«L’heure est venue pour vous de m’abattre, de tuer
En moi votre propre liberté, de nier Ça n’est plus bien
La fête qui vous obsède. Soleil frappé, des années saccagées
Remontera
MON CORPS».
A- vidéo de Salima Aït Mohamed qu’accompagne ce texte
Publiée le 30 mars 2013
René Char offre ces mots en préface de "Poèmes" , écrits par Jean Sénac et édités en 1954 par Gallimard, dans la Collection Espoir dirigée alors par Albert Camus : "Ces poèmes chantent à longue voix nourrie et très pure le paysage nombreux de l'atelier immense du soleil qui a la nuit pour toiture et l'homme comme exploit décevant et merveilleux..." Je suis tombée par hasard sur cette vielle édition, comme sur un trésor qui m'accompagne depuis une dizaine d'années, parmi mes lectures de chevet. Jean Sénac épris de liberté, d'indépendance et d'idéal fraternel, trace une poésie sensible, profonde, ciselée, spirituelle et si réaliste. Comme si cette poésie avait réussi à figer le temps. Jean Sénac, le poète que l'on disait signer d'un soleil !
B- la 2° vidéo Le film de Bahloul est accompagnée de ces mots :
Publiée le 2 juil. 2012
20 août 2004 [Source : documentation France 3] "Le soleil assassiné " d'Abdelkrim Bahloul - Le 30 août 1973, le poète pied-noir Jean Senac mourrait assassiné. Dans ce film sur les rêves et les désillusions de la jeunesse d'hier et d'aujourd'hui, le cinéaste algérien Abdelkrim Bahloul rend hommage à cet homme libre, homosexuel, qui défendait toutes les différences identitaires. Charles Berling incarne l'écrivain. Images d'archive INA Institut National de l'Audiovisuel http://www.ina.fr
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Jean Sénac : 29 novembre 1926 - 30 août 1973
Jean Sénac, le réfractaire
Par Bernard Mazo(1)
Algérie Littérature Action N° 133 - 136
Je dédie cet article à mon ami Hamid Nacer-khodja, gardien inspiré de la mémoire de Jean Sénac.
Si j’ose élever la voix tandis que mes frères tombent
C’est pour vous transmettre le relais de leur Espérance
Cette petite flûte de nos montagnes
Où la liberté s’engouffre
S’unit au souffle de l’homme
Jean Sénac, Œuvres poétiques(2)
Cette voix passionnée, c’est celle du poète insurgé Jean Sénac, ce ton exalté, au lyrisme exacerbé, c’est celui d’un Européen né en Algérie en 1926, près d’Oran, de père inconnu, et qui, dès 1954, devait dénoncer les premières convulsions sanglantes d’une insurrection algérienne pour laquelle il prendrait d’emblée fait et cause.
Ce bâtard né du viol de sa mère, Jeanne Comma, modiste à Oran, n’ayant jamais connu son père, voua sa vie aussi torturée que brève à la poésie et au pays qui l’avait vu naître, d’abord au service d’une Algérie martyrisée durant la guerre d’indépendance, puis celle-ci obtenue, ayant voulu opter pour la nationalité algérienne — qui lui fut refusée — à celui d’une Algérie construisant son développement autonome.
Jean Sénac, adoubé par René Char qui écrivit dans sa préface au premier recueil du jeune poète, intitulé Poèmes et publié en 1954 chez Gallimard: «Les poèmes qui m’accompagnent ici sont de Jean Sénac. Ils chantent à longue voix nourrie et pure le paysage de l’atelier du soleil, atelier qui a la nuit pour toiture et l’homme comme exploit décevant et merveilleux. Le vent ami tourne dans mes doigts les pages du cahier où une écriture de jeune homme s’établit en poésie», devait connaître une fin tragique. Oublié dans son pays électif, déplaisant au pouvoir en place qui avait supprimé son émission poétique radiophonique: Poésie sur tous les fronts, il s’était réfugié en 1968, à Alger, au coeur de l’ex-quartier européen, dans une chambre sordide au 2 de la rue Elisée Reclus qu’il avait surnommée «ma cave-vigie». Le nom de cette rue n’était-il pas doublement symbolique à ses yeux, désignant d’un côté Reclus le libertaire, de l’autre la situation de reclus qu’il avait choisi au point de signer nombre de ses derniers poèmes de cette même épithète? C’est d’ailleurs dans ce refuge, où il demeurait claustré des semaines entières, que l’on devait, dans la nuit du 30 août 1973, le découvrir mort, assassiné de cinq coups de couteau. Il avait 47 ans.
Très étrangement, comme le souligne René de Ceccaty dans sa préface aux Œuvres poétiques(2) du poète, cet ouvrage volumineux de plus de 800 pages qui rassemble la quasi-totalité des textes poétiques de Sénac, accompagné d’une postface de Hamid Nacer-Khodja, il semble que Jean Sénac ait eu très jeune la prémonition, à travers divers poèmes, de sa fin tragique. Ainsi, écrivait-il déjà le 29 octobre 1950 — il n’avait à l’époque que 24 ans: «Pourquoi suivre cette trace / d’avance tout est conclu / Quand vous laverez ma face n’y sera plus».
Deux ans avant son assassinat, il avait, dans un poème daté du 15 octobre 1971, écrit ces vers:
«L’heure est venue pour vous de m’abattre, de tuer
En moi votre propre liberté, de nier Ça n’est plus bien
La fête qui vous obsède. Soleil frappé, des années saccagées
Remontera
MON CORPS».
(Œuvres Poétiques)
Un an plus tard il confiait à l’un de ses amis les plus proches, de passage à Paris, Serge Tamagnot: «Ils me tueront ou bien ils me feront assassiner. Mais je ne quitterai jamais en lâche ce pays où j’ai tant donné de moi-même. Ils feront de moi un nouveau Federico Garcia Lorca». (3) Op. cit.
Enfin, le 24 mai 1973 — il ne lui restait que trois mois à vivre —, c’est la visite anticipée de la mort:
«Le temps qu’elle mettra pour arriver au Centre
Ce n’est plus bien longtemps
Pour le moment elle hante
Les coins ardents».
De surcroît, à la même époque n’avait-il pas déclaré: «Vous verrez que je serai assassiné, et ils feront croire que c’était une affaire de mœurs».
Comment, bien sûr, ne pas songer à l’assassinat de Pasolini, homosexuel comme l’était Sénac? L’hypothèse d’un assassinat politique n’est pas à écarter, mais le saura-ton jamais?
En tous cas, El Moudjahid, l’organe officieux du pouvoir en place ne signale que par quelques lignes la disparition brutale de Sénac. On arrêtera cependant un petit délinquant, qui avouera être l’auteur du crime pour un vol qui aurait mal tourné. Il semble que ce coupable providentiel aurait été discrètement remis en liberté quelques temps plus tard.
Ce qui est clair, c’est que non seulement Jean Sénac n’était plus utile au nouveau régime dirigé par Boumediene, qui avait succédé à Ben Bella, mais qu’il était devenu un élément perturbateur et trop ostensiblement critique vis-à-vis des nouvelles orientations prises par le pouvoir en place. De plus, comment accepter qu’un Pied-noir, qu’un Français non musulman, ostensiblement homosexuel, pût ainsi dénoncer, et avec quelle violence, les dérives totalitaires de cette Algérie devenue indépendante au prix de tant de sacrifices et de tant de sang versé?
Lui qui avait si longtemps et si passionnément rêvé d’une terre algérienne ensoleillée, où cohabiteraient harmonieusement Arabes, Berbères, Juifs et Européens ne voit autour de lui qu’une Alger «libérée du colonialisme» mais en proie à la corruption, au clientélisme, et une caste dominante dogmatique.
«Je suis né algérien. Cette naissance ! Elle traverse comme une nébuleuse le zodiaque de mon amour et me laisse nu, interrogation, livré à la rage des hommes. J’ai grandi comme une plaie suppure. J’ai rêvé comme on montre une faille.»
Cette déclaration d’écorché vif, ce coup de gueule lancé à la face du lecteur, on les découvre dans les toutes premières lignes d’Ebauche du père, ce livre où Jean Sénac se livre tout entier, ces mémoires masquées en pseudo roman selon la volonté de l’auteur, cette autofiction publiée aux éditions Gallimard en 1989, c'est-à-dire seize années après l’assassinat du poète, alors même qu’elle avait été rédigée entre février 1959 et octobre1962.
Dix ans après la rédaction finale d’Ebauche du Père, Sénac y fait allusion dans un texte inédit de 1972 que révèle Rabah Belamri, mort en 1995, à qui l’on doit la publication du récit chez Gallimard et qui en transcrit ce passage dans sa préface au livre: «Cette nuit, dans sa minuscule cave, après avoir franchi les ordures, les rats, les quolibets et les ténèbres humides, à la lueur d’une bougie, dix ans après l’indépendance, interdit de vie au milieu de son peuple, écrire. Tout reprendre par le début et d’abord cet essai de roman qui jaunit depuis octobre 1962 dans une valise et dont je ne déplacerai pas une virgule…»
Sénac se souvient-il alors de ce qu’il avait écrit dans les toutes premières lignes de son récit: «J’ai horreur du récit et je ne désire point écrire un roman. J’ai trop d’impatience pour tenter aujourd’hui un poème. J’ai trop de choses à dire pour ordonner mon chant. (…) Savoir, ce serait posséder le Père quand il nous fait si cruellement défaut…».
«Le Père [qui] nous fait si cruellement défaut»: le voici l’amer et si tragique aveu de celui qui se nommait lui-même, par une sombre dérision, le bâtard: «Je portais ce titre, bâtard, comme une charge de poudre, dangereuse, aveuglante, perçue par les autres à des signes certains».
Oui, le voici le terrible fardeau, telle la tunique de Nessus dont Sénac ne parviendra jamais à se débarrasser tout au long de son existence — «Je ne t’ai pas vaincue, O ma naissance obscure», écrira-t-il beaucoup plus tard —, la voici cette blessure jamais refermée qu’il arborera comme une marque d’infamie et aussi comme un défi à la face de la société, et qui nourrira continûment, non seulement sa posture de révolté, mais l’œuvre tout entière dans sa violence exacerbée et aussi sa tendresse jamais démentie pour les faibles et les opprimés. La figure du père inconnu ne cessera de le hanter: «Je reviendrai sans cesse sur le Père… Le Père. Le Père qui n’est pas…».
Oui, il reviendra sans cesse, obsessionnellement, vers ce «père qui n’est pas», ce géniteur inconnu qui «a fui encore tout moite de son sperme» et qui l’a laissé «irréalisé», un père à la personnalité masquée, improbable, qui est sa «soif» et son «néant». Au fait, qui peut-il être celui qu’il a peut-être rencontré un jour, à Oran, sans pouvoir l’identifier? Un Gitan sans attaches, un émigré espagnol comme la mère qu’il a violée, un violeur pathologique ou un dangereux séducteur? Tondeur de chien, ou coiffeur tenant échoppe dans la dangereuse proximité de la boutique où Jeanne Comma travaille en tant que modiste?
Mais est-elle vraiment importante l’identité du père inconnu, de ce «déserteur», identité à laquelle Jean Sénac préfèrera substituer des projections phantasmatiques dans Ebauche du père: «Comment j’ai vu le Père alors? Indiscutablement beau».
Oui, était-elle vraiment importante cette identité pour l’enfant qu’était Jean Sénac, alors même que d’autres hommes allaient traverser très brièvement sa jeune existence?
Le grand-père mineur, Alexandre Lassassin, le légionnaire un temps si doux avec lui comme avec sa mère, Edmond Sénac, le père adoptif, tous ceux-là qui n’auraient jamais pu compenser l’absence du père et qui, successivement, l’abandonneront en chemin ; enfin, au premier chef, Albert Camus, son père spirituel qu’il «tua» symboliquement pour sa tiédeur supposée vis-à-vis de la guerre d’indépendance des Algériens? Quelle était donc cette malédiction inscrite sur son front, qui voulait qu’ils l’abandonnassent tous, les uns après les autres? Faut-il voir là une explication à l’homosexualité dévorante de Sénac qui cherchera désespérément, d’aventure en aventure, la tendresse et l’amour masculin dont il fut sevré continûment tout au long de son enfance?
Cette béance de la bâtardise jamais comblée ne va-t-elle pas avoir une seconde et durable conséquence, quelques années plus tard, en orientant le jeune poète vers un rejet violent de la société coloniale installée en Algérie, de son arrogance vis-à-vis des autochtones algériens, de son exploitation d’une population musulmane méprisée, levain de toutes les frustrations futures qui conduiront au déclenchement de la guerre d’indépendance?
C’est ainsi que le deuxième élan de révolte du jeune Sénac, sonnant comme un défi altier à la société européenne qui méprise en lui le «bâtard», ce sera de proclamer à la face de la société française coloniale d’Algérie, au milieu de laquelle il avait été élevé, son appartenance viscérale à une terre et à ceux qui lui en paraissent les légitimes propriétaires: Berbères, Kabyles, Arabes, à peine alphabétisés, méprisés et dénués de tout, et de plus sans représentation parlementaire et politique à l’Assemblée siégeant à Alger. Cette attitude de sa part sans équivoque et jamais démentie ira jusqu’à participer activement et clandestinement aux activités révolutionnaires du F.L.N.
Dès 1954, quelques mois avant le déclenchement de la Toussaint rouge, Jean Sénac écrivait dans son journal de bord: «Parce que je suis algérien et que j’aime mon pays, parce que j’aime aussi profondément la France réelle, j’embrasse la cause des Arabes, notre cause.».
Trois ans plus tard, dans Ebauche du Père, son lyrisme est encore plus explicite: «Je suis né algérien (…). Je suis né arabe, espagnol, berbère, juif, français. Je suis né mozabite et bâtisseur de minarets, fils de grande tente et gazelle des steppes… comme Djamila…».
Ce «je suis né algérien» il le répétera jusqu’à plus soif: «Je suis né algérien ! Il m’a fallu tourner en tous sens dans les siècles pour devenir algérien et ne plus avoir de comptes à rendre à ceux qui me parlent d’autres cieux. (…) O folie ! Je dis que je suis algérien et ils me rient au nez…»
Ce cri, jeté à la fois comme un défi à la face des Européens et comme une déclaration d’amour à tout un peuple qu’il voit opprimé, il tentera de l’assumer de tout son être, de toutes ses fibres ; il en fera le corps même, la chair et le sang, tout au long de sa vie, de son œuvre poétique et théâtrale ; et ce cri, il le poussera au paroxysme au moment du déclenchement de la lutte armée, le 1er novembre 1954 et durant les sept années durant lesquelles se déroulera la guerre d’Algérie. Hélas, l’écho de ce cri demeurera inaudible pour nombre de ceux qu’il considère comme des frères de sang, y compris pour certains intellectuels et écrivains. L’un d’entre ces derniers ne lui envoie par dire en 1957: «Tu ne seras jamais accepté demain en Algérie comme poète algérien. Tu t’appelles Jean, la place ira de droit aux Malek, Kateb, Omar».
Mais il suffit d’aller à Alger, de se rendre dans les médiathèques de la ville blanche, de parler avec les écrivains algériens comme je l’ai fait il y a quelques années, pour mesurer l’immense admiration que ceux-ci portent à l’œuvre de Sénac, sans compter les différentes manifestations officielles ou non qui sont consacrées à son œuvre et à sa vie.
Voici donc esquissé le destin unique et douloureux du «bâtard» Jean Sénac, de ce poète algérien assassiné par l’un de ceux auxquels il n’avait cessé de s’adresser dans ses poèmes de feu et de passion, comme dans l’admirable Chant funèbre pour un gaouri, un de ses plus beaux textes, écrit à Alger, Pointe-Pescade, entre le 23 et le 26 janvier 1964, où l’on peut lire ces vers d’une beauté foudroyée:
«Jeunes gens ne demandez pas d’autographe au poète.
Il y a si longtemps que je n’écris plus au stylo mais à la bouche !
Je ne sais plus signer que d’un baiser avide.
Les mots dans mes doigts
Saignent (…)»
(Œuvres poétiques)
(1) : Bernard Mazo, né en 1939 à Paris, est poète, auteur de nombreux recueils. Membre de l’Académie Mallarmé et secrétaire général du Prix Apollinaire, il codirige le mensuel Aujourd’hui poème (Paris).
(2) : Actes Sud, 1999.
(3) : Op. cit.
On :www.marsa-algerielitterature.info
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Jean Sénac, pour mémoire…
Contribution
Ce quarantième anniversaire de la mort violente de Jean Sénac, est une bonne occasion de rappeler la place qui lui revient dans la littérature algérienne, et d'honorer ainsi sa mémoire. Entre les « grands anciens » (Amrouche, Mammeri, Feraoun, Dib, Hadj Ali...) et les contemporains (Bellamri, Boudjedra, Djebar, Fares, Sebti, Kadra...), la génération de la rupture, à laquelle appartiennent Sénac, Kateb Yacine, Aït Djafer, Hadad. est aussi celle d'une modernité radicale dans l'écriture que n'ont guère égalés les successeurs, à l'exception de Rachid Boudjedra.
Par Gérard Prémel, écrivain
La littérature des anciens ne pouvait guère prendre forme dans une écriture de la dissidence. Il a fallu l'inflexible continuité du racisme colonialiste français, dont l'idéologie, dissimulée derrière le chatoyant discours sur la Patriedes droits de l'Homme et ses Valeurs universelles, avait contaminé la société française tout entière -et les colonisés eux mêmes - pour leur faire prendre conscience de la nécessité de sortir du domaine français.
À la génération suivante, on ne se laisse plus abuser par les mots. Sénac, Hadad et leurs deux cadets, Yacine et Aït-Djaffer ont connu les massacres de Sétif dans leur jeunesse. C'est donc dès leur jeunesse qu'ils ont pris conscience de l'horreur colonialiste, qu'ils sont entrés en rébellion contre l'insupportable tromperie des fameuses « valeurs », Tous quatre feront leur la position de Kateb Yacine sur la langue française : « Nous avons pris votre langue en otage... Le français est pour nous une prise de guerre... C'est en français que nous vous signifions que nous ne sommes pas français ». Si les origines européennes de Sénac rendent un peu plus tardive cette prise de conscience, celle-ci n'en est pas moins radicale dès novembre 1950 (il a alors 24 ans). Jamel Eddine Bencheikh, lui, paraît rester à l'écart de cette évolution. Par son enfance marocaines, et sa formation d'arabe classique (il est professeur d'arabe à la fac d'Alger à l'indépendance, puis, après 1965, à la Sorbonne), il semble loin du combat militant. On sait qu'il n'en est rien : cette distance lui a permis de devenir un pionnier des lettres arabes, et un passeur entre les deux rives de la Méditerranée. Il restera l'un des plus fidèles compagnons de route de Sénac et un défenseur de sa mémoire.
Déjà avec Prévert, Céline, Mihaux, etc, la langue française échappait, dès les années trente au moule académique. Mais voilà qu'elle devient la langue du Martiniquais Aimé Césaire, de l'Ivoirien Amadou Kourouma, de la Sénégalaise Mariama Bâ, du Haïtien Lyonel Trouillot, des Marocains Abdellatif Laabi et Khaïr Eddine, et autres, dont nos modernes d'Algérie. C'est ainsi que Kateb Yacine n'hésite pas à écrire, dans l'Observateur littéraire, au plus fort de la guerre de libération (1-1959),... En tant que poète, je lutte... pour...l'extension de la langue arabe en Algérie, sans néanmoins porter atteinte au français, qui, lui aussi est une langue algérienne.
La génération de la rupture
Jean Sénac naît le 29 novembre 1926 à Beni Saf. Sa mère catalane, est fille d'un mineur émigré. Non reconnu par son géniteur, il porte le patronyme de sa mère (Comma). À cinq ans, il est reconnu par le nouveau compagnon de celle-ci, Edmond Sénac, un Français venu s'établir dans l'Oranais. Il n'aura guère d'influence sur lui : en 1943, Jeanne divorce et va s'installer avec ses deux enfants à Saint-Eugène, quartier populaire pied-noir d'Oran.
Hamid Nacer Khodja, qui fut le disciple puis le biographe de Sénac, voit là l'origine d'une double angoisse identitaire (quel pays ? quel père ?), laquelle se traduit à l'adolescence par une crise morale et religieuse. Après une scolarité quelque peu chaotique, il finit par obtenir son Brevet de Capacité pour l'Enseignement supérieur, fonde une « Association des Poètes obscurs », loupe de peu l'examen d'entrée à l'Ecole normale d'Alger, et s'engage dans l'armée en 1944 pour la durée de la guerre. Son incorporation près de Blida et ses tourments moraux amortissent l'écho des meurtriers événements de Sétif. En 1946, il fait la connaissance d'Emmanuel Roblès et, l'année suivante d'autres écrivains de « l'École d'Alger » (Jules Roy, entre autres) avec lesquels il va correspondre durant les neuf mois qu'il passe en sanatorium. C'est aussi le début de sa correspondance avec Albert Camus (« Vous êtes mon philosophe lui écrit-t-il »). Il n'est encore, à cette époque qu'une étoile montante de la nouvelle poésie française, mais déjà il côtoie l'universitaire anticolonialiste André Mandouze, l'un des fondateurs de Témoignage chrétien, qui enseigne à l'université d'Alger. Sa quête d'identité joue, à travers ces rencontres, un rôle d'accélérateur dans sa formation littéraire et politique. Dès janvier 1949, il travaille comme metteur en ondes à Radio Alger, où il restera un an, et cherche en vain à publier ses poèmes. En 1950, un recueil, Terre prodigue, préfacé par Camus (qu'il considère désormais comme son père spirituel) n'est pas publié : l'éditeur est en faillite. Cette même année 1949, Sénac crée la revue Soleil, dont le premier numéro paraît en janvier, et qu'il animera jusqu'en 1952 (n° 7-8). Il y publie des textes de M. Dib et M. Feraoun – ses aînés - ainsi que des dessins de S. Galliéro, Baya, Yellès, A. Guermaz, J. de Maisonseul, etc. Cette revue est le lieu d'un compagnonnage durable avec les artistes qui l'entourent et dont il sera un critique avisé. Il prend contact, simultanément, avec les milieux nationalistes algérois du PPA (Messali Hadj) et de l'UDMA (Ferhat Abbas). Il devient aussi un proche du parti communiste. Ayant obtenu, avec S. Galliéro, une bourse de la fondation L-V de Lourmarin, il arrive en France le 4 septembre 1950, passe une semaine avec le poète René Char puis monte à Paris où il bénéficiera de l'aide matérielle de Camus. Il côtoie la bohème libertaire, ce qui ne laisse pas d'inquiéter le « père spirituel ». C'est en novembre qu'il écrit et diffuse sa Lettre d'un jeune poète algérien, point de départ de son engagement politique : « L'Algérie reste une de ces terres tragiques où la justice attend ... Tout le monde a pris conscience du fait raciste et colonialiste... {L'artiste} doit entrer dans la lutte quoi que ce choix lui coûte ». Il continue à diriger depuis Paris la revue Soleil, dont le numéro de l'automne 51 publiera un chapitre de L'homme révolté de Camus. De retour à Alger en octobre 1952, il reprend son poste à Radio Alger. Puis fonde la revue Terrasse qui ne connaîtra qu'un seul numéro. Beau comité de rédaction où l'on retrouve M. Dib, J. de Maisonseul, M. Mammeri, J. Pivin... et dont il signe un manifeste politiquement très engagé. Sénac, qui n'a que 26 ans, confirme là à la fois sa clairvoyance et une vocation de catalyseur. La revue, qui connaît un certain retentissement à Alger et dans l'Ouest algérien l'amène à reprendre contact avec les milieux nationalistes du PPA et du MTLD, tout en poursuivant une correspondance orageuse avec Camus, qui l'appelle « fils ». En juin 1954, paraît son premier recueil ‘Poèmes’ publié par Gallimard, avec un avant-propos de René Char, dans la collection Espoir. En août, c'est le retour à Paris. Il refuse de réintégrer Radio Alger (il est déjà repéré par les Services français de la Sécurité ; dans une émission sur Mouloud Mammeri, il a employé l'expression Patrie algérienne). En novembre, le CRUA déclenche la lutte armée. Dès le début 1955, il est en contact avec Taleb-Ibrahim, responsable de la Fédération de France du FLN. Et rencontre nombre d'Algériens émigrés : Aït Djaffer, Kateb Yacine, H.Krea, J.Amrouche... Il participe, en janvier 1956 à la grève de la faim des étudiants indépendantistes de l'UGEMA qui par ailleurs, célèbrent son recueil, Poèmes. La répression s'accentue : André Mandouze est arrêté et emprisonné pour avoir apporté son soutien public au FLN. En juillet, Sénac salue dans l'Express la parution du Nedjma de Kateb Yacine. Un mois plus tard, il est chargé de mettre en lieu sûr les documents du Congrès de la Soumam, où se trouve consignée la plate-forme politique du FLN. Son engagement algérien pour l'indépendance est désormais total ; c'est ainsi qu'il participe en 1957 à l'installation de l'imprimerie clandestine d'El Moudjahid (dont il est devenu l'un des rédacteurs) chez l'éditeur Subervie, lequel publiera en 1957 son recueil Le soleil sous les armes. La revue Esprit publie ses poèmes anticolonialistes. L'année suivante, c'est la rupture éclatante – et définitive - avec Camus. Son recueil Matinale de mon peuple (1961) est une véritable proclamation d'identité algérienne. Puis c'est 1962, l'indépendance, le retour en Algérie et l'installation à Pointe-Pescade. Nommé conseiller du ministre de l'Éducation nationale, il est l'âme de la reconstitution de la bibliothèque de l'université d'Alger incendiée par l'OAS, et participe, en 1963 avec Mouloud Mammeri à la création de l'Union des écrivains algériens ; rencontre Che Guevara, avec lequel il restera lié ; fait partie de la délégation algérienne en URSS, où il rencontre le poète contestataire Evtouchenko ; puis anime une Série d'émissions à la radio algérienne en 1964-65 (Le poète dans la cité) où il popularise la production poétique de l'Algérie nouvelle. Simultanément, il fonde - et expose jusqu'en 1965 - les peintres du groupe de la Nahda (« Renaissance ») : Zérarti, Martinez, de Maisonseul, Aksouh... Il restera secrétaire général de l'Union des écrivains jusqu'en 1967.
Durant ces quatre années, il aura donné toute la mesure de sa puissance de travail et de son talent de fédérateur. C'est l'époque des poèmes euphoriques de Citoyens de Beauté où de trouve le fameux vers ‘Tu es belle comme un domaine autogéré’... Mais dès juin 1965, des clivages apparaissent au sein de l'Union des écrivains. Après la déposition de Ben Bella, ceux qui n'ont pas pris position en faveur de Boumediène, se taisent ou quittent le pays ( Aït Djafer, Jamel Eddin Bencheikh, R. Boudjedra, N. Fares...). Non seulement Sénac ne fait pas l'unanimité au sein de l'Union en faveur du communiste Bachir Hadj Ali - qui vient d'être arrêté, et est « durement traité », mais même ceux qui ont signé la pétition en sa faveur ne parviennent pas à la rendre publique. Deux ans plus tard, le rejet de Sénac par K. Yacine et M. Hadad éclate au grand jour, ce qui l'amène à démissionner de l'Union des Écrivains. Dans la presse (Révolution Africaine, Jeune Afrique, Alger-Actualité),Yacine est le plus virulent. Les vraies difficultés commencent : malgré sa célébrité (Citoyens de beauté est paru en 1967 chez Subervie, et son Avant-Corps l'année suivante chez Gallimard, préfacé par René Char), il n'est pas invité à Zéralda au « Premier Colloque Culturel National ». Il n'en diffuse pas moins un manifeste contestataire, ‘Mutilation’. Il n'est pas non plus invité à cette grande célébration qu'est le Festival panafricain de juillet 1969 (il partage ce triste privilège avec la grande Taos Amrouche). Il poursuit néanmoins la série d'émissions qu'il a inaugurées à radio Alger en 1967 (dans la foulée de celles de 64-65) Poésie sur tous les fronts, dans laquelle il fait découvrir au public algérien, non seulement la littérature algérienne, mais aussi la poésie contemporaine du monde entier (« C'est par ses émissions que nous, jeunes algériens, avons découvert Émile Guilels, Blas de Otero, Nazim Hikmet, etc » me disait récemment O. Mokhtar Chalaal »). Il poursuit également ses conférences-lectures sur la poésie algérienne de langue française, d'où sortira en 1971 une Anthologie dans laquelle il écrit : « Obsédée de justice, affamée de lumière et d'une beauté sans masque. Fidèle au pain autant qu'aux roses... une fois de plus la poésie dresse un bivouac de fraternelle colère et s'engage... dans le combat quotidien. » De fait Rachid Boudjedra, Youssef Sebti, Hamid Nasser Hodja (entre autres) reçoivent là leur première consécration. Mais sa franchise et les ragots lui valent d'être interdit de radio. Impavide, il se met à l'étude de l'arabe. En automne 1972, il se déclare publiquement solidaire de Mouloud Mammeri, dont le cours de berbère à l'université d'Alger est suspendu. Ses amis le pressent de quitter l'Algérie.
Il est assassiné dans la nuit du 29 au 30 août 1973, à Pointe-Pescade. Un meurtre qu'il avait anticipé dans l'un de ses derniers poèmes : « ... Jeunes gens vous serez des hommes libres / vous construirez votre destin / vous construirez une culture sans race vous comprendrez pourquoi ma mort est optimiste / je ne me suicide pas / je vis / voilà ma signature » Il ne verra pas le recueil où se trouve ce texte prémonitoire.
Prospérité
Sénac n'était pas seulement un poète un « homo ». C'était aussi un rebelle. Comme Pier Paolo Pasolini et Lorca, qui, comme lui ont été assassinés. En 1971, Jamel Eddine Bencheikh – le génial traducteur des Mille et une nuits et du Voyage de Muhammed, médiéviste arabe et poète francophone – écrivait pour l'Encyclopédia Universalis, à l'article Littératures maghrébines : « C'est, paradoxalement, l'œuvre d'un auteur d'ascendance européenne, mais ayant choisi de lutter pour la nation algérienne et d'y vivre, Jean Sénac, qui domine la production... Il est, sans conteste, à l'heure actuelle, le plus grand poète algérien.» En septembre 1998, Abdelhafid Adnani faisant dans Libération un parallèle entre ces deux morts violentes, celle du barde kabyle Matoub Lounes, qui venait d'être assassiné, et celle de Jean Sénac, rappelait à cette occasion que celui-ci n'avait jamais obtenu la nationalité algérienne, le poète ayant refusé de la quémander. Jean-Pierre
Péroncel-Hugoz lui a consacré un livre, Assassinat d'un poète, (éd du Quai, 1983) et a participé au scénario du film Le soleil assassiné que le cinéaste algérien Abdekrim Bahloui a consacré au poète en 2004.
Rappelons Jean Sénac, entre désir et douleur de Rabah Belamri, le romancier aveugle et clairvoyant, publié en 1989 par l'OPU à Alger ; et l'ouvrage que lui consacrent les fidèles Jamel Eddine Bencheikh et C. Chaulet-Achour (Séguier-Atlantica, 1999), dont le titre, Jean Sénac, clandestin des deux rives, résume à lui seul la trajectoire libertaire et tragique du poète.
Gérard Prémel
El Watan le 13.07.13
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Né à Béni-Saf près d'Oran (Algérie) le 27 novembre 1926, mort assassiné durant la nuit du 30 août 1973 (probablement) à Alger. Jean Sénac, après de brèves études, exerça divers métiers. Après une année d'enseignement à Oran en 1943, il s'engage dans l'armée de l'air près d'Alger, ce qui lui permit de fréquenter les milieux littéraires.
En 1946, il rencontre Simone de Beauvoir et Emmanuel Roblès qui devient son ami; entré à l'Association des écrivains algériens, il fonde le Cercle artistique et littéraire Lélian. Les deux années suivantes (1947-1948) Jean Sénac, atteint de pleurésie, séjourne au sanatorium de Rivet près d'Alger; il commence à correspondre avec Albert Camus.
En 1949 il anime une émission de radio, édite une revue polycopiée (M) et publie des poèmes dans Afrique. Après la création de Soleil, dont paraîtront plusieurs numéros jusqu'en 1952, et grâce à une bourse, Jean Sénac séjourne en France, rencontrant à Paris Camus et René Char. Il se fait le défenseur de la révolution algérienne : la revue Consciences algériennes publie le fameux Matinale de mon peuple (repris en 1961). De retour à Alger en 1953, Jean Sénac crée la revue Terrasses : un seul numéro verra le jour mais de grande qualité (Camus, Dib, Ponge, Yacine, Feraoun, Cossery, etc.).
Puis le poète démissionne de Radio-Alger en 1954, tandis que paraissent ses Poèmes chez Gallimard avec une préface de René Char. Durant la guerre d'Algérie, Sénac demeure en France. De retour en Algérie en 1962, il publie Le Torrent de Baïn, Aux héros purs (sous le pseudonyme de Yahia El-Ouahrani) et Jubilation alors qu'il est nommé conseiller du ministre de l'Éducation du gouvernement Ben Bella.
En 1963, il lance une nouvelle émission radiophonique hebdomadaire, Poésie sur tous les fronts, en même temps que paraît La Rose et l'Ortie. Après la chute de Ben Bella en 1965 commence la période de disgrâce : il démissionne de l'Union des écrivains algériens et s'installe en 1967 à Alger; paraissent alors Citoyens de beauté (1967), Lettrier du soleil (1968) et Avant-Corps précédé de Poèmes iliaques et suivi du Diwân du Noûn (1968). En 1972, la censure de son émission l'affecte beaucoup. Paraît alors le dernier ouvrage publié de son vivant, Les Désordres (1972), puisque le poète qui signait d'un soleil et pour qui le mot était une arme de justice et d'espérance meurt assassiné l'année suivante.
On : www.toutelapoesie.com
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Jean Sénac : l’Algérie au corps
Jean Sénac, poète des indépendances, a
contribué à instituer une esthétique algérienne dans les lettres comme dans les
arts visuels. Entreprise audacieuse, qui s’est souvent heurtée à
l’incompréhension de ses compatriotes. L’article de Blandine Valfort est suivi
d’un entretien avec l’écrivain algérien Hamid Nacer-Khodja.
Lorsqu’on évoque la
situation des pieds-noirs pendant la guerre d’Algérie, le premier nom qui vient
à l’esprit est celui d’Albert Camus, défenseur de la « trêve civile »
et d’un compromis pacifiste. On oublie que certains d’entre eux ont totalement
embrassé la cause indépendantiste et soutenu la lutte armée : ainsi du
poète Jean Sénac (1926-1973), mystérieusement assassiné il y a quarante ans.
L’écrivain s’était engagé à corps perdu dans une triple quête de
reconnaissance : pied-noir, il milita pour l’unification de l’Algérie
libre ; homosexuel, il défendit l’affranchissement des corps ; poète,
il contribua à la mise au jour de la création algérienne contemporaine, tant en
littérature que dans les arts plastiques.« Chanter l’Algérie totale, c’est aussi bien militer par le verbe pour la réforme agraire que réintégrer les structures du bonheur » (L’Afrique littéraire et artistique, février 1971). Jean Sénac lutta sur tous les fronts de libération, défendant une conception inclusive de l’algérianité, et s’engageant corps et âme pour l’indépendance algérienne. Né à Béni-Saf d’une mère d’origine espagnole et d’un père inconnu, il ne dut pas seulement se battre avec ceux qui se le représentaient comme un « gaouri » (terme désignant l’Européen de culture chrétienne) descendant des conquistadores, mais encore défendre son homosexualité. Or cette revendication s’inscrit non seulement dans le contexte de la création d’un État algérien que Sénac souhaite ouvert à la différence, mais aussi d’un conflit colonial qui se perpétue même après l’acquisition de l’indépendance en 1962. Les mouvements d’extrême droite partisans de l’Algérie française ont en effet contribué à sexualiser le conflit : eux seuls étaient censés incarner une virilité de bon aloi, face à la prétendue bestialité des Nord-Africains et à la « féminisation » de la France qui avait accepté la défaite [1] Or ce discours de la virilité atteint son acmé en Mai 68, où l’expression du corps homosexuel, chez Sénac, tend aussi à se radicaliser.
L’algérianité à corps perdu
À l’instar d’Albert Memmi, qui se définit comme « une espèce de métis de la colonisation » ne pouvant se reconnaître ni dans le portrait du colonisateur, ni dans celui du colonisé, Jean Sénac se présente comme une véritable énigme culturelle : tous les scénarios identitaires s’ouvrent en effet au « bâtard » qu’il est. Dans un roman inachevé intitulé Ébauche du père, le poète revendique son algérianité constituée en identité multiple : « Je suis de ce pays. Je suis né arabe, espagnol, berbère, juif, français. Je suis né mozabite et bâtisseur de minarets [...] » (Ébauche du père). Cette définition remet en question la catégorisation réductrice et trompeuse selon laquelle l’Algérien est nécessairement un Arabe musulman, équation artificielle dont on connaît les répercussions politiques et sociologiques, notamment pour les minorités. Le métissage que lui oppose Sénac investit le champ littéraire : lui-même se considère comme un écrivain algérien écrivant en français.Comme pour la majorité des auteurs de sa génération, il ne s’agit guère d’un choix, puisque le système colonial a imposé depuis plus d’un siècle un processus d’acculturation qui a spolié les populations de leur patrimoine et de leur langue. Cependant, Jean Sénac ne défend jamais par le rejet sa légitimité à parler en Algérien. Son œuvre se tisse autant à partir de références arabes que françaises, où les chantres de la Résistance — Aragon, René Char, etc. — tiennent une place exemplaire.
Ce choix de l’interculturalité n’est pas une facilité : la situation de Jean Sénac est sans doute bien moins confortable que celle des poètes qui, à l’instar des colons, ont adopté le discours manichéen opposant chrétiens et musulmans, Français et Arabes. Son algérianité ne sera d’ailleurs jamais complètement acquise de son vivant : Sénac a mis « ses pieds noirs dans le couscoussier [2] », entreprise pour le moins audacieuse dans un pays en construction qui recherche l’unité nationale dans l’uniformité. Inlassablement, il répond pourtant au scepticisme de ses concitoyens indépendantistes en réaffirmant son désir d’embrasser leur cause. Il rejoint d’ailleurs à partir de 1955 la Fédération de France du Front de libération nationale) au sein de laquelle il rédige des tracts, organise des réseaux, établit des liens entre le FLN et son rival, le MNA (Mouvement national algérien).
Il définit parallèlement une nouvelle esthétique au service du combat algérien dans son essai Le Soleil sous les armes (1957). Oreille attentive, enregistrant le souffle de ses frères, le poète prend désormais « note de l’Histoire maçonnée par le peuple » (Le Soleil sous les armes). La publication de cet essai, qui ne condamne pas la lutte armée mais l’associe étroitement, par son titre même, à l’écriture poétique, marque une nouvelle étape dans les relations de plus en plus houleuses entre Jean Sénac et Albert Camus, et annonce la rupture définitive des deux amis. Les recueils Matinale de mon peuple (composé à partir de 1952 et publié en 1961) et Aux héros purs (paru en 1962) illustrent bien cette participation poétique au combat, qui prend la forme d’une fraternité souvent érotisée : faire corps avec la jeunesse algérienne, pour préparer des noces qui entérineront une reconnaissance mutuelle. Sénac place tous ses espoirs dans cette nouvelle génération, qui ne devrait plus voir dans son prénom chrétien le signe d’une étrangeté radicale. L’union des corps apparaît ainsi comme le prélude à la réunification attendue de la nation, loin de toute homogénéisation abusive.
L’avènement du corpoème
Si chanter mon amour c’est aimer ma patrie,Je suis un combattant qui ne se renie pas.
Je porte au cœur son nom comme un bouquet d’orties,
Je partage son lit et marche de son pas.
Ces vers composés en 1954 et publiés à titre posthume en 1983 montrent comment Jean Sénac associe dès ses premiers écrits la lutte politique à la relation amoureuse, spécifiquement homosexuelle. Cette dernière est exprimée, de manière plus ou moins explicite : tout en confiant son amour, le poète ne dévoile pas immédiatement son homosexualité, qui risque à tout moment de l’exposer à la vindicte publique. L’érotisme est même frappé du sceau d’une culpabilité que lui inspire son éducation chrétienne. Cependant, au-delà de cette expression voilée ou des thèmes parfois convenus de la poésie amoureuse (l’étreinte, la jalousie, le malheur de l’amant), l’union avec l’autre révèle le désir d’une reconnaissance, en écho avec la création de la nation algérienne.
Vous aimer c’est fêter votre image en l’absence
Au point de vous toucher du doigt,
C’est donner corps à votre essence.
Je m’écoute et voici : ma bouche a votre voix ! (Les Leçons d’Edgard [1983], Œuvres poétiques, op. cit., p. 129, p. 133)
Processus créateur réciproque, l’acte d’amour rend possible cette compréhension mutuelle, puisqu’on s’y révèle à l’autre tout en révélant l’autre en soi. On comprend l’importance de cette relation intersubjective pour le poète pied-noir en quête de légitimité.
Dans Poésie, recueil publié pendant la guerre, Sénac chante la vigueur des corps jeunes, qui annoncent l’avènement d’un homme nouveau. Ils accompagnent ainsi le mouvement révolutionnaire et inspirent une écriture qui réconcilie l’esprit et la chair :
Car rien si ce n’est sur l’esprit n’est fondé.
Mais rien non plus si la chair n’y a pris sa part.
Corps total, rien
si à travers les séquences abruptes du désir tu n’as saisi un seul instant ce regard — notre amarre au Vide ! — un trou d’anguille dans le ciel.
Non, aucune parole qu’elle ne l’ait d’abord été sur tes lèvres (Le Torrent de Baïn [1962], Œuvres poétiques, op. cit., p. 372.).
Le « Corps total » fait ici sa première apparition, annonçant le recueil Avant-Corps, publié en 1968, qui comprend notamment le « Diwân du Noûn, corpoème », composé l’année précédente. Le terme « diwân » désigne, en arabe, un recueil de poésie, et le noûn — ن — est, dans cette même langue, une lettre femelle au tracé sensuel, placée en exergue de la sourate 68 du Coran, intitulée « Le Calame ». L’écriture, le Verbe sacré et l’érotisme s’entremêlent dans un « corpoème » transgressif qui met fin à la séparation chrétienne de l’âme et du corps. Le poète, au terme d’une véritable expérience mystique, touche le divin dans une étreinte très sensuelle, les corps s’unissant « en une chair spirituelle/ Mais animale tout de même et si belle ! »(« Diwân du Noûn », Œuvres poétiques, op. cit., p. 523.), comme dans l’épisode biblique où Jacob se collète avec l’ange. Au moment où prend forme ce corpoème, en 1967, la marginalisation du poète s’accentue. Simultanément s’affirme donc la violence d’un corps-à-corps avec une société qui a trahi l’élan vers la liberté.
Violences du corps à corps : un poète face à la répression
Lorsqu’on évoque ce double engagement politique et intime, où à la libération des peuples opprimés fait écho celle du corps homosexuel, le nom de Jean Genet s’impose immédiatement. Ce double front est aussi celui sur lequel se bat Jean Sénac, d’une façon accrue à partir du milieu des années 1960. L’érotisme s’y exprime en effet avec plus de violence, dans une langue parfois très crue : Sénac manifeste son écœurement face aux autorités politiques qui trahissent, à ses yeux, les idéaux de la révolution algérienne. Le poète, qui avait tissé des liens familiers avec le premier président de l’Algérie indépendante, Ahmed Ben Bella, désapprouve le coup d’État mené en 1965 par Houari Boumediene. En dépit du succès de ses émissions radiophoniques (« Le Poète dans la cité », « Poésie sur tous les fronts ») et de ses conférences, Sénac est de plus en plus isolé et devient en 1967 la cible d’attaques directes, notamment dans le cadre de son activité au sein de l’Union des écrivains algériens. Il subit la même année un autre revers, puisqu’il ne parvient pas à mobiliser, lors de la guerre des Six Jours, les membres de l’Union en faveur des belligérants arabes. Sénac répond au mutisme de la société qui l’entoure d’une voix qui, en dépit de sa force, restera longtemps inaudible, puisqu’il s’exprime dans des recueils publiés à titre posthume.Mais par cette libération de la voix homosexuelle, Jean Sénac ne s’adresse pas uniquement aux hommes politiques algériens. Dans les années 1960, les milieux d’extrême droite, en France, nourrissent une profonde rancœur à l’issue de la guerre d’indépendance et contribuent à sexualiser le conflit. Des hebdomadaires comme Minute ou Rivarol décrivent les mœurs sexuelles dépravées des Algériens qui menaceraient une France efféminée. L’historien Todd Shepard montre que l’extrême droite souhaite « se positionner comme l’incarnation d’une virilité saine, et donc comme seule capable de défendre des ennemis pervers les Français ». La partition est nette : d’un côté, des Algériens « hyper-sexualisés, proches de l’animalité [3] », de l’autre les responsables de la défaite — les gaullistes et de Gaulle —, qui ont féminisé la France, lui ôtant toute virilité. Le recueil qu’écrit Jean Sénac en 1967, Le Mythe du Sperme-Méditerranée, est une réponse à ces deux discours politiques : il s’oppose au pouvoir autoritaire et fermé de Boumediene ainsi qu’aux discours racistes véhiculés par l’extrême droite française. Les mots audacieux du corps attaquent donc directement l’appareil répressif.
L’homosexualité traduit un « non » jeté à la face de la société, et la libération conjointe du corps et de l’esthétique qui le représente dépasse le cadre algérien. Comme dans les textes de Jean Genet, une transgression des normes et des cadres rigides de l’écriture est à l’œuvre, la poésie se fait orgasme. À l’automne 1967, Jean Sénac entame une correspondance avec Lawrence Ferlinguetti, poète et libraire de San Francisco, figure charismatique de la Beat Generation. Plusieurs textes de Sénac rendent d’ailleurs hommage à Allen Ginsberg, en qui il voit un jumeau : le poète de Greenwich Village, né lui aussi en 1926, doit également vivre son homosexualité dans une société puritaine qui le marginalise. Et la ressemblance n’est pas uniquement biographique, tant Le Mythe du sperme-Méditerranée entre en résonance, dans le fond comme dans la forme, avec le recueil Howl de Ginsberg, publié en 1956.
Tantes radioactives radieuses puisque c’est la seule façon d’être radicalement contre cette société abominablement chatte.
Réceptacle des fondamentales négations, haine contre !
Ne pas donner prise. Nier.
Somptueusement.
Coït procréateur, moteur de la perpétuelle abomination !
Haine et tantouzeries contre !
Jusqu’à ce que vienne un homme. Mais il ne peut pas naître de ces vagineries-là. (Le Mythe du Sperme-Méditerranée, Œuvres poétiques, op. cit., p. 544.)
Dans les textes de Jean Sénac, comme dans ceux du mouvement nord-américain, l’esthétique est inséparable d’une revendication politique. Le recueil A-Corpoème, écrit en 1968 et publié en 1981, comprend plusieurs « flashs » qui font référence aux événements contemporains, qu’il s’agisse de la guerre du Viêt-Nam ou du conflit palestinien. Parallèlement, les « Visitations » de l’ange se poursuivent et permettent au sujet de s’éveiller à « un corps plus vaste ». La voix de l’intime ne se distingue donc pas de l’engagement politique, comme en témoigne ce cri du poète dans l’avant-dernier texte de l’ensemble : « Ce pauvre corps aussi / Veut sa guerre de libération ! » (A-Corpoème, Œuvres poétiques, op. cit., p. 601, p. 578, p. 602).
Dans les années 1967-1968, la poésie de Sénac reprend certains aspects du discours sur la répression tel qu’a pu le définir Michel Foucault dans les premières pages de La Volonté de savoir. Il est vrai que la représentation de la lutte des classes, présente dans les textes poétiques et le roman Ébauche du Père à travers les fantasmes érotiques qu’exprime Sénac, bouleverse le schéma de la famille bourgeoise bien-pensante. Ce combat pour la liberté dépasse, là encore, le cadre algérien, puisque la société française est traversée par la vague contestataire de Mai 1968. Or l’extrême droite considère que ces insurrections sont une des conséquences de la guerre d’Algérie : la jeunesse française, dévirilisée, serait corrompue par les émigrés nord-africains. Elle s’était déjà attaquée, en 1966, à la pièce Les Paravents de Jean Genet représentée au Théâtre de l’Odéon, dont l’action se déroule pendant la guerre d’Algérie et reprend les thèmes chers à Jean Genet, notamment la révolution et l’homosexualité. C’est dans ce contexte que Sénac revendique de plus en plus explicitement, sur un ton parfois très provocateur, la liberté des corps. L’évolution de son écriture montre donc que le renforcement d’un système autoritaire provoque une surenchère dans l’expression de la sexualité. Michel Foucault décrit en effet une sorte d’émulation entre le discours répressif et le discours sur la répression :
Parler contre le pouvoir, dire la vérité et promettre la jouissance ; lier l’un à l’autre l’illumination, l’affranchissement et des voluptés multipliées ; tenir un discours où se joignent l’ardeur du savoir, la volonté de changer la loi et le jardin espéré des délices — voilà qui soutient sans doute chez nous l’acharnement à parler du sexe en termes de répression (Michel Foucault, Histoire de la sexualité, vol. I, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 13).
Mais la poésie de Jean Sénac n’est pas uniquement un « parler contre » qui aurait pour seule vocation d’attaquer le discours dominant. Le poète parvient en effet à convertir cette marginalité sexuelle en force créatrice : le processus d’autodétermination se joue à la fois sur la scène extérieure, à travers l’indépendance algérienne, et sur la scène intime. Il s’agit de se définir non pas à partir de catégories figées, de cadres idéologiques étroits, mais de s’engager activement dans un processus d’autocréation. Son écriture participe donc bien de cette « esthétique de l’existence », de cette « élaboration de sa propre vie comme une œuvre d’art personnelle » qu’évoque également Michel Foucault [4].
À travers la création du corpoème, qui se réapproprie des patrimoines culturels divers pour créer une mythologie personnelle, l’écriture poétique devient un contre-pouvoir qui fonde — positivement, cette fois-ci — une expression nouvelle. Sénac s’apprêtait à la théoriser, quand on l’a mystérieusement assassiné le 30 août 1973 dans ce qu’il nommait sa « cave-vigie », rue Élisée Reclus à Alger. Une dernière adresse dont l’ironie tragique est confirmée par la signature que Jean Sénac avait apposée à ses écrits dès 1968 : « Alger-Reclus ».
Qui viendra réclamer le corps ?
Sénac a constamment voulu préparer l’avenir : il savait que la révolution ne serait pas achevée en 1962, et que la liberté n’est jamais acquise. La jeune génération algérienne est d’ailleurs l’un des destinataires privilégiés de ses recueils. Refusant d’adopter le regard passéiste des anciens combattants et de condamner ainsi la littérature nationale à un embaumement définitif, Sénac a mobilisé les jeunes poètes algériens en faveur d’un vrai renouvellement esthétique. Pour sortir du cycle de la commémoration, du ressassement de l’épopée nationaliste, il fallait inventer une forme nouvelle, quitte à introduire des dissonances dans le chant collectif. C’est cette écriture libre qu’il tente de promouvoir dans son Anthologie de la nouvelle poésie algérienne publiée en 1971. Il y cite de jeunes poètes algériens qui ont à l’époque entre 18 et 30 ans, notamment Abdel Hamid Laghouati, Hamid Nacer-Khodja, Rachid Boudjedra et Youcef Sebti. Ce dernier, qui a participé à ce processus d’individuation de la littérature algérienne avec une plume originale jusqu’au délire, subira le même sort que Jean Sénac, puisqu’il fut assassiné en 1993, la même année que l’écrivain et journaliste Tahar Djaout.Sénac ne s’est pas contenté d’ouvrir la voie à une nouvelle poésie algérienne ; il a aussi encouragé les autres arts. Défenseur de la peinture abstraite, il s’est lié d’amitié dès 1945-1946 avec de nombreux artistes, comme Louis Nallard, Jean de Maisonseul ou Sauveur Galliéro. En 1964, la fondation de la « Galerie 54 » par Jean Sénac et le peintre Mohammed Khadda a marqué une étape très importante dans la promotion des arts de l’Algérie indépendante. Par les expositions qu’il a organisées, le poète a fait découvrir au public les œuvres de Rezki Zérarti, Abdallah Benanteur, Mohamed Aksouh, Baya, ou encore Denis Martinez. La plupart de ces artistes se réclament de l’« École du Signe », projet artistique qui donna naissance au groupe « Aouchem » (« Tatouages »), en 1967.
Il s’agissait, pour ces créateurs, de trouver une voie singulière, différente du réalisme socialiste et de l’art occidental, et cette originalité passait par un ré-enracinement dans la terre maghrébine. Les signes et tatouages berbères, les lettres arabes ainsi que toutes les expressions plastiques traditionnelles devenaient une source d’inspiration pour des artistes que Sénac n’a cessé d’encourager.
C’est ainsi qu’il défendait, comme en poésie, une esthétique libre, voire subversive, se distinguant aussi bien de l’école réaliste que néo-orientaliste. Cette génération d’artistes lui a d’ailleurs rendu un ultime hommage : Denis Martinez a scellé une plaque de terre cuite, portant une inscription en arabe et en français, sur la tombe en pierres sèches construite par Jean de Maisonseul en l’honneur du poète disparu.
Malgré le riche héritage laissé par Jean Sénac, son œuvre poétique demeure peu connue au regard des maîtres du roman algérien comme Kateb Yacine ou Mohammed Dib. Il faut dire qu’elle est amputée, dans la mémoire algérienne, de ses textes les plus novateurs — les poèmes érotiques, que l’on a bien souvent oubliés au profit des écrits de combat. À cette vision partielle de l’œuvre s’ajoute la problématique de l’algérianité de l’écrivain : comme Jean Genet, Sénac a embrassé les causes des peuples opprimés, tout en étant condamné à leur rester étranger. Le lecteur contemporain peine également à accéder aux recueils, puisque la dernière édition des œuvres complètes, chez Actes Sud (1999), n’est disponible que dans de rares bibliothèques. Pourtant, exhumer le corpoème de Jean Sénac, c’est découvrir les différents visages d’une nation qui est encore trop souvent considérée comme un bloc monolithique, c’est entendre un chant qui redonne corps à l’individu capable d’inventer un nouvel ordre collectif. C’est, enfin, rappeler la présence d’une homosexualité qui reste sans voix dans l’Algérie d’aujourd’hui.
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Entretien avec Hamid Nacer-Khodja, 15 mars 2013
L’écrivain Hamid Nacer-Khodja, né en 1953, enseigne à l’université de Djelfa. Il a édité plusieurs ouvrages de Jean Sénac, qu’il a connu (Œuvres poétiques, Actes Sud, 1999 ; Pour une terre possible, poèmes et autres inédits, Marsa, 1999 ; Visages d’Algérie, regards sur l’art, Paris-Méditerranée, 2002), et lui a consacré deux études (Albert Camus, Jean Sénac ou le fils rebelle, Paris-Méditerranée /EDIF, 2000, 2004 ; Sénac chez Charlot, Domens, 2007).Blandine Valfort : Comment avez-vous connu Jean Sénac ?
Hamid Nacer-Khodja : J’ai connu Sénac en 1969 : j’avais à peine 17 ans. Je lui ai écrit dans le cadre de son émission de radio « Poésie sur tous les fronts » pour lui demander des poèmes de René Depestre qu’il venait de lire. Ce poète d’Haïti, réfugié à cette époque à Cuba, était venu au premier Festival panafricain d’Alger de juillet 1969, et Sénac lui avait consacré une série d’émissions sous le titre « Nous faisons la Révolution, donc nous existons ». Ce titre m’a beaucoup séduit. L’émission « Poésie sur tous les fronts » était extrêmement populaire au sein de la jeunesse algérienne. Sénac m’a répondu ; je suis allé chez lui, il m’a remis ces poèmes de René Depestre, et m’a dédicacé quelques-uns de ses recueils. Nous sommes donc devenus amis à partir du mois d’octobre 1969.
BV : Cinq poèmes que vous avez signés figurent dans l’Anthologie de la nouvelle poésie algérienne publiée en 1971 par Sénac. Comment cette anthologie a-t-elle été constituée ?
HNK : L’anthologie de 1971 a été publiée aux éditions Saint-Germain-des-Prés. Elle a été précédée de sa sœur jumelle : une conférence de Sénac faite en mars 1969 au Centre culturel français d’Alger. Ce sont les mêmes textes, qui ont été enrichis, et légèrement modifiés. « Jeune poésie algérienne » : c’est lui qui a lancé cette expression qui va faire couler beaucoup d’encre. Poésie algérienne « de graphie française » et non pas « d’expression française ». [...] C’est une anthologie originale : elle comprend des poèmes issus de recueils inédits, écrits par de jeunes poètes qui fréquentaient le « cénacle de Sénac », si l’on peut dire... Sénac avait déjà publié, dans sa collection « Poésie sur tous les fronts » créée en 1965, Pour ne plus rêver de Rachid Boudjedra, et Chacun son métier d’Ahmed Azeggagh. Ce titre de collection est devenu ensuite celui de son émission poétique, de 1967 à 1971.
BV : N’a-t-il pas semblé paradoxal, à l’époque, de publier une Anthologie de la nouvelle poésie algérienne aux éditions Saint-Germain-des-Prés ?
HNK : Effectivement, il y a eu des réactions très vives de la part de certains lecteurs dans le journal L’Unité, un hebdomadaire en langue française de la jeunesse du FLN. [...] Sénac était en quelque sorte le conseiller bénévole de ce journal. Certains ne comprenaient pas pourquoi il éditait cette anthologie en France, dans une collection qui, de surcroît, comprenait de nombreuses pages de publicité... ce qui était perçu comme un éloge du capitalisme. [...] Par la suite, Sénac n’a plus vraiment eu de liberté d’expression en Algérie.
BV : Et ce d’autant plus qu’à cette époque, l’édition était contrôlée par la Société nationale d’édition et de diffusion (SNED)...
HNK : Oui, un monopole ! En 1965, les Éditions Nationales Algériennes (ENA) ont été créées sur la base du patrimoine de Hachette, qui a été nationalisé. [...] La SNED va lui succéder en 1966. Effectivement, l’État a choisi l’option socialiste, c’est-à-dire une politique du livre étatique, et non pas de nature privée. [...]
BV : Ni Malek Haddad ni Kateb Yacine n’ont soutenu Sénac. Malek Haddad avait fait des choix politiques opposés aux siens, puisqu’il avait soutenu le coup d’État de Boumediene. On comprend donc leurs querelles. Mais pourquoi Kateb Yacine s’est-il fâché avec Sénac ?
HNK : C’est le grand mystère... [...] Le premier article sur Nedjma est de Sénac, dès le mois de juillet 1956 et, dans l’émission « Lecture pour tous » de 1956, Kateb a aussi fait l’éloge de Sénac. En 1963, ce dernier publie un texte sur une pièce de Kateb intitulée La femme sauvage. À l’époque, Jean Sénac était très proche du pouvoir de Ben Bella. Or Mohamed Boudia, directeur du théâtre national algérien, hésitait à faire jouer cette pièce (qui a finalement été représentée). Kateb en voulait à Sénac de ne pas l’avoir aidé à la faire jouer.
Lors de la création de l’Union des écrivains algériens, en octobre 1963, Kateb Yacine a été désigné membre du bureau de l’Union qui comprenait 5 ou 6 personnes. Ces dernières devaient préparer des statuts en vue d’une assemblée générale... qui n’a jamais eu lieu. Sénac a saisi tous les écrivains pour leur demander de fixer les grands objectifs de cette Union nationale des écrivains. Kateb a répondu et Sénac a plagié une grande partie de son texte. Depuis, Kateb a toujours traité Sénac de « séraq », ce qui veut dire « voleur ». En mars 1967, dans un entretien dans Jeune Afrique, à Paris, Kateb a commencé à attaquer Sénac. Il disait qu’il était à la recherche de lauriers, de dinars... que tout le monde pouvait écrire « tu es belle comme un comité de gestion », etc. Sénac a répondu qu’il n’était pas comme Kateb un révolté par contrat, qu’il s’intéressait aux jeunes. Il disait qu’on lui avait toujours reproché d’avoir « mis ses pieds noirs dans le couscoussier ». [...] Sénac a démissionné de l’Union des écrivains. En 1970, dans un entretien avec Perroncel-Hugoz, il disait qu’il voulait que ces querelles cessent. [...]
Kateb détestait Sénac, sans doute parce qu’il était proche du pouvoir sous Ben Bella. Après Ben Bella, Sénac s’est totalement éloigné du pouvoir. Au contraire, c’est Kateb qui s’est ensuite rapproché de ce dernier en dirigeant une troupe qui dépendait du Ministère du Travail. D’ailleurs, quand l’émission « Poésie sur tous les fronts » de Sénac a été supprimée, il a demandé l’aide de Kateb et de Malek Haddad, en vain.
BV : Est-ce que Sénac avait des liens avec les milieux littéraires d’expression arabe, en dehors de l’Algérie ?
HNK : Non, mais il admirait beaucoup la littérature de langue arabe traduite en français (il ne connaissait pas l’arabe). [...] Sénac a participé en avril 1972 à une rencontre des poètes de langue arabe et de langue française à Constantine. Il voulait bien sûr provoquer la rencontre. Il a beaucoup diffusé dans ses anthologies la poésie algérienne de langue arabe et de langue berbère. [...] Sénac a été en lien avec la revue marocaine Souffles, qui jouait un rôle très important. Sénac et Jean Déjeux étaient les seules personnes à la lire en Algérie, car elle n’était pas du tout diffusée. Il était en correspondance avec Laâbi qui lui a d’ailleurs rendu plusieurs hommages. Il n’a jamais participé directement à cette revue, mais il lui a consacré plusieurs émissions de « Poésie sur tous les fronts » [...] Il était aussi en lien avec la revue Alif, fondée par Lorand Gaspar. [...] Sénac s’est toujours intéressé à la poésie dans les trois langues. [...] Dans Le Soleil sous les armes, il fait référence à la poésie arabe et à la poésie kabyle de résistance. Après l’indépendance, il a toujours voulu que les poètes arabes soient traduits en français.
BV : Sénac s’est beaucoup intéressé à la peinture, qui a joué aussi un rôle dans sa réflexion poétique. Que désigne, en Algérie, la formule « École du Signe » ?
HNK : [...] Tout le monde parle d’« École du Signe » aujourd’hui pour la peinture maghrébine et particulièrement algérienne.
[...] Sénac a prononcé cette formule en 1955 en voyant des tableaux de Khadda au Salon des réalités nouvelles (salon de peinture abstraite tenu par Louis Nallard et Maria Manton). [...] Il a ensuite préfacé les catalogues de Khadda et de toute la mouvance (Martinez, Aksouh, Akmoun...) et a intitulé cette tendance « École du Signe », car elle utilise le signe berbère ou les lettres arabes. [...] L’École du Signe, c’est l’enracinement : il fallait bien que ces artistes trouvent une voie. Comment exprimer le socialisme dans la peinture sans tomber dans le réalisme socialiste ? Il fallait aussi éviter de copier la peinture occidentale. Le Maghreb devait se trouver une voie propre. Ce fut donc la réinvention des signes ancestraux, c’est-à-dire les signes berbères et les lettres arabes. À l’époque, Cherkaoui, au Maroc, le faisait déjà. C’était donc d’abord un problème d’identité politique. Vint par la suite le groupe « Aouchem » (« Tatouages »).
BV : Alger était donc, à l’époque de Sénac, en pleine ébullition politique et culturelle ?
HNK : Alger était vraiment devenue la capitale des révolutions en exil. Il y avait tous les mouvements de libération, y compris le Québec libre... Il y avait des gens d’Afrique du Sud, mais aussi Mario de Andrade, il y avait la Palestine évidemment, les Black Panthers... Tous ces gens-là, Sénac les fréquentait. Il était même leur relais à la radio. Sénac a été le premier à consacrer une émission de « Poésie sur tous les fronts » à la jeune poésie palestinienne qu’il admirait beaucoup. Cette dernière venait d’être traduite par Laâbi, chez Oswald, dans une petite anthologie. Sénac diffusait, dans son émission de radio, de nombreuses chansons révolutionnaires des Palestiniens, en langue arabe.
BV : Actuellement, en Algérie, comment la mémoire de Sénac est-elle perpétuée ? De jeunes poètes revendiquent-ils cet héritage ?
HNK : Certains, oui. L’œuvre de Sénac a d’abord été enseignée par Djamel Eddine Bencheikh à Alger entre 1963 et 1968 environ (Bencheikh a regagné la France en 1969). Ensuite, en 1976, le ministère de l’Enseignement supérieur a mis des textes de Sénac au programme, avec d’autres écrivains de la littérature engagée. En 1990, deux poèmes de Sénac extraits de Aux Héros purs ont été intégrés dans un manuel de langue française de Terminale. À l’Université de Béjaïa, des étudiants ont fait des travaux de recherche sur Sénac. À Alger aussi. En 2004, à l’occasion du 30e anniversaire de la mort de Sénac, la Bibliothèque nationale d’Algérie, qui est dépositaire des fonds Sénac, a publié la première et unique anthologie de Sénac en langue arabe (Diwân es Shams).
Mais globalement, le nom de Sénac est associé à l’homosexualité. De temps en temps on évoque aussi Sénac quand on parle de Camus, en l’opposant à lui, car Sénac a épousé totalement la cause algérienne. Mais on n’évoque pas du tout, en Algérie, les recueils érotiques. Les livres qui y sont les plus diffusés sont Pour une terre possible et Visages d’Algérie.
par Blandine Valfort
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Jean Sénac : Lettre à un jeune Français d’Algérie
Mars 1956
Avant toute chose, il faut que tu saches, et cela de façon irrévocable, que si je n’ai jamais conçu l’Algérie sans eux, je ne peux désormais non plus la concevoir sans toi. Non, mon Algérie ne peut être la terre d’un racisme, et si je combats si violemment en toi les traces du vieil homme c’est pour maintenir parmi nous l’homme que tu ne peux éviter d’être.Tu aimes l’Algérie où tu es né, où tu as grandi, comblé ; tu as sur cette terre tes parents et tes morts, tes souvenirs et ton espérance, le seul endroit pour toi de l’acte et du repos. Pour tout dire l’Algérie est ta patrie et ta raison de vivre. Tu sens que cette terre t’appartient, qu’elle chemine dans tes veines, que vous êtes liés indissolublement. Tout cela est vrai, cela est juste et bon. Mais puisque tu aimes cette terre, t’es-tu vraiment demandé ce qu’elle est, cette terre, ce qu’elle est réellement ? Être un homme, c’est aujourd’hui voir clair. Je sais que tes fanfaronnades cachent un désarroi, une douleur dont l’issue risque d’être le désespoir. Ah, terrible justice du monde ! vous qui avez semé le désespoir, voici qu’il vous revient, voici que le bourreau devient la victime. Les mots sont un peu gros ; un peu forts. Oui, bien sûr, mais tu ne t’es pas promené à trois heures du matin en décembre, rue de la Lyre à Alger, tu n’as pas vu les gosses crever de froid dans la vermine, les gosses innocents chassés par la police à coups de pieds, à coups de talons dans le crâne ! Tu n’as pas vu la plaie énorme dans le cœur de tes ouvriers. “Bicot, melon, bon à rien, voleur, fainéant, tronc de figuier“, ce sont des mots plus puissants que des perforeuses, des mots qui finissent par vous faire des entailles si profondes que le vent de la vengeance s’y engouffre sans épargne. La dignité, il faudra bien que tu admettes que tous les hommes en ont besoin et que, si on la leur arrache, ils finissent tout de même par la reconquérir.
Je ne reviendrai pas sur nos fautes et sur les causes du drame algérien. Tout le monde – et toi-même – sait heureusement à quoi s’en tenir. Seulement, aujourd’hui, le sang coule ! Oui, les hommes sont cruels et stupides, ils ne comprennent qu’une seule chose : la mort. Et tant de morts nous pèsent sur la conscience, auxquelles nous avons consenti par notre silence ou par nos paroles. Dans ce temps de morts, comme il est difficile de dire un mot ou de prolonger un silence qui ne tue pas ! (…)
Ce qu’il faut maintenant c’est tenir un langage réaliste et sans pudeur, aussi impudique et scandaleux que la vérité aux échardes. Et cela sans perdre une minute. Peut-être est-il déjà trop tard...
Tu conviens avec moi que la partie en Algérie est perdue pour les maîtres. En cela tu fais preuve d’une clairvoyance qui manque à beaucoup de nos compatriotes. La force, la répression et les excès du pouvoir, même s’ils s’exerçaient avec plus de vigueur, ne pourraient que colmater ici et là quelques brèches. Cela ne tiendrait pas plus d’un an ou deux, cinq au maximum. Le peuple algérien a gagné sa bataille. Le reconnaître n’est plus qu’une question de jours et de tactique. C’est pourquoi, moi qui ai milité pour cette liberté et cette indépendance, moi qui ai lutté contre les prétentions égoïstes de nos pères, je dis qu’aujourd’hui la patrie algérienne est fondée et que le problème algérien est désormais un problème européen. C’est-à-dire que l’heure de l’option est venue et que la chute des masques est une question de vie ou de mort.
Oui, “les Arabes“ ont gagné la partie. Depuis plus d’un siècle l’Europe vit sur cette terre sans se soucier des neuf dixièmes de ses habitants. Il est juste que ceux-ci retrouvent enfin leurs droits. La justice a pris les armes. Notre mal fut l’Absence. Avec la force du désespoir, tu me dis : “Nous tiendrons le temps que nous tiendrons, mais nous ne nous laisserons pas faire“. Ne pas se laisser faire signifie pour toi tirer sur l’élastique d’une époque périmée. Tu vois bien que le fil est usé mais tu tires quand même. Tu agis désormais comme le fellagha : tu te sens humilié, frustré, tu prends les armes, tu acceptes la mort, tu décides de défendre ton bien. Avec la différence que lui a raison et combat pour l’avenir tandis que tu as tort et te sacrifies pour le passé. Je dis bien “sacrifies“. C’est pesé. Ta résistance est inutile et tu le sais bien. Tu pèches par habitude, par manque d’imagination. Une fois de plus tu prends ton amour-propre pour de l’orgueil. Au nom de ce stupide sentiment tu es prêt à accepter le pire : tenir jusqu’au bout et, en fin de compte, mourir ou fuir. “On aura au moins montré qu’on n’est pas des lâches“. Pourquoi, grands dieux ? Et pour défendre quels intérêts ? Si j’ai bien compris, tu accepterais même de perdre ta vie et ta ferme... C’est cela que j’appelle “Démission“. Ce qu’il faut réviser, c’est ta conception du monde. Non pas “le lieu“ mais “la formule“. Au fond, je l’ai bien compris, tu sais que les choses ont changé, tu sais que le peuple algérien, derrière son Armée de Libération Nationale, obtiendra bientôt la reconnaissance de sa personnalité et les réformes sociales et économiques nécessaires à l’affirmation de cette personnalité, tu sais que “la défaite“ est proche, mais tu crois tellement à ta “supériorité“ que tu espères malgré tout le miracle, ton miracle. Tu te dis : “À la fin des fins, si je lutte, je gagnerai“. Tu rêves parfois de l’Afrique du Sud, et tu ne comprends pas que tu t’aveugles sur une cause qui, parce qu’elle est injuste, ne tardera pas à être perdue. À la réalité rugueuse tu opposes ton rêve. Et toi qui méprises si ouvertement les poètes, tu te plais à entretenir des mythes. Vous, hommes d’action, vous m’avez toujours étonné par votre fantaisie et vos affabulations. Aujourd’hui, vous me faites peur. Vous consentez trop facilement “à la valise ou au cercueil“. Vous devenez à votre tour complices d’une volonté qui me fait mal. L’Algérie se fera avec nous ou sans nous, mais, si elle devait se faire sans nous, je sens qu’il manquerait à la pâte qui lève une mesure de son levain. Si l’Algérie avait délibérément choisi l’Orient et un mode de vie oriental, je penserais que c’est son droit et que nous n’avons rien à dire. Mais, si l’Algérie reste attachée à l’Orient, elle a néanmoins choisi un ensemble de structures qui relèvent de I’Occident, et c’est pourquoi je reste persuadé que, vieux occidentaux, cette révolution nous concerne, que nous avons un rôle à jouer dans cette nation et que nous avons, nous aussi, un certain nombre de briques à apporter à l’édifice commun. Ainsi, tout en participant à la vie de la nation, nous recevrons à notre tour un sang jeune et une vigueur réveillée. Je continue à croire, et j’espère contre toutes les apparences, que l’Orient et l’Occident, unis dans une œuvre nouvelle, auront dans les années à venir un visage de salut à proposer au monde. Je crois que l’Orient et l’Occident ont besoin de se rajeunir et d’incarner ensemble une idée neuve de l’homme. L’Algérie devrait être le creuset de cette culture et de ce message pacifique. C’est pourquoi nous n’avons pas le droit de quitter la terre où nous pourrons nous réaliser. Mais ce droit ne va pas sans devoirs et le premier consiste, après avoir opté sans équivoque pour ce pays (sans lequel nous ne serions plus que des exilés, des déracinés), à en accepter loyalement la réalité.
La réalité, c’est que ce pays est arabo-berbère et musulman et que nous sommes, avec les israélites entre autres, une minorité qui, comme telle, risque d’avoir une place minoritaire. La réalité, c’est que sur cette terre indépendante, un million d’Européens devra abandonner ses privilèges pour participer, dans la proportion de un pour neuf, a l’édification:d’un:ordre égalitaire. La réalité, c’est que nous perdrons un peu de notre confort de seigneurs et de nos immenses propriétés. La réalité, c’est que, si nous le voulons, dans l’égalité des droits et des devoirs, et la justice retrouvée, après une période où l’esprit de revanche nous aura certainement fait souffrir, il sera possible, en prenant appui sur nos différences, de donner au monde un visage généreux de l’homme. Ce sera une expérience difficile et unique. Elle vaut la peine d’être tentée. Ne nous faisons pas d’illusions, au début nous aurons à subir à notre tour un certain nombre d’humiliations. D’ores et déjà, nos morts de “cette guerre“ créent un terrible fossé de cruauté, de vengeance et de surenchères inhumaines. Mais si nous ne cédons ni à la facilité ni au sentiment, un jour, avec l’équilibre renaîtra, au-delà des origines et des religions, au-delà d’un passé pénible, le sens profond de la Communauté.
Toi qui es colon, je crois que tu as aussi tout à gagner à cela. De toute façon c’est à prendre ou à laisser. Et c’est ici qu’il faut accepter, quoi qu’il en coûte, de dire la vérité cruelle : le jour viendra où, dans une Algérie libre, un million d’Européens (parmi lesquels à peine 25.000 colons), d’une part déçu par le gouvernement français (qui ne peut se payer le luxe de guerres coloniales continuelles et subira les pressions de plus en plus précises de l’ONU et des nations de Bandoeng), d’autre part considéré, à juste titre, comme “rebelle“ par le gouvernement algérien, se trouvera livré à la haine (qu’il n’aura su ni prévenir ni endiguer) et aux solutions du désespoir : “la valise ou le cercueil“.
Moi, je dis non ! À ce faux dilemme, je réponds par notre seule solution : prendre fait et cause pour l’Algérie réelle, accepter quoi qu’il en coûte une Nuit du 4 août, à notre amour-propre de Français d’Algérie répondre par notre fierté d’Algérien. Les Anglais et les Espagnols d’Amérique trahissaient-ils leur race et leurs traditions en choisissant leur nouvelle patrie ? Dès à présent, le peuple et un certain nombre de chefs politiques français reconnaissent à l’Algérie le droit de se gérer elle-même et de choisir son destin dans le cadre d’une amitié française.
Peut-être est-il grand temps pour les Français d’Algérie de comprendre que pour eux qui se sentent solidaires de ce pays (au point qu’ils s’y feraient tuer plutôt que de le quitter), la seule issue se trouve dans une juste prise de conscience nationale, dans un effort commun avec ceux qu’hier encore ils traitaient en ennemis. Nés et formés par une même terre, un même amour, musulmans et européens ont tout à gagner à s’entendre, à s’estimer et à définir ensemble une œuvre de vérité.
Mais accepterez-vous de lâcher quelques préjugés pour le salut de tous ? J’ai peur que ce ne soit là encore qu’une utopie et que cette Algérie, notre Mère, ne se fasse à la longue, par votre faute, sans vous et contre nous. C’est ici que le cœur se déchire, pour nous qui savons combien nos amis arabes et berbères, malgré le mal que nous leur avons fait et le terrorisme dont ils nous frappent, continuent de vouloir passionnément la fraternité, l’égalité et cette liberté qu’ils ont appris à chérir dans une tradition que nous avons quelquefois reniée. Voilà, Jean-Pierre, ce que je devais te dire pour ne pas être comptable à mon tour des “désertions de l’espérance“. Le temps est venu de choisir et de préférer à l’illusion des races la réalité d’un pays. »
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Jean Sénac est né le 29 novembre 1926 à Beni-Saf (Algérie) dans une famille ouvrière d’origine espagnole. Interpellé très tôt par la situation d’injustice de la société coloniale, il rejoint le FLN, dès 1954 et rentre en Algérie à l’indépendance, la choisissant comme patrie. Poète avant tout, il a créé de nombreuses revues, plus ou moins éphémères, et a écrit aussi divers textes dont cette lettre, en 1956, adressée à un certain « Jean-Pierre » mais qui, publiée dans la revue Esprit, prend une valeur plus générale : expliquer inlassablement aux siens, à ceux de sa communauté, que la colonisation ne peut et ne doit perdurer et qu’il faut construire, ensemble, une nouvelle Algérie. A partir de 1962, J. Sénac est une personnalité du monde de la culture en Algérie et, en particulier, il aide à l’émergence de nouvelles voix poétiques par ses recherches dans tout le pays qui ont pour « tribune » ses émissions de radio. Assassiné chez lui, au cœur d’Alger, à la fin du mois d’août 1973 (sans que les circonstances du meurtre aient été élucidées), il est enterré près d’Alger à Aïn Benian et reconnu, aujourd’hui, comme un des grands poètes de l’Algérie. En 1956, la période est celle de la radicalisation, de part et d’autre, de la guerre. Jean Sénac écrit cette lettre peu de temps après la « journée des tomates », au cours de laquelle le président du Conseil, Guy Mollet, a honteusement capitulé devant les « ultras » d’Alger.
Alain Ruscio et Christiane Chaulet Achour