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dimanche, mai 20, 2018

607_ Edouard Louis







Je ne connaissais pas Edouard Louis (Eddy Bellegueule). Je l’ai découvert il y a quatre jours, mercredi 16 mai, en même temps que le MediapartLive avec Elias Sanbar autour des massacres perpétrés par l’armée israélienne à Gaza. Sur la même page figurait une vidéo entretien avec lui, Edouard Louis (https://www.youtube.com/watch?v=he6CWAHa278 )

Spontanément j’ai été saisi par ce flot de paroles sans fioriture, sans détour ni méandre, direct, vrai. Et c’est assez rare pour le noter. Edouard Louis (25 ans, Normale Sup, sociologue EHESS, écrivain) présente ici son troisième ouvrage (!) intitulé « Qui a tué mon père » sans interrogation. Car il sait qui l’a tué. C’est le système capitaliste qui broie les hommes, ce sont ses serviteurs zélés comme Sarkozy, Hollande, et Macron qui « enlève le pain de la bouche de mon père lorsqu'il supprime l'APL ». Un court et dense récit (roman ?)  « comme un monologue théâtral en forme de réquisitoire contre tous ceux qui, selon lui, ont rendu son père gravement malade, ‘‘presque mort’’ » (in Le Masque et la plume). J’en dirais plus certainement lorsque j’aurai lu ses trois livres : En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil 2014), Histoire de la violence (Seuil 2015) et Qui a tué mon père (Seuil 2018).






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Le masque et la plume France inter
Le troisième livre d’Edouard Louis, l’auteur d’En finir avec Eddy Bellegueule s’intitule Qui a tué mon père. Il est très court (90 pages) et dense comme un monologue théâtral en forme de réquisitoire contre tous ceux qui, selon lui, ont rendu son père gravement malade, « presque mort ». 
Ce père ouvrier, alcoolique, violent, qui autrefois le frappait et le traitait de PD (relire le premier livre d'Edouard louis), l'écrivain le défend aujourd'hui contre, en général, "les dominants" : de Chirac à Macron, en passant par Sarkozy et Hollande... dont les systèmes ont humilié, brisé, broyé, réduit à la misère son père. Des noms de présidents qu'il veut "faire entrer dans l'histoire par vengeance". 
C'est un texte dédié à Xavier Dolan, commandé par Stanislas Nordey, inspiré évidemment par Pierre Bourdieu... Et où le fils dit enfin à son père qu'il l'aime - tout en se demandant s'il est normal d'avoir honte d'aimer. 

Arnaud Viviant : "le retour du social-traître"

Je me souviens que lorsque nous évoquions ici son précédent livre, Histoire de la violence, j'avais commencé mon intervention en disant "le retour du social-traître", ce qui avait beaucoup offusqué Nelly... Ce nouveau livre,finalement, montre que j'avais raison puisqu'il défend désormais son père alors que ce qui était offusquant dans Pour en finir avec Eddy Bellegueule, c'était justement la manière dont il incriminait ses parents d'être homophobes, fascistes (en tous cas d'extrême droite), racistes, sans jamais essayer de les comprendre. Et là, c'est exactement le mouvement inverse : c'est une tentative de compréhension qu'il fait par la politique ou même le politique, en incriminant des personnalités. 
Edouard Louis dit : 
Macron enlève le pain de la bouche de mon père lorsqu'il supprime l'APL. 
La politique, finalement, c'est de l'esthétique pour les dominants et de la pratique pour les pauvres. Ça les tue effectivement. C'est un texte très politique, ce qu'il n'avait jamais fait - c'est un vrai changement de position.
Après cela, je continue à penser que ce n'est pas un écrivain très intéressant à mes yeux. Je le pense depuis son premier live ; je n'ai jamais compris l'espèce de dithyrambe qu'il y avait autour d'Edouard Louis. Et là encore, je retrouve une espèce de maniérisme beaucoup hérité des tics de Marguerite Duras. 
Sur le problème de la vengeance, c'est très étonnant - il y a deux moments :
  1. Le moment où il est dans un bus et il écrit un texte nous disant "ça ne sert à rien de se venger" 
  2. Et puis, à la fin, il se venge. 
Il y a quand même toujours cette position chez lui que je trouve très paradoxale.

Nelly Kapriélian : "une sorte de "J'accuse" de la part d'un jeune homme de 25 ans"

Je le trouve très fort et, par sa seule existence, je pense que ça en fait un écrivain qui est important et qui compte aujourd'hui. 
On n'a pas une littérature qui donne les noms des politiques comme ça. Je me rappelle avoir interviewé Régis Jauffret pour son livre sur DSK, il ne savait pas s'il devait dire son nom ou pas dans le livre. Là, Edouard Louis y va, il en fait un objet littéraire. 
Il y a une littérature engagée française qui existe mais pas une littérature de confrontation. Prendre le lecteur et lui mettre le nez sur ce que c'est que la politique et comment celle-ci touche les plus faibles et les plus démunis… Nous, dans une classe sociale moyenne, finalement, on peut ne pas se rendre compte que certaines lois de Sarkozy vont faire qu'un ouvrier qui a eu le dos broyé à cause d'une machine qui lui est tombé dessus soit obligé d'aller à quarante kilomètres de chez lui être balayeur... et que ça va encore plus, évidemment, endommager son corps et le mener à une mort certaine... Je trouve que c'est absolument primordial de l'écrire ! Ça n'existe pas dans la littérature française contemporaine à ce point ! 
La façon dont il écrit tous ces souvenirs avec son père sont absolument magnifiques et extrêmement touchants ; on voit se dessiner en effet une personnalité double du père qui à la fois essaye d'être le dur d'En finir avec Eddy Bellegueule et, en même temps, un homme sensible qui doit renoncer à sa sensibilité. C'est aussi ce qui va le pénaliser : ce qui va lui faire arrêter ses études, c'est de vouloir être un garçon, un vrai, un dur, et pas ce qui risquerait d'être appelé "un pédé". Je trouve que nous montrer ça, c'est très fort. 

Olivia de Lamberterie : "un retournement spectaculaire et complètement mystérieux"

Je trouve que ce n'est pas tout à fait un livre, ce sont des textes pour le théâtre. 
Il me semble qu'il y a un chaînon manquant parce que ce n'est pas un livre qu'on peut lire, comme ça, tout seul : c'est un livre qui s'inscrit dans la suite des deux précédents, et je trouve qu'on a du mal à comprendre comment cet homme qui a été si à charge contre son père, tout à coup, adopte une attitude très contraire. Il y a un nœud qu'on ne comprend pas. Dans le premier livre, il expliquait comment il avait été perpétuellement blessé par son père. Et là, par un retournement spectaculaire et complètement mystérieux, il explique comment c'est lui qui finalement blessait son père. 
Ce n'est pas très bien écrit, excusez-moi, mais je trouve qu'il y a un vrai problème d'écriture et que ça ne me semble pas du tout de la littérature. Et que la deuxième partie pour nommer les coupables : mais c'est ce qu'on lit dans les journaux toute la journée ! Il découvre tout d'un coup que la politique a une incidence dans la vie des gens ! 

Jean-Claude Raspiengeas : "c'est le retour du Refoulé"

L'explication que vous cherchez, elle me semble simple : c'est vraiment le retour du refoulé, avec la vraie violence que ça suppose. 
Je suis assez d'accord, je ne trouve pas que ce soit très bien écrit, mais peu importe, on n'en est pas là.  C'est à la fois un livre coup de poing, un cri de rage, un sanglot mal contenu. C'est un livre évidemment d'amour filial - retour du refoulé d'un seul coup, il comprend ce qu'il s'est passé et après il y a en effet ce fameux "J'accuse". 
Sur l'histoire de la masculinité, c'est assez intéressant, il dit, en gros : "C'est une classe maudite, oubliée". Des gens acculés à la solitude, au désespoir social et qui s'enferment dans une forme de masculinité brutale, fermés sur eux-même, dont a souffert Édouard Louis. 
Ensuite, il y a cette déclaration d'amour qui surgit dans le livre et qui me semble être le sommet de ce retour du refoulé. 
Après, il reprend ses esprit et il reprend le cours des choses pour arrive à ce "J'accuse" :
  1. Ce n'est pas nouveau 
  2. Ce n'est pas de l'insincérité mais il y a une part de posture chez Édouard Louis dont il n'arrive pas à se débarrasser.
Je lui accorde une chose, une chose très belle dans le livre : c'est d'expliquer à quel point l'histoire politique d'un pays peut se comprendre à la façon dont les corps sont abîmés. Je trouve ça très beau 
Mais après, quand il fait l'énumération des politiques qui sont responsables de ça - très bien. Mais il dit "je l'écris pour qu'en Inde, au Brésil, on le sache" : avec ce texte qui ne fait que 90 pages, il a l'impression que le monde entier va le lire. Moi je pense qu'il est un peu victime de son entourage qui lui fait croire qu'en effet qu'il est un grand écrivain.
In : https://www.franceinter.fr/emissions/le-journal-de-8h-du-week-end/le-journal-de-8h-du-week-end-20-mai-2018
https://www.franceinter.fr/livres/qui-a-tue-mon-pere-que-vaut-le-j-accuse-d-edouard-louis


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Le « J’accuse » d’Edouard Louis

9 mai 2018 Par La rédaction de Mediapart
Édouard Louis était l’invité de l’émission Boomerang sur France Inter pour évoquer Qui a tué mon père, son nouveau livre, sous forme de réquisitoire, qui vient de paraître. L’occasion pour le sociologue et écrivain de régler ses comptes avec les hommes politiques en général et Emmanuel Macron en particulier.
Depuis En finir avec Eddy Bellegueule, il y a quatre ans, il continue d’analyser les mécanismes de la violence et de la domination sociale.  Édouard Louis était l’invité de l’émission Boomerang sur France Inter pour évoquer Qui a tué mon père, son nouveau livre, sous forme de réquisitoire, qui vient de paraître. Dans ce court texte, Édouard Louis, déclare son amour à son père et dresse la liste des hommes politiques responsables de sa chute.
L’émission est l’occasion pour le sociologue et écrivain de régler de nouveau ses comptes avec les hommes politiques en général et Emmanuel Macron en particulier. « Ce à quoi on assiste en ce moment en France, c’est la fin de la honte. Macron, c’est quelqu’un qui n’a plus honte. Avec Macron on peut insulter les classes populaires, dire que ce sont des fainéants, qu’ils bloquent le pays, qu’ils ne sont que des assistés », juge celui qui reproche à ses propres collègues de ne pas s’emparer du sujet. « Les romanciers écrivent comme si la politique n’existait pas. Comme si nos corps n’étaient pas soumis à la politique. »
In : https://www.mediapart.fr/journal/france/090518/le-j-accuse-d-edouard-louis
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Boomerang
lundi 7 mai 2018
par Augustin Trapenard

Edouard Louis accuse



Il est sociologue et écrivain. Depuis "En finir avec Eddy Bellegueule", il y a quatre ans, il continue d’analyser les mécanismes de la violence et de la domination sociale. "Qui a tué mon père", son nouveau livre, sous forme de réquisitoire, vient de paraitre. Edouard Louis est l'invité d'Augustin Trapenard.
"L'histoire de ton corps accuse l'histoire politique"
Dans ce court texte, Edouard Louis, déclare son amour à son père et dresse la liste des hommes politiques responsables de sa chute. On parlera de l'importance du politique, de la construction du masculin, et aussi du pouvoir de l'art et des mots.  
https://www.franceinter.fr/emissions/boomerang/boomerang-07-mai-2018



Tous les livres d’Édouard Louis pourraient s’appeler « Histoire de la violence », comme son deuxième roman. Avec Qui a tué mon père, voilà le troisième temps d’un récit entamé en 2014. Mais ce n’est pas le moment du happy end, de la résolution des conflits, c’est au contraire celui où la colère s’affûte.

Lire aussi

  • Eddy Bellegueule, de l'évasion à la dévoration Par Dominique Conil
  • Edouard Louis s'évade encore Par Dominique Conil
I. En finir avec Eddy Bellegueule : une enfance et une adolescence dans un village de la Somme, années 1990-2000 ; ce que c’est de grandir homosexuel, et pauvre, comment cela suppose de composer avec la honte, les humiliations, les sévices aussi.
II. Retournements, avec Histoire de la violence : alors qu’il habite désormais dans le centre de Paris, Édouard Louis est victime d’un viol, de la rage d’un amant d’un soir qu’il surprend en train de le voler. Il est devenu l’objet de la convoitise et de la haine de plus démuni que lui. Mais l’écrivain est aussi celui qui a voulu échapper à sa classe, et le paie.
III. Qui a tué mon père : retour aux origines, au temps de l’enfance en Picardie, à ce que ce père lui-même a subi.
Qui a tué mon père est un livre en trois actes : parce qu’il s’agit de littérature, bien sûr, et que la littérature n’est pas une coquetterie pour emballer de sales petites histoires personnelles, c’est un dispositif d’écriture pour raconter ce qui ne saurait l’être autrement ; ici, pour éclairer les lignes de tension, faire apparaître la circulation de la violence, diffuse, profuse, complexe ; pour ne pas se tromper dans la désignation des coupables. Trois actes, pour déplacer les points de vue, observer la violence de chacun : le père, le fils, les politiques publiques. Le temps de comprendre comment celui qui inflige la souffrance peut aussi être une victime, comment celui qui la subit peut aussi s’avérer dangereux. Trois actes enfin pour élaborer une vengeance qui porte : un acte d’accusation.
Il y a donc une dramaturgie à l’œuvre. Le livre est d’ailleurs dédicacé à Xavier Dolan, qui en 2016 adaptait Juste la fin du monde, la pièce de Jean-Luc Lagarce à laquelle Édouard Louis a emprunté une partie de son nom de plume : une proposition de travail pour une mise en scène à venir ?
Qui a tué mon père s’ouvre sur un genre de didascalie indiquant qu’il pourrait être « un texte de théâtre », alors que les livres précédents se présentaient comme des romans. « Un père et un fils sont à quelques mètres l’un de l’autre dans un grand espace, vaste et vide. Peut-être qu’il neige. Peut-être que la neige les recouvre petit à petit jusqu’à les faire disparaître. » C’est Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès versant Nord, sauf que seul l’un des deux personnages a la parole, le fils : « Le fait que seul le fils parle et seulement lui est une chose violente pour eux deux. »
Le père est celui qui ne parle pas, et que le titre du livre range parmi les morts. Il est pourtant encore vivant, mais si abîmé physiquement qu’il l’est à peine, et puis le fils ne sait plus qui il est : « (je parle de toi au passé parce que je ne te connais plus. Le présent serait un mensonge.) » Ce père est cet homme dont le fils, toute son enfance, a espéré l’absence ; cet homme à qui le fils ne parlait guère : « D’une manière générale, quand je repense au passé et à notre vie commune, je me souviens avant tout de ce que je ne t’ai pas dit, mes souvenirs sont ceux de ce qui n’a pas eu lieu. »
Qui a tué mon père ne cherche ni à réparer ni à agonir ce père en lui racontant ce qui a été tu. C’est moins une « lettre au père » qu’une lettre pour le père. Pas un livre pour lui parler, mais un livre qui parle pour lui, pour ce père à qui il ne manque pas seulement la parole : il se définit constitutivement par ce qu’il n’a pas.
« Quand j’y pense aujourd’hui, j’ai le sentiment que ton existence a été, malgré toi, et justement contre toi, une existence négative. Tu n’as pas eu d’argent, tu n’as pas pu étudier, tu n’as pas pu voyager, tu n’as pas pu réaliser tes rêves. Il n’y a dans le langage presque que des négations pour exprimer ta vie. Ta vie prouve que nous ne sommes pas ce que nous faisons, mais qu’au contraire nous sommes ce que nous n’avons pas fait. »
Dans En finir avec Eddy Bellegueule, la force de l’écrivain était d’emblée de savoir composer avec la violence, la subir, l’affronter, la décrire, sans s’épargner lui-même. Le roman opérait une mise à mort intime – exhibait une identité honnie pour mieux l’abandonner. Dans ce troisième livre, la mise à mort du père a déjà eu lieu : le livre travaille à en désigner les coupables, à dire comment la vie la plus intime est l’effet de politiques publiques : « La politique, c’est la distinction entre des populations à la vie soutenue, encouragée, protégée, et des populations exposées à la mort, à la persécution, au meurtre. »
Il ne s’agit plus pour le fils de se venger du père, il s’agit de venger le père, en dénonçant ceux qui par leur politique sociale, leurs réformes du travail, de la santé, ont contribué à l’abattre physiquement : « Hollande, Valls, El Khomri, Hirsch, Sarkozy, Macron, Bertrand, Chirac. L’histoire de ta souffrance porte ces noms. L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique. »
« Qui a tué mon père » n’est pas une question, c’est une affirmation. Le livre appelle à ce geste vital : retourner la violence contre ceux qui l’exercent.

In : https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/030518/edouard-louis-ecrit-l-acte-iii-de-son-histoire-de-la-violence




Edouard Louis: «J’ai voulu écrire l’histoire de la destruction d’un corps»

Auteur de Qui a tué mon père, Édouard Louis nous a accordé un entretien dans lequel il est question des décisions des classes dirigeantes qui cassent les classes populaires tandis qu’elles épargnent les plus aisés ; de la nécessité pour la littérature d’empêcher les lecteurs de détourner le regard. Bref de violence sociale ; et des manières d’y répondre.



L’écrivain Édouard Louis, auteur de Qui a tué mon père, nous a accordé un entretien au long cours autour de la littérature et de la politique. Il y est question des décisions des classes dirigeantes qui cassent les classes populaires tandis qu’elles épargnent les plus aisés ; de la nécessité pour la littérature d’empêcher les lecteurs de détourner le regard ; mais aussi de racisme et d’homophobie. Bref de violence sociale ; et des manières d’y répondre.
In : https://www.mediapart.fr/journal/france/160518/edouard-louis-j-ai-voulu-ecrire-l-histoire-de-la-destruction-d-un-corps






Edouard Louis : « résister au système scolaire » pour construire son corps d’homme ?

  • 18 mai 2018
  • Par Jean-Pierre VERAN
  • Blog : Le blog de Jean-Pierre VERAN
Edouard Louis apporte dans "Qui a tué mon père" un éclairage complémentaire sur la question du décrochage scolaire des garçons. Si la recherche en éducation pointe les "effets de pairs", son écriture littéraire de confrontation révèle une dimension essentielle de ces effets : la volonté d’assurer sa masculinité, sans compromis avec l’école de l’obéissance et de l’efféminisation.

Du texte d’Edouard Louis, dédié à Xavier Dolan (1),Qui a tué mon père (2), on retiendra dans ce billet ce qu’il dit de la construction de la masculinité par rapport à l’école.
« Pour toi, construire un corps masculin, cela voulait dire résister au système scolaire, ne pas se soumettre aux ordres, à l’Ordre, et même affronter l’école et l’autorité qu’elle incarnait ». Edouard Louis donne l’exemple d’un de ses cousins, qui avait giflé un de ses professeurs devant la classe, et était considéré comme un héros. La définition communément admise de la masculinité est simplissime : ne pas se comporter comme une fille, ne pas être un pédé. Et sa conséquence l’est tout autant : « sortir de l’école le plus vite possible, pour prouver sa force aux autres, le plus tôt possible pour monter son insoumission ». Mais Edouard Louis prolonge la réflexion : « construire sa masculinité, c’était se priver d’une autre vie, d’un autre destin social que les études auraient pu permettre. La masculinité t’a condamné à la pauvreté, à l’absence d’argent. Haine de l’homosexualité= pauvreté ».
On ne manque pas d’études internationales et nationales pour attester le fait que les garçons « éprouvent plus de difficultés d’apprentissage, qu’ils accumulent plus de retards académiques, qu’ils redoublent davantage les classes et qu’ils abandonnent l’école plus souvent que les filles», comme le soulignent par exemple les données du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) du Québec (3) : en 2010-2011, au secondaire, le taux de décrochage était de 20,1 % pour les garçons et de 12,6% pour les filles, tandis que le taux de diplomation, chez les moins de vingt ans, était de 67,8% pour les garçons contre 80,1% pour les filles (MELS, 2011).
Selon les données rassemblées sur le décrochage scolaire en 2017 par le Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO) (4), « le genre apparait comme une caractéristique déterminante. En France, 10,1 % des hommes de 18 à 24 ans sont des sortants précoces, contre 7,5 % des femmes (RERS, 2017). Cette meilleure réussite scolaire des filles peut être attribuée à la différenciation genrée des rôles sociaux, souvent renforcée par la socialisation scolaire (Duru-Bellat, 1995), et qui prépare davantage les filles au respect et à l’intériorisation des normes de l’école (Baudelot & Establet, 1992) ». En France, des modélisations ont été réalisées sur les enquêtes longitudinales conduites par la Depp et portant sur les parcours des élèves à partir de la première année de l’enseignement secondaire (sixième). L’ensemble des études réalisées montre que, à niveau scolaire égal, les garçons ont un risque de décrochage scolaire plus élevé que les filles (Caille, 1999 ; Coudrin, 2006 ; Afsa, 2013). Les résultats de ces modèles suggèrent donc l’existence d’un effet de genre spécifique, qui ne se réduirait pas aux seules inégalités de compétences scolaires ».
L’effet de genre est renforcé par l’effet social : « L’ensemble des recherches est unanime quant à l’effet du milieu socio-économique sur le risque de décrochage scolaire. En effet, le risque est plus élevé pour un enfant issu de milieu populaire que pour celui issu de milieu favorisé, à compétences scolaires identiques ». Par exemple, le risque de décrocher augmente de 4,9 points de pourcentage pour les enfants d’ouvriers par rapport aux enfants de cadres, à compétences scolaires identiques en 6e. Aux Etats-Unis, une étude menée en 2010, à partir d’un suivi de cohorte de la naissance à l’âge de trente ans, montre que les personnes nées pauvres ont trois fois plus de risque de sortir de l’école sans diplôme que les autres.
L’étude de l’absentéisme est elle aussi significative. Selon le CNESCO, « l’absentéisme est, en France, un phénomène qui varie substantiellement d’un établissement à l’autre, et qu’il s’agit bien d’une caractéristique que la France partage avec les pays qui ont des niveaux de ségrégation scolaire élevés. En France, la forme la plus sévère d’absentéisme (s’absenter une journée entière) se concentre dans les établissements scolaires les moins performants. Cette ségrégation est couplée à la faiblesse du sentiment d’appartenance à l’établissement constatée en France par rapport aux autres pays de l’OCDE. Ainsi, seuls 40 % des élèves français déclarent un sentiment d’appartenance à leur établissement, contre 73 % dans la moyenne des pays de l’OCDE (PISA 2015) ».
L’étude du CNESCO souligne également les effets de pairs sur l’absentéisme. « Toutes choses égales par ailleurs, un élève a près de 1,5 fois plus de risques de s’absenter si l’absentéisme est élevé dans son établissement. L’étude montre ainsi l’importance de la prise en compte des effets de socialisation entre pairs pour expliquer les comportements d’adolescents fragilisés. En France, cet « effet de pairs » est particulièrement fort par rapport aux autres facteurs, alors qu’il est nettement moins présent dans les autres pays. De nombreuses recherches ont montré que les élèves «désengagés» se reconnaissent et s’associent dans une spirale négative qui influence leurs résultats scolaires et leur probabilité de décrocher (Ream & Rumberger, 2008 ; Rumberger & Lim, 2008). Ces élèves sont « prêts à sacrifier leur scolarité pour « plaire » et se fondre dans le groupe. [...] Cette identification groupale leur octroie une reconnaissance et une assurance au sein de la société.» (Hernandez, Oubrayrie-Roussel & Prêteur, 2012) ».
L’intérêt du propos d’Edouard Louis est d’aller plus loin encore que les études citées ici, en nous indiquant clairement ce que signifie cette identification groupale. L'écriture littéraire qu'il pratique et qualifie de littérature de confrontation dans son récent entretien à Mediapart[5], permet d'aller plus loin que les acquis de la recherche en sociologie et en sciences de l'éducation. Au delà d’un sentiment d’appartenance à l’établissement scolaire plus faible qu’ailleurs, au delà de  l’influence du milieu socio-économique sur le décrochage scolaire, ce qui se joue aussi dans ce que les chercheurs appellent "les effets de pairs", c’est la construction de la masculinité, la volonté d’échapper à ceux qui obéissent, se soumettent à l’école, et se comportent donc comme les filles, qui, justement, ont un rapport moins conflictuel que les garçons à la norme scolaire. Le sentiment qui prévaut chez eux, est celui d’affirmer sans aucun doute possible leur appartenance au groupe des hommes et leur rejet de l’homosexualité.
« Pour toi, construire un corps masculin, cela voulait dire résister au système scolaire, ne pas se soumettre aux ordres, à l’Ordre, et même affronter l’école et l’autorité qu’elle incarnait ». Edouard Louis donne l’exemple d’un de ses cousins, qui avait giflé un de ses professeurs devant la classe, et était considéré comme un héros. La définition communément admise de la masculinité est simplissime : ne pas se comporter comme une fille, ne pas être un pédé. Et sa conséquence l’est tout autant : « sortir de l’école le plus vite possible, pour prouver sa force aux autres, le plus tôt possible pour monter son insoumission ». Mais Edouard Louis prolonge la réflexion : « construire sa masculinité, c’était se priver d’une autre vie, d’un autre destin social que les études auraient pu permettre. La masculinité t’a condamné à la pauvreté, à l’absence d’argent. Haine de l’homosexualité= pauvreté ».
On ne manque pas d’études internationales et nationales pour attester le fait que les garçons « éprouvent plus de difficultés d’apprentissage, qu’ils accumulent plus de retards académiques, qu’ils redoublent davantage les classes et qu’ils abandonnent l’école plus souvent que les filles», comme le soulignent par exemple les données du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) du Québec (3) : en 2010-2011, au secondaire, le taux de décrochage était de 20,1 % pour les garçons et de 12,6% pour les filles, tandis que le taux de diplomation, chez les moins de vingt ans, était de 67,8% pour les garçons contre 80,1% pour les filles (MELS, 2011).
Selon les données rassemblées sur le décrochage scolaire en 2017 par le Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO) (4), « le genre apparait comme une caractéristique déterminante. En France, 10,1 % des hommes de 18 à 24 ans sont des sortants précoces, contre 7,5 % des femmes (RERS, 2017). Cette meilleure réussite scolaire des filles peut être attribuée à la différenciation genrée des rôles sociaux, souvent renforcée par la socialisation scolaire (Duru-Bellat, 1995), et qui prépare davantage les filles au respect et à l’intériorisation des normes de l’école (Baudelot & Establet, 1992) ». En France, des modélisations ont été réalisées sur les enquêtes longitudinales conduites par la Depp et portant sur les parcours des élèves à partir de la première année de l’enseignement secondaire (sixième). L’ensemble des études réalisées montre que, à niveau scolaire égal, les garçons ont un risque de décrochage scolaire plus élevé que les filles (Caille, 1999 ; Coudrin, 2006 ; Afsa, 2013). Les résultats de ces modèles suggèrent donc l’existence d’un effet de genre spécifique, qui ne se réduirait pas aux seules inégalités de compétences scolaires ».
L’effet de genre est renforcé par l’effet social : « L’ensemble des recherches est unanime quant à l’effet du milieu socio-économique sur le risque de décrochage scolaire. En effet, le risque est plus élevé pour un enfant issu de milieu populaire que pour celui issu de milieu favorisé, à compétences scolaires identiques ». Par exemple, le risque de décrocher augmente de 4,9 points de pourcentage pour les enfants d’ouvriers par rapport aux enfants de cadres, à compétences scolaires identiques en 6e. Aux Etats-Unis, une étude menée en 2010, à partir d’un suivi de cohorte de la naissance à l’âge de trente ans, montre que les personnes nées pauvres ont trois fois plus de risque de sortir de l’école sans diplôme que les autres.
L’étude de l’absentéisme est elle aussi significative. Selon le CNESCO, « l’absentéisme est, en France, un phénomène qui varie substantiellement d’un établissement à l’autre, et qu’il s’agit bien d’une caractéristique que la France partage avec les pays qui ont des niveaux de ségrégation scolaire élevés. En France, la forme la plus sévère d’absentéisme (s’absenter une journée entière) se concentre dans les établissements scolaires les moins performants. Cette ségrégation est couplée à la faiblesse du sentiment d’appartenance à l’établissement constatée en France par rapport aux autres pays de l’OCDE. Ainsi, seuls 40 % des élèves français déclarent un sentiment d’appartenance à leur établissement, contre 73 % dans la moyenne des pays de l’OCDE (PISA 2015) ».
L’étude du CNESCO souligne également les effets de pairs sur l’absentéisme. « Toutes choses égales par ailleurs, un élève a près de 1,5 fois plus de risques de s’absenter si l’absentéisme est élevé dans son établissement. L’étude montre ainsi l’importance de la prise en compte des effets de socialisation entre pairs pour expliquer les comportements d’adolescents fragilisés. En France, cet « effet de pairs » est particulièrement fort par rapport aux autres facteurs, alors qu’il est nettement moins présent dans les autres pays. De nombreuses recherches ont montré que les élèves «désengagés» se reconnaissent et s’associent dans une spirale négative qui influence leurs résultats scolaires et leur probabilité de décrocher (Ream & Rumberger, 2008 ; Rumberger & Lim, 2008). Ces élèves sont « prêts à sacrifier leur scolarité pour « plaire » et se fondre dans le groupe. [...] Cette identification groupale leur octroie une reconnaissance et une assurance au sein de la société.» (Hernandez, Oubrayrie-Roussel & Prêteur, 2012) ».
L’intérêt du propos d’Edouard Louis est d’aller plus loin encore que les études citées ici, en nous indiquant clairement ce que signifie cette identification groupale. L'écriture littéraire qu'il pratique et qualifie de littérature de confrontation dans son récent entretien à Mediapart (5), permet d'aller plus loin que les acquis de la recherche en sociologie et en sciences de l'éducation. Au delà d’un sentiment d’appartenance à l’établissement scolaire plus faible qu’ailleurs, au delà de  l’influence du milieu socio-économique sur le décrochage scolaire, ce qui se joue aussi dans ce que les chercheurs appellent "les effets de pairs", c’est la construction de la masculinité, la volonté d’échapper à ceux qui obéissent, se soumettent à l’école, et se comportent donc comme les filles, qui, justement, ont un rapport moins conflictuel que les garçons à la norme scolaire. Le sentiment qui prévaut chez eux, est celui d’affirmer sans aucun doute possible leur appartenance au groupe des hommes et leur rejet de l’homosexualité.
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[1]Xavier Dolan a réalisé le clip Collège Boy en 2013, sur la chanson du groupe français Indochine, qui dénonce la violence et l’homophobie à l’école. Dans En finir avec Eddy Bellegueule, Seuil, 2014, Edouard Louis a notamment évoqué ce sujet.
[2]Edouard Louis, Qui a tué mon père, Seuil, 2018
[3]http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/sante/bulletins/zoom-sante-201409.pdf
[4]http://www.cnesco.fr/wp-content/uploads/2017/12/171208_Dossier_Synthese_Decrochage_scolaire.pdf
[5]https://www.mediapart.fr/journal/france/160518/edouard-louis-j-ai-voulu-ecrire-l-histoire-de-la-destruction-d-un-corps
 in : https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-veran/blog/180518/edouard-louis-resister-au-systeme-scolaire-pour-construire-son-corps-d-homme

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En finir avec Eddy Bellegueule: chronique de la haine populaire

Publié le 15/02/2014 à 13:00

C'est l'événement inattendu de cette rentrée littéraire, le livre coup de poing d'un surdoué de 21 ans. «En finir avec Eddy Bellegueule», c'est «Fantasia chez les ploucs», mais pour de vrai.
Il en émane une violence radicale, distanciée, soutenue par un style célinien. A 21 ans, Edouard Louis signe un premier roman époustouflant, En finir avec Eddy Bellegueule, son patronyme originel. Il en a récemment abandonné l'estampille pour cette nouvelle identité, condition de sa survie. Un petit chef-d'œuvre. Son histoire.
Celle d'un enfant «différent», né dans un village picard trop petit pour lui, dans cette France profonde, comme on dit, pauvre et raciste, où télé, football et alcool sont le tiercé gagnant. Etre «spécial» y vaut bannissement. Efféminé, Eddy grandit sous les insultes, sous les coups, victime résignée «d'un grand, aux cheveux roux et d'un petit, au dos voûté» qui lui crachent à la gueule, avec cet acharnement sournois des enfants devant une proie. Tout est dit sans pathos, la peur, l'humiliation, la douleur, souvent oubliée, qui fait embrasser en avance des souffrances d'un autre âge. De là, sans doute, tire-t-il la profondeur qui nourrit chacune de ses lignes.
Ici, les destins se reproduisent invariablement. Ils condamnent à «fréquenter» jeune, arrêter l'école pour l'usine, réviser ses ambitions à la baisse. Des mécanismes de reproduction sociale qu'Edouard Louis, qui a consacré un ouvrage à Bourdieu, déroule méthodiquement, l'insoumission maîtrisée. Les rôles sexués suivent une distribution immuable.
La mère est douce et néanmoins «couillue». Il le faut pour résister à la misère, au chômage, aux ravages de l'alcool sur les gars du coin, qui «se la mettent» avec une mâle fierté. Le père est viril. L'étalage de la force est tout ce qui reste quand la vie s'acharne. Et elle s'acharne beaucoup, on peine à remplir le frigo, les carreaux cassés le restent, on fait «marquer» les courses chez l'épicière faute de les payer.
Eddy détonne. Son père est catastrophé devant ses attitudes de «gonzesse». L'homosexualité, sa tare. Pour s'inscrire dans la norme, toujours elle, il tente de s'en guérir, mû par un leitmotiv aussi obsédant que vain : «Aujourd'hui, je serai un dur.» Le livre mène droit à la fuite, comme une fatalité, un ultime recours, un échec supplémentaire.
Le tour de force du roman est de superposer les violences. Celles d'un milieu marqué au fer rouge, où échapper à sa condition semble hors d'atteinte. Celle qu'exerce l'autre milieu, dominant, bourgeois, délesté de la honte d'être soi. Deux mondes étanches que trahissent les mots, ces délateurs instantanés du milieu social. Emaillé de formulations picardes, transcrites telles quelles, avec leur brutalité, leurs fautes, leurs ellipses, le récit entremêle deux niveaux de langage.
Fondus l'un dans l'autre, ils creusent cette différence, comme l'établit Annie Ernaux, entre la langue littéraire et «la langue des dominés». Elle explose ici, cruelle, bouleversante (la tirade de la grand-mère sur la dégringolade de son petit-fils est un uppercut), drôle aussi. Elle saute au visage sans jamais relâcher son emprise. «Et prends ça dans ta gueule», diraient ses tortionnaires.
In : https://www.marianne.net/culture/en-finir-avec-eddy-bellegueule-chronique-de-la-haine-populaire

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