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vendredi, mai 03, 2024

842_ Des choses qui arrivent, de Salah Badis _ Lecture, Par Faris Lounis.

 

 Je n'ai pas lu ce recueil, mais je l'achèterai dès que possible. Belle recension de Faris Lounis.

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Des choses qui arrivent
, de Salah Badis : Alger, regards singuliers

Par Faris Lounis. Publié le : 03/05/2024, in https://actualitte.com

 

Une écriture sobre, efficacement dépassionnée, au-dessus de tout nationalisme effusif, imprégnée de la géographie algéroise, centrée autour des banlieues, des gares et des rails, mais surtout attentive aux petites choses du quotidien, la vie ordinaire, les existences simples. Tel est l’art du récit cultivé par Salah Badis, la clarté du style sur fond de tremblements de terre. Écrire, c’est voir Alger autrement, dans sa nudité tragique. 

 

Voir Alger autrement, saisir la rumeur des rues, le ressac de la mer qui s’écrase sur les plages des banlieues, transposer en lettres chantantes les sifflements des trains et l’odeur du poisson grillé à la Pêcherie, près du port. C’est sous cet angle que Salah Badis raconte Alger et ses banlieues dans Des choses qui arrivent, son recueil de nouvelles (traduit de l’arabe par Lotfi Nia) récemment publié dans la collection «Khamsa» chez Philippe Rey/Barzakh (2023).

 

Écrire, à partir de quoi?

 

Poète et traducteur de Congo (Actes Sud, 2014) d’Éric Vuillard (prix Goncourt 2017) en arabe chez Barzakh (en édition bilingue, 2019), se situant par-delà le faux clivage (dangereusement instrumentalisé à des fins politiques outrancièrement réactionnaires) des écrivains «francophones» et «arabophones» et à contre-courant des romans mémorialistes racontant inlassablement la sempiternelle histoire «officielle» de l’Algérie sous forme de, osons l’expression, fiches Wikipédia, Salah Badis écrit sur fond de tremblements : les séismes d’El-Asnam (1980) et de Boumerdès (2003), la guerre civile (1990-2002) et ses innombrables massacres d’innocents, les mouvements sociaux réprimés parfois dans le sang.

 

De Réghaïa à Alger centre, avec une virée à Béjaïa, c’est à l’Algérie des travailleurs précarisés que Salah Badis s’intéresse, celle des taxieurs exaspérés (qui prodiguent souvent des sagesses à leurs clients : «j’vous donne un conseil, allez-y, partez, et mariez-vous… j’vous le dis comme je pense… […]. Ici, y a plus rien»), des teinturiers réfugiés dans les souvenirs meurtriers d’une guerre civile éloignée, des jeunes talents relégués, des diplômés empêchés et des jeunes couples qui ne peuvent dignement vivre se loger, avec une écriture que rythme la musique raï et cha‘bi.

Représentant une Algérie en ébullition, joyeuse mais tragique, Des choses qui arrivent est un livre qui convoque l’histoire pour en faire un enjeu du présent, un enjeu susceptible d’ouvrir les brèches d’un futur émancipé du poids l’histoire monumentale d’État et de ses dérives autoritaires. Si la quasi-totalité des nouvelles de Salah Badis sont marquées par l’inquiétante présence d’un lieu de mémoire, l’éminent immeuble colonial dit le «Kinze», la tour à quinze étages, effondrée en 2003, c’est probablement pour signifier quelque chose : la présence absente de cet immeuble présage l’imminence de la révolte et rappelle que sous les décombres, chaque matin, peut fleurir la vie et l’espoir, mais aussi, au péril de tous, la rage nihiliste et le désespoir.

Des stations et des lectures

Lire Salah Badis, c’est d’une certaine manière prendre le train, habiter en mouvement le trajet «Réghaïa – Alger centre», faire des allers-retours, se livrer au jeu de méditer quelques nouvelles, prises au hasard, arrêt après arrêt.

Au départ, déjà, le cri et la colère, comme l’annonce le tag «sur le mur de l’école, près de l’arrêt des bus de la ligne Réghaïa-Alger» : «LA BATAILLE D’ALGER EST TOUJOURS LÀ». Les médecins résidents se soulèvent («Une idée de génie»), se mobilisent et font grève, il faut sauver l’hôpital public et les treize années d’études, disent-ils.

Mais Kahina et ses collègues sont récompensés par la matraque et par certains «bons citoyens» qui, imbus de leur gros bon sens commun, qualifient leurs revendications d’«aberrantes». Mais passons! Réalisant que l’horizon des luttes est obstrué, et face aux difficultés de logement, Kahina, avec son mari, décide de se tourner vers les affaires : «On n’a qu’à ouvrir une laverie! Mais oui, personne y a jamais pensé. Je suis sûre que ça rapporte, c’est original. Y a pas mieux.» Elle a déjà le nom en tête : «Laverie Le Bosphore». Une évidence, la laverie, seul lieu métaphysique d’Alger pour médecins en reconversion professionnelle…

Ensuite, après quelques stations, c’est à la perte d’un être aimé et au deuil de toute une ville que se confronte Sami, jeune chanteur et photographe talentueux aspirant au succès («La lune noyée»). Avec son appareil, il immortalise les scènes mémorables d’un Alger populaire marchant en un seul mouvement dernier le cortège funéraire d’Amar Ezzahi, l’icône de la chanson cha‘bi. Ses prises de photo dressent le portrait d’une ville endeuillée de l’absence d’un homme pauvre et modeste ayant enchanté et marqué des générations : «Nous avons ressenti une fraternité orpheline en nous éloignant du cimetière et en approchant des quartiers bas de la ville» et face «à la mer, couleur d’encre, des centaines de gens pleuraient debout autour de lui, en silence, leurs yeux rouges, des larmes se déversaient sur des visages tristes».

Accablé d’une autre absence, celle de son père et de ses amis marins de la Pêcherie, Sami monte sur scène, au «Bastion 23», et interprète avec le célèbre musicien Cheikh Sidi Bémol quelques morceaux d’Izlan Ibahriyen, son album de chants marins amazighs, en la mémoire de tous les oubliés et les disparus de la mer. Après la fête et les lumières, Sami, avec son amie au bord d’un bateau à Sidi Fredj, éprouve la lourdeur du ciel sans réponses à ses angoisses, l’ivresse de la mer, mais attend impatientèrent que le matin dévoile son épée des brumes noires.

Bien évidemment, le train peut s’arrêter, mais reprend inexorablement sa marche. La distance entre stations est longue et le temps est à la remémoration, à la révision des pages d’une vie. Trouble et troublée («Sonaret, entreprise d’État»). La guerre est là, avec ses tourmentes, son lot de massacres et de sang. La terre ne tremble pas seule, la société également. Nous sommes en 1993, le président Boudiaf vient d’être assassiné. Un éditeur travaillant chez ENAG, unité de Réghaïa, résiste dignement, lutte sous le feu pour publier des livres de la Nahda (le mouvement de modernisation culturelle, scientifique et politique apparu entre le XIXe-XXe siècle dans les mondes arabes) et autres nourritures de l’esprit.

Depuis son bureau et au cours de ses missions sous couvre-feu, il capte le soufre dans l’air du temps. Les locaux des éditions ENAG reflètent la noyade de tout un pays dans le sang : «La zone industrielle vivait son dernier séisme avant le retour au calme plat» et la pieuvre intégriste se déchaîne vigoureusement. Les bruits de couloirs de l’entreprise, El Charika, parlent «des ultimes tentatives d’infiltration de la zone industrielle par le Font islamique du salut, dissous, et le Parti de l’avant-garde socialiste, périclitant». Les hirondelles désertent le ciel et les exilés se multiplient, le chaos règne. Mais les livres continuent de sortir.

Maintenant, il ne reste que quelques stations et M. Krimou est sur le point de vendre sa précieuse voiture («Peugeot 505») chez son ami notaire, non loin de la place Gueydon. Des éclats de mémoire inondent sa vision et au fils de l’acheter, il décrit la guerre civile et ses terreurs, ce «déluge des Écritures saintes» qui a voulu effacer le passé, le présent et l’avenir. Les cauchemars le hantent, la tentative d’assassinat de son ami journaliste, ses réveils en sursaut se multiplient, l’éternelle question de sa femme demeurée sans réponse le martyrise : «Comment on a fait pour franchir cette fin de siècle?».

Sa Peugeot 505 vendue, il contemple la splendeur des monts Babors depuis le café Richelieu. Il se ressouvient, mais ces images furtives et précaires s’effacent. Les scènes s’anéantissent. La lettre Nûn tracée par l’inquiétant vieillard du village sur la vitre arrière de sa voiture ne le quitte jamais. Il «se souvient du carreau de la Peugeot dans cette aube lointaine, le brouillard, le brouillard partout. C’est à cette époque-là qu’il a cessé d’attendre que les choses sortent du brouillard; depuis, le brouillard, il marche en plein dedans». Confus, M. Krimou cueille quelques instants de joie, face au tableau lumineux des Babors, avant que le spectre de la lettre Nûn ne revienne et le plonge à nouveau dans le noir.

Enfin, voilà, nous sommes arrivés au terminus, les voyageurs descendent, rentrent chez eux. L’écriture est semblable au travail de Yahya («Des choses qui arrivent»), cet artiste algérois, déclassé socialement : capter, à l’aide de son précieux enregistreur Zoom H4, les sons de la rue, qui ne cesse d’étudier la langue du dehors : «… j’ai envie d’enregistrer les bruits de mon patelin et d’en faire quelque chose, un documentaire audio qui entraîne l’auditeur dans un parcours sonore de la ville». Vivre avec la vigilance du sismographe, nourrir son art du langage du monde. Prendre exemple sur Yahya et écrire. Simplement. 

Situés au niveau de plusieurs classes sociales entretenant des rapports souvent inégalitaires et antagoniques, les personnages de Salah Badis évoluent entre l’aisance et la précarité, la légitimité et l’illégitimité sociale, le conservatisme et la révolte en politique. Inscrivant l’art d’écrire au sein d’autres pratiques artistiques, comme la musique et le cinéma, avec un regard renouvelé sur la langue arabe et l’ouverture de son héritage culturel, Des choses qui arrivent est un recueil qui restitue subtilement quelques fragments illustratifs du vécu algérien, aujourd’hui, dans ses joies et ses douleurs.

Si des nouvelles mettent en scène des personnages qui se battent pour se loger, travailler et vivre dignement en citoyens émancipés, des personnages qui, confrontés à la violence symbolique et politique, prennent conscience de leur condition (comme cet ami de Madjid qui, au milieu d’une fête de la bourgeoisie algéroise, se dit : « Il me semble que je sois le seul étranger dans cette fête, je me sens oppressé et gêné »), d’autres, comme Selma (jeune cadre bien installée dans la vie), pour parachever leur bonheur, cherchent seulement un « balcon désespérément ».

 

 

Des choses qui arrivent, son recueil de nouvelles (traduit de l’arabe par Lotfi Nia) ; collection «Khamsa» chez Philippe Rey/Barzakh (2023).

Par Faris Lounis. Publié le : 03/05/2024, in https://actualitte.com

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