronique. Ghaleb Bencheikh(*)
Pourquoi sommes-nous arriérés ? (**)
La vie des hommes est cyclique, rythmée par des repères dans le temps.
Ces repères ponctuent les activités humaines, alternées qu’elles sont, par des
moments de repos et d’autres d’intense labeur.
Il en est de même de la pratique rituelle dans les
traditions religieuses. Les rites ont aussi un lien avec l’écoulement du temps
et s’y inscrivent. Aussi la lunaison Ramadhan pour les musulmans est-elle un
temps particulier, attendu avec ferveur et joie par les uns, appréhendé par les
autres.
Mais, il n’en demeure pas moins que c’est un temps
déterminé avec des spécificités propres. J’essayerai, pour ma part, de le
mettre à profit afin d’introduire quelques réflexions soumises à la sagacité
des lecteurs d’El Watan reproduisant une expérience heureuse – pour moi.
Et je sais gré à la rédaction du journal d’ouvrir ses
colonnes à la rencontre des idées, à la circulation des concepts, à la
confrontation des points de vue et au partage des représentations du monde. Il
s’agit de contribuer aux débats existants et d’en susciter d’autres avec, à la
fois, l’humilité requise de ne pas se croire seul dépositaire de la vérité
absolue et la liberté de pensée revendiquée comme telle et assumée.
Puissions-nous émerger des basses eaux des discussions oiseuses aux conclusions
péremptoires dictées par le seul argument d’autorité.
En effet, nous avons besoin de renouer avec l’éthique du
débat et de l’échange – à la manière d’un Chafiî, le maître éponyme de la
troisième école juridique (767-820). Il nous a bien enseigné, dès la première
décade du IXe siècle, que lors des controverses : «Mon avis est juste, mais il
peut être entaché d’erreur et l’avis de mon contradicteur est – par
construction – faux, mais il peut receler sa part de vérité.»
Interrogeons-nous : où en sommes-nous, aujourd’hui, de
cette attitude d’ouverture et de respect à l’égard des idées d’autrui,
fussent-elles dérangeantes ?
Il se trouve que dans bon nombre de contrées islamiques
actuellement, une bonne partie des croyants musulmans va vivre quasiment au
ralenti avec une confusion du jeûne diurne et de la torpeur dans une
interversion du jour et de la nuit. Certains membres de l’oumma s’acquittent,
certes, de leur devoir religieux dans l’élévation de l’âme et l’accomplissent
avec abnégation. Ils comprennent le sens du jeûne dans ses dimensions
personnelle, sociale et spirituelle et se réjouissent de l’avènement du mois de
Ramadhan.
D’autres subissent la pression de la communauté et avec peu
de conviction endurent toute cette période. Ils fulminent à la moindre
contrariété et, parfois sans être eux-mêmes directement contrariés, ils
vitupèrent contre tout. Inutile de nous appesantir sur tous les manquements à
l’éthique et à l’entraide, requises de chaque croyant tout le temps, a
fortiori, lors du temps sacré du jeûne.
Ce qui prime pour nous – d’abord musulmans – est de
comprendre pourquoi sommes-nous arrivés à cette situation d’indigence
intellectuelle et de déshérence culturelle.
Pourtant nous nous gargarisons toujours de belles paroles
et nous croyons, verset coranique à l’appui, que nous sommes la meilleure
communauté suscitée aux hommes (à condition que et parce que) nous ordonnons le
bien et proscrivons le mal. Sauf que nous sommes – sans autoflagellation aucune
– dans l’ornière.
Et nous nous y vautrons, tant qu’il n’y aura pas d’éveil
des consciences. Pourquoi sommes-nous arriérés ? C’est la même question qui
nous taraude depuis bientôt deux cents ans ; depuis le livre composé par Rifaat
Rafa Tahtaoui (1801- 1873). Une esquisse d’ébauche de réponse aura lieu dans
les épisodes à venir.
*Docteur en sciences et physicien, Ghaleb Bencheikh, fils
du cheikh Abbas Bencheikh El Hocine, ancien recteur de la Grande Mosquée de
Paris et frère de Soheib Bencheikh, ancien mufti de Marseille, est également de
formation philosophique et théologique. Il anime l’émission «Islam» dans le
cadre des émissions religieuses diffusées sur France 2 le dimanche matin. Il
préside la Conférence mondiale des religions pour la paix.
(**) le titre est de la rédaction
Ghaleb Bencheikh
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EL WATAN dim 21 juin 2015
Chronique. Ghaleb Bencheikh(*)
Le culte sans la culture (**)
Dans le sillage de ce que nous avons abordé hier, méditons aujourd’hui
cette double métaphore empruntée à l’univers médical : celle du médecin légiste
et celle du chirurgien. Le premier par profession et par disposition, autopsie
des cadavres froids.
Il dissèque des dépouilles mortelles afin de déterminer les causes du
décès. Mutatis mutandis, nous serions presque dans la même situation si nous
voulions comprendre les raisons qui, dans le temps «froid» de l’histoire, nous
ont embourbés et figés dans l’ornière évoquée hier. Le second, dans le bloc opératoire,
opère in vivo.
Et, il a à cœur de sauver son patient. Le chirurgien ne s’embarrasse
nullement de considérations autres que celles qui maintiennent en vie le
malade, dût-il consacrer tout son temps et y investir toute son énergie pour le
succès de son opération. C’est le temps chaud de l’actualité brûlante. Il en
est de même pour l’idée que nous nous faisons de notre nation. Si nous tenons à
sa pérennité, à sa prospérité et à son avenir radieux et sain, nous devrons la
soigner.
Elle entrera enfin de plain-pied dans la modernité institutionnelle et
intellectuelle. La médication commence par faire délivrer le peuple du piège de
la religiosité sauvage – selon l’expression du cardinal Daniélou (1905-1974) et
le traitement salvateur passe par la désaliénation des consciences de la
bigoterie crétinisante.
Surtout libérer l’esprit de toutes ses entraves. Parce qu’il ne saurait y
avoir de modernité véritable sans la modernité intellectuelle fondée sur
l’esprit critique et sur la promotion de l’intelligence. Or, s’il nous est
arrivé ce qui nous est arrivé, c’est à cause de la démission de l’esprit, de
l’abdication de la raison, de la défaite de la pensée et de l’abrasement de la
réflexion.
Aussi savons-nous, maintenant ce qu’il nous reste à faire : reconquérir
cette liberté avec l’audace intellectuelle nécessaire et la hardiesse requise
de la pensée et de l’action. Il est temps de mettre de l’ordre dans le fatras
idéel que nous connaissons. Les maîtres-mots pour cette reconquête et cette
mise en ordre sont éducation, instruction, acquisition du savoir, science et
connaissance, ouverture sur le monde et sur l’altérité, notamment
confessionnelle, avec l’amour de la beauté et l’inclination pour les valeurs
esthétiques.
Les Beaux-Arts, les belles lettres, la musique et la poésie contribuent
grandement à élever les âmes, à flatter les sens, à polir les cœurs et à les
assainir de tous les germes du ressentiment et de la haine.
Je ne sais par quelle inversion des ordres de priorité dans la mission
éducative du peuple ou peut-être en l’absence d’orientation claire et de
volonté politique, le peuple est laissé comme une proie facile à des
sermonnaires doctrinaires idéologues. Ceux-ci tiennent un discours le plus
souvent abêtissant et culpabilisant.
Et, nous voilà, ahuris, consternés devant tant de confusion mentale et tant
de raidissement radical. Or, l’extrémisme est le culte sans la culture ; le
fondamentalisme est la croyance sans la connaissance ; l’intégrisme est la
religiosité sans la spiritualité.
Savoir endiguer la déferlante obscurantiste, ravaler le délabrement moral,
guérir du malaise existentiel, en finir avec l’indigence intellectuelle et la
déshérence culturelle. Aller vers l’universel
. Ne pas s’arc-bouter sur les particularismes irrédentistes. Telle est la vision
programmatique que nous devons avoir pour sortir des fondrières ténébreuses
dans lesquelles nous avons glissé et depuis lors nous nous y débattons.
Comme l’optimisme est de volonté et le pessimisme est d’humeur – même si pour certains, il n’est que le paroxysme du réalisme – notre détermination est totale pour ne pas laisser flétrir définitivement un patrimoine moral et spirituel qui a sous-tendu une civilisation impériale. Ce n’est pas pour dire que nous fûmes grands, mais c’est pour enrayer la machine du désastre. C’est ce dont nous parlerons dans les éditions à venir.
(*) Philosophe et théologien. Il préside la Conférence mondiale des religions pour la paix. Il anime l’émission «Islam» dans le cadre des émissions religieuses diffusées sur France 2 le dimanche matin.
Comme l’optimisme est de volonté et le pessimisme est d’humeur – même si pour certains, il n’est que le paroxysme du réalisme – notre détermination est totale pour ne pas laisser flétrir définitivement un patrimoine moral et spirituel qui a sous-tendu une civilisation impériale. Ce n’est pas pour dire que nous fûmes grands, mais c’est pour enrayer la machine du désastre. C’est ce dont nous parlerons dans les éditions à venir.
(*) Philosophe et théologien. Il préside la Conférence mondiale des religions pour la paix. Il anime l’émission «Islam» dans le cadre des émissions religieuses diffusées sur France 2 le dimanche matin.
(**) Le titre est de la rédaction
Ghaleb Bencheikh
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El Watan 22 juin 2015
Chronique : La liberté de conscience
Tout en souhaitant un jeûne bien agréé à l’ensemble des musulmans et
musulmanes de par le monde et pour ne pas apparaître comme aigri et ne pas
rester dans des approches négatives de tout le patrimoine islamique, il est
juste de reconnaître les valeurs de bonté, d’accueil et d’hospitalité propres à
la grande tradition de l’islam.
De toute façon, l’aigreur et l’amertume n’aident pas à voir clairement ni à
percevoir avec discernement, tout comme la peur et la colère sont toujours de
mauvaises conseillères. Parce que tout essentialisme est réducteur et toute
généralisation est abusive. Et, il n’y a pas pire insulte à l’intelligence que
de prendre le conjoncturel pour le structurel et confondre le circonstanciel
avec l’atemporel.
La partie n’est jamais le tout. En outre, ce que je dis et exprime ne relève
pas d’un quelconque dolorisme et encore moins d’une autoflagellation malsaine.
Que Dieu nous préserve de la haine de soi. C’est tout simplement parce que nous
avons à cœur de renouer avec les principes fondamentaux de la civilisation et
l’idée du progrès émancipateur que le regard n’est pas amène sur l’actuelle
situation. Il doit être même sévère et le bon diagnostic doit être effectué
sans complaisance aucune afin de trouver la médication appropriée.
Il se trouve qu’un des points noirs de la pensée théologique islamique
contemporaine avec toutes les scories drainées depuis quelques siècles, est la
question fondamentale de la liberté et notamment la liberté de conscience.
C’est le point aveugle de cette pensée. Et pour rester dans le registre
médical, les ophtalmologistes auraient parlé de scotome, cette lésion du nerf
optique qui induit une non-perception lumineuse. Ce serait aussi l’angle mort
tant redouté par les conducteurs automobilistes et dont on veut pallier les
méfaits par les avancées technologiques telles des mini-caméras et autres avertisseurs.
Il en est de même pour cette pensée qui sur ces questions cruciales de liberté
de conscience s’est encore crispée et radicalisée ces dernières décennies.
La dégradation est affligeante. J’en veux pour preuve la régression terrible
qui nous caractérise à ce sujet : Figure-toi, ami lecteur, qu’il y a plus
de 80 ans, le jeune mathématicien et écrivain égyptien Ismail Ahmad Adham
publia, dans l’Egypte des années 1930, un manifeste intitulé : Pourquoi je suis
athée, dans lequel il défendait son incroyance et vantait son état d’esprit
d’homme soulagé à le proclamer…
Que penses-tu qu’on lui ait fait ? L’a-t-on occis ? L’a-t-on décapité ?
L’a-t-on bastonné ? L’administration s’est-elle mêlée pour l’emprisonner ?
Non, rien de tout cela. La réponse fut, entre autres, celle d’un autre écrivain
théiste sous la forme d’un opuscule ayant pour titre Pourquoi je suis croyant.
Aujourd’hui, une telle «affaire» ne se passera pas et il y aura assurément un
Chems-Eddine ou un pseudo-imam quelconque qui appellera à tuer l’hérétique, à
en finir avec l’apostat par le châtiment suprême.
Pis encore, ces procurateurs de Dieu et défenseurs autoproclamés de ses
droits exclusifs, jettent l’anathème sur toute personne qui n’entre pas dans le
moule de l’intolérance et du fanatisme qu’ils ne cessent de rendre de plus en
plus étroit. L’accusation de mécréance est devenue l’arme fatale pour mettre
fin à toute discussion. Non seulement, de nos jours, un Ismail Ahmad Adham
n’oserait jamais écrire, en contexte islamique, le moindre manifeste militant
pour l’athéisme ni imaginer composer un pamphlet irréligieux, mais, les
réponses seraient jugées timorées et non satisfaisantes valant à leurs auteurs
brimades et vexations à cause de leur tiédeur à défendre comme il faut la vraie
foi…
Ô maison de la sagesse de Baghdad, où es-tu ? Tu fus le lieu des débats
et des controverses entre juifs, chrétiens, musulmans et hérétiques – sans que
l’on prît les références scripturaires coraniques comme bases de discussion.
Elles n’étaient pas reconnues de tous. Ces fameuses munazarates, ont été
reprises par les auteurs latins sous forme de disputationes pluriel de
disputatio, l’ancêtre de la soutenance de thèse afin d’obtenir le grade de
docteur de l’université. Voilà, le ton est donné, nous devons recouvrer notre
patrimoine assaini de tous ses germes d’intolérance. L’entreprise est
titanesque. Mais nous n’abdiquons pas.
Ghaleb Bencheikh
*Ecrivain, essayiste, animateur de l’émission «Islam» sur France 2
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El Watan 23 juin 2015
Chronique : Le temps de l’analyse
Aujourd’hui, nous abordons la question cruciale du terrorisme abject qui
sévit au nom de la tradition religieuse islamique. Il se poursuit encore, en ce
moment même, alors que nous sommes censés vivre un temps consacré de bonté et
de miséricorde. Sauf que des individus fanatisés affiliés à des groupes
islamistes djihadistes ont décidé de déclencher une conflagration généralisée
s’étalant sur un arc allant depuis le nord du Nigéria jusqu’à l’île de Jolo
passant par la Corne africaine, sans parler de la monstruosité idéologique
dénommée Daech.
Et, l’élément islamique y est franchement impliqué. Chaque jour que «Dieu
fait», des dizaines de vies sont fauchées par une guerre menée au nom d’une
certaine idée de l’islam avec toutes les logorrhées dégénérées qui usurpent son
vocabulaire et confisquent son champ sémantique, devenus anxiogènes pour nombre
de non-musulmans. Les exactions terribles qui sont commises nous scandalisent
et offensent nos consciences.
Cette guerre réclame de nous tous, qui que nous soyons, hommes et femmes de
bonne volonté, mais surtout de nous autres musulmans, de l’éteindre. Il est de
notre responsabilité d’agir et de nous opposer à tout ce qui l’attise et
l’entretient. Nous ne le faisons pas pour obéir à une quelconque injonction ni
parce que nous sommes sommés de nous «désolidariser» de la bête immonde. Nous
agissons de la sorte, avec dignité, mus que nous sommes par une très haute idée
de l’humanité et de la fraternité.
Nous ne cèderons jamais à la psychose. C’est une déclaration de résistance
et d’insoumission face à la barbarie. C’est ce que nous avons fait lors de la
décennie noire où cette calamité a endeuillé tout le peuple algérien. C’est
aussi notre attachement viscéral à la vie, à la paix et à la liberté. Et, tout
comme l’enseigne l’Ecclésiaste, au début du troisième chapitre de la genèse –
dans l’Ancien Testament – «Il y a un temps pour tout, il y a un temps pour les
actions sous le ciel, il y a un temps pour tuer et un temps pour guérir, un
temps pour abattre et un temps pour bâtir, un temps pour pleurer et un temps
pour rire, un temps pour la guerre et un temps pour la paix.»
Alors, après le temps de l’affliction et de la torpeur, après celui de la
sidération et des condamnations, le temps de l’analyse doit succéder à celui du
panurgisme émotionnel. Ces derniers mois, plusieurs décryptages du terrorisme
djihadiste se sont fait concurrence. Des lectures sociologisante, politique,
géostratégique, psychologique, millénariste et théologique ont été présentées
doctement. Et, tout en reconnaissant à chacune d’elles sa pertinence propre,
nous affirmons qu’aucune n’est susceptible d’épuiser, à elle seule, le sujet.
C’est pour cela qu’il faut plus de distanciation et de hauteur pour une vision
panoptique et synoptique des choses.
Certes, il y a des facteurs endogènes propres aux contextes islamiques et
des raisons intrinsèques qui sont venues les alimenter et les aggraver. Les
éléments endogènes sont connus et plusieurs fois passés en revue. Il s’agit
d’un faisceau convergent de facteurs politique, culturel, théologique,
économique, militaire et géographique. Ils ont concouru à la stagnation, à la
décadence, au déclin, à la régression et à la «colonisabilité» – en empruntant
l’expression de Malek Bennabi. Nous aurons à y revenir à l’occasion de l’une ou
l’autre de ces chroniques. Parce que nous devons être conscients des causes de
notre décadence.
Quant aux raisons extrinsèques qui sont venues alimenter et aggraver les
premiers facteurs, je les énumère sous forme de flashs sinon, il faudrait un corpus
de plusieurs volumes dépassant le cadre de ces modestes chroniques. Ce sont en
quelques mots et noms : Laurence d’Arabie, Mac Mahon, Sykes-Picot, Allenby,
Balfour, Sèvres, Lausanne, Berlin, canal de Suez et plus tard Guantanamo et
Abou Ghrib sans évoquer les résolutions de l’ONU relatives à la Palestine, à
trois chiffres, qui dorment dans les tiroirs de l’Organisation et celles à
quatre chiffres appliquées dans un déluge de feu et de fer.
Et, malheureusement ce déluge s’est abattu aussi sur le peuple irakien en
dehors de toute légalité internationale et suite à un mensonge éhonté. Et, les
menteurs, auteurs de cette désolation et du désastre, continuent à couler des
jours heureux au ranch de Crawford et à Londres au moment où on a voulu arrêter
Omar El Béchir lors de son déplacement en Afrique du Sud. Ce dernier aura
sûrement à s’expliquer devant la justice des hommes en attendant de comparaître
pour le jugement céleste.
Sauf que tant que les agissements de la «communauté internationale»
s’accommodent de la realpolitik et de la loi du plus fort considérée comme la
meilleure, nous aurons toujours à déplorer la subversion terroriste. Nous
verrons demain en quoi nous n’accepterons jamais que la terreur islamiste
pervertisse la grande tradition de générosité et de miséricorde, ni avilisse
l’enseignement d’amour et de bonté.
Ghaleb Bencheikh
*Ecrivain, essayiste, animateur de l’émission «Islam» sur France 2
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El Watan 24 juin 2015
Chronique : Des chantiers urgents
Après la chronique d’hier où nous avons abordé la question du terrorisme
aveugle qui s’abat au nom de notre tradition religieuse, aujourd’hui, nous
poursuivons en soulignant que le drame réside surtout dans le discours martial
puisé dans la partie belligène du patrimoine religieux islamique – conforme à
une conception du monde dépassée, propre à un temps éculé – qui n’a pas été
déminéralisée ni dévitalisée.
Il est temps de reconnaître, dans la froideur d’esprit et la lucidité, les fêlures morales graves d’un discours religieux intolérant et les manquements à l’éthique de l’altérité confessionnelle qui perdurent depuis des lustres dans des communautés musulmanes ignares, déstructurées et crispées, repliées sur elles-mêmes.
Il est temps de reconnaître, dans la froideur d’esprit et la lucidité, les fêlures morales graves d’un discours religieux intolérant et les manquements à l’éthique de l’altérité confessionnelle qui perdurent depuis des lustres dans des communautés musulmanes ignares, déstructurées et crispées, repliées sur elles-mêmes.
Des sermonnaires doctrinaires idéologues le profèrent pour «défendre» une
religion qu’ils dénaturent et avilissent. Plus que la caducité ou
l’obsolescence de ces doctrines d’attaque et de violence légitimées par le
divin, il est temps de les déclarer antihumanistes. Au-delà des simples
réformettes, par-delà le toilettage, plus qu’un aggiornamento, plus qu’un
rafistolage, qui s’apparentent tous à une cautérisation d’une jambe en bois,
c’est à une refondation de la pensée théologique islamique qu’il faut en
appeler, je ne cesse, pour ma part, de le requérir et je m’étais égosillé à
l’exprimer.
En finir avec la «raison religieuse dévote» et la «pensée magique»,
s’affranchir des représentations superstitieuses, se soustraire à l’argument
d’autorité, déplacer les préoccupations de l’assise de la croyance vers les
problématiques de l’objectivité de la connaissance, relèvent d’une nécessité
impérieuse et d’un besoin vital. On n’aura plus à infantiliser des esprits ni à
culpabiliser des consciences ni à fragiliser des êtres.
Les chantiers sont titanesques et il faut les entreprendre d’urgence : le
pluralisme, la laïcité, la désintrication de la politique d’avec la religion,
l’égalité foncière et ontologique entre les êtres par-delà le genre, la liberté
d’expression et de croyance, la garantie de pouvoir changer de croyance, la
désacralisation de la violence, la démocratie et l’Etat de droit sont des
réponses essentielles et des antidotes primordiaux exigés partout dans le monde
islamique. Ce n’est plus suffisant de clamer que ces crimes n’ont rien à voir
avec l’islam. Le discours incantatoire ne règle rien et le discours
imprécatoire ne fait jamais avancer les choses.
Ce n’est plus possible de pérorer que l’islam c’est la paix, c’est
l’hospitalité, c’est la générosité... c’est irresponsable et c’en est même
devenu insupportable. Occulter les raisons du mal laisse les plaies grandes
ouvertes. Bien que nous le croyions fondamentalement et que nous connaissions
la magnanimité, la mansuétude et la miséricorde enseignées par sa version
standard, où jamais l’assassinat n’est la mesure de l’offense ! C’est bien
aussi une compréhension obscurantiste, archaïque, passéiste, dévoyée et
rétrograde d’une partie du patrimoine calcifié qui est la cause de tous nos
maux.
Et il faut tout de suite la dirimer. Nous ne voulons pas que la partie
gangrène le tout. Les glaciations idéologiques nous ont amenés à cette tragédie
généralisée. Nous devons toutes les dégeler. La responsabilité nous commande de
reconnaître l’abdication de la raison et la démission de l’esprit dans la
scansion de l’antienne islamiste justifiée par une lecture biaisée d’une
construction humaine sacralisée et garantie par «le divin». Il est temps de
sortir des enfermements doctrinaux et de s’émanciper des clôtures dogmatiques.
L’historicité et l’inapplicabilité d’un certain nombre de textes du corpus
religieux islamique sont d’évidence une réalité objective. Nous l’affirmons. Et
nous en tirons les conséquences.
L’ancrage dans la modernité ne saurait se faire sans une modernité
intellectuelle fondée sur l’esprit critique, je l’ai déjà écrit dans la toute
première chronique. Je regrette que nous ne l’ayons pas fait dans notre pays.
Aucun colloque de grande envergure n’a pu se tenir, aucun symposium important
n’a été organisé en vue de subsumer la violence «inhérente» à l’islam ; pas la
moindre conférence sérieuse n’a été animée pour pourfendre les thèses
islamistes radicales. Nous avons vécu sur la défaite de la pensée et
l’abrasement de la réflexion.
Il est vrai que la pusillanimité et la frilosité de nos «hiérarques» nous
ont causés beaucoup de torts. Leur incurie organique nous laisse attendre,
tétanisés, la dramatique séquence d’après. Leur seul argument avancé est que
nous sommes pris en otage par les fanatiques barbares. Or, face à la barbarie,
il vaut mieux vivre peu, debout, digne et en phase avec ses convictions humanistes
que de végéter longtemps en louvoyant, en étant complice, par l’inaction et le
silence, de ce qu’on réprouve. Nous verrons la suite demain.
Ghaleb Bencheikh
*Ecrivain, essayiste, animateur de l’émission «Islam» sur France 2
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El Watan 25 juin 2015
Chronique : Autres voies, autres voix
Nous poursuivons ces chroniques au fil des jours que compte ce mois de
Ramadhan. Elles commencent à susciter réactions et débats sur la Toile. Tant
mieux, si une certaine effervescence intellectuelle peut nous sortir de la
torpeur, de l’été et du jeûne. Je souhaite, pour ma part, qu’elle reste
contenue dans les limites de la courtoisie et de l’éthique du désaccord. Je
sais gré à toutes celles et tous ceux qui, avec sagacité et intelligence,
commentent et critiquent mes propos.
Ceux-ci sont interrogeables et révisables. Ils ne relèvent d’aucun
dogmatisme. Et, j’admets volontiers que mes prises de position soient
discutables, voire contestables. Je fais mienne cette parole du calife Omar Ier
: «Que Dieu fasse miséricorde à celui qui m’offre mes défauts.» En revanche,
lorsque les dérapages se produisent et les attaques ad hominem fusent, la
diffamation et la calomnie tiennent souvent lieu d’arguments pour faire taire
et couper court à toute discussion. Sauf que la prise de parole publique est
une responsabilité et il faut l’assumer.
Et, je ne me tairai pas. Je suis mithridatisé contre la malveillance et la
bêtise humaine. De toute façon, le silence et la complaisance ont toujours été
de discrets facteurs générateurs et amplificateurs des grandes tragédies. Et
l’importance de la parole est telle, lorsqu’elle est bonne – et selon la
parabole coranique - un bel arbre dont la racine est ferme et la ramure
s’élançant dans le ciel, donne ses fruits à tout instant par la grâce de
son seigneur. Et lorsque la parole est destructrice, elle est semblable à un
mauvais arbre déraciné de la surface de la terre et qui n’a point de stabilité.
Bien entendu, il faut condamner sans réserve toutes les dérives meurtrières
qui s’abattent au nom de la religion et dénoncer l’extrémisme islamiste
violent. Qui dit dénoncer, dit aussi annoncer : aucune cause, si légitime
soit-elle, n’implique le massacre des innocents. Et surtout que le sacrilège
suprême est l’atteinte à la vie. On ne peut pas et on ne doit pas se prévaloir
d’un idéal religieux pour semer la terreur et provoquer la haine et le
ressentiment.
Après avoir affirmé cela avec force, il est juste et sage de rechercher
d’autres voies et d’entendre d’autres voix. Celles qui ne se cantonnent pas à
la dénonciation. Celles qui veulent construire des alternatives aux nouvelles
nécessités et potentialités du développement humain intellectuel et social.
Celles qui fédèrent les forces vives de tous ceux et de toutes celles qui sont
porteurs des valeurs d’humanisme de paix, de justice et de fraternité en
nourrissant leur espérance.
Celles qui participent au renouveau et à l’éveil des consciences. Cet éveil
commence par voir chez soi, en soi, les manquements à l’éthique, les écarts à
la sincérité avec soi-même, les fêlures morales. Parce qu’aucune nation et
aucun peuple ne changent véritablement si, pris individuellement, les membres
de la nation ou du peuple n’entreprennent pas chacun un travail d’introspection
intérieure afin de modifier l’inadéquation entre l’hypocrisie ambiante et le
ressenti intérieur.
Et, cela commence par réaliser qu’encore de nos jours, dans de nombreux
pays, à population majoritairement musulmane, des régimes politiques sévissent
sans aucune légitimité démocratique. Ils gouvernent en domestiquant la religion
et en idéologisant la tradition. Ils manipulent la révélation pour des fins
autres que spirituelles. Les sociétés, elles-mêmes, en sont devenues minées par
l’obscurantisme et l’infantilisation des esprits.
Elles n’ont engendré, globalement au risque d’être sévère – que des
«diseurs» et jamais ou rarement des «faiseurs». Alors, comment faire pour que
la réflexion, précédant l’action, puisse être formulée et exprimée en vue
d’être saisie et intériorisée dans une adhésion intime ? Nous poursuivrons
cette analyse dans la prochaine chronique en oscillant entre le fait de
s’appesantir sur les raisons de cette arriération et ses méfaits et le fait
d’ouvrir des perspectives d’avenir et de sortie de crise.
Ghaleb Bencheikh
*Ecrivain, essayiste, animateur de l’émission «Islam» sur France 2
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El Watan 27 juin 2015
Chronique. Ghaleb Bencheikh(*)
Hypocrisie et escroquerie
Nous avons évoqué, jeudi, le manque de légitimité démocratique dans la
quasi-totalité des pays où la société est majoritairement musulmane. Nous
constatons que les régimes s’y prévalent tous de l’islam comme religion d’Etat.
C’est même inscrit dans la Loi fondamentale.
En réalité, j’ai précédé «totalité» par «quasi» pour ne pas être injuste
vis-à-vis de nos voisins tunisiens et d’autres exemples en dehors du monde
arabe, dont le nombre peut être compté sur les doigts d’une main affreusement
mutilée.
Certes, la promesse démocratique est une asymptote – comme auraient dit les
mathématiciens – et nous y tendons pour en être le plus près possible. Nous
mesurons aussi les grandes étapes franchies dans la lente et longue maturité de
l’humanité pour approcher ce point à l’horizon dans la gestion des affaires de
la cité.
Depuis Solon et Clisthène, qui instaurèrent les fondements de la démocratie
athénienne dès le VIe siècle avant l’ère commune jusqu’à nos jours, nous
constatons son évolution et comment elle a pu se frayer un chemin entre
despotisme et tyrannie.
Tant et si bien que les femmes, les métèques et les esclaves devaient être
exclus de l’agora. Plus tard, et bien après la révolution française, nous
verrons que le Tocqueville de l’Amérique n’est pas celui de l’Algérie et le
Jules Ferry de la Métropole n’est pas celui des colonies où l’école n’était ni
gratuite, ni laïque, ni obligatoire… maintenant, la démocratie française
fonctionne cahin-caha. Elle est meilleure que celle de Poutine assurément, mais
il arrive que les Scandinaves s’en amusent et la trouvent quelque peu affectée…
C’est souligner le caractère intrinsèquement évolutif de la démocratie. Il
dépasse le simple formalisme creux du processus électoral. Il ne suffit pas
d’organiser des scrutins pour assurer la franchise des résultats et, même si
ces scrutins étaient exempts de fraudes, quelle serait leur valeur si ceux qui
sont élus n’avaient pas de réelle maîtrise sur le cours des choses ni sur les
véritables décisions ? Le cas iranien est un exemple patent.
Le régime des mollahs se targue du respect des échéances électorales et du
bon fonctionnement de la machine des différentes consultations, notamment
présidentielles, bien que la réélection de Mahmoud Ahmadinejad ait été
contestée par les jeunes non sans courage avec leurs cris et leurs pancartes
portant l’inscription : «Where is my vote ?» Encore une fois, quel intérêt
peut-on avoir d’une élection, fût-elle transparente, si la Loi fondamentale est
biscornue avec l’idée du mandat du jurisconsulte : un guide spirituel
ayant main basse sur la police et la justice ! Un homme qui ne rend compte à
personne !
Nous ne connaissons pas, en contextes islamiques, qu’est-ce la séparation
des pouvoirs, ni l’alternance au pouvoir, ni l’équilibre des pouvoirs, ni ce
que sont les contre-pouvoirs. Rien de tel n’est connu ni appliqué ni même
voulu.
On se gargarise de belles paroles sur l’islam et on ajoute dans une
escroquerie morale et intellectuelle que «ceux qui ne gouvernent pas selon ce
que Dieu a prescrit, sont des mécréants», en ayant déjà tordu le sens de
«juger» et «arbitrer» en «gouverner» et en affirmant avoir pénétré le désir
politique de Dieu !
On s’offusque de voir l’épithète islamique accolée à Etat par la
monstruosité dénommée Daech, mais on l’accepte lorsqu’elle qualifie la
République en Mauritanie, en Iran et au Pakistan. Tout comme on s’accommode à
l’idée bizarre qu’un Etat puisse avoir une confession ! A-t-on un jour pris le
temps de déconstruire l’article des différentes Constitutions qui stipule que
l’islam est la religion de l’Etat ?
Et, nous ne sommes pas à cette contradiction près ni à une hypocrisie de plus.
Et, nous ne sommes pas à cette contradiction près ni à une hypocrisie de plus.
Actuellement, certains régimes participent à la coalition menée par des
«mécréants» qui bombarde justement le prétendu Etat islamique alors que les
criminels fous furieux du califat de la terreur appliquent leurs doctrines et
soutiennent leurs thèses ! La dite monstruosité idéologique, c’est le
wahhabisme en actes, rien d’autre. C’est le salafisme dans les faits, la
cruauté en sus.
Ghaleb Bencheikh
*Ecrivain, essayiste, animateur de l’émission «Islam» sur France 2
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El Watan, dimanche 28 juin 2015
Chronique. Ghaleb Bencheikh(*)
Relever le défi de la paix
Le cauchemar continue. L’abjection et l’ignominie se poursuivent. En plein mois de jeûne – censé être un temps fort de recueillement et de miséricorde - nous apprenons, coup sur coup, trois attentats sanglants perpétrés quasi simultanément en France, en Tunisie et au Koweït. Ils signent la perversion de la tradition et l’inversion de ses valeurs de bonté et d’amour en folie meurtrière.
Et, pour rester dans ce registre tragique rappelant les Tragiques, les condamnations du chœur que nous constituons et les réprobations que nous proférons, n’ont guère d’écho. Sans aucun effet, nous élevons haut nos clameurs, et nous nous lamentons avec les pleureurs. L’horizon paraît opaque et barré par les surenchères radicales et le facteur temporel n’ouvre pas du tout vers un futur prometteur.
Bien au contraire, les perspectives d’avenir sont brouillées par l’immédiateté des évènements retransmis par les moyens de communication sophistiqués jouant un rôle d’amplificateurs. L’intensité de la guerre des images et l’instantanéité des images de la terreur ainsi que la proximité du spectacle atroce qu’elles donnent à voir écrasent toute velléité de recherche de résolution des conflits.
Elles ne laissent place qu’à un émotionnel exacerbé comme unique élément d’appréciation. L’attentisme fataliste pousse les terroristes à sévir.
En effet, on voit mal comment, dans cette désolation, un tiers médiateur réussirait à s’imbriquer dans une confrontation bipartite. D’un côté, ceux qui veulent punir les mécréants, les apostats et les tièdes ; de l’autre les sociétés ouvertes.
L’ensemble produit une étrange impression de faiblesse tout en espérant l’intervention invraisemblable d’un deus ex machina pour qu’une issue à l’impasse puisse être proposée, et pendant que l’attente se prolonge et que l’on s’y installe, l’on se trouve démuni, tétanisé, impuissant en plein désarroi…
La violence religieuse islamiste signe le degré ultime de l’inhumaine cruauté. Quelle réaction pourrait-on alors afficher ? L’éradication totale de la vermine terroriste, à l’évidence, serait-on tenté de répondre spontanément.
Mais que faire encore lorsqu’elle prolifère comme champignons après pluie ? Ce sera monter encore des marches dans l’insensée escalade sur l’échelle de l’effroi et de l’épouvante ! Y a-t-il une réponse qui soit une norme professée ? Y a-t-il une attitude qui fasse sens pour tous ? Non ! Si ce n’est avouer humblement que l’homme musulman n’a pas su relever l’inaccessible défi de la paix et la fraternité universelles, et reconnaître simplement qu’il n’est pas encore arrivé là où toutes les causeries religieuses auraient voulu qu’il fût. A force de vouloir composer avec sa conscience, il finira par décomposer son être profond.
Est-ce à dire qu’il court à sa perte ? Assurément oui, sauf s’il sait s’enjoindre à la patience et à la persévérance.
Les peuples civilisés savent trouver les ressources nécessaires en eux-mêmes pour résister face à la terreur.
Tant que les «nôtres» affichent leur hystérie suite aux caricatures du Prophète, alors qu’ils se terrent depuis des années lorsque leur religion est avilie et pervertie, ils ne sortiront pas de l’ornière. Le salut passe par les manifestations de masse et les démonstrations de force contre la barbarie. Nous devons en apprendre les codes et la tenue.
En attendant, tout doit concourir à faire reculer ces assassins : la répression dans le cadre de la loi et la justice, l’action politique et diplomatique ; la riposte militaire et de renseignement, l’assèchement des flux financiers. Mais surtout, la consolidation des acquis démocratiques, là où ils se trouvent ainsi que l’affermissement et l’ancrage des héritages et des biens culturels avec l’ouverture du champ intellectuel.
La refondation de la pensée théologique viendra sceller, une bonne fois pour toutes, le sort de l’idéologie islamiste dont l’architectonique ne repose que sur des artefacts fallacieux. Puissions-nous ainsi en finir avec l’hydre de Lerne terroriste.
Ecrivain, essayiste, animateur de l’émission « Islam » sur France 2
Ghaleb Bencheikh
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El Watan, lundi 29 juin 2015
Chronique : Du tout théocratique au tout démocratique
Amis lecteurs,
aujourd’hui je souhaite soumettre à votre sagacité la réflexion. J’ai appris
que le chef-lieu d’une wilaya des Hauts-Plateaux algériens comptabilise sur son
territoire trente-quatre mosquées ! Il n’y a pas un quartier sans sa mosquée
propre. C’est que le citoyen doit pouvoir accomplir ses prières dans un lieu de
culte en dehors de sa maison avec le confort optimal de ne pas avoir à marcher
longtemps. Cela va à l’encontre, d’ailleurs, de l’idée qui stipule que pour
chaque pas effectué, le fidèle enregistre une bonne action.
Il récolte une
hassana. Dès lors que le musulman est obnubilé par la comptabilité de ces hassanât,
il faut bien qu’il augmente son capital de ces bonnes actions, dût-il, pour
cela, effectuer des tours supplémentaires autour de l’édifice religieux. Il
devrait même opter pour un chemin retour autre que celui de l’aller.
Je ne fais rien
d’autre que rappeler ce qui est enseigné du haut des chaires de ces mosquées
par des imams «sérieux» et formés et formant à l’éducation religieuse. Ils
insistent en ayant puisé dans des livres de jurisprudence islamique ouverts au
chapitre – appelé le plus souvent portique – des règles de déplacement aux
mosquées, sur le fait qu’il faut entrer par le pied droit dans la salle de
prière et réserver le pied gauche aux sanitaires !
En outre, nous
imaginons la polyphonie – pour ne pas dire autre chose – des haut-parleurs qui
grésillent des appels à la prière et autres causeries religieuses, notamment en
ce mois de Ramadhan. L’orchestration de ces logorrhées et le bruit
assourdissant - il n’y a pas d’autre mot - qui les accompagne finissent par
fatiguer le citoyen et l’abêtir. On pourra m’objecter que tout cela est connu
et que m’y appesantir relève du pinaillage et des arguties captieuses.
Sauf que l’ennui
réside dans la disproportion dans cette wilaya entre le nombre de mosquées et
celui d’autres infrastructures culturelles et de loisirs. Il paraît qu’il n’y a
aucune salle de cinéma opérationnelle, ni théâtre, ni opéra ni le moindre
auditorium pour accueillir les grands événements musicaux. On s’arc-boute sur
une religiosité aliénante et on néglige ce qui permet l’ouverture de l’esprit,
éveille la conscience et flatte les sens !
La sortie de
l’ornière est à ce prix. La modernité est à ce tribut et elle ne pourra advenir
que lorsque la théologie aura déblayé en amont une pensée de la liberté. Aussi
le progrès sera-t-il la conséquence heureuse du passage opéré du tout
théocratique au tout démocratique où l’impératif absolu du respect de la
conscience humaine est non négociable. Il est le préalable à toute œuvre de
démocratisation, à commencer par la liberté d’esprit au niveau individuel comme
une révolution opérée dans les mentalités, avant de prétendre mener celle des
nations entières.
La dignité de
l’homme réside dans son aptitude à répondre à l’appel transcendant en homme
libre et conscient. Le libre choix politique va de pair avec le libre examen
métaphysique. Comment peut-on s’imaginer un instant pouvoir contraindre par la
coercition ou par la menace, croire imposer par la terreur et la violence ou
même obliger par un simple regard inquisiteur, à ce qui relève en principe d’une
adhésion personnelle spontanée, immédiate dans un acte libre d’un ego libre.
Le pire des méfaits
serait alors un crime de lèse-conscience.
Il est affligeant de
constater que la moindre critique -au sens académique- du corpus religieux ne
peut être qu’impiété ! Le recours abusif à la criminalisation de l’hérésie et
de l’apostasie comme une massue brisant tout argument contrariant est un
scandale intolérable qu’il faut récuser avec force et condamner comme tel. Nous
ne voulons plus réciter le commentaire du commentaire, en situant la dévotion
dans l’abaissement de l’intelligence et dans l’imitation servile des pieux
anciens. Au fond, la question n’est pas tant dans la mosquée que dans ce qui y
est enseigné…
Ghaleb Bencheikh
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El
Watan, mardi 30 juin 2015
De l’entendement de la laïcité
Nous nous proposons aujourd’hui
d’aborder la question épineuse de la laïcité et de la désintrication de la
politique d’avec la religion. Et, comme toute question sensible, elle gagnerait
à être traitée avec calme et froideur d’esprit.
En
effet, ce n’est qu’avec hauteur de vue et distanciation que les études peuvent
être menées avec objectivité. Le sujet, de par son acuité et son importance,
nécessite de longs développements et des colloques ad hoc, mais je vais à la
concision.
Tout
d’abord, essayons de comprendre ce qu’on entend par laïcité. Elle n’est surtout
pas l’athéisme ni une quelconque idéologie militant pour l’incroyance ou pour
l’agnosticisme.
Dans
un premier temps, acceptons l’idée que c’est un principe juridique qui permet
de «réguler» la cohabitation des sacrés, a fortiori dans une société plurielle,
composite, multiconfessionnelle, pluriethnique et diversifiée.
Comme
tout principe juridique, il n’a qu’à s’appliquer sans excès de zèle ni densité
doctrinale. La laïcité ne doit pas avoir de consistance idéologique ; elle
peut se résumer, entre autres définitions, dans la phrase qui suit : «C’est la
loi qui garantit le libre exercice de la foi aussi longtemps que la foi ne
prétend pas dicter la loi…» Quoi de plus normal dans une société où le droit
est positif.
La
norme juridique y est une émanation rationnelle des hommes et elle s’applique
aux hommes. Le jeu démocratique, lorsqu’il est mené de manière saine, aide à
changer la loi. Ce qui a été fait par des hommes pourra toujours être défait
par des hommes.
Encore
une fois, dans les sociétés libres, démocratiques et ouvertes au sens de Karl
Popper, nul ne peut se prévaloir de sa propre métaphysique ni de sa tradition
religieuse pour imposer à autrui, et tout particulièrement à ses propres
concitoyens, sa vision du monde et sa législation.
La
difficulté réside lorsque la société est monocolore sur le plan confessionnel –
à supposer que ces sociétés existent encore à l’ère de la mondialisation et de
la révolution numérique. Et même pour ces sociétés fermées, nous verrons
ultérieurement qu’il vaut mieux pour elles appliquer le principe de laïcité
afin de ne pas voir la religion domestiquée, manipulée et idéologisée par le
pouvoir politique. Dans ce cas, la laïcité sera comprise comme la déconnexion
de la politique de la religion.
En
réalité, l’infortune de la laïcité en contexte islamique est due davantage à
des considérations sémantiques et de traduction qu’à une opposition au principe
même de la laïcité. En ce sens qu’aucune langue véhiculaire de la pensée
théologique et politique dans les contrées islamiques n’avait, dans son champ
lexical, l’équivalent de «laïcité».
Ni
le persan, ni le turc, ni le gujarati, ni l’arabe, ni l’ourdou ne pouvaient en
rendre le sens. Ce que d’autres langues pouvaient offrir, à l’exemple de
l’allemand, de l’anglais, de l’italien ou de l’espagnol.
Bien
que l’on ait trouvé des traces de «laïcité» dans l’œuvre de Montaigne, la
première apparition dans un dictionnaire eut lieu dans l’ouvrage d’Émile Littré
en 1871 et on la retrouva six années plus tard dans l’addendum de 1877. Ce
substantif est construit sur le grec tardif laïkos, lui-même s’enracinant dans
le grec ancien laos qui est une des trois dénominations du peuple, à côté de
demos et d’ethnos ; ces deux derniers désignent respectivement la
population dans la cité, la polis, et l’ensemble des caractéristiques
culturelles, tandis que le premier désigne le bas peuple, en opposition aux
clercs.
Ce
détour par la sémantique est important pour comprendre le signifiant du vocable
«laïcité», sa portée historique et son importance dans la science politique
contemporaine. C’est ce que nous verrons dans les prochaines chroniques.
Ghaleb Bencheikh
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El Watan, mercredi 01 juillet 2015
Chronique : Revenir aux précurseurs
Poursuivons
aujourd’hui la réflexion sur la laïcité et surtout sur son «infortune» en
contextes islamiques. Tout d’abord, bien que les précurseurs et continuateurs
du mouvement de la Nahda – dans ses sens premier et historique et non pas dans
le sens usurpé par les partis politiques islamistes – aient compris
l’importance de la laïcité et aient milité pour son avènement, les problèmes
ont surgi suite à des considérations relatives à la traduction.
On
a rendu le vocable «laïcité» dans les langues pratiquées par les peuples
musulmans et donc véhiculaires de la pensée islamique par quelques
approximations, voire des barbarismes. Ce qui a donné en langue arabe, par
exemple, l’équivalent de «scientisme» et «mondanité» voire une étrangeté du
genre «mondité». Ainsi, la véritable signification du terme a-t-elle été
détournée. En outre, les commentaires fusaient et allaient bon train pour
expliquer le type de gouvernement qui optait pour la laïcité.
C’était,
pour certains, le gouvernement de ceux qui ne professaient pas de religion.
Cela a été reçu comme une volonté d’imposer l’incroyance et l’irréligion au
lieu d’être perçu comme un principe de neutralité quant aux questions
religieuses dans la gestion des affaires de la cité. Or les pères de la Nahda
l’avaient bien compris et c’est pour cela qu’ils s’étaient réjouis et s’étaient
félicités de l’abolition du califat par la grande assemblée nationale turque en
mars 1924. Ils avaient même regretté que ce fût aussi tardif.
Parce
qu’ils savaient que le califat n’avait aucun caractère sacral. Il commença par
la désignation d’un homme Abu Bakr en 632 et finit par l’action d’un homme
Mustapha Kemal Atatürk en 1924. Ce n’est pas pour rien que, ayant saisi
l’importance de ne pas mêler les questions religieuses aux affaires politiques,
Ali Abderraziq a composé son ouvrage célèbre, un an plus tard, avec le titre
L’Islam et les fondements du pouvoir. Un ouvrage qui provoquera tout une
ébullition et des réactions tumultueuses.
L’auteur
a été porté aux nues par les uns et voué aux gémonies par les autres. Mais on
pouvait débattre et ce fut argument contre argument avec comme seul arbitre
l’entendement. Et ce n’est pas pour rien non plus que Cheikh Abdelhamid Ben
Badis avait demandé l’application de la loi du 9 décembre 1905 portant sur la
séparation des Eglises et de l’Etat, aux départements outre-Méditerranée. Il ne
comprenait pas pourquoi il y eut une dérogation de dix ans prorogée encore dix
ans supplémentaires en 1915 avant que le cas exceptionnel de l’Algérie ne fût
prorogé sine die en 1925.
C’est
parce que le président de l’Association des oulémas algériens n’avait que trop
compris l’intérêt qu’il y avait à libérer la religion de la mainmise de
l’administration coloniale. Celle-ci tenait les cadis, les muftis et les imams.
Il était requérant auprès du conseil d’Etat pour que la loi fût généralisée à
l’ensemble du territoire de la République de l’époque.
D’ailleurs,
on retiendra pour la postérité, après qu’il a été débouté, cette phrase : «Il
ne nous reste plus qu’à compter sur Dieu et sur nous-mêmes et que ce soit dans
un Etat laïque, avouez-le, c’est quand même un peu cocasse.» Ce n’est que de
nos jours, soit à cause de la méconnaissance du sujet, soit à cause de la
mauvaise foi manifeste, que la notion de laïcité est assimilée à l’athéisme et
à l’anti-religion. Nous verrons prochainement en quoi tout cela relève de
billevesées et de fadaises.
Ghaleb Bencheikh
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El Watan, jeudi 02 juillet 2015
Le choix de la facilité et du charlatanisme
C’est
dans un souci de laisser décanter les idées, un moment, à propos de la laïcité
et surtout pour ne pas utiliser les colonnes du journal El Watan comme un
support de cours d’une discipline à l’interface de la science politique et de
la philosophie morale -l’effet immédiat serait de rebuter les chers lecteurs-
que délibérément, je suspends la réflexion sur la question fondamentale de la
laïcité. J’aurai à y revenir. Parce que la comprendre et voir son intérêt est
primordial pour notre nation.
Aujourd’hui,
la chronique porte sur la religion. Outre son étymologie latine religio,
maintes fois ressassée, qui remonte pour la première fois à Cicéron,
sous-tendant l’idée de «révérer une nature supérieure que l’on qualifie
de divine et lui rendre un culte», nous connaissons son sens en arabe et en
hébreu. Nous n’avons pas à nous y appesantir. En revanche ce que je soumets à
la sagacité des lecteurs, c’est ce que les anthropologues du fait religieux
appellent la structure ternaire de la religion.
En
effet, il y a la religion-force, la religion-forme et la religion comme cadre
pour une expérience humaine du sacré et du divin.
La
religion-force se présente toujours en matière de sens comme une référence.
Elle offre des réponses aux sempiternelles questions auxquelles l’homme est
confronté. Celles des origines, celles de la raison d’être dans ce monde.
Quel
sens donner à la vie ? Pourquoi cette aventure terrestre ? Pourquoi y a-t-il
quelque chose plutôt que rien ? Sommes-nous en «absurdie» ou y a-t-il un
dessein à ce passage ? La fameuse grande pâque humaine qu’en est-elle au
juste ? Et surtout les esquisses de réponses formulées pour les fins
dernières et les questions eschatologiques sont bien édictées dans le cadre de
la religion-force. D’aucuns appelleront cela téléologie : s’intéresser aux
finalités, discourir sur le but de la vie.
Tandis
que la rteligion-forme, à son tour, elle se subdivise en trois sous-branches.
Ce sont la religion-refuge ; la religion-repaire et la religion-tremplin.
La
première est lorsque la religion agit comme un refuge pour les opprimés sur la
terre et le lieu d’expression de la détresse des hommes ; la deuxième est
lorsque la religion devient un repaire pour les fanatiques et un espace
d’évolution pour leurs obsessions extrémistes ; la troisième est lorsqu’on
utilise la religion comme tremplin pour tous les carriéristes.
Avec
tout mon respect pour les vocations réelles et sincères, je constate le nombre
croissant de ceux qui se découvrent une disposition à tenir un discours
creux de type religieux avec emphase pour avoir un ascendant sur leurs
semblables et accéder à la «notabilité». Il y a parmi eux des imams ignares
autoproclamés. Ils viennent se mêler de la vie quotidienne de leurs
coreligionnaires.
Parfois
ils s’occupent, dans le moindre détail en s’immisçant dans leur intimité, de ce
qui ne les regarde pas. Tout cela, parce qu’ils ne peuvent pas agir
autrement. Et dans la plupart des cas ils ne savent pas faire autre chose. La
religion et l’imamat sont devenus le choix de la facilité et malheureusement
celui aussi du charlatanisme, de la jactance et de la forfanterie.
Enfin,
la religion peut offrir le cadre d’une expérience humaine du sacré et de
l’intériorité de l’adoration de Dieu. Le culte voué au Seigneur n’a pas besoin
d’ostentation ni d’étalage. Le recueillement et la contemplation des splendeurs
de la Création incitent à un authentique ressourcement élévateur et salvateur.
Ils induisent une volonté de comprendre le monde et de s’y aider avec le
recours à la méditation et la réflexion.
C’est
ainsi qu’on acquiert la connaissance et qu’on atteint la quiétude, la paix des
cœurs et l’absence de troubles intérieurs. C’est ce que les Grecs appellent
l’ataraxie.
Ghaleb Bencheikh
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Le second verbe annonce le fait d’«accomplir solennellement une action» ou «fêter un événement» ou encore «faire publiquement l’éloge de quelque chose». Alors, de ce point de vue et tout en implorant ton indulgence, ô ami lecteur, pour mes élucubrations, je ne sais pas s’il faut commémorer ou célébrer la bataille de Badr ?
En revanche, ce que je constate, c’est que chaque année que Dieu fait, on commémore par une célébration dans toutes les mosquées du monde le dix-septième jour du mois de Ramadhan par des causeries et des leçons évoquant la victoire éclatante des primo-musulmans contre les mécréants mecquois. C’est l’exercice auquel se sont livrés tous les imams – ou presque – hier. Certains parmi eux, ont mis à profit, dès la veille, la prière communautaire du vendredi pour articuler leur sermon du haut de la chaire autour de cet événement majeur dans ce que nous pourrions appeler -certes abusivement- «l’histoire sainte» des musulmans.
Il est vrai que la révélation coranique s’en est fait l’écho dans les sourates III et VIII, celle de «la famille de `Imran» et celle du «Butin». Au fond, il n’y a rien de particulier dans ces passages, n’eût été la facture martiale qui caractérise l’enseignement qui en avait été déduit. Aucun prédicateur ne fait preuve de pédagogie afin de savoir, encore une fois, relativiser le texte à son contexte et ne jamais l’utiliser comme un prétexte pour un nouveau contexte.
Au lieu de ramener la présentation des faits dans le récit général de la geste prophétique, voilà que nos prêcheurs nous les exposent comme des opérations de portée atemporelle et anhistorique ayant valeur d’injonctions permanentes. C’est un ordre perpétuel intimé à tout musulman de l’exécuter afin de faire éclater la vérité de Dieu. Le plus souvent, une exégèse des premiers versets de la sourate du «Butin» se fait avec des identifications à des situations contemporaines.
Au mieux, on fait mine de s’accommoder de ces harangues belligènes sans s’y attarder ; au pire, beaucoup les prennent au pied de la lettre et veulent revivre l’épopée dont l’issue heureuse est garantie par le divin. Et, comme on a toujours plus radical que soi, le fameux triangle anthropologique, cher à notre regretté Mohammed Arkoun, «Vérité – Sacré – Violence», se mettra à fonctionner de plus belle dans la légitimation par le théologique des différents recours à la violence guerrière. Ces causeries insistent sur le caractère transposable de cette bataille dans tous les contextes sans aucune distanciation ni considération éthique.
En outre, ce qui me paraît problématique dans tout ce discours est l’absence de distance critique vis-à-vis des sources secondaires. Ne pas disséquer au scalpel au XXIe siècle ce qu’ont pu nous raconter Ibn Ishaq (m. 767) et son disciple Ibn Hicham (m. vers 832) et ne pas broyer par la machine de l’entendement les narrations de Tabari (m.923) à ce sujet, reviennent à rester dans la «pensée magique». Continuer, de nos jours, à expliquer avec moult détails l’assistance prodiguée par Dieu par la cohorte d’anges aux combattants musulmans qui avaient vaincu les mécréants mecquois, n’est pas fait pour aider à sortir de la «raison religieuse».
Celle-ci fonctionnait longtemps en frappant l’imaginaire. Elle a comme expédient le merveilleux, l’extraordinaire, le surprenant et l’irrationnel. La «raison pure» a d’autres procédés et d’autres moyens pour instruire et édifier avec symbolisme, métaphores et représentations allégoriques. Nous verrons ultérieurement ces questions relatives à la rationalité moderne…
La chronique d’aujourd’hui n’est pas de la même veine que les précédentes.
Exceptionnellement, elle se veut comme une réaction à une réaction. C’est ce
qu’on appelle interactivité.
C’est ainsi qu’un dialogue s’instaure via un média de référence respectable et respecté – le journal El Watan – prenant à témoin l’ensemble des lecteurs. Il se trouve que l’un d’eux, a priori désabusé, déplore l’arrivée tardive d’une chronique dont le contenu ne fait que poursuivre la dénonciation formulée depuis plusieurs années.
La même scansion est ressassée avec toutefois une nouveauté. Elle résiderait dans l’habillage de mots savants d’une même réalité. Une réalité connue de tous, celle, dit-il, des dérives d’un islam de slogans...
Notre ami lecteur a raison. Le discours imprécatoire ne règle rien et la «leçon» incantatoire ne fait jamais avancer ni les choses ni les idées. En outre, ni les jérémiades ni les pleurnicheries ne sauraient être des réponses à la hauteur de ces enjeux de civilisation – et le mot dépasse de loin l’acception que s’en fait Manuel Valls…
Il faut bien une autre vision, une proposition pour ne pas dire une mission, et cesser de se lamenter sur le sort en optant pour des alternatives.
Quant aux mots savants, ils ne relèvent pas d’une volonté de convoquer les annales de l’école pratique des hautes études dans les colonnes du journal, mais, tout de même, il faut cesser le nivellement par le bas. Les lecteurs sont en droit d’avoir une présentation rigoureuse et bien conçue.
Toujours est-il que l’important est la suite. Le temps d’après. Celui qui vient après le constat. Celui du traitement. Et, nous y sommes. Nous avons investi, justement du temps et de la réflexion à poser le bon diagnostic, toujours en vue de trouver la médication appropriée. Celle-ci va être administrée dans un contexte difficile. L’absence de démocratie et de l’Etat de droit, en dépit des logorrhées habituelles, favorise l’alliance objective entre le radicalisme religieux et le despotisme. De fait, la situation est celle de la fameuse «solidarité infernale» entre le dogmatisme et l’autoritarisme.
En effet, la corruption, la concussion, la gabegie, les malversations et l’incurie organique de l’Etat ne peuvent que susciter et conforter les thèses radicales et les chimères fondamentalistes. Aussi, pour rompre cette alliance et briser cette solidarité, faut-il déjà produire de la pensée juste et saine. Parce que, une pensée mutilée ne peut mener qu’à des actions mutilantes…
Mais, qu’est-ce déjà une pensée ? C’est tout d’abord, dans sa définition philosophique, le discours intérieur de l’âme qu’elle tient en silence avec elle-même. Elle est, ajoute Platon, le dialogue entre la sagesse et la science qui s’instaure en toute liberté.
Et nous avons besoin de cette liberté pour réfléchir, penser et forger des idées claires. La pensée doit être effectivement libre, émancipée, affranchie de toute contrainte et ne doit obéir à aucune injonction. Elle doit être sans limite dans le for intérieur. Sauf qu’en même temps, la pensée peut-elle être produite en dehors de son contexte ? Est-elle vraiment libre de tout conditionnement ? Ne subit-elle pas des influences, n’est-elle pas déterminée ?
Nous ne voulons pas perdre de vue ces considérations par rigueur intellectuelle et par probité morale.
Pourquoi exprimons-nous ce que nous disons ? Quelles sont nos motivations ? Quelles sont les finalités de notre pensée ? Autant de questions que nous nous devons de poser.
De toutes ces réponses découlera le plan d’action.
Ghaleb Bencheikh
En réalité, ce qui est sûr – et nous devons le reconnaître dans la froideur d’esprit – c’est qu’il y a un abîme entre d’un côté, les prétentions de la tradition islamique à expliquer le monde et la représentation qu’elle s’en fait et de l’autre, la marche effective de ce monde et son état réel. Le décalage entre les satisfactions et contentements répétés à l’intérieur de la sphère islamique, combinés au mépris et au dénigrement systématique de tout ce qui lui est extérieur, est patent.
Aussi sommes-nous en droit, nous autres humains, qui vivons sur une même planète et voguons dans un même vaisseau, de voir comment combler ce déphasage. Tout comme nous avons, en tant que musulmans, le devoir d’œuvrer inlassablement afin de sortir de la crise systémique et ses convulsions paroxystiques qui secouent et tiraillent le monde arabo-islamique.
Et cela commence par la pensée libre, nous l’avons déjà posé comme un préalable indélibéré et non négociable. Et cette pensée doit être – pour rester dans un registre arkounien1 – non seulement libre de toute entrave mais aussi subversive. Ici, la subversion est à prendre dans son sens premier : du verbe subvertir, c’est-à-dire renverser un ordre et bouleverser un état de choses. Parce qu’il nous faut une investigation dé-constructrice de tout un patrimoine calcifié et un examen dévastateur de l’amoncellement du commentaire qui s’ajoute aux commentaires.
Il s’agit de sortir des ténèbres d’une triple ignorance aux lumières de la science et de la connaissance, selon la formule consacrée. Tout d’abord, nous pâtissons de la sainte ignorance. Celle-ci garantit par le divin ce que des protagonistes politiques et des acteurs sociaux ont construit, manipulé, transfiguré, instrumenté, idéologisé et domestiqué à travers l’histoire.
Malheur à celui qui ose remettre en cause les «vérités intangibles» établies une bonne fois pour toutes par les sciences traditionnelles, alors qu’elles ne sont qu’une construction humaine. Or, ce qui a été fait par des hommes peut être revu et défait par d’autres hommes, conformément à la parole de Abu Hanîfa (m. 767) le maître-éponyme de la première école juridique d’obédience sunnite. Il disait de ses prédécesseurs : «Ils furent des hommes et nous sommes des hommes…»
Ensuite, nous souffrons aussi de l’ignorance institutionnalisée. En ce sens que les moyens de l’Etat et d’autres institutions sont mis au service d’un enseignement, voire d’un endoctrinement voulu et/ou subi qui ne résistent pas à l’analyse ni à l’examen sérieux. A ce sujet, les deniers publics et les produits du mécénat privé sont investis pour édifier des mosquées où l’on enseigne parfois des «mensonges» au regard de ce que les données de la science moderne expliquent.
Enfin, nous endurons ce qu’on appelle l’ignorance complexe. C’est que nous ne savons pas et nous ne savons que nous ne savons pas. Alors, la pensée subversive aura à déconstruire – au sens du philosophe Jacques Derrida – tout ce qui a pu concourir pour assoir et aggraver cette triple ignorance. Le programme est dense et le chemin qui y mène paraît sinueux et escarpé. Nous verrons sa mise en application dans les chroniques à venir.
Elle est assurément d’ordre intellectuel. Si nous devions aller à l’exhaustivité, difficile à réaliser dans ce domaine, il nous faudrait signaler, en même temps, le faisceau des facteurs convergents qui ont tous concouru d’abord à la stagnation puis au déclin et enfin à la régression tragique.
Ils sont d’ordre politique, théologique, culturel, économique, militaire voire géographique ! Nous n’aurons pas à les développer ici. Arrêtons-nous simplement sur les considérations intellectuelles et les idées de la pensée libre.
Et essayons de comprendre comment cette pensée libre a pris son envol en Europe occidentale alors qu’elle s’exerçait ouvertement avec audace et hardiesse en contexte islamique.
Il est indéniable que la séquence historique «moment Descartes» – «moment Freud» eut lieu en Europe avec les abondantes productions philosophiques que nous connaissons et que nous sommes en droit de critiquer – au sens académique, a posteriori, pour peu que nous nous donnions les moyens intellectuels de le faire.
Et, nous ne pouvons pas rester, pour la même époque, indéfiniment arc-boutés, dans une apologie mièvre, uniquement sur l’œuvre du grand Mollâ Sadra Shirazi, en ignorant superbement ce que le génie humain a pu produire ailleurs.
Pis encore, il nous arrive de dénigrer injustement ces productions sous prétexte qu’elles ne sont pas islamiques. Pourtant, la divergence au niveau des idées s’est étalée depuis cette époque. Dans un cas, une réelle effervescence cérébrale et conceptuelle, dans l’autre un encéphalogramme plat traduisant une réelle paresse.
Au mieux, une imitation non examinée de l’œuvre des Anciens. A ce sujet, l’exemple de deux contemporains, à une vingtaine d’années près, est édifiant. Par-delà l’espace qui les séparait, ils étaient tous les deux fils de ce XVIIIe siècle qui a vu l’éclosion des Lumières avec sa devise «sapere aude», une locution latine empruntée au poète Horace, rendue par «ose penser par toi-même». Cette expression injonctive implique l’amorce d’un mouvement de la sortie de l’homme de sa minorité. «Aie le courage de te servir de ton propre entendement !» il n’y a pas meilleur impératif pour se soustraire à l’argument d’autorité.
Revenons à nos deux protagonistes, le premier (1703-1792) n’a pas trouvé mieux que de composer, à côté de traités relatifs au monothéisme, des ouvrages portant notamment sur les grands péchés, sur la façon dont il convient d’aller à la prière, sur la manière d’effectuer les ablutions, etc. ; le second (1724-1804) a eu comme centres d’intérêt et de réflexion des sujets voulant dépasser le dogmatisme tels que la religion dans les limites de la raison, critique de la raison pure.
On l’aura deviné. Le premier n’est personne d’autre que Mohammed Ibn Abdelwahab ; le second est Emmanuel Kant. Sans vouloir charger l’un nécessairement et encenser l’autre plus que de raison, force est de constater que nous ne sommes pas allés loin avec les thèses wahhabites, et nous reconnaissons l’impact considérable de l’œuvre kantienne sur la philosophie occidentale.
Alors, une fois ce constat fait, il ne nous reste plus qu’à nous atteler à la grande entreprise qui consiste à rattraper l’immense retard que nous accusons depuis au moins le temps de nos deux personnages.
* Ecrivain, essayiste, animateur de l’émission «Islam» de France 2
A ce sujet, et prenant en considération une interrogation d’un lecteur peu amène qui s’étonne, entre autres récriminations, pourquoi c’est l’adjectif «islamique» et pas «musulman» qui vient qualifier le monde. La réponse est tout simplement : parce que le monde n’est pas un être doué de raison ni animé d’une vie comme les personnes humaines.
Chez les puristes, in fine, ce sont les hommes et les femmes puis les communautés et les peuples qui, en toute rigueur, sont désignés par le terme «musulmans» et le reste sera qualifié d’islamique. La digression n’était peut-être pas nécessaire mais elle aura permis de préciser l’emploi de ces adjectifs une bonne fois pour toutes.
Toujours est-il que ce qui nous importe maintenant, c’est comment, dans la suite de l’œuvre de ce qu’on appelle les maîtres du soupçon que furent Marx, Nietzsche et Freud, nous pourrions transgresser des tabous. Le but n’est pas une recherche d’une quelconque jubilation blasphématoire à le faire ni de commettre quelque sacrilège, mais la finalité de cette transgression est d’oser interroger les présupposés philosophiques et métaphysiques de tout ce qui a été enseigné, inculqué, appris et sacralisé par des siècles de mimétisme et de représentation figée, au mieux reproduite à l’identique.
Parce que, dans certains cas, la régression est tragique, à l’exemple de ce que pourrait dire un imam autoproclamé ignare de nos jours et qui révulserait un Djamel Eddine Al Afghani ou un Mohammed Abdou, dont les fatwas sont totalement oubliées. Le cheikh d’Al Azhar, pour ne citer que lui, ne s’accommodait pas en son temps du régime matrimonial basé sur la polygamie qu’il avait interdite. Et il n’était pas rebuté par le prêt à intérêt qu’il avait autorisé. Comme il avait permis aux musulmans en dehors des contrées islamiques à manger de la nourriture non halal. Il le faisait et agissait comme une autorité religieuse disant le droit.
Aussi la transgression dont nous parlons se présente-t-elle comme une déclaration de résistance face à l’aliénation. Elle sonne comme un refus de se laisser embourber dans les méandres de la crétinisation des esprits et de mettre fin à la régression tragique.
Les dégâts terribles sur la psyché des musulmans sont occasionnés par le charlatanisme généralisé à base de ruqia, de djinns, de Gog et Magog et de tourments de la tombe. Le discours ambiant ne porte en gros que sur les signes avant-coureurs de la fin des temps. Eh bien, l’enfreindre et y contrevenir dans son littéralisme abêtissant est une action salutaire.
Elle s’apparente au coup de bambou que donne le maître lama au bonze pour le faire sortir de sa méditation. Alors que dire, s’il faut faire sortir toute une nation de sa léthargie. Une léthargie rendue possible à cause du sommeil de la raison.
Et, lorsque celle-ci se réveille, elle se teinte de religiosité. La visée de cette «désobéissance» est d’en finir avec «la raison religieuse dévote» et de contenir «la pensée magique». C’est ainsi que nous sortirons des clôtures dogmatiques, toutes, quelles qu’elles soient y compris celles de l’esprit moderne.
C’est avec audace que nous nous affranchirons des enfermements doctrinaux et c’est avec fermeté et confiance que nous pourrons dégeler les glaciations idéologiques religieuses. Cette manière d’agir conforme à la vocation, à la tâche et au rôle de l’intellectuel engagé permet, comme le disait Si Mohammed Arkoun – Allah yarhamou –, de libérer l’esprit de sa prison. Et ce n’est pas rien par les temps qui courent.
C’est avec plaisir que je renoue le lien avec les lecteurs du journal après
une interruption momentanée. Elle est due, en réalité, à un déplacement à
l’étranger pour une série de conférences. Et, comme nous arrivons au terme de
nos rencontres, il nous paraît judicieux de proposer, dans une vision
prospective, des voies à emprunter afin d’émerger et de respirer un air moins
vicié que celui qui nous imprègne. L’air de la religiosité aliénante est
confiné sous la cloche des commentaires lénifiants et stupéfiants.
Le modus operandi, qui doit se mettre en place, pour sortir de la crise, aura à passer par trois phases essentielles : la première étant celle de ce qui a été désigné précédemment par «la transgression» avec toutes les implications qu’elle induit. La deuxième phase est celle qui voit l’application d’un concept appelé «le déplacement» dont nous nous proposons de passer en revue les grandes lignes aujourd’hui. Et la troisième, définie comme l’étape du «dépassement» sera explicitée demain.
En réalité, il s’agit d’une triade de portée épistémologique considérable que nous empruntons au regretté professeur Mohammed Arkoun, lui-même l’ayant reprise de son maître et ami Claude Cahen. Il s’agit effectivement d’un triptyque dont les volets sont des verbes à l’infinitif : transgresser, déplacer et dépasser. La transgression des tabous lève les inhibitions imposées quant à l’élargissement du champ d’étude et de recherche. Et s’il faut que l’investigation soit dévastatrice de l’amoncellement de toutes les fadaises et de toutes les impérities, il faudra y aller sans hésitation aucune. C’est même son but recherché.
Parce que, face au sacrilège suprême que sont les attentats contre la vie au nom de la révélation coranique, nous sommes en droit de vouloir comprendre, d’essayer de saisir et de cerner toutes les causes ainsi que les conséquences d’un tel détournement du message révélé qui se veut avant tout un enseignement d’amour, de bonté et de miséricorde. Pour cela, nous devons orienter les préoccupations des chercheurs et des islamologues vers la consolidation des assises de la connaissance au lieu de les voir courir après la confirmation de la croyance. Pour l’heure, ils veulent surmonter leurs inquiétudes devant la filiation des textes en corroborant leur authentification.
Or, il faut savoir «déplacer» l’étude du sacré vers d’autres horizons cognitifs et porteurs de sens et d’intelligence. Quand saurions-nous problématiser les questions relatives à la foi et à la croyance ? Pourtant Saint-Anselme de Cantorbéry (1033-1109) enseignait déjà fides quarens intellectum, la foi est toujours en quête d’intelligence. Sa parole entre en résonance avec l’aphorisme de la tradition islamique qui requiert que tout ce que l’entendement humain n’accepte pas n’est pas religion… toute la batterie de disciplines sera mise au service de cette compréhension intelligente de la foi au même titre que ce que firent les exégètes et les commentateurs de l’époque classique.
Ils surent tirer profit de l’état d’avancement des connaissances en leur temps et aiguiser en même temps l’outillage intellectuel qui fut à leur disposition. Pourquoi, alors avons-nous cryogénisé cette pratique ? Sachant que l’une des définitions de la théologie est l’intelligibilité de la foi mise l’épreuve du temps, outre discourir sur Dieu et tenir un logos sur le divin. Il en est de même pour nous de nos jours, l’islamologie a besoin de toutes les SHS, les sciences de l’homme et de la société, pour progresser sur des bases scientifiquement établies et faire comprendre intelligemment les problématiques de la foi et les caractéristiques de la croyance.
A l’université en contexte islamique d’assumer ses responsabilités et de jouer ce rôle. Ainsi, la sémiotique, l’herméneutique, la médiologie, l’historiographie, la philologie, la grammaire, la linguistique, l’anthropologie du fait religieux, l’exégèse moderne, la paléographie, la codicologie sont-elles autant de disciplines qui doivent concourir à comprendre le patrimoine religieux islamique.
A l’instar des expériences précédentes, cette relation interactive établie avec les lecteurs a été un concours précieux pour l’élaboration de ma petite réflexion. Je leur en sais gré pour cet enrichissement et pour tous leurs témoignages qui me dépassent et me confondent.
Aujourd’hui, nous évoquons le troisième volet du triptyque.
Celui du dépassement. Parce qu’il est temps de dépasser, et nous l’avons souligné à maintes reprises, la «raison religieuse dévote». Il est temps d’en finir avec «la pensée magique» et d’endiguer la déferlante du charlatanisme qui gangrène les esprits dans les mosquées et via les canaux satellitaires.
Mais s’il ne devait y avoir qu’un seul domaine qu’il faut dépasser ce serait celui des systèmes juridiques dont les fondements théologiques sont de plus en plus ébranlés.
En effet, la production du droit ne peut plus être, de nos jours, arrimée à des concepts théologiques vermoulus et minés par la vision fixiste et surannée de la société. Il est des cas où le droit corsète, régule et libère la société.
Comme il en est d’autres où l’évolution de la société impose un accompagnement juridique que la fameuse charia dans son corpus actuel n’a pas prévu. Aussi, s’agit-il de dépasser finalement la «juridicisation» de la révélation coranique. Il n’y a aucune cohérence ni intelligence à essayer d’y référer par des distorsions singulières le droit maritime, le droit des assurances ou celui des arsenaux nucléaires, par exemple.
Depuis le code de la route jusqu’au droit de la militarisation de l’espace en passant par celui d’internet ou celui des effets du génie génétique, ce sont des législateurs humains qui produisent du droit positif.
Certes, on pourra toujours arguer qu’ils le feront toujours en s’adossant à des principes métaphysiques transcendants, mais il n’en demeure pas moins que la norme juridique est une émanation rationnelle de l’esprit des hommes pour s’appliquer aux hommes. A cet égard, dans une démocratie saine, ce qui a été fait par des hommes pourra être défait par d’autres hommes pour peu que le jeu démocratique soit constructif et cherche l’intérêt général.
En évoquant la raison, il ne s’agit pas de magnifier outre mesure celle qui, instrumentale, ne nous avait pas prémunis contre le nazisme ni le bolchévisme, ni le totalitarisme.
Il s’agit enfin de dépasser la raison raisonnante elle-même, froide et duale, à double critère fonctionnant avec un tiers exclu. L’esprit humain aiguisera, pour notre temps, une nouvelle raison.
Ce sera l’émergence d’une rationalité méta-moderne. Elle assumera le bien et le mal. Elle subsumera la violence et l’insécurité. Elle comprendra la mystique au-delà de l’utile et de l’inutile. A l’ère de la révolution numérique et de l’interaction des blogosphères, la raison émergente saura allier, à la fois, les ressources inventives de la technoscience, de l’intelligence artificielle et de la nanotechnologie avec la soif inextinguible de spiritualité et l’invariant besoin de transcendance.
Elle permet surtout la critique de la norme juridique en contextes islamiques. Cette critique est nécessaire et salutaire. Et, les tenants de l’application de la charia dans son sens drastique ne trouveront rien à appliquer si ce n’est, in fine, la minoration de la femme, dans les questions relatives au statut personnel et à la dévolution successorale.
Ce qui est foncièrement inique de nos jours et attentatoire à la dignité humaine dans sa composante féminine. Et il n’y a aucune raison de l’accepter.
L’humanisme d’expression arabe qui a prévalu en contextes islamiques doit être réactivé. En dignes héritiers d’Al Asma`î, d’Al Jahiz, de Miskawayh et de Tawhidi, nous devons œuvrer pour remembrer beaucoup de sociétés disloquées et aider les peuples qui ahanent sous des servitudes renouvelées à s’affranchir par la connaissance en laissant place à la beauté et à l’intelligence.
El Watan, samedi 04 juillet 2015
La guerre n’a jamais été sanctifiée en Islam
(ce titre « Le choix de la facilité et du charlatanisme /2 » est erroné )
Nous sommes arrivés à une situation de délabrement moral et
de dégradation éthique telle que notre tradition religieuse se voit flétrie,
avilie et pervertie. Nous ne cessons de le dire. Le simple vocable «islam» est
devenu anxiogène et synonyme, pour beaucoup de non-musulmans, de violence et de
terreur.
Le champ sémantique afférent à la tradition religieuse
islamique est totalement piégé et beaucoup d’arabismes qui ont investi les
langues européennes, ont été détournés de leurs sens. Ils occasionnent beaucoup
de dégâts sur la psyché des lecteurs et des auditeurs au lieu d’ouvrir des
débats entre protagonistes du dialogue interreligieux et interculturel. Il est
vrai que la méconnaissance du sujet par les faiseurs et relayeurs d’opinion a
aggravé la donne.
Le djihad est devenu une «guerre sainte» et le djihadiste
un tueur fou furieux assoiffé de sang. La fatwa est synonyme de condamnation à
mort. Et, la charia est dans l’imaginaire collectif un ensemble de lois
archaïques minorant la femme et autorisant les châtiments corporels et admettant
la mutilation des fautifs, contrevenants et autres transgresseurs.
Et, le choix que nous avons maintenant consiste soit à tout
faire pour que tous ces termes dévoyés par l’action combinée des idéologues
islamistes et les détracteurs de la religion islamique, recouvrent leurs
véritables sens dans leur neutralité et les inscrire dans l’histoire ; soit,
tout simplement, les abandonner à ce triste sort de mots portant haut
l’ignominie et l’abjection.
Allez expliquer que le djihad est l’effort dans la voie de
Dieu et notre connaissance des deux djihads, le mineur et le majeur salvateur…
Vous ne pouvez convaincre personne. Pourtant la guerre n’a jamais été
sanctifiée en islam !
D’un côté, nous ne saurions nous accommoder de cette réalité amère de voir tout un patrimoine corrompu à cause de l’altération de sens des termes essentiels qui l’expriment.
D’un côté, nous ne saurions nous accommoder de cette réalité amère de voir tout un patrimoine corrompu à cause de l’altération de sens des termes essentiels qui l’expriment.
De l’autre, l’entreprise paraît irréalisable du fait de
l’ancrage de ces sens dans la compréhension générale que l’on se fait du
vocabulaire de la doctrine islamiste voire de la conception djihadiste de
l’altérité (je constate que je ne peux que sacrifier, hélas, à l’utilisation de
mots dans un sens dont je discute le bien-fondé de sa signification).
Et pourtant, il est de notre devoir de sauver ce patrimoine
en mettant en exergue ses valeurs de bonté, de miséricorde et d’amour. La
question est d’être ou ne pas être… musulman au XXIe siècle. J’entends
par-là : est-ce que le musulman, dans le meilleur des cas, est un homme à
la barbe hirsute, à la mine patibulaire, à l’haleine fétide portant un qamis et
une calotte vissée sur la tête couleur blanc-sale – dans les deux sens de la
teinte – entrecoupant ses phrases par des «ma chaa Allah» et autres locutions
empruntées au Coran mais incongrues au discours ? Je ne veux même pas
m’attarder sur l’esprit gangrené par les arguties ni sur le cœur rongé par le
ressentiment.
Et, est-ce que la musulmane est celle qui, emmitouflée dans
un voile long, le traîne dans la poussière parce que, lui a-t-on dit, les anges
vont le lui nettoyer ? On lui a inculqué l’idée saugrenue que si un garçon
voit ses cheveux elle périt par le feu de l’enfer... J’évoque ces aspects pour
ne m’appesantir que sur les SER – les signes extérieurs de religiosité.
Malheureusement, une religiosité aliénante et crétinisante.
Ou bien le musulman est cet homme affable, courtois, élégant propre sur lui, d’une grande patience devant l’adversité, faisant preuve de générosité d’âme et de noblesse de cœur.
Ou bien le musulman est cet homme affable, courtois, élégant propre sur lui, d’une grande patience devant l’adversité, faisant preuve de générosité d’âme et de noblesse de cœur.
Humaniste et spirituel. Amoureux de l’art et de la beauté.
Sensible à la poésie et à la musique. Eduqué et bien instruit, ouvert sur le
monde et avide de savoir. Je rêve de la musulmane comme une femme
d’intelligence, de charme et d’esprit, respectée et respectable dont l’honneur,
la pudeur et la bonne éducation constituent le voile sans qu’il soit
nécessairement médiatisé par un tissu. A suivre.
Ghaleb Bencheikh
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El Watan, dimanche 5 juillet 2015
Chronique : Absence de distance critique
Les puristes de la langue française tiennent parfois à souligner qu’il est d’usage de commémorer dans le recueillement ce qui a dû attrister et de célébrer dans l’allégresse ce qui a pu réjouir dans le passé. En réalité, en ce qui concerne le sens étymologique, il s’agit de remettre en mémoire pour le premier verbe. Il vient du latin commemorare signifiant «se rappeler de».Le second verbe annonce le fait d’«accomplir solennellement une action» ou «fêter un événement» ou encore «faire publiquement l’éloge de quelque chose». Alors, de ce point de vue et tout en implorant ton indulgence, ô ami lecteur, pour mes élucubrations, je ne sais pas s’il faut commémorer ou célébrer la bataille de Badr ?
En revanche, ce que je constate, c’est que chaque année que Dieu fait, on commémore par une célébration dans toutes les mosquées du monde le dix-septième jour du mois de Ramadhan par des causeries et des leçons évoquant la victoire éclatante des primo-musulmans contre les mécréants mecquois. C’est l’exercice auquel se sont livrés tous les imams – ou presque – hier. Certains parmi eux, ont mis à profit, dès la veille, la prière communautaire du vendredi pour articuler leur sermon du haut de la chaire autour de cet événement majeur dans ce que nous pourrions appeler -certes abusivement- «l’histoire sainte» des musulmans.
Il est vrai que la révélation coranique s’en est fait l’écho dans les sourates III et VIII, celle de «la famille de `Imran» et celle du «Butin». Au fond, il n’y a rien de particulier dans ces passages, n’eût été la facture martiale qui caractérise l’enseignement qui en avait été déduit. Aucun prédicateur ne fait preuve de pédagogie afin de savoir, encore une fois, relativiser le texte à son contexte et ne jamais l’utiliser comme un prétexte pour un nouveau contexte.
Au lieu de ramener la présentation des faits dans le récit général de la geste prophétique, voilà que nos prêcheurs nous les exposent comme des opérations de portée atemporelle et anhistorique ayant valeur d’injonctions permanentes. C’est un ordre perpétuel intimé à tout musulman de l’exécuter afin de faire éclater la vérité de Dieu. Le plus souvent, une exégèse des premiers versets de la sourate du «Butin» se fait avec des identifications à des situations contemporaines.
Au mieux, on fait mine de s’accommoder de ces harangues belligènes sans s’y attarder ; au pire, beaucoup les prennent au pied de la lettre et veulent revivre l’épopée dont l’issue heureuse est garantie par le divin. Et, comme on a toujours plus radical que soi, le fameux triangle anthropologique, cher à notre regretté Mohammed Arkoun, «Vérité – Sacré – Violence», se mettra à fonctionner de plus belle dans la légitimation par le théologique des différents recours à la violence guerrière. Ces causeries insistent sur le caractère transposable de cette bataille dans tous les contextes sans aucune distanciation ni considération éthique.
En outre, ce qui me paraît problématique dans tout ce discours est l’absence de distance critique vis-à-vis des sources secondaires. Ne pas disséquer au scalpel au XXIe siècle ce qu’ont pu nous raconter Ibn Ishaq (m. 767) et son disciple Ibn Hicham (m. vers 832) et ne pas broyer par la machine de l’entendement les narrations de Tabari (m.923) à ce sujet, reviennent à rester dans la «pensée magique». Continuer, de nos jours, à expliquer avec moult détails l’assistance prodiguée par Dieu par la cohorte d’anges aux combattants musulmans qui avaient vaincu les mécréants mecquois, n’est pas fait pour aider à sortir de la «raison religieuse».
Celle-ci fonctionnait longtemps en frappant l’imaginaire. Elle a comme expédient le merveilleux, l’extraordinaire, le surprenant et l’irrationnel. La «raison pure» a d’autres procédés et d’autres moyens pour instruire et édifier avec symbolisme, métaphores et représentations allégoriques. Nous verrons ultérieurement ces questions relatives à la rationalité moderne…
Ghaleb Bencheikh
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El Watan, lundi 06 juillet 2015
Le temps d’après
C’est ainsi qu’un dialogue s’instaure via un média de référence respectable et respecté – le journal El Watan – prenant à témoin l’ensemble des lecteurs. Il se trouve que l’un d’eux, a priori désabusé, déplore l’arrivée tardive d’une chronique dont le contenu ne fait que poursuivre la dénonciation formulée depuis plusieurs années.
La même scansion est ressassée avec toutefois une nouveauté. Elle résiderait dans l’habillage de mots savants d’une même réalité. Une réalité connue de tous, celle, dit-il, des dérives d’un islam de slogans...
Notre ami lecteur a raison. Le discours imprécatoire ne règle rien et la «leçon» incantatoire ne fait jamais avancer ni les choses ni les idées. En outre, ni les jérémiades ni les pleurnicheries ne sauraient être des réponses à la hauteur de ces enjeux de civilisation – et le mot dépasse de loin l’acception que s’en fait Manuel Valls…
Il faut bien une autre vision, une proposition pour ne pas dire une mission, et cesser de se lamenter sur le sort en optant pour des alternatives.
Quant aux mots savants, ils ne relèvent pas d’une volonté de convoquer les annales de l’école pratique des hautes études dans les colonnes du journal, mais, tout de même, il faut cesser le nivellement par le bas. Les lecteurs sont en droit d’avoir une présentation rigoureuse et bien conçue.
Toujours est-il que l’important est la suite. Le temps d’après. Celui qui vient après le constat. Celui du traitement. Et, nous y sommes. Nous avons investi, justement du temps et de la réflexion à poser le bon diagnostic, toujours en vue de trouver la médication appropriée. Celle-ci va être administrée dans un contexte difficile. L’absence de démocratie et de l’Etat de droit, en dépit des logorrhées habituelles, favorise l’alliance objective entre le radicalisme religieux et le despotisme. De fait, la situation est celle de la fameuse «solidarité infernale» entre le dogmatisme et l’autoritarisme.
En effet, la corruption, la concussion, la gabegie, les malversations et l’incurie organique de l’Etat ne peuvent que susciter et conforter les thèses radicales et les chimères fondamentalistes. Aussi, pour rompre cette alliance et briser cette solidarité, faut-il déjà produire de la pensée juste et saine. Parce que, une pensée mutilée ne peut mener qu’à des actions mutilantes…
Mais, qu’est-ce déjà une pensée ? C’est tout d’abord, dans sa définition philosophique, le discours intérieur de l’âme qu’elle tient en silence avec elle-même. Elle est, ajoute Platon, le dialogue entre la sagesse et la science qui s’instaure en toute liberté.
Et nous avons besoin de cette liberté pour réfléchir, penser et forger des idées claires. La pensée doit être effectivement libre, émancipée, affranchie de toute contrainte et ne doit obéir à aucune injonction. Elle doit être sans limite dans le for intérieur. Sauf qu’en même temps, la pensée peut-elle être produite en dehors de son contexte ? Est-elle vraiment libre de tout conditionnement ? Ne subit-elle pas des influences, n’est-elle pas déterminée ?
Nous ne voulons pas perdre de vue ces considérations par rigueur intellectuelle et par probité morale.
Pourquoi exprimons-nous ce que nous disons ? Quelles sont nos motivations ? Quelles sont les finalités de notre pensée ? Autant de questions que nous nous devons de poser.
De toutes ces réponses découlera le plan d’action.
Ghaleb Bencheikh
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El Watan, mardi 7 juillet 2015
Chronique : Sortir des ténèbres d’une triple ignorance
Nous avons abordé à la fin de la chronique précédente, entre autres questions, celle, fondamentale, de la liberté de la pensée et sa circulation. En effet, elle est primordiale dans toute entreprise intellectuelle, elle-même nécessaire comme un prérequis de taille pour toute sortie de l’ornière dans laquelle nous nous vautrons depuis des lustres. Et nous ne le savons que trop bien.En réalité, ce qui est sûr – et nous devons le reconnaître dans la froideur d’esprit – c’est qu’il y a un abîme entre d’un côté, les prétentions de la tradition islamique à expliquer le monde et la représentation qu’elle s’en fait et de l’autre, la marche effective de ce monde et son état réel. Le décalage entre les satisfactions et contentements répétés à l’intérieur de la sphère islamique, combinés au mépris et au dénigrement systématique de tout ce qui lui est extérieur, est patent.
Aussi sommes-nous en droit, nous autres humains, qui vivons sur une même planète et voguons dans un même vaisseau, de voir comment combler ce déphasage. Tout comme nous avons, en tant que musulmans, le devoir d’œuvrer inlassablement afin de sortir de la crise systémique et ses convulsions paroxystiques qui secouent et tiraillent le monde arabo-islamique.
Et cela commence par la pensée libre, nous l’avons déjà posé comme un préalable indélibéré et non négociable. Et cette pensée doit être – pour rester dans un registre arkounien1 – non seulement libre de toute entrave mais aussi subversive. Ici, la subversion est à prendre dans son sens premier : du verbe subvertir, c’est-à-dire renverser un ordre et bouleverser un état de choses. Parce qu’il nous faut une investigation dé-constructrice de tout un patrimoine calcifié et un examen dévastateur de l’amoncellement du commentaire qui s’ajoute aux commentaires.
Il s’agit de sortir des ténèbres d’une triple ignorance aux lumières de la science et de la connaissance, selon la formule consacrée. Tout d’abord, nous pâtissons de la sainte ignorance. Celle-ci garantit par le divin ce que des protagonistes politiques et des acteurs sociaux ont construit, manipulé, transfiguré, instrumenté, idéologisé et domestiqué à travers l’histoire.
Malheur à celui qui ose remettre en cause les «vérités intangibles» établies une bonne fois pour toutes par les sciences traditionnelles, alors qu’elles ne sont qu’une construction humaine. Or, ce qui a été fait par des hommes peut être revu et défait par d’autres hommes, conformément à la parole de Abu Hanîfa (m. 767) le maître-éponyme de la première école juridique d’obédience sunnite. Il disait de ses prédécesseurs : «Ils furent des hommes et nous sommes des hommes…»
Ensuite, nous souffrons aussi de l’ignorance institutionnalisée. En ce sens que les moyens de l’Etat et d’autres institutions sont mis au service d’un enseignement, voire d’un endoctrinement voulu et/ou subi qui ne résistent pas à l’analyse ni à l’examen sérieux. A ce sujet, les deniers publics et les produits du mécénat privé sont investis pour édifier des mosquées où l’on enseigne parfois des «mensonges» au regard de ce que les données de la science moderne expliquent.
Enfin, nous endurons ce qu’on appelle l’ignorance complexe. C’est que nous ne savons pas et nous ne savons que nous ne savons pas. Alors, la pensée subversive aura à déconstruire – au sens du philosophe Jacques Derrida – tout ce qui a pu concourir pour assoir et aggraver cette triple ignorance. Le programme est dense et le chemin qui y mène paraît sinueux et escarpé. Nous verrons sa mise en application dans les chroniques à venir.
Ghaleb Bencheikh
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El Watan, mercredi 8 juillet 2015
Chronique. Ghaleb Bencheikh(*)
Rattraper le retard
Afin de rester toujours dans le registre du discernement et de la lucidité, nous passons en revue, dans la chronique d’aujourd’hui, une des raisons principales de la décadence que connaît actuellement le monde dit arabo-islamique.Elle est assurément d’ordre intellectuel. Si nous devions aller à l’exhaustivité, difficile à réaliser dans ce domaine, il nous faudrait signaler, en même temps, le faisceau des facteurs convergents qui ont tous concouru d’abord à la stagnation puis au déclin et enfin à la régression tragique.
Ils sont d’ordre politique, théologique, culturel, économique, militaire voire géographique ! Nous n’aurons pas à les développer ici. Arrêtons-nous simplement sur les considérations intellectuelles et les idées de la pensée libre.
Et essayons de comprendre comment cette pensée libre a pris son envol en Europe occidentale alors qu’elle s’exerçait ouvertement avec audace et hardiesse en contexte islamique.
Il est indéniable que la séquence historique «moment Descartes» – «moment Freud» eut lieu en Europe avec les abondantes productions philosophiques que nous connaissons et que nous sommes en droit de critiquer – au sens académique, a posteriori, pour peu que nous nous donnions les moyens intellectuels de le faire.
Et, nous ne pouvons pas rester, pour la même époque, indéfiniment arc-boutés, dans une apologie mièvre, uniquement sur l’œuvre du grand Mollâ Sadra Shirazi, en ignorant superbement ce que le génie humain a pu produire ailleurs.
Pis encore, il nous arrive de dénigrer injustement ces productions sous prétexte qu’elles ne sont pas islamiques. Pourtant, la divergence au niveau des idées s’est étalée depuis cette époque. Dans un cas, une réelle effervescence cérébrale et conceptuelle, dans l’autre un encéphalogramme plat traduisant une réelle paresse.
Au mieux, une imitation non examinée de l’œuvre des Anciens. A ce sujet, l’exemple de deux contemporains, à une vingtaine d’années près, est édifiant. Par-delà l’espace qui les séparait, ils étaient tous les deux fils de ce XVIIIe siècle qui a vu l’éclosion des Lumières avec sa devise «sapere aude», une locution latine empruntée au poète Horace, rendue par «ose penser par toi-même». Cette expression injonctive implique l’amorce d’un mouvement de la sortie de l’homme de sa minorité. «Aie le courage de te servir de ton propre entendement !» il n’y a pas meilleur impératif pour se soustraire à l’argument d’autorité.
Revenons à nos deux protagonistes, le premier (1703-1792) n’a pas trouvé mieux que de composer, à côté de traités relatifs au monothéisme, des ouvrages portant notamment sur les grands péchés, sur la façon dont il convient d’aller à la prière, sur la manière d’effectuer les ablutions, etc. ; le second (1724-1804) a eu comme centres d’intérêt et de réflexion des sujets voulant dépasser le dogmatisme tels que la religion dans les limites de la raison, critique de la raison pure.
On l’aura deviné. Le premier n’est personne d’autre que Mohammed Ibn Abdelwahab ; le second est Emmanuel Kant. Sans vouloir charger l’un nécessairement et encenser l’autre plus que de raison, force est de constater que nous ne sommes pas allés loin avec les thèses wahhabites, et nous reconnaissons l’impact considérable de l’œuvre kantienne sur la philosophie occidentale.
Alors, une fois ce constat fait, il ne nous reste plus qu’à nous atteler à la grande entreprise qui consiste à rattraper l’immense retard que nous accusons depuis au moins le temps de nos deux personnages.
* Ecrivain, essayiste, animateur de l’émission «Islam» de France 2
Ghaleb Bencheikh
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El Watan, jeudi 9 juillet 2015
Transgresser des tabous pour résister à l’aliénation
D ans le sillage de ce que nous évoquions hier, ce sont la suspicion dans laquelle étaient tenus les philosophes occidentaux et la défiance vis-à-vis de leurs œuvres qui ont aggravé l’état d’indigence intellectuelle et de déshérence culturelle que nous connaissons dans le monde arabo-islamique.A ce sujet, et prenant en considération une interrogation d’un lecteur peu amène qui s’étonne, entre autres récriminations, pourquoi c’est l’adjectif «islamique» et pas «musulman» qui vient qualifier le monde. La réponse est tout simplement : parce que le monde n’est pas un être doué de raison ni animé d’une vie comme les personnes humaines.
Chez les puristes, in fine, ce sont les hommes et les femmes puis les communautés et les peuples qui, en toute rigueur, sont désignés par le terme «musulmans» et le reste sera qualifié d’islamique. La digression n’était peut-être pas nécessaire mais elle aura permis de préciser l’emploi de ces adjectifs une bonne fois pour toutes.
Toujours est-il que ce qui nous importe maintenant, c’est comment, dans la suite de l’œuvre de ce qu’on appelle les maîtres du soupçon que furent Marx, Nietzsche et Freud, nous pourrions transgresser des tabous. Le but n’est pas une recherche d’une quelconque jubilation blasphématoire à le faire ni de commettre quelque sacrilège, mais la finalité de cette transgression est d’oser interroger les présupposés philosophiques et métaphysiques de tout ce qui a été enseigné, inculqué, appris et sacralisé par des siècles de mimétisme et de représentation figée, au mieux reproduite à l’identique.
Parce que, dans certains cas, la régression est tragique, à l’exemple de ce que pourrait dire un imam autoproclamé ignare de nos jours et qui révulserait un Djamel Eddine Al Afghani ou un Mohammed Abdou, dont les fatwas sont totalement oubliées. Le cheikh d’Al Azhar, pour ne citer que lui, ne s’accommodait pas en son temps du régime matrimonial basé sur la polygamie qu’il avait interdite. Et il n’était pas rebuté par le prêt à intérêt qu’il avait autorisé. Comme il avait permis aux musulmans en dehors des contrées islamiques à manger de la nourriture non halal. Il le faisait et agissait comme une autorité religieuse disant le droit.
Aussi la transgression dont nous parlons se présente-t-elle comme une déclaration de résistance face à l’aliénation. Elle sonne comme un refus de se laisser embourber dans les méandres de la crétinisation des esprits et de mettre fin à la régression tragique.
Les dégâts terribles sur la psyché des musulmans sont occasionnés par le charlatanisme généralisé à base de ruqia, de djinns, de Gog et Magog et de tourments de la tombe. Le discours ambiant ne porte en gros que sur les signes avant-coureurs de la fin des temps. Eh bien, l’enfreindre et y contrevenir dans son littéralisme abêtissant est une action salutaire.
Elle s’apparente au coup de bambou que donne le maître lama au bonze pour le faire sortir de sa méditation. Alors que dire, s’il faut faire sortir toute une nation de sa léthargie. Une léthargie rendue possible à cause du sommeil de la raison.
Et, lorsque celle-ci se réveille, elle se teinte de religiosité. La visée de cette «désobéissance» est d’en finir avec «la raison religieuse dévote» et de contenir «la pensée magique». C’est ainsi que nous sortirons des clôtures dogmatiques, toutes, quelles qu’elles soient y compris celles de l’esprit moderne.
C’est avec audace que nous nous affranchirons des enfermements doctrinaux et c’est avec fermeté et confiance que nous pourrons dégeler les glaciations idéologiques religieuses. Cette manière d’agir conforme à la vocation, à la tâche et au rôle de l’intellectuel engagé permet, comme le disait Si Mohammed Arkoun – Allah yarhamou –, de libérer l’esprit de sa prison. Et ce n’est pas rien par les temps qui courent.
Ghaleb Bencheikh
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El Watan, samedi 11 juillet 2015
Chronique de Ghaleb Bencheikh
En
raison de contraintes personnelles, Ghaleb Benchikh ne peut pas assurer sa
chronique quotidienne sur El Watan pendant quelques jours. Toutes nos excuses à
nos lecteurs.
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El Watan, samedi 11 juillet 2015
Chronique : Modus operandi pour sortir de la crise
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El Watan, mercredi 15 juillet 2015
Le modus operandi, qui doit se mettre en place, pour sortir de la crise, aura à passer par trois phases essentielles : la première étant celle de ce qui a été désigné précédemment par «la transgression» avec toutes les implications qu’elle induit. La deuxième phase est celle qui voit l’application d’un concept appelé «le déplacement» dont nous nous proposons de passer en revue les grandes lignes aujourd’hui. Et la troisième, définie comme l’étape du «dépassement» sera explicitée demain.
En réalité, il s’agit d’une triade de portée épistémologique considérable que nous empruntons au regretté professeur Mohammed Arkoun, lui-même l’ayant reprise de son maître et ami Claude Cahen. Il s’agit effectivement d’un triptyque dont les volets sont des verbes à l’infinitif : transgresser, déplacer et dépasser. La transgression des tabous lève les inhibitions imposées quant à l’élargissement du champ d’étude et de recherche. Et s’il faut que l’investigation soit dévastatrice de l’amoncellement de toutes les fadaises et de toutes les impérities, il faudra y aller sans hésitation aucune. C’est même son but recherché.
Parce que, face au sacrilège suprême que sont les attentats contre la vie au nom de la révélation coranique, nous sommes en droit de vouloir comprendre, d’essayer de saisir et de cerner toutes les causes ainsi que les conséquences d’un tel détournement du message révélé qui se veut avant tout un enseignement d’amour, de bonté et de miséricorde. Pour cela, nous devons orienter les préoccupations des chercheurs et des islamologues vers la consolidation des assises de la connaissance au lieu de les voir courir après la confirmation de la croyance. Pour l’heure, ils veulent surmonter leurs inquiétudes devant la filiation des textes en corroborant leur authentification.
Or, il faut savoir «déplacer» l’étude du sacré vers d’autres horizons cognitifs et porteurs de sens et d’intelligence. Quand saurions-nous problématiser les questions relatives à la foi et à la croyance ? Pourtant Saint-Anselme de Cantorbéry (1033-1109) enseignait déjà fides quarens intellectum, la foi est toujours en quête d’intelligence. Sa parole entre en résonance avec l’aphorisme de la tradition islamique qui requiert que tout ce que l’entendement humain n’accepte pas n’est pas religion… toute la batterie de disciplines sera mise au service de cette compréhension intelligente de la foi au même titre que ce que firent les exégètes et les commentateurs de l’époque classique.
Ils surent tirer profit de l’état d’avancement des connaissances en leur temps et aiguiser en même temps l’outillage intellectuel qui fut à leur disposition. Pourquoi, alors avons-nous cryogénisé cette pratique ? Sachant que l’une des définitions de la théologie est l’intelligibilité de la foi mise l’épreuve du temps, outre discourir sur Dieu et tenir un logos sur le divin. Il en est de même pour nous de nos jours, l’islamologie a besoin de toutes les SHS, les sciences de l’homme et de la société, pour progresser sur des bases scientifiquement établies et faire comprendre intelligemment les problématiques de la foi et les caractéristiques de la croyance.
A l’université en contexte islamique d’assumer ses responsabilités et de jouer ce rôle. Ainsi, la sémiotique, l’herméneutique, la médiologie, l’historiographie, la philologie, la grammaire, la linguistique, l’anthropologie du fait religieux, l’exégèse moderne, la paléographie, la codicologie sont-elles autant de disciplines qui doivent concourir à comprendre le patrimoine religieux islamique.
Ghaleb Bencheikh
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El Watan, jeudi 16 juillet 2015
L’humanisme d’expression arabe doit être réactivé
Avec cette dernière chronique nous arrivons au terme de notre rencontre quotidienne tout au long de la lunaison Ramadhan – interrompue, certes, momentanément pour des raisons de logistique et de contingences de temps suite à un voyage.A l’instar des expériences précédentes, cette relation interactive établie avec les lecteurs a été un concours précieux pour l’élaboration de ma petite réflexion. Je leur en sais gré pour cet enrichissement et pour tous leurs témoignages qui me dépassent et me confondent.
Aujourd’hui, nous évoquons le troisième volet du triptyque.
Celui du dépassement. Parce qu’il est temps de dépasser, et nous l’avons souligné à maintes reprises, la «raison religieuse dévote». Il est temps d’en finir avec «la pensée magique» et d’endiguer la déferlante du charlatanisme qui gangrène les esprits dans les mosquées et via les canaux satellitaires.
Mais s’il ne devait y avoir qu’un seul domaine qu’il faut dépasser ce serait celui des systèmes juridiques dont les fondements théologiques sont de plus en plus ébranlés.
En effet, la production du droit ne peut plus être, de nos jours, arrimée à des concepts théologiques vermoulus et minés par la vision fixiste et surannée de la société. Il est des cas où le droit corsète, régule et libère la société.
Comme il en est d’autres où l’évolution de la société impose un accompagnement juridique que la fameuse charia dans son corpus actuel n’a pas prévu. Aussi, s’agit-il de dépasser finalement la «juridicisation» de la révélation coranique. Il n’y a aucune cohérence ni intelligence à essayer d’y référer par des distorsions singulières le droit maritime, le droit des assurances ou celui des arsenaux nucléaires, par exemple.
Depuis le code de la route jusqu’au droit de la militarisation de l’espace en passant par celui d’internet ou celui des effets du génie génétique, ce sont des législateurs humains qui produisent du droit positif.
Certes, on pourra toujours arguer qu’ils le feront toujours en s’adossant à des principes métaphysiques transcendants, mais il n’en demeure pas moins que la norme juridique est une émanation rationnelle de l’esprit des hommes pour s’appliquer aux hommes. A cet égard, dans une démocratie saine, ce qui a été fait par des hommes pourra être défait par d’autres hommes pour peu que le jeu démocratique soit constructif et cherche l’intérêt général.
En évoquant la raison, il ne s’agit pas de magnifier outre mesure celle qui, instrumentale, ne nous avait pas prémunis contre le nazisme ni le bolchévisme, ni le totalitarisme.
Il s’agit enfin de dépasser la raison raisonnante elle-même, froide et duale, à double critère fonctionnant avec un tiers exclu. L’esprit humain aiguisera, pour notre temps, une nouvelle raison.
Ce sera l’émergence d’une rationalité méta-moderne. Elle assumera le bien et le mal. Elle subsumera la violence et l’insécurité. Elle comprendra la mystique au-delà de l’utile et de l’inutile. A l’ère de la révolution numérique et de l’interaction des blogosphères, la raison émergente saura allier, à la fois, les ressources inventives de la technoscience, de l’intelligence artificielle et de la nanotechnologie avec la soif inextinguible de spiritualité et l’invariant besoin de transcendance.
Elle permet surtout la critique de la norme juridique en contextes islamiques. Cette critique est nécessaire et salutaire. Et, les tenants de l’application de la charia dans son sens drastique ne trouveront rien à appliquer si ce n’est, in fine, la minoration de la femme, dans les questions relatives au statut personnel et à la dévolution successorale.
Ce qui est foncièrement inique de nos jours et attentatoire à la dignité humaine dans sa composante féminine. Et il n’y a aucune raison de l’accepter.
L’humanisme d’expression arabe qui a prévalu en contextes islamiques doit être réactivé. En dignes héritiers d’Al Asma`î, d’Al Jahiz, de Miskawayh et de Tawhidi, nous devons œuvrer pour remembrer beaucoup de sociétés disloquées et aider les peuples qui ahanent sous des servitudes renouvelées à s’affranchir par la connaissance en laissant place à la beauté et à l’intelligence.
Ghaleb Bencheikh
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DERNIER ARTICLE (l’aïd = vendredi 17 07 2105)
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