Michèle Audin est
mathématicienne, membre de l’Oulipo (c’est un groupe fondé par Raymond Queneau
formé de littéraires et de mathématiciens). Kamel Daoud est journaliste au
« Quotidien d’Oran »
Est-ce un livre autour de
l’absence et du souvenir de l’absence ? demande Tewfik Hakem (TH) à
Michèle Audin. « Avec l’acte littéraire, j’ai essayé de créer ce personnage
que j’ai très peu connu. Cet homme, mon père, dont on ne parle qu’en évoquant
sa disparition, sa mort. Par cet ouvrage je l’ai raconté autrement pour qu’il
ne disparaisse pas complètement. « Mon père n’a pas que ‘‘disparu’’,
il a aussi vécu. C’est très important de le dire, de l’écrire. »
Kamel Daoud, en réponse à une
question de Tewfik Hakem sur la lecture de L’Etranger de Camus, source de son
propre roman « Meursault, contre-enquête », parle de deux périodes de
lecture du roman d’Albert Camus, la première est celle de l’innocence, celle de
sa jeunesse, il a lu L’Etranger sans a priori, librement, la seconde période
est celle de la lecture idéologique,
« je le lisais avec mon passeport
d’Algérien ». K. Daoud précise : « durant la première période
j’adhérais aux interrogations d’Albert Camus, dans la seconde je rejetais ses
réponses. »
KD : « Quand on met
les pieds dans le royaume camusien, un royaume spatio-temporel qui se trouve à
la fois en France et en Algérie, dans le passé et le présent, on se trouve
embarqué dans un tourbillon et dans un procès qui perdure, que ce soit en
France ou en Algérie et c’est ce qui me met mal à l’aise, le fait de devoir
endosser le costume de l’avocat ou du juge
Ce qui m’a enthousiasmé,
c’était cette brèche à propos de l’Arabe
anonyme que vous avez, Tewfik Hakem, appelé « détail ». Il me fallait
investir cette brèche avec de la fiction, la faire parler en inversant les
rapports. Mon roman n’est pas une réponse à L’Etranger de Camus, ce n’est pas
un commentaire de vétéran de guerre.
Cette brèche se trouve posée
dans un livre-culte, dans une oeuvre universelle, certes, mais aussi très
algérienne, que j’ai voulu investir, oser sa reprise en main.
Ce qui m’a frappé c’est cette
propension qu’a « l’homme blanc » à vouloir tout nommer, les
montagnes, les rivières, les golfes, et dénomme le seul humain qu’il croise.
L’Etranger de Camus est une « Robinsonnade » tragique.
Ce qui m’importait c’est qu’à
partir de Camus pouvoir sauver ma peau, pas celle de Camus. Camus n’était qu’un
prétexte pour mon texte.
Mon roman n’est donc ni une
brèche, ni une réponse, ni une contre-attaque destinée à Camus. Mon roman est
une brèche, une interrogation et une enquête. »
T. H. insiste, reviens sur la
question de l’absence de l’Arabe chez Camus (écouter ici-même la réponse vidéo
de K.D.)
T.H. demande à K.D.
« Est-ce-que, en écrivant ce livre, vous vouliez aussi sortir, une fois
pour toutes, de cette histoire, celle qui structure aujourd’hui la légitimité
du pouvoir en Algérie, celle des débats universitaires autorisés ou des débats
de la presse, vouliez-vous sortir de ce débat-là, de ce passé-là, pour parler
du présent, montrer que Meursault peut être l’Arabe d’aujourd’hui, le frère
d’aujourd’hui aussi ? »
K.D. : « l’entreprise la
plus difficile durant mon parcours c’était de retrouver le présent. Je ne veux
pas que le passé remonte. Je voudrais qu’il disparaisse. Je voudrais que le
présent me soit restitué.
Quant à la confusion
volontaire que fait faire l’auteur, K. Daoud à Haroun (frère de l’Arabe
assassiné) qui amalgame donc Albert Camus (un être de chair) et Meursault (un
être d’encre et de papier) - (c’est notre question), Kamel Daoud répond : « Le
personnage Haroun, le frère de l’Arabe assassiné par Meursault, fait une
confusion qu’il trouve justifiée, entre l’assassin, Meursault et l’auteur
Camus. Pourquoi ai-je fais ce choix ? Depuis les années 90, il y avait une
polémique en Algérie, qui dure et persiste, à propos de Camus, de ses choix, de
ses phrases, la justice, sa mère… Et j’ai remarqué que Camus lui-même est
devenu un personnage d’une polémique qui dure depuis des décennies, à tel point
qu’il y a une confusion totale, on en a parfois la certitude, entre le meurtre
d’un de ses personnages, et le fait qu’il ait, Camus, pris des positions données.
On fait et le procès de Meursault et le procès de Camus. Beaucoup de gens qui
ne lisent pas Camus construisent, à partir d’une ou quelques phrases lues ou
entendues, toute une réflexion, parce qu’il y a dédain de la vérité et de l’exactitude.
En début de vidéo il est écrit:
Intervention
de Kamel Daoud à propos de son roman « Meursault, contre-enquête »
(Barzakh), le samedi 22 février 2014, au MUCEM de Marseille, dans le cadre de
la manifestation « Alger/Marseille, allers-retours : Rencontres
littéraires », le modérateur est Tewfik Hakem.
(lire le dossier complet sur cette
manifestation, ici : http://leblogdeahmedhanifi.blogspot.fr/ Posts 428, mais aussi 427 et 410)
Pardon à Michèle AUDIN de ne pas reprendre des extraits de son livre, car je ne l'ai pas. A.H.
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Le Quotidien d’Oran dimanche
23 février 2014
Kamel Daoud et Albert
Camus : L'endroit
de l'envers
par Christiane Chaulet-Achour *
Les écrits algériens
sur Camus sont désormais si nombreux que nous avons éprouvé le besoin de les
rassembler en une sorte de répertoire, publié ce mois-ci par Casbah éditions,
Quand les Algériens lisent Camus. Cet ouvrage permet de découvrir la richesse
bibliographique sur le sujet.
Or, tout récemment, le
roman de Kamel Daoud, Meursault. Contre-enquête, à Alger chez Barzakh, a retenu
notre attention, une fois le «répertoire» terminé, à la fois par sa performance
littéraire mais aussi par le fait qu'il appartient à la génération de la
post-indépendance dont le rapport à l'œuvre de Camus est différent de celui des
aînés.
UNE OUVERTURE
INCITATIVE
Cette contre-enquête
se déroule en 15 chapitres dont le premier chapitre développe les constantes de
reprise et contre-proposition par rapport à Camus et d'évasion vers l'Algérie
actuelle. On peut lire le roman sans connaître l'œuvre de Camus mais lorsqu'on
la connaît l'effet de stéréophonie est savoureux et parfois même désopilant
comme cette première phrase : «Aujourd'hui, M'ma est encore vivante.»
Le roman raconte ce
qui n'a pas été dit : tout le monde parle d'un seul mort alors qu'il y en a
deux ; ainsi le motif de la contre-enquête est dévoilé : «Je te le dis d'emblée
: le second mort, celui qui a été assassiné, est mon frère. Il n'en reste rien.
Il ne reste que moi pour parler à sa place, assis dans ce bar, à attendre des
condoléances que jamais personne ne me présentera.»
Un «je» parle à un
«tu» dans un bar d'Oran
évidemment pas dans un bar d'Amsterdam !
Oran comme dans La Peste ! Ce vieillard ne laisse pas la parole à son
interlocuteur et l'exhorte au silence et à la patience : les choses seront
dites quand elles devront être dites. Très vite ce narrateur développe une
thématique récurrente : s'il écrit et parle en français, c'est qu'il a appris
cette langue qui n'est pas la sienne pour se mesurer, sinon rivaliser avec
Camus, lire son livre et raconter, lui-même, l'histoire complète qui
n'éliminerait pas «l'Arabe». Dans ce monde «ciselé» que Camus a su créer, une
seule ombre, «celle des «Arabes», objets flous et incongrus, venus
«d'autrefois», comme des fantômes avec, pour toute langue, un son de flûte.»
L'Arabe sur la plage s'appelait Moussa : «Qui sait si Moussa avait un revolver,
une philosophie, une tuberculose, des idées ou une mère et une justice ?»
Moussa/Meursault-deux
morts, un frère aîné/son petit frère, deux meurtres, l'un au soleil à 2h. de
l'après-midi et l'autre sous la lune à 2h de la nuit
, le chiffre 2 est
souverain et donne du sens en même temps qu'il montre le jeu auquel s'est livré
Kamel Daoud : reprendre un texte si connu et si controversé sans en faire une tragédie
mais comme un jeu où humour, ironie (de l'histoire
) et invention donnent
une jubilation à celui qui jongle avec Camus et avec l'Algérie. Autour du
«zoudj», Kamel Daoud, brode avec virtuosité. Au bout du
conte, on verra
apparaître une équivalence, Meursault ou l'Arabe, c'est pareil, Meursault ou
lui, le vieux narrateur, partagent la même identité de meurtrier impuni et
d'homme indifférent au monde : «Un Arabe bref, techniquement fugace, qui a vécu
deux heures et qui est mort soixante-dix ans sans interruption, même après son
enterrement.» Et tout le monde a transformé un meurtre «en insolation». Le
frère qui parle s'appelle Haroun ; lui et Moussa sont Ouled el-assasse, fils du
gardien. Or, dans «assasse», il y a aussi bien assassin qu'assassiné.
Ce roman est si
intelligent et si bien construit, intégrant reprise, détournement et
transgression de l'œuvre camusienne qu'on souhaiterait tout citer. Ne le
pouvant pas, on conseille de le lire
Car, malgré sa proximité avec
L'Etranger, Kamel Daoud parvient à écrire une œuvre autonome et originale, sans
oublier son objectif qui apparaît comme unique dans le titre mais qui n'est pas
le seul : une contre-enquête pour rétablir justice et droit que la première
enquête a voilés.
Les quatorze chapitres
suivants vont détailler la vie qu'a été celle du frère et de la mère après le
meurtre, le quartier où ils vivaient puis leur déménagement à Hadjout où la
mère vit toujours et, pour le vieillard qui parle, à Oran. Haroun a appris le
français pour lire «un des livres les plus lus au monde», interprétant
L'Etranger comme un récit des origines. Le chapitre 7 offre une magistrale
transposition du fameux «Dimanche au balcon», déjà remis sur le métier par
Camus dans Le Premier homme et qui devient ici «Le Vendredi au balcon». Vient
ensuite le récit de l'autre meurtre : au début de l'été 62, Haroun a tué un
Français : ce n'est «pas un assassinat mais une restitution». Le chapitre 15
est la clôture
«Fin de partie» comme
dirait Beckett ! Le vieillard du bar est au bout de son histoire, il n'a pas
été condamné et, comme Meursault dans sa cellule, il a rêvé que les autres
assistent à sa pendaison avec des cris de haine et reconnaissent ainsi son
existence.
CAMUS ET SA LECTURE
Kamel Daoud sollicite
plusieurs textes de Camus mais le dialogue massif se fait avec L'Etranger, avec
une prédilection pour l'extension du récit : au-delà de ce que pouvait voir
Camus, l'envers du décor qu'il ne voyait pas et le décor d'aujourd'hui qu'il ne
pouvait connaître. Une fois la lecture terminée, il est patent que l'Arabe a
été oublié sur la p(l)age et que la «colère» de ses semblables se justifie. Le
reproche n'est pas fait à Camus de n'avoir pas procédé autrement : fils de
l'Algérie coloniale même si ces termes ne sont jamais
utilisés il ne pouvait
concevoir les choses autrement. Dont acte. En cela il rejoint quelques
interprétations universitaires qui, contrairement à ce qu'affirme Haroun, n'ont
pas manqué de souligner la forte contextualisation algérienne du récit pour
comprendre l'escamotage de la victime du meurtre. En 1960, Pierre Nora,
approuvé par J. Derrida, interprétait, «L'Etranger comme un roman algérien dont
la dernière scène le coup de revolver de Meursault sur un
Arabe anonyme s'offre comme la
réalisation fantasmatique d'un désir inconscient des Français d'Algérie.»
Beaucoup serait à dire
sur les thématiques qui se déploient dans cette contre-enquête. Evoquons-en
trois. La langue tout d'abord : de façon appuyée et récurrente reviennent des
paragraphes insistant sur Camus, maître de langue française et sur le style
comme transformation du réel et sur la duplicité de l'écriture dès lors qu'elle
s'attaque à l'Histoire plutôt qu'à la géographie. La femme est très présente
tant chez Camus que chez Daoud. Que ce soit par le biais de la Mauresque
prostituée dont Raymond est le proxénète ou Zoubida qui serait l'amie de Moussa
et non sa sœur. Que ce soit avec les femmes aimées : Marie et Meriem ; plus
contemporain, Kamel Daoud n'a pas la vision conformiste méditerranéenne de la
femme aimante et soumise qu'a Camus et sa Meriem est pleine de vie, insoumise
et constructive. Les mères enfin, en apparence opposées mais qui, au fond se
ressemblent, régnant sur la vie de leurs fils pesamment. L'identité enfin.
Meursault. Contre-enquête est l'histoire d'une restitution de l'identité de
base à laquelle a droit chaque être humain. De cette spoliation naissent des
êtres timorés, lâches et velléitaires comme le narrateur du bar d'Oran. S'il y
a toujours «un autre» dans l'Histoire comme il nous le dit à un moment du
récit, il faut savoir qui il est ; pour que chacun évolue en toute autonomie,
il ne faut pas le réduire à une identité grégaire : hier l'Arabe est devenu
Arabe par le regard de Meursault et a perdu son identité, aujourd'hui, par
l'imposition d'une même attitude religieuse, tous deviennent des Meursault.
«Arabe, je ne me suis jamais senti arabe, tu sais. [
] Dans le quartier,
dans notre monde, on était musulman, on avait un prénom, un visage et des
habitudes. Point.»
Il faut aussi, pour
aller plus loin relire les «résumés» du récit camusien qui jalonnent le roman
de Daoud et rétablissent l'endroit, la vie algérienne, de l'envers, la vie
coloniale. Il faut se reporter aux pages 17-18, 69, 75, 88-89 : «Après
l'Indépendance, plus je lisais les livres de ton héros et remontais sa carrière
d'écrivain devenu célèbre, plus j'avais l'impression d'écraser mon visage sur
la vitre d'une salle de fête où ni ma mère ni moi n'étions conviés. Tout s'est
passé sans nous, même après la mort du meurtrier. Il n'y a pas de trace de
notre deuil et de ce qu'il advint de nous par la suite. Rien de rien, l'ami !
Le monde entier assiste éternellement au même meurtre en plein soleil, personne
n'a rien vu et personne ne nous a vus nous éloigner. Quand même ! Il y a de
quoi se permettre un peu de colère, non ? Si seulement ton héros s'était
contenté de s'en vanter sans aller jusqu'à en faire un livre ! Il y en avait
des milliers comme lui, à cette époque, mais c'est son talent qui rendit son
crime parfait.»
Mais Kamel Daoud ne
s'en tient pas à la rectification du passé et c'est ce dépassement qui fait de
son œuvre, une œuvre autonome et originale.
Car redonner un nom et
une identité à son frère et, par extension, à un peuple, aux siens, c'est, en
rétablissant une injustice de l'Histoire, tenter de mettre le doigt sur la
course à la désillusion des années post-indépendance. Ce brouillage
identitaire, à force d'être répété, transforme tous les Algériens en orphelins
comme Haroun, comme Meursault, c'est-à-dire en acteurs passifs face à une
réalité qu'ils ne parviennent pas à maîtriser. «J'ai vu récemment un groupe de
Français devant un bureau de tabac à l'aéroport. Tels des spectres discrets et
muets, ils nous regardaient, nous les Arabes, en silence, «ni plus ni moins que
si nous étions des pierres ou des arbres morts».»
Il semblerait alors
qu'en écrivant Meursault. Contre-enquête, Kamel Daoud a voulu rétablir une
analyse historique, sans reproche ni nostalgie. Certaines de ses chroniques
«Raïna Raïkoum» ont déjà abordé ce devenir des relations algéro-françaises qui,
selon lui, ne pourront repartir sur des bases saines que si on règle le passé
pour solde de tout compte. Si on poursuit dans l'occultation et le meurtre, réel
ou symbolique, on devient tous des Meursault, «l'Autre est une mesure que l'on
perd quand on tue.»
C'est ainsi que je lis
toutes les passages sur l'Algérie d'aujourd'hui, par réalisme bien sûr
puisqu'Haroun y vit, mais surtout par désir de clore le débat. Son désir
d'écrire cette œuvre a-t-il été réactivé par la fameuse polémique autour de «la
caravane Albert Camus» ou par le passage aux propos inconvenants de Michel
Onfray à Alger ? Peut-être. Néanmoins, ce solde de tout compte a largement
précédé cette actualité et même le «centenaire» de Camus, comme on peut le lire
dans une de ses chroniques du Quotidien d'Oran, du 27 avril 2006, «L'Etranger
de Camus n'est plus le pied-noir». Il y a dans ce roman et de façon plus
générale dans ses chroniques, affirmation d'un avenir possible moins déceptif
si la mémoire pervertie n'occulte pas ses potentialités ; un avenir sans
Meursault, sans Caïn et Abel et en redonnant à l'absurde, son sens usuel et non
celui d'une philosophie existentielle.
Dans un Café littéraire
récent à Béjaïa, Kamel Daoud a affirmé : «J'ai démantelé l'œuvre de Camus, mais
avec amusement.» Il faut croire que l'amusement n'est pas incompatible avec un
travail en profondeur et en connaissance de cause de l'œuvre du «démantelé»
Que cette proposition
emporte ou non notre conviction n'empêche pas la lecture d'un des romans
algériens «camusiens» les plus réussis.
* Professeure de
Littérature Comparée et Francophone à l'Université de Cergy-Pontoise;
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