Je découvre, à peine rentré de vacances, le nouveau roman de Boualem Sansal "Rue Darwin" (je l'attendais pour mi-septembre). L'entretien dans l'Express (ci-bas) se veut polémique. Je préfère l'émouvant témoignage de Boualem Sansal lors de l'émission de France Culture (ci-bas). Quant au livre, je viens de l'acheter aujourd'hui même. J'en ferai une recension.
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France Culture 19 août 2011 "Les bonnes feuilles"
Dans Rue Darwin, le romancier algérien brosse le formidable portrait d'une famille et d'un pays aux prises avec la fureur des hommes. Rencontre avec un esprit libre.
Fin juin, dans les merveilleux jardins de Gallimard, Boualem Sansal s'offre un moment de répit. L'occasion, avant de repartir dans sa ville de Boumerdès, en Algérie, d'évoquer Rue Darwin, son sixième et beau roman, peuplé de personnages étonnants qui traversent un demi-siècle d'histoire algérienne, peut-être le plus difficile à écrire. "Je suis très lié à cette histoire de famille, avoue l'auteur du Serment des barbares, alors comment raconter cela sans violer la vie des autres, sans les trahir ? C'est le genre de livre où l'on peut avoir tout faux ou tomber dans l'exhibitionnisme." Après avoir longtemps tergiversé, Boualem Sansal s'est enfin lancé, trois mois après la mort de sa mère. Tout commence là, d'ailleurs : une fratrie dispersée aux quatre coins du monde réunie autour du cercueil de la mère.
C'est Yazid dit Yaz, l'aîné, qui l'a veillée jusqu'à ses derniers jours, qui est resté au pays alors que les siens fuyaient les guerres et la misère algériennes. Yaz ou Boualem ? "Il me ressemble beaucoup, en effet. Comme moi, il a vécu, enfant, dans les années 1950-1960, rue Darwin [à 100 mètres de la maison de Camus], à Belcourt, quartier populaire d'Alger. Comme moi, au fur et à mesure qu'il grandissait, il ne savait plus qui était qui, quels étaient ses frères, qui était sa mère..." Quel destin que celui de Yaz, tiraillé entre une grand-mère richissime auprès de qui il vit dans une espèce de phalanstère et deux mères qui "l'exfiltrent" à l'âge de 8 ans vers Alger ! Retour, en compagnie du courageux Sansal, sur une vie - et un pays - hors du commun.
La Djéda, l'extraordinaire grand-mère, maquerelle de haut vol à la tête d'un empire, a-t-elle réellement existé ?
Oui, mon père était son fils, ou plutôt le fils de sa soeur ou d'une cousine... Lalla Sadia était la chef du clan des Kadri, une femme très puissante, qui avait des biens partout - dont de nombreuses maisons de tolérance - en Tunisie, au Maroc, en France. Elle était très possessive, personne ne lui résistait, elle gouvernait son monde comme Saddam Hussein gouvernait l'Irak. Habile, elle a su naviguer à travers tous les régimes : l'administration française, puis le FLN et, à l'indépendance, elle est devenue une héroïne. Alors que l'Algérie est en faillite, Ben Bella lance une grande opération de solidarité nationale. Tout le monde y va de son écot, la Djéda, elle, donne des quintaux d'or. Du coup, elle a l'honneur de recevoir à déjeuner le président Ben Bella et Nasser, alors en visite en Algérie. Tout cela est passé au journal télévisé. Même sa mort fut homérique : elle a fini assassinée dans des conditions obscures...
Vous écrivez : "Le temps des femmes était venu." C'est une formule ?
Non. Quand je fouille mon histoire, je ne vois que des femmes, Djéda, Faiza, Farroudja, Karima... Dans nos milieux traditionnels, les hommes et les femmes échangeaient peu, appartenaient à deux univers disjoints. Elles, elles étaient en conciliabule permanent, savaient plein de choses mystérieuses, leur monde était compliqué, actif. Tandis que les hommes n'étaient que des ombres. Depuis, je suis resté sur cette impression de la vacuité des hommes. Ils m'ont toujours paru falots, inutiles. A part s'asseoir, prendre du café, manger, dormir, que font-ils ?
Vous fustigez l'islam et ses imams. Cette phobie vient de loin ?
Mon premier contact avec la religion date de la mort de mon père, tué dans un accident de voiture alors que je n'ai que 5 ans. Les mystiques errants qui sont venus veiller son corps m'ont effrayé. Cela m'est resté. La religion me paraît très dangereuse par son côté brutal, totalitaire. L'islam est devenu une loi terrifiante, qui n'édicte que des interdits, bannit le doute, et dont les zélateurs sont de plus en plus violents. Il faudrait qu'il retrouve sa spiritualité, sa force première. Il faut libérer, décoloniser, socialiser l'islam.
Votre grand regret, dites-vous, est d'avoir trop longtemps fui devant l'islamisme, d'être resté silencieux...
La doctrine voulait que l'on se soit libéré du colonialisme par le sabre de l'islam. Pour cette raison et parce que c'était la religion de nos parents, on n'a jamais osé débattre de l'islam. C'était sacré, comme la révolution.
De nombreuses guerres nourrissent votre récit. On y entend notamment Boumediene, en 1973, lors d'un discours hallucinant, déclarer : "Plus il y a de morts, plus la victoire est belle." Fiction ou réalité ?
C'est du mot à mot ! Et, quand j'ai entendu l'autre jour Kadhafi tenir à peu près le même discours, j'en ai eu la chair de poule, je me suis revu, dans cette caserne des environs d'Alger, devant Boumediene nous parlant de la "soif de sang de la terre arabe". Finalement, j'ai l'impression d'avoir passé toute ma vie à parler de guerre. Cela ne s'arrête jamais.
Vous allez recevoir en octobre, lors de la Foire du livre de Francfort, le prestigieux prix de la Paix des libraires allemands. Cela vous ravit-il et vous protège-t-il ?
C'est un grand honneur, en effet ; les seuls francophones à l'avoir reçu sont Assia Djebar et Jorge Semprun... Un tel prix protège, bien sûr, comme la notoriété de manière générale. Tant que je serai sous les feux de la rampe, je serai épargné. Les journaux francophones le sont eux aussi, qui traitent Bouteflika de nabot, de nain, de voyou. En fait, cela me met mal à l'aise, car tout cela cautionne le discours du régime sur la démocratie. Cela arrange le pouvoir, qui ne craint vraiment que les émeutes populaires.
Justement, comment expliquez-vous l'"apathie" algérienne ?
Il y a plusieurs raisons. D'abord, les Algériens ont tenté leur révolution en 1988 et l'ont ratée. On reste sur cet échec cuisant qui a causé 200 000 morts, une guerre civile, un pays détruit, dispersé, atomisé. Le régime algérien a écrabouillé les révoltés jusqu'au dernier et, en guise de démocratie, a donné le FIS, les islamistes. Par ailleurs, le régime, qui est immensément riche, avec plus de 150 milliards de réserves de change placés dans le monde, a ouvert les vannes de l'importation. Ainsi, on trouve de tout en abondance, et, dès que les syndicats haussent la voix, les salariés sont augmentés. Enfin, la répression est très forte. Les quelque 1 000 à 2 000 personnes qui manifestaient le samedi sur la place du 1er-Mai à Alger étaient encerclées par 35 000 policiers au centre de la ville, tandis qu'autant de forces armées bloquaient toutes les entrées d'Alger.
Vos ouvrages sont-ils censurés ?
Presque tous mes livres, oui, notamment Poste restante : Alger et Le Village de l'Allemand. Ce dernier a été très mal perçu par la presse, qui s'est indignée : comment oser dire qu'un nazi a participé à la révolution ? Qu'est-il allé se mêler de la Shoah alors que les Palestiniens subissent la même chose aujourd'hui ? Je ne m'attendais pas à cette offensive systématique, aux accusations les plus invraisemblables. Personne ne m'a soutenu. Ma femme, qui est professeur, a été quasi obligée de démissionner. Moi, c'est en 2003 que j'ai été limogé du ministère de l'Industrie en raison de mes déclarations contre Bouteflika et le régime.
Tout cela ne vous a pas poussé à partir ?
Tous les matins ! Tous les matins, je me dis : "C'est fini, je suis fatigué, la vie est trop dure." J'ai eu des opportunités extraordinaires, mais je n'osais laisser ma mère seule. Partir est un bienfait, on sort du théâtre de la guerre, on entre dans une vie normale, mais, après la phase de joie, vient la culpabilité puis arrive le rejet. L'émigré s'emporte : "Sortez de votre fatalisme, battez-vous !" Certains, enfin, reviennent au pays et deviennent plus algériens que les Algériens, plus musulmans que les musulmans, donnant des leçons à ceux qui n'ont pas bougé ! Finalement, aujourd'hui, je pense que c'est aux hommes du pouvoir de partir. On a trop cédé, il ne faut plus céder.
In:
http://www.lexpress.fr/culture/livre/boualem-sansal-il-faut-liberer-l-islam_1023226.htm
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Boualem Sansal, Rue Darwin, édition Gallimard 2011
Boualem Sansal est un drôle de type. Cela écrit avec respect et admiration. Voilà un gars aux allures placides qui vous dégomme n’importe qui et n’importe quoi qui aurait l’outrecuidance de lui asticoter le stylo.
Un être doux, en apparence, qui manie une langue de félin : si, par malheur, vous tombez dans ses pattes, il n’aura de cesse de vous éreinter, de jouer avec vous, jusqu’à vous renverser cul par-dessus tête, jusqu’à vous épuiser, vous laisser exsangue. Dans ses romans il malmène, avec brio et non sans raisons, les nationalistes autoproclamés gardiens du peuple, les imans de tous poils cerbères des âmes et de l’au-delà, les idéologues bonimenteurs et quelque autre engeance de malheur. Cet homme de 62 années, révélé à la littérature grâce aux services postaux a réussi, en l’espace de douze années, depuis Le Serment des barbares, à s’imposer comme l’un des écrivains algériens avec qui il faut compter.
Drôle de type, oui ! D’autant plus que dans Rue Darwin, on apprend qu’il aurait pu finir grand manitou d’un clan interlope, maitre des destinés et des âmes de ses ouailles, homme d’influence et de pouvoir, responsable tyrannique de la bonne marche des affaires et… maquereau devant l’Eternel. Rien moins !
Voilà l’histoire incroyable, ici racontée, par Boualem Sansal. Ce récit où fiction et histoire personnelle s’entrelacent s’ouvre dans un hôpital parisien où, avant de claboter, la mère de Yazid, le narrateur, invite son gamin à retourner Rue Darwin, du côté de Belcourt, le quartier populaire d’Alger qui renferme quelques vieux souvenirs et autant de secrets. "Le temps de déterrer les morts et de les regarder en face était bien arrivé…". Comme le temps de faire sauter le verrou "de la barrière mentale".
Commence alors le récit de la vie de Yazid sur fond d’histoire algérienne, une vie faite de plusieurs vies mais dont il ne connaît que des bribes, des bribes qui se bousculent, se repoussent, se rejettent et se détruisent les unes les autres. "Je refusais la vérité, elle ressemblait tellement à un mensonge. Il est temps alors que le mensonge redevienne la vérité."
Dans le bled algérien, du côté de Bordj Dakir, Yazid fut secrètement adopté par Djéda, la grande dame qui a fait prospérer les petites et louches affaires du clan des Kadri en Algérie, au Maroc mais aussi dans la France du Maréchal. Le rejeton devient son petit-fils, le fils déclaré devant la loi et les hommes de Karima l’épouse de Kader, le fils de Djéda. L’héritier putatif, celui à qui échoira, un jour, les rênes de l’entreprise familiale.
Mais voilà, très tôt, Yazid apprend par la jeune Faïza - "Toujours, Faïza aura été pour moi celle par qui la vérité arrive" - qu’il n’est pas le fils de son père, ni de sa mère… il est, comme tous les gamins du lieu, un pupille, un moutard de La Citadelle, "la plus grande maison de tolérance de France et de Navarre".
Une femme, Ferroudja, organisera son évasion pour remettre le petit à Karima, chassée du côté d’Alger à la mort de son mari. A huit ans, Yazid débarque dans la capitale en août 1957, en pleine Bataille d’Alger. La double histoire, la double vie s’amorce alors, la double amputation aussi. "J’ai dû me demander qui j’étais, d’où je venais, et quel mauvais sort m’attendait. Quelles autres questions ? J’étais l’enfant du néant et de la tromperie, je devais me sentir bien seul et triste. Et écrasé par la honte, comme je l’ai été tout au long de ma vie". Yazid a fait l’amnésique : "En refusant ma vérité, en niant une partie de moi sans accepter clairement l’autre, je me suis enfermé dans l’ambiguïté, j’ai fini par n’être rien, un être trouble et inconsistant sans avenir parce que sans passé et coupé de son présent."
Rue Darwin sonne l’heure de remonter le temps, de démêler le nœud des origines, de discerner les traces du vrai dans le faux et du faux dans le vrai, d’interroger les méandres des identités. Dans ce texte dense et feuillu, l’enquête de Yazid mêle à l’histoire de son pays l’expérience de la diaspora algérienne. Les frères et sœurs de Yazid, réunis autour de leur mère alitée, incarnent une fratrie mondialisée. Il y a là Karim (le Marseillais), Nazim (homme d’affaires à Paris), Souad (l’universitaire américaine,) et Mounia (consultante en communication au Canada). Seul manque Hédi, le cadet. Enfant de "la Matrice", entendre l’école algérienne, il serait occupé au Waziristân, à repeindre le monde aux couleurs d’un l’islam maculé d’un vert sanguinolent.
De l’Algérie, Boualem Sansal dresse un tableau sans indulgence : après avoir été colonisée, la société algérienne est ici militarisée, emprisonnée, martyrisée, paupérisée, bureaucratisée, fatiguée, trabendisée, sinisée, islamisée, alzheimerisée, embobinée, pigeonnée, mystifiée, arabisée, moudjahidinisée… A l’image de la rue Darwin, le pays est devenu "un autre monde, voilà tout".
La verve torrentielle de Boualem Sansal continue son entreprise salutaire de désacralisation. Dans ce roman où les femmes occupent la première place, tout y passe : l’histoire nationale, la religion, les nationalistes, Boumediene, la guerre d’indépendance... Sansal n’hésite pas à se retrousser les manches et à mettre les pieds dans le plat. Avec au cœur la question de l’identité algérienne : "je n’ignore pas seulement mes origines, qui est mon père et qui est ma mère, qui sont mes frères et mes sœurs, mais aussi quel monde est ma terre et quel véritable histoire a nourri mon esprit."
Mustapha Harzoune, le 06/10/2011 In : http://www.histoire-immigration.fr/magazine/2011/10/rue-darwin