Sur les traces de… (II)
Ils entreprirent ensuite de chercher des contacts francophones dans la région. Ils furent fixés en moins de quinze jours : Marc Walper, un collègue de Jacques, les attendra à l’aéroport de Yellowknife. Son épouse parle le français. La directrice de l’Association franco-culturelle de cette ville, Marie Chaumont, les accueillera bien volontiers. Puis ils passèrent quelque temps à se renseigner sur le Canada et les États-Unis, et les conditions d’entrée : la location de voiture, le climat, la circulation dans le Grand Nord, les Indiens… Ils bouclèrent tous les dossiers en mai. Restaient les jours et les semaines qui s’égrenaient lentement à leur gré. Au courant de juin ils réussirent au moyen de Skype à échanger avec les animatrices des associations francophones : Céline Lavoie et Carrie Wong à Whitehorse, Marie à Yellowknife.
Lorsque pointe le premier jour de juillet, neuf mois s’écoulèrent depuis la lecture de l’article sur la mosquée d’Inuvik. Omar et Véro atterrissent à Montréal le samedi deux à 17h30, heure locale, avec chacun une valise et un sac à dos.
L’aéroport Pierre-Elliott Trudeau ressemble à une gigantesque ruche en effervescence. La file interminable des voyageurs avance pas à pas dans un long couloir en S, fait de rubans et de piquets. L’incommodité et l’inconvenance des questions de l’agent de la police de l’air perturbent le souvenir du calme qui régna au-dessus de l’Atlantique durant les huit heures et troublent chez quelques vacanciers la quiétude qui, jusque-là, avait empli leur cœur. Le préposé au contrôle des passagers entrant au Canada insiste : « vous n’avez pas de viande, pas d’objet contondant, vous allez où, chez qui, pourquoi Yellowknife, pourquoi Inuvik, pourquoi la mosquée, vous êtes musulman ? » À la suite des réponses données à cet interrogatoire, Omar subit une fouille complète de ses affaires et de son corps. Les agents de la PAF ont beau signifier qu’ils suivent à la lettre un protocole qui leur est imposé, cela n’empêche pas Omar de penser que sa physionomie et son nom agissent comme des signaux d’alerte, clignotent dans leur cervelle comme un gigantesque feu rouge. L’officier découvre et saisit un cubitainer de cinq litres de vin enfoui dans le sac à dos et qu’Omar ne déclara pas. Il lui fait signer un document, mais ne lui inflige pas d’amende.
La mosquée d’Inuvik fait trembler toute une partie de l’équipe de douaniers qui n’avaient jamais entendu parler d’un lieu de culte musulman dans les TNO. Ils sont plus indulgents avec Véro qui affiche un visage de glace devant leurs sourires déplacés et tant de zèle insolent. Il semble à Omar avoir passé deux heures avant de récupérer les bagages. En s’éloignant, la tension baisse peu à peu. Ils s’installent à la cafétéria Van Houtte pour reprendre leur esprit, grommeler quelques amabilités torrides à l’endroit des fervents fonctionnaires et boire un jus de fruit, avant de monter dans l’autobus 747 qui les conduit au centre-ville, son terminus. Ils arrivent à l’hôtel du Nouveau Forum, à une centaine de mètres derrière le Centre Bell. L’hôtel est une construction cubique massive et sombre de deux étages, à l’allure de coffre-fort, qui contraste avec les mots affables de la réceptionniste qui sourit franchement en tendant à Véro deux fiches à renseigner. Mais les Marseillais sont éreintés par le poids des valises, des sacs à dos et par l’accueil douanier. Ils remplissent les formulaires d’accueil et rejoignent leur chambre en silence.
Le dimanche après-midi, une chaleur étouffante et désagréable enserre le quartier latin. Un orage couve. Montréal est très animée. En été, de nombreuses fêtes s’y déroulent, dont le festival international de jazz. Le ciel lourd et l’étrange sensation de fatigue et d’engourdissement liée à la longue traversée de l’Atlantique Nord ne les empêchent pas de s’y rendre. Aller au festival, mais surtout à la librairie du Musée des Beaux-Arts. Ils ont rendez-vous devant la boutique avec M.B., une écrivaine maghrébine installée à Montréal. Omar l’avait contactée au début du mois de juin. Ils échangèrent ensuite plusieurs courriels. Dans l’un d’eux, Omar informa M.B. de son arrivée au Canada sans évoquer le Grand Nord. Dans le dernier échange, ils convinrent du jour, du lieu et de l’heure du rendez-vous. Omar avait fait la connaissance de M.B. en France, il y a fort longtemps. C’était lors d’un débat au festival du livre de Mouans-Sartoux qui portait – il s’en souvient encore – sur le thème « Écriture et pouvoir. » M.B. accompagnait Maïssa Bey et Hélé Béji, une autre écrivaine maghrébine.
Véro est enthousiasmée par les grandes avenues de la ville et leurs animations. Lorsqu’ils arrivent à hauteur du musée Omar reconnaît aussitôt M.B., « alors comment va notre Québécoise ? » et ils s’embrassent. Sur la vitrine de la librairie une affiche informe qu’une rencontre aura lieu ici même le mardi 5 juillet avec Maïssa Bey et M.B. « Belle coïncidence » fat M.B Elle ajoute « elle présentera son nouveau roman Puisque mon cœur est mort et nous traiterons ensemble de la condition des femmes en Algérie » « Ah… nous n’y serons malheureusement pas » répond Omar. Il lui explique le Nord, la mosquée… » Tout autour une foule compacte avance sur la Sherbrooke Street. On entend les guitares de plus en plus puissantes. M.B., un temps absorbée, regarde vers les grands arcs de l’église Erskine. Puis elle dit : « Tout me paraissait disproportionné ici, énorme, les routes, les appartements, la nature… et la libre parole ! » Elle évoque ensuite sa propre expérience lorsqu’elle découvrit cette partie du continent américain, ses gens, sa culture et la grande ouverture d’esprit qui la caractérise… Sur l’estrade du Rio Tinto Alcan la chanteuse Nina Attal, pantalon jaune moutarde et chemisier blanc, entame My soul won’t cry no more devant quatre cents fans, trempés en quelques minutes. Elle traverse la scène en sautillant, fait valser la guitare en bandoulière, s’accroupit et se redresse, Won’t cry no more… Le public apprécie. Il danse, chaloupe en reprenant avec elle My soul won’t cry no more sous une pluie intempestive. Il chavire. Omar, Véro et M.B. ne s’attardent pas. Ils préfèrent s’abriter. Après que Véro eut fixé l’artiste et ses musiciens dans son Sony, ils descendent prendre un verre au Piranha-bar qui se trouve sur la longue et très animée rue Sainte Catherine. Ils poursuivent la discussion, abordant les sujets comme ils se présentent, au gré des méandres de la conversation et chacun y va de son commentaire sur l’écriture, l’édition, la presse, le Bled, la vie quotidienne au pays du castor et de la feuille d’érable… Mais lorsque Omar demande à M.B. ce qu’elle sait de la mosquée d’Inuvik, elle demeure silencieuse. L’entend-elle ? Le brouhaha dans la salle qui se fait de plus en plus volumineux couvre peut-être la question. C’est ce que veut croire Omar qui la lui repose : « tu as entendu parler de la mosquée d’Inuvik ? » Omar apprécie la veste Mina noire que porte l’écrivaine, mais ne le lui dit pas. Veste dont elle ne cesse de caresser avec ses doigts la base de la manche. M.B. dit « non » sèchement, en hochant la tête. Omar ne sait pas si elle fixe un point sur le parquet ou si elle maudit la couleur de ses chaussures. Elle porte des converses bleues et un jean avec effet délavé. Au milieu des jeunes clients, elle passerait inaperçue. M.B. est très polie pour élever la voix ou taper du poing sur la table. C’est pourquoi, pour mettre fin à la discussion, elle attend le bon moment. Elle se lève, sourit en coin, et lance à Véro : « désolée, je dois vous laisser. J’espère que vous nous apporterez de belles photos ». Sur ces mots elle les abandonne. Involontairement, Omar avait ravivé un épisode douloureux de son passé. M.B. avait été journaliste en Algérie. Menacée de mort par des intégristes religieux – ses propres voisins qui ne supportaient ni ses écrits, ni ses tenues vestimentaires, ni son indépendance –, elle décida de quitter le pays. Elle s’installa deux années dans le sud de la France avant de se poser au Canada. Depuis, elle ne veut plus entendre parler d’islamisme ni même de croyances.
(à suivre…)
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