Le blues, Oum
Keltoum et moi.
Ne vous
arrive-t-il jamais d’être pris dans la nasse de ce qu’on nomme vulgairement le
cafard, d’avoir un coup de blues ? Comment y réagissez-vous ?
« Cela dépend » me diriez-vous. Je suis parfaitement d’accord. Cela
dépend de l’épaisseur dudit cafard, du degré de fragilité de notre état et des
circonstances. Récemment, j’ai été son otage. Il m’est tombé dessus sans crier
gare comme il sait bien le faire. Comme ça. Je n’ai rien demandé. Il est arrivé
le blues, sans même demander mon avis. Toc, toc, « bonjour, je suis le
cafard. Je viens t’accompagner un moment, pousse-toi. » Et je me suis
poussé, obligé. Pas le choix. Le cafard s’est assis et m’a tenu les baskets
pendant tout un après-midi. Je ne l’ai pas rejeté, je n’en avais pas les
moyens. Instantanément, ça devait être son idée- car lorsque le cafard
s’assoit, il ne le fait pas devant vous, devant tout le monde, non. Il est
discret, il s’assoit en vous, dans votre esprit, mais ça vous le savez. Donc il
m’a soufflé une idée, malgré lui. Instantanément je me suis dirigé vers ma
discothèque, on dit cédéthèque aujourd’hui ? je ne sais pas. Bref j’ai
pris un CD et l’ai introduit dans la fente du lecteur de CD de la chaîne hifi.
En quelques secondes j’ai été projeté en arrière. Un coup de poing n’aurait pas
mieux fait. 45 ou 48 ans dans le rétroviseur. Fichtre tant que ça ? Hé oui
mon gars, qu’est-ce-que tu crois ? Vous verrez. Une vie c’est comme une
Agera sur le Dakar ou la Highway 66, vous verrez, vous verrez, si vous n’avez
pas encore la possibilité de le constater. Qu’est-ce que je disais, flûte
alors ? Ah oui, je disais que j’ai mis un CD dans la chaîne à l’insu du
cafard. Un CD d’Oum Keltoum. Pourquoi Oum Keltoum ? Je n’en sais rien.
J’ai pris un paquet de CD, et c’est elle que je cherchais. Je ne sais pourquoi.
C’est Oum Keltoum que je voulais entendre. Et la salive qui salive, amère. Al
Atlal (Les pyramides). Il n’y avait rien de rationnel. Un geste. Et la voix. Un
tremblement, des frissons. Et la mémoire qui s’agite, me secoue. Cocotier ou
Orangina. Oran, Gambetta, avenue Gambetta, « e-Llidou ».
En attendant le film, en attendant que la
salle de cinéma se remplisse, c’est elle, Oum Keltoum, Kewkeb Echarq, l’Etoile
de l’Orient, qui nous accompagne. L’agitation
dans la salle enfle, mais ne peut rien contre cette voix, et quelle voix… « Aatini hourriyati atliq yadayya/ Innani outaytou Ma stabqaytou
chaï’a… » Et les placeuses (oui, vous ne rêvez pas, dans ces années-là, à
Oran il y avait des cinémas, beaux et propres avec des placeuses, je vous le jure)
qui nous placent contre 0,20 centimes ou rien (je ne m’en souviens plus très
bien à vrai dire). Et les placeuses disais-je, en blouse bleue, blanche et même
rose, nous placent et nous font toujours la même recommandation. « Ne jetez
rien par terre s’il vous plaît » (elles étaient très polies et très jolies).
Les placeuses ne supportent pas qu’on jette par terre les cosses de
cacahuètes ou de graines de potirons, séchées et salées. Et cette voix divine,
inimitable et inégalée à ce jour, « Hel raa el Hobbo soukara mithlana/ Kem
Banaïna min khiyalin hawlana ».
Dès que
Abdallah le projectionniste le décide, on éteint une première fois les lumières.
C’est l’heure des Actualités. Le brouhaha s’estompe quelque peu. Ben-Bella ne squatte pas seul
l’écran géant. Quelques retardataires se font accompagner par une placeuse et
un filet de lumière en entonnoir qu’éjecte sa lampe de poche. Dix minutes et de
nouveau les lumières inondent la salle. « Aaaaah ! » soupirent
les impatients. C’est « Lentrac ». De nouveau l’Etoile envoûtante « Eh toi le noctambule qui s’assoupit/ Tu
marmonnes ton serment et tu te réveilles/ Si une plaie se ferme/ Le souvenir en
fera revivre la blessure… ». La blessure de notre insouciance.
« Kewkew, kewkew, zerriâa… ». Abdallah descend en salle. Il vérifie
les allées, les sièges et les strapontins en bois. Puis se place devant le
guichet pour fumer une cigarette et discuter avec tel ou tel ou avec le
guichetier qui demeure ouvert jusqu’à la dernière minute. Un dinar cinquante le
ticket. Les lumières de nouveau s’éteignent. Et le brouhaha tombe raide avec la
fin de l’entre-acte. C’est l’heure du film : « Les dix Commandements »
avec Yul Brynner et Anne Baxter, ou « La flèche brisée » avec James
Stewart et Jeff Chandler (ah Debrat Paget !) ou alors « La
prisonnière du désert » avec John Wayne (ah Natalie Wood !) Plus on
tuait d’Indiens, plus on exultait ! C’était comme ça à l’époque. On nous a
toujours fait croire que les hommes les plus vilains, les plus méchants étaient
les Sioux, les Comanches, les Apaches, les Iroquois, les Cheyennes… Alors
évidemment, nous souhaitions, comme tous les gamins du monde, que les Indiens
soient exterminés jusqu’au dernier.
C’était la Vérité venue du Nord et qu’il
nous fallait croire (comme aujourd’hui pour d’autres situations tout aussi
dramatiques). Lorsque le film nous plaisait on pouvait rester pour
le revoir, car c’était souvent « permanent ». Une fois je suis resté
voir un film trois fois. C’était à L’Idéal sur la Place des Victoires,
ou au Mogador sur l’étroite rue pentue, pas au Lido. J’ai vu trois fois « Spartacus »
avec Kirk Douglas et Tony Curtis (ah Jean Simmons !) trois fois 184
minutes dans la même journée ! Nous étions heureux. Oui, nous étions
heureux à quinze ans. « Wa dahakna dahka tiflayni maân/ Wa âdawna
fassabaqna Dhillana ! » Sapristi de saperlipopette, et voilà que monsieur cafard s’est fait
discrètement la belle. J’écoute Oum Keltoum la Diva. Mes amis, mon quartier ont
disparu tandis que mon crayon va, vient, raye, ajoute, compose, triture.
A. H.
Mai 2014
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