Je l’avoue et
j’en ai presque honte, j’ai découvert Ahlam Mosteghanemi au début de cette
année 2014. Son nom ne m’était pas étranger, certes. Je savais vaguement que
c’est une femme qui écrit en arabe. Mais, hélas, je ne lis ni romans, ni
journaux, ni quelque document que ce soit en arabe. Car je ne maîtrise pas
cette langue, quoique si je parle parfaitement l’oranais.
A vrai dire je ne me
suis jamais, ou presque jamais, intéressé à la littérature arabophone. Avec le
temps c’est devenu une habitude, une seconde nature que de ne prêter aucune
attention à ce qui s’écrit dans cette langue. D’autant qu’ils ne sont que très
peu ou pas traduits. Ouatar peut-être, ou la poésie. Je n’en suis pas du tout
fier. Me faut certainement relire Memmi
ou Fanon à propos du lien entre le colonisateur et le colonisé… Ma foi... De
Ahlam Mosteghanemi je n’avais jamais lu une ligne avant ce jour de janvier
lorsque je suis rentré dans la nouvelle librairie de la place du 1° novembre à
Oran. Au rayon des ouvrages en français je recherchais des nouveautés. Quelque
roman ou autre écrit publié en Algérie. Foin de romans édités à l’étranger. Je
désirais acheter un roman local. Et je tombe sur deux romans de Ahlam
Mosteghanemi en français : Mémoires de la chair (traduit de l’arabe par
Mohammed Mokeddem) et Le chaos des sens, traduit par France Meyer, édités tous
deux par Sédia (sedia-dz.com/index.php/auteurs/ahlam-mosteghanemi.html
-Alger). Je feuillette Le chaos des sens et c’est le choc. Une dramaturgie
poétisée. Je lis, relis, deux pages, puis cinq puis je ne sais. J’aurais pu y
rester le temps de l’achever, coincé entre deux rayons, debout. Je décide
d’acheter ce que je trouve d’elle, hélas deux seuls romans. Le troisième,
Passager du lit (Dar el adab, Beyrouth 2003) n’est pas disponible en français,
ni l’Art d’oublier (Dar el Adab, Beyrouth 2010), ni Le noir te va si bien, son
dernier (Hachette-Antoine, Beyrouth 2012)
Si vous n’avez
pas encore lu Ahlam Mosteghanemi, hatez-vous de le faire. Il n’est jamais trop
tard. Dans son premier roman « Mémoires de la chair », l’auteure
chante l’amour entre les êtres perdus ou présents, les lieux disparus, la cité
des ponts, Constantine, Baladou el hawa-i daâwki am baladou
el-hawa ? se lamantait le poète. Ahlam chante un pays magnifique,
hélas abandonné à la dérive par ses dirigeants. Ils l’ont laissé ronger par la
corruption et autres maux ou crimes. « Je
regardais défiler la ville par la vitre de la voiture qui nous menait de
l’aéroport à la maison, et je me demandais : Me reconnaît-elle ?
Cette cité-patrie qui accueille ses protégés aux épaules larges et aux mains
sales par l’entrée d’honneur…m’avait accueilli parmi les queues des étrangers,
des escrocs et petits trafiquants,. Me reconnaît-elle, elle qui contrôle
attentivement mon passeport et oublie de s’attarder sur mon
visage ? » (278) Extrait il est vrai teinté d’une forme de
naïveté. Mais c’est une naïveté saine, non douée d’arrière pensée, qui
s’exprime avec beauté, avec romantisme. Voici cet autre : « Etait-ce ce dîner gargantuesque
qu’Atika, la femme de Hassan, nous avait préparé, la cause de mon
malaise ? On aurait dit une fête. Jamais je n’avais autant mangé. Un repas
historique. Il y avait des plats que je n’avais plus goûtés depuis des lustres…
Ou bien était-ce le choc de ma confrontation sentimentale avec cette maison où
j’étais née, où j’avais grandi ? Murs, marches, fenêtres, chambres,
couloirs gardaient l’empreinte de mes fêtes et de mes deuils, et d’autres jours
ordinaires, qui resurgissent soudain… souvenirs extraordinaires excluant toute
autre image. Me voilà habitant ma mémoire en réintégrant la maison de mon
enfance. Peut-on dormir lorsqu’on a la mémoire comme oreiller ? Les
fantômes de ceux qui l’ont habitée rôdent dans les chambres. Il me semblait
voir le pan de la robe de ma mère aller et venir dans la cour, exhalant son
odeur maternelle, il me semblait entendre mon père réclamer l’eau pour ses
ablutions ou crier du bas de l’escalier : « Dégagez le
chemin ! » pour prévenir les femmes qu’un visiteur étranger à la
famille l’accompagnait et qu’elles devaient disparaître pour ne pas être
vues… » (279) Je me souviens personnellement qu’à Oran losqu’elle
entendait « Trig ! » c’est à dire « route », toute
femme dans les parages se devait de libérer le passage… A propos de ce roman
Nizar Kabbani a déclaré : « Ce livre m’a donné le vertige, je
l’aurais signé si on me l’avait demandé ».
Voici un autre
extrait, celui-ci de « Le chaos des sens ». On peut lire dans la même
vaine : « Il est rare que les
joies attendues sur le quai d’une gare soient au rendez-vous. Il est rare que
ceux qui nous donnent rendez-vous arrivent à l’heure. Le destin nous met – ou
les met – toujours en retard. Voilà pourquoi je me mis à vivre sans agenda,
déterminée à m’épargner toutes ces joies ajournées. Depuis que j’avais décidé
qu’aucun amant ne valait la peine de l’attendre, l’amour était tapi à ma porte
ou, plutôt, était une porte qui s’ouvrait spontanément à mon approche. J’avais
ainsi pris l’habitude de m’amuser de ses incohérences. » (137)
Cet autre
extrait me semble plus étoffé, plus chargé. Voilà que la vie
« réelle » de la cité s’incruste dans l’écriture de la narratrice
(Hayet) et la bouscule, voilà que la mort « réelle », la mort d’un
homme, s’immisce dans le monde des mots qu’elle (la mort) affecte, obligeant
l’auteure (Hayet) à l’intégrer dans son carnet, un carnet dévolu a-priori aux
‘histoires’. Le monde « réel » s’invite, fait irruption dans la
fiction. Ce procédé, cette transgression narrative, Ahlam ne l’a pas inventée (entre
autres Julio Cortazar « Continuité des parcs » ou « La rose
pourpre du Caire » pour le cinéma), mais l’utilise à merveille : « Le jour où j’avais entamé ce carnet,
je n’avais pas eu l’intention de philosopher. Or je découvrais que la mort de
cet homme me dépassait, franchissait les limites de ma compréhension,
bousculait ma logique, car elle avait eu lieu hors de mon carnet – ou plutôt en
marge de celui-ci, sur cette fine ligne rouge qui sépare la vie des mots. Le
plus étrange – et le plus douloureux – c’est qu’il était mort à cause d’un
héros imaginaire, d’un être d’encre. La mort n’avait jamais autant été à portée
de mots, à portée d’illusion. » (116)
Il est à
noter aussi ce jeu de miroir entre les personnages du premier et ceux du
deuxième roman : une auteure, un narrateur, le frère Nasser, le père... « J’ai beaucoup fait l’amour, mais je
m’aperçois que je n’ai pas embrassé une femme depuis bien longtemps. Et que mon
plaisir s’est figé sur tes lèvres à la page 146 », dit le narrateur à
l’écrivaine (laquelle ?) Il lui rappelle même la page du roman où il est
fait mention du baiser « la page 146 » de « Mémoires de la chair »…
Ahlam Mosteghanemi met en relation ses romans, en écho. Et rend hommage à des
hommes héroïques comme son père, mais aussi Malek Haddad et au pays entier. Il se dégage
de ses romans une extase sensuelle très agréable, qu’envieraient nombres de
poètes ou d’écrivains. Je comprends maintenant la quatrième de couverture,
« Ahlam Mosteghanemi est la première écrivaine arabe dont les ventes ont
atteint les deux millions trois cent mille exemplaires… » ou que le
directeur de la maison d’édition Dar el Adab (Liban) ait déclaré à propos du
premier roman : « c’est une bombe ! »
Bon anniversaire
Ahlam !
Ahmed Hanifi,
Marseille, 13 avril 2014
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Site officiel de Ahlam Mosteghanemi (les photos en sont extraites) : http://www.ahlammosteghanemi.com
ajouté ce jour vendredi 30 mars 2018: