UNE ANALYSE DE MEDIAPART- 18 mai 2025

Photo LFI
Après « La Meute », quelle stratégie pour La France insoumise ?
La parution du livre « La Meute » est un moment déterminant pour la gauche, qui suscite enfin des discussions stratégiques nécessaires et importantes, notamment sur les limites du leadership charismatique qu’incarne Jean-Luc Mélenchon.
Joseph Confavreux et Mathieu Dejean
Mediapart, 18 mai 2025
Et si La France insoumise (LFI) avait raison ? Non seulement sur un programme de gauche solide sans être révolutionnaire, mais aussi sur sa stratégie, son organisation et son sentiment d’être injustement et constamment attaquée par un système médiatico-politique prêt à tout pour empêcher une gauche de rupture d’accéder au pouvoir.
Ne serait-ce que poser la question en ces termes peut paraître étrange juste après la parution chez Flammarion du livre La Meute des journalistes Charlotte Belaïch de Libération et Olivier Pérou du Monde, qui expose en détail l’autoritarisme de Jean-Luc Mélenchon et de la « femme du chef », Sophia Chikirou.
Comment croire en effet que l’espoir de passer à une VIe République et à une structuration moins verticale de la politique puisse être mis en place par une personne dont les réflexes évoquent davantage la Russie des années 1920 que la France des années 2020 ? Autrement posé par le chercheur Manuel Cervera-Marzal, qui a effectué la sociologie la plus précise de LFI dans son ouvrage Le Populisme de gauche (La Découverte, 2021) : « Que vaut une promesse de démocratisation des institutions quand on a un fonctionnement monarchique ? »
Comment croire, aussi, que la violence manifestée à plusieurs reprises par le chef de LFI serait dissoute s’il parvenait à l’Élysée ? Parmi les exemples les plus marquants du livre La Meute figure sans doute le SMS envoyé à Charlotte Girard, cheville ouvrière du programme du mouvement en 2017 et ex-compagne de François Delapierre, un des plus proches de Jean-Luc Mélenchon, mort prématurément d’un cancer. Pour avoir critiqué le fonctionnement interne du parti, elle reçut un message rédigé en ces termes : « Delap’ aurait honte de toi. »
Les raisons d’une structuration nouvelle
Si l’exercice de pensée n’est toutefois pas dénué d’intérêt, c’est parce que quelques voix, rares mais argumentées, ont déplacé la polémique centrée sur la désignation de LFI comme une « meute » dirigée par un mâle alpha sans pitié vers des questions plus structurelles. Et ouvert ainsi un débat de fond sur la stratégie du parti fondé par Jean-Luc Mélenchon, qui nous change du sempiternel duel interne à la gauche censé opposer les « socio-traîtres » d’un côté et les « sectaires » de l’autre.
Sur France Culture, le philosophe et sociologue Didier Eribon a ainsi jugé que le livre des journalistes du Monde et de Libération s’inscrivait dans une campagne de dénigrement et d’hostilité permanentes. Et affirmé que : « Jean-Luc Mélenchon et LFI ont construit en quelques années un mouvement qui a redonné foi en la politique à plusieurs générations […]. Je veux bien croire qu’il y ait des problèmes de fonctionnement. Malgré tout, c’est peut-être grâce à ça que LFI a réussi ce qu’elle a réussi à faire. »
Un premier texte du politiste et historien Samuel Hayat, intitulé « Ce que les succès (et les critiques) de La France insoumise révèlent de la situation » et publié dans le Club de Médiapart, affirmait quant à lui : « Plutôt que d’accuser LFI d’être une meute et Mélenchon d’être un gourou, il faudrait se demander pourquoi ces formes de militantisme sont adaptées tant au présidentialisme de la Ve République qu’aux logiques médiatiques et aux mutations de l’engagement. »
Le chercheur notait qu’en « quittant le PS, Jean-Luc Mélenchon a rompu non seulement avec un parti, mais bien avec la forme-parti, telle qu’héritée de la longue histoire de la social-démocratie, avec sa base militante de masse, ses débats, ses courants, sa démocratie interne ». Et choisi ainsi « plutôt un modèle inspiré du léninisme, tel que développé dans Que faire ? (1902) ».
« En tentant la forme-mouvement, LFI cherchait à répondre aux écueils de la forme-parti, dont les militants qui restent sont soit salariés, soit retraités, mais n’attirent plus ni les classes populaires ni la jeunesse, abonde Manuel Cervera-Marzal. LFI est née des faiblesses de la forme-parti. Elle est partie des bonnes questions, même si on peut s’accorder sur le fait que ses réponses sont mauvaises. »
Vincent Dain, auteur d’une thèse sur « L’institutionnalisation de Podemos et de La France insoumise », détaille encore les raisons de cette nouveauté : « La forme-mouvement est théorisée par Mélenchon à la fois d’un point de vue très abstrait – le parti était l’outil de la classe ouvrière organisée au XXe siècle, le mouvement est l’outil du peuple adapté aux enjeux contemporains et à une société plus atomisée –, et d’un point de vue plus pragmatique, par une éthique de l’efficacité et de l’agilité organisationnelle. »
Celle-ci a cependant un coût. En exergue de Que faire ?, Lénine avait placé une phrase du militant socialiste allemand Ferdinand Lassalle tirée d’une lettre adressée à Karl Marx en 1852 concluant par la fameuse formule : « Le parti se renforce en s’épurant. » Depuis la mise à l’écart de plusieurs personnes membres du premier cercle du Parti de gauche (PG) jusqu’aux purgés de la dernière élection législative, Jean-Luc Mélenchon a fait régulièrement sien ce principe.
« Mélenchon nomme des jeunes cadres, à l’expérience militante réduite, parfois tout juste sorti·es de Sciences Po, sans ancrage local, dont la légitimité est entièrement conférée par la direction, note Samuel Hayat.Résultat : LFI devient une machine politique médiatiquement et électoralement efficace, certes non démocratique, mais solide et unie. » Mais, en dépit de cela, écrit-il encore, « ce qu’il faut avant tout comprendre, c’est que LFI réussit là où les autres partis échouent : elle obtient des succès électoraux répétés, a fait apparaître une nouvelle génération de cadres… ».
« 2022 est une séquence électorale qui a largement conforté les dirigeants de LFI dans leur modèle organisationnel, abonde Vincent Dain. Plus généralement, c’est le seul parti à gauche à même de rythmer l’agenda politique et médiatique, parfois à son corps défendant : parler d’une seule voix et réagir immédiatement aux enjeux politiques lui donne un vrai atout. »
Pour toutes ces raisons, l’historienne Ludivine Bantigny, qui dispense des cours à l’Institut La Boétie sans pour autant être membre de LFI, se dit « en colère face à cette offensive médiatique catastrophique pour la gauche et pour la démocratie ». Pour elle, « il faut interroger cette focalisation sur LFI dans une perspective politique globale » : « Les organisations sont toujours productrices de formes de bureaucratisme et de personnalisation, y compris à gauche. LFI a réussi à mettre en valeur au contraire, bien au-delà d’un supposé culte du chef, de nombreuses figures très diverses sur le plan générationnel, du genre, de l’origine ou du statut socioprofessionnel. Qui plus est c’est un mouvement qui s’imprègne des mouvements sociaux, qui est dans les luttes », défend-elle.
Les limites du leadership charismatique
Dans une réponse à Samuel Hayat intitulée, « La France insoumise face à son destin », l’historien du communisme Roger Martelli tirait pourtant plusieurs leçons importantes de la trajectoire du Parti communiste français (PCF) en forme de méditations nécessaires pour LFI, parmi lesquelles : « Il n’est pas vrai que la fin justifie les moyens, même de façon provisoire » ; « L’élection est un moment important de toute vie démocratique, mais elle n’en est pas l’alpha et l’oméga » ; « Il est des simplifications qui peuvent s’avérer redoutables d’un point de vue démocratique. C’est le cas du charisme et des vertus démiurgiques du leader » ; ou encore « Il n’est pas vrai que la question des formes politiques soit secondaire par rapport à celle des contenus ».
« Ce serait du temps gagné, pour la gauche et contre la régression absolue, que d’éviter de reproduire ce qu’il y avait de plus discutable dans les réponses du passé », ajoute-t-il dans un autre billet de blog poursuivant le dialogue avec Samuel Hayat.
Valentin Soubise, qui est en cours de rédaction d’une thèse sur « Le leadership charismatique de Jean-Luc Mélenchon », dit son accord avec Roger Martelli « sur le fait que l’absence de démocratie interne finit par constituer une culture inquiétante, surtout au regard de l’histoire de la gauche, dont on a pu voir ce que la radicalisation à outrance a pu produire de drames ».
Mais il va plus loin que Samuel Hayat ou Roger Martelli dans la responsabilité individuelle du leader insoumis : « Le bruit et la fureur, ce n’est pas seulement un style, c’est une stratégie. Le Mélenchon d’aujourd’hui est loin du Mélenchon de 2017 qui se situait dans l’appel à un peuple universel. Il est dans une stratégie de la tension et de la polarisation bien plus forte qui explique qu’il suscite davantage de critiques et de craintes. »
En ce sens, pour Valentin Soubise, « La Meute confirme que ce qu’on nomme le “charisme” de Mélenchon est davantage que ce qu’en dit Samuel Hayat, c’est-à-dire l’effet structurel d’un choix stratégique. Mélenchon a su réactiver les mythes fondateurs de la gauche, conférer une dimension sacrée à son combat et souder une communauté charismatique autour d’une cause manichéenne exaltante, qui justifie constamment la désignation de traîtres et d’ennemis. C’est cette puissance symbolique de son personnage qui lui a permis de devenir un César de la gauche, court-circuitant les cadres intermédiaires avec une tendance régulière à purger le premier cercle pour s’assurer d’une jeune garde loyale, et parfois soumise. »
Samuel Hayat a publié un second texte en réponse aux interpellations et critiques suscitées par son premier texte, dans lequel il revient sur trois limites « mises en avant pour critiquer l’efficacité supposée de LFI : son manque d’ancrage local, son échec à faire gagner la gauche et son affaiblissement des pratiques démocratiques à gauche ».
Sur le premier point, il souligne que « c’est largement voulu », dans la mesure où tout le principe du fonctionnement de LFI « repose sur l’empêchement de voir émerger au niveau local des pouvoirs qui pourraient s’autonomiser de la direction et casser la mécanique unitaire ». Sur le second point, il juge que ce n’est pas Mélenchon qui est responsable de la baisse historique de la gauche, mais plutôt le quinquennat Hollande, et que « s’il est possible que, toutes choses égales par ailleurs, les chances d’un·e candidat·e PS à la présidentielle de 2027 soient plus grandes que celles d’un·e candidat·e LFI », il faut « néanmoins faire attention à ne pas surestimer les effets électoraux de la diabolisation. On l’a vu encore et encore, cette diabolisation n’a pas empêché le Front national de progresser ».
Toutefois, pour lui, c’est le troisième point le plus important, à savoir l’idée que « ce qui compte n’est pas seulement la victoire, c’est aussi de construire, pour obtenir cette victoire, des appareils démocratiques, parce que […] non seulement la fin ne devrait pas justifier les moyens, mais les moyens choisis sont porteurs de leur propre fin ». En ce sens-là, ajoute-t-il, « un appareil autoritaire qui gagnerait les élections, même pour réaliser un programme ancré à gauche, ne pourrait se transformer magiquement en un outil démocratique au service du peuple ».
Plusieurs éléments retiennent toutefois le chercheur d’adhérer complètement à cette critique, logique, qui voit une contradiction fondamentale entre la volonté de démocratiser le système en construisant un appareil fondamentalement autoritaire.
Ce que dit « La Meute » des organes dominants
En particulier le fait que les partis politiques, pensés pour la compétition électorale, ne seraient pas le lieu adéquat d’une politique de préfiguration qui voudrait qu’il y ait homothétie entre la société que l’on cherche à construire et les microsociétés – c’est-à-dire les organisations – qui s’engagent dans la bataille nécessaire pour aboutir à la société désirée. D’après Hayat, « il ne va pas de soi que dans un système démocratique, chaque partie du système doit être démocratique ».
Cette question de l’adéquation ou de la discordance entre les moyens et les fins a une histoire longue que l’on pourrait faire remonter au-delà des oppositions entre Staline et Trotski. Elle est balisée de très nombreux textes de chercheurs ayant réfléchi à ces questions, dont la recension déborderait trop le cadre de cette analyse (lire la boîte noire). Elle a aussi inspiré le leader de Podemos, Pablo Iglesias, qui donnait sa lecture machiavélienne de la politique dans un livre paru en 2015, Les Leçons politiques de Game of Thrones (Post Éditions).
« Le grand discours d’Iglesias consiste à comparer la gauche radicale traditionnelle aux Stark, qui finissent par perdre parce qu’ils ont un code de l’honneur trop irréprochable. Il considère qu’il faut être davantage Targaryen, c’est-à-dire que la manière dont on s’organise pour la prise de pouvoir et la manière dont on l’exercera ne sont pas nécessairement ajustées. C’est assez léniniste », explique Vincent Dain.
À partir de ces questions essentielles et déjà anciennes se repose donc la question de l’écosystème politique – et aussi médiatique – dans lequel évolue la gauche contemporaine. Pour Manuel Cervera-Marzal, « s’il s’agit de faire de la politique préfigurative, il faut aller dans une ZAD, une entreprise autogérée ou tout ce que le sociologue Erik Olin Wright désigne comme des stratégies interstitielles. Si on pense que pour changer la société française, il est nécessaire de prendre l’Élysée, il est logique d’être soudé et discipliné ».
Face à cette équation se dessine sans doute une voie entre la stigmatisation à outrance mais fondée de LFI et l’irénisme d’une union des gauches dont les histoires ont divergé à la fois en termes de doctrine et d’organisation.
« Plutôt que de subir, dans la mesure où la gauche ne peut pas gagner sans LFI, et que La Meute expose certaines limites de LFI, juge Manuel Cervera-Marzal, il est possible de se saisir de ce moment pré-présidentiel et il est possible de mettre à plat ce que la gauche veut et ce dont elle a besoin pour gagner, à savoir sans doute pas Mélenchon mais une partie des idées et de la discipline qu’il a impulsées à LFI. »
À cet égard, la position de Marine Tondelier face au livre La Meute est intéressante. Interrogée à ce sujet, elle a bien déclaré qu’elle « ne trouve pas que c’est comme ça que devrait fonctionner un parti politique », en soulignant que « la forme fait partie du fond ». Mais elle a également pointé du doigt la « stratégie de diversion qui consiste à dire que le mal incarné en France, c’est Mélenchon et LFI ».
Pour Manuel Cervera-Marzal, « le livre La Meute en dit autant sur le champ politique que sur le champ journalistique, dont l’hostilité des organes dominants vis-à-vis de toute politique de rupture est manifeste. Cela n’exonère pas Mélenchon d’avoir sacrifié la démocratie interne sur l’autel de la conquête du pouvoir. Mais on peut s’accorder, à gauche, sur le fait que même si on n’est pas mélenchoniste, il existe un usage discréditant du livre La Meute, qu’on a vu lorsque Bayrou est arrivé à son audition à l’Assemblée nationale avec ».
Il est donc évident que l’on peut accuser LFI de fonctionner comme une meute, mais tout aussi légitime d’entendre celles et ceux qui, côté LFI, estiment que la meute se trouve dans les rangs d’un système médiatique et politique cherchant par tous les moyens à délégitimer un mouvement qui propose une rupture sociale et politique qui ne plairait guère aux actionnaires du Monde ou de Libération.
Pour le dire comme Manuel Cervera-Marzal, « si on veut vraiment lutter contre l’autoritarisme de Mélenchon, il ne s’agit pas de le remplacer par Tondelier, Autain ou Ruffin qui subiraient sans doute les mêmes attaques de la part des médias tenus par des milliardaires ».
Pour le sociologue, « un tel livre a le mérite de documenter la violence, les purges et le manque de pluralisme de LFI, mais il n’empêche qu’il touche à côté, puisque ce manque de pluralisme est assumé et théorisé par l’entourage de Mélenchon. Par ailleurs, on peut se demander pourquoi les livres similaires, qui montrent que cette culture du chef est aussi forte chez Macron ou au RN, reçoivent beaucoup moins d’attention médiatique ».
Le chercheur préfère donc poser les termes du débat comme cela : « Je continue d’espérer une grande primaire respectant toutes les sensibilités de la gauche qui accoucherait d’un nom qui ne soit pas Mélenchon. Mais la machine de guerre qu’a réussi à construire LFI est indéniablement une réalité que certains, médiatiquement et politiquement, cherchent à abattre. »
Joseph Confavreux et Mathieu Dejean