Lisez et partagez autant que possible ce texte lumineux et émouvant de monsieur Edwy Plenel. Il est l’honneur de l’intellectuel, l’honneur du socialiste, l’honneur du journaliste. L’honneur de la France.
Tous les Français issus de l’immigration, tous les Français qui ont à cœur la justice sociale, tous les Français qui combattent le racisme dans toutes ses dimensions et pas uniquement l'antisémitisme, devraient se souvenir le moment venu, le moment du vote. Se souvenir de cette haute trahison de François Hollande, de Manuel Valls et consorts. Le moment venu, il faudra sanctionner lourdement leur politique de stigmatisation des classes populaires, des habitants des quartiers populaires, des Maghrébins, des Musulmans, ainsi que l’écrit si bien monsieur Plenel.
A.H.
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Palestine : Monsieur le Président, vous égarez la France
PAR EDWY PLENEL
_ in MEDIAPART_ 23
JUILLET 2014
De l’alignement préalable sur la droite extrême
israélienne à l’interdiction de manifestations de solidarité avec le peuple
palestinien, sans compter l’assimilation de cette solidarité à de
l’antisémitisme maquillé en antisionisme, François Hollande s’est engagé dans
une impasse. Politiquement, il n’y gagnera rien, sauf le déshonneur. Mais, à
coup sûr, il y perd la France.
Monsieur le Président, cher François Hollande, je
n’aurais jamais pensé que vous puissiez rester, un jour, dans l’histoire du
socialisme français, comme un nouveau Guy Mollet. Et, à vrai dire, je n’arrive
pas à m’y résoudre tant je vous croyais averti de ce danger d’une rechute
socialiste dans l’aveuglement national et l’alignement international, cette
prétention de civilisations qui se croient supérieures au point de s’en servir
d’alibi pour justifier les injustices qu’elles commettent.
Vous connaissez bien ce spectre molletiste qui hante
toujours votre famille politique. Celui d’un militant dévoué à son parti, la
SFIO, d’un dirigeant aux convictions démocratiques et sociales indéniables, qui
finit par perdre politiquement son crédit et moralement son âme faute d’avoir
compris le nouveau monde qui naissait sous ses yeux. C’était, dans les années
1950 du siècle passé, celui de l’émergence du tiers- monde, du sursaut de
peuples asservis secouant les jougs colonisateurs et impériaux, bref le temps
de leurs libérations et des indépendances nationales.
Guy Mollet, et la majorité de gauche qui le soutenait,
lui opposèrent, vous le savez, un déni de réalité. Ils s’accrochèrent à un
monde d’hier, déjà perdu, ajoutant du malheur par leur entêtement, aggravant
l’injustice par leur aveuglement. C’est ainsi qu’ils prétendirent que l’Algérie
devait à tout prix rester la France, jusqu’à engager le contingent dans une
sale guerre, jusqu’à autoriser l’usage de la torture, jusqu’à violenter les
libertés et museler les oppositions. Et c’est avec la
même mentalité coloniale qu’ils engagèrent notre pays dans une désastreuse
aventure guerrière à Suez contre l'Égypte souveraine, aux côtés du jeune État
d’Israël.
Mollet n’était ni un imbécile ni un incompétent. Il
était simplement aveugle au monde et aux autres. Des autres qui, déjà,
prenaient figure d’Arabes et de musulmans dans la diversité d’origines, la
pluralité de cultures et la plasticité de croyance que ces mots recouvrent.
Lesquels s’invitaient de nouveau au banquet de l’Histoire, s’assumant comme
tels, revendiquant leurs fiertés, désirant leurs libertés. Et qui, selon le
même réflexe de dignité et de fraternité, ne peuvent admettre qu’aujourd’hui
encore, l’injustice européenne faite aux Juifs, ce crime contre l’humanité
auquel ils n’eurent aucune part, se redouble d’une injustice durable faite à
leurs frères palestiniens, par le déni de leur droit à vivre librement dans un
État normal, aux frontières sûres et reconnues.
Vous connaissez si bien la suite, désastreuse pour votre
famille politique et, au-delà d’elle, pour toute la gauche de gouvernement, que
vous l’aviez diagnostiquée vous-même, en 2006, dans Devoirs de vérité (Stock).
« Une faute, disiez-vous, qui a été chèrement payée : vingt-cinq ans
d’opposition, ce n’est pas rien ! » Sans compter, auriez-vous pu ajouter,
la renaissance à cette occasion de l’extrême droite française éclipsée depuis
la chute du nazisme et l’avènement d’institutions d’exception, celles d’un
pouvoir personnel, celui du césarisme présidentiel. Vingt-cinq ans de «
pénitence », insistiez-vous, parce que la SFIO, l’ancêtre de votre Parti
socialiste d’aujourd’hui, « a perdu son âme dans la guerre d’Algérie ».
Vous en étiez si conscient que vous ajoutiez : « Nous
avons encore des excuses à présenter au peuple algérien. Et nous devons faire
en sorte que ce qui a été ne se reproduise plus. »« Nous ne sommes jamais sûrs
d’avoir raison, de prendre la bonne direction, de choisir la juste orientation,
écriviez-vous encore. Mais nous devons, à chaque moment majeur, nous poser
ces questions simples : agissons-nous conformément à nos valeurs ? Sommes-nous
sûrs de ne pas altérer nos
principes ? Restons-nous fidèles à ce que nous sommes ? Ces questions doivent
être posées à tout moment, au risque sinon d’oublier la leçon. »
Eh bien, ces questions, je viens vous les poser parce
que, hélas, vous êtes en train d’oublier la leçon et, à votre tour, de devenir
aveugle au monde et aux autres. Je vous les pose au vu des fautes stupéfiantes
que vous avez accumulées face à cet énième épisode guerrier provoqué par
l’entêtement du pouvoir israélien à ne pas reconnaître le fait palestinien.
J’en dénombre au moins sept, et ce n’est évidemment pas un jeu, fût-il des sept
erreurs, tant elles entraînent la France dans la spirale d’une guerre des
mondes, des civilisations et des identités, une guerre sans issue, sinon celle
de la mort et de la haine, de la désolation et de l’injustice, de l’inhumanité
en somme, ce sombre chemin où l’humanité en vient à se détruire elle-même.
Les voici donc ces sept fautes où, en même temps qu’à
l’extérieur, la guerre ruine la diplomatie, la politique intérieure en vient à
se réduire à la police.
Une faute politique doublée d’une faute intellectuelle
1. Vous avez d’abord commis une faute politique
sidérante. Rompant avec la position
traditionnellement équilibrée de la France face au conflit israélo-palestinien,
vous avez aligné notre pays sur la ligne d’offensive à outrance et de refus des
compromis de la droite israélienne, laquelle gouverne avec une extrême droite
explicitement raciste, sans morale ni principe, sinon la stigmatisation des
Palestiniens et la haine des Arabes.
Votre position, celle de votre premier communiqué du 9
juillet, invoque les attaques du Hamas pour justifier une riposte israélienne
disproportionnée dont la population civile de Gaza allait, une fois de plus,
faire les frais. Purement réactive et en grande part improvisée (lire ici
l’article de Lenaïg Bredoux), elle fait fi de toute complexité, notamment
celle du duo infernal que jouent Likoud et Hamas, l’un et l’autre se légitimant
dans la ruine des efforts de paix (lire là l’article de François Bonnet).
Surtout, elle est inquiétante pour l’avenir, face à une
situation internationale de plus en plus incertaine et confuse. À la lettre, ce
feu vert donné à un État dont la force militaire est sans commune mesure avec
celle de son adversaire revient à légitimer, rétroactivement, la sur-réaction
américaine après les attentats du 11- Septembre, son Patriot Act liberticide et
sa guerre d’invasion contre l’Irak. Bref, votre position tourne le dos à ce que
la France officielle, sous la présidence de Jacques Chirac, avait su construire
et affirmer, dans l’autonomie de sa diplomatie, face à l’aveuglement
nord-américain.
Depuis, vous avez tenté de modérer cet alignement
néoconservateur par des communiqués invitant à l’apaisement, à la retenue de la
force israélienne et au soulagement des souffrances palestiniennes. Ce faisant,
vous ajoutez l’hypocrisie à l’incohérence. Car c’est une fausse compassion que
celle fondée sur une fausse symétrie entre les belligérants. Israël et
Palestine ne sont pas ici à égalité. Non seulement en rapport de force militaire
mais selon le droit international.
En violation de résolutions des Nations unies, Israël
maintient depuis 1967 une situation d’occupation, de domination et de
colonisation de territoires conquis lors de la guerre des Six Jours, et jamais
rendus à la souveraineté pleine et entière d’un État palestinien en devenir.
C’est cette situation d’injustice prolongée qui provoque en retour des refus,
résistances et révoltes, et ceci d’autant plus que le pouvoir palestinien issu
du Fatah en Cisjordanie n’a pas réussi à faire plier l’intransigeance
israélienne, laquelle, du coup, légitime les actions guerrières de son rival,
le Hamas, depuis qu’il s’est imposé à Gaza.
Historiquement, la différence entre progressistes et
conservateurs, c’est que les premiers cherchent à réduire l’injustice qui est à
l’origine d’un désordre tandis que les seconds sont résolus à l’injustice pour
faire cesser le désordre. Hélas, Monsieur le Président, vous avez spontanément
choisi le second camp, égarant ainsi votre propre famille politique sur le
terrain de ses adversaires.
2. Vous avez ensuite commis une faute intellectuelle en
confondant sciemment antisémitisme et antisionisme. Ce serait s’aveugler de nier qu’en France, la cause
palestinienne a ses égarés, antisémites en effet, tout comme la cause
israélienne y a ses extrémistes, professant un racisme anti-arabe ou
antimusulman. Mais assimiler l’ensemble des manifestations de solidarité avec
la Palestine à une résurgence de l’antisémitisme, c’est se faire le relais
docile de la propagande d’État israélienne.
Mouvement nationaliste juif, le sionisme a atteint son
but en 1948, avec l’accord des Nations unies, URSS comprise, sous le choc du
génocide nazi dont les Juifs européens furent les victimes. Accepter cette légitimité
historique de l’État d’Israël, comme a fini par le faire sous l’égide de Yasser
Arafat le mouvement national palestinien, n’entraîne pas que la politique de
cet État soit hors de la critique et de la contestation. Être antisioniste, en
ce sens, c’est refuser la guerre sans fin qu’implique l’affirmation au Proche-
Orient d’un État exclusivement juif, non seulement fermé à toute autre
composante mais de plus construit sur l’expulsion des Palestiniens de leur
terre.
Confondre antisionisme et antisémitisme, c’est installer
un interdit politique au service d’une oppression. C’est instrumentaliser le
génocide dont l’Europe fut coupable envers les Juifs au service de
discriminations envers les Palestiniens dont, dès lors, nous devenons
complices. C’est, de plus, enfermer les Juifs de France dans un soutien obligé
à la politique d’un État étranger, quels que soient ses actes, selon la même
logique suiviste et binaire qui obligeait les communistes de France à soutenir
l’Union soviétique, leur autre patrie, quels que soient ses crimes. Alors
qu’évidemment, on peut être juif et antisioniste, juif et résolument
diasporique plutôt qu’aveuglément nationaliste, tout comme il y a des citoyens
israéliens, hélas trop minoritaires, opposés à la colonisation et solidaires
des Palestiniens.
Brandir cet argument comme l’a fait votre premier
ministre aux cérémonies commémoratives de la rafle du Vél’ d’Hiv’, symbole de
la collaboration de l’État français au génocide commis par les nazis, est aussi
indigne que ridicule. Protester contre les violations
répétées du droit international par l’État d’Israël, ce serait donc préparer la
voie au crime contre l’humanité ! Exiger que justice soit enfin rendue au
peuple palestinien, pour qu’il puisse vivre, habiter, travailler, circuler, etc.,
normalement, en paix et en sécurité, ce serait en appeler de nouveau au
massacre, ici même !
Une atteinte sécuritaire aux libertés fondamentales
Que ce propos soit officiellement tenu, alors même que
les seuls massacres que nous avons sous les yeux sont ceux qui frappent les
civils de Gaza, montre combien cette équivalence entre antisémitisme et
antisionisme est brandie pour fabriquer de l’indifférence. Pour nous rendre
aveugles et sourds. « L’indifférence, la pire des attitudes », disait
Stéphane Hessel dans Indignez- vous !, ce livre qui lui a valu tant de
mépris des indifférents de tous bords, notamment parce qu’il y affirmait
qu’aujourd’hui, sa « principale indignation concerne la Palestine, la bande
de Gaza, la Cisjordanie ».
Avec Edgar Morin, autre victime de cabales calomnieuses
pour sa juste critique de l’aveuglement israélien, Stéphane Hessel incarne
cette gauche qui ne cède rien de ses principes et de ses valeurs, qui n’hésite
pas à penser contre elle-même et contre les siens et qui, surtout, refuse
d’être prise au piège de l’assignation obligée à une origine ou à une
appartenance. Cette gauche libre, Monsieur le Président, vous l’aviez conviée à
marcher à vos côtés, à vous soutenir et à dialoguer avec vous, pour réussir
votre élection de 2012. Maintenant, hélas, vous lui tournez le dos, désertant
le chemin d’espérance tracé par Hessel et Morin et, de ce fait, égarant ceux
qui vous ont fait confiance.
3. Vous avez aussi commis une faute démocratique en
portant atteinte à une liberté fondamentale, celle de manifester. En démocratie, et ce fut une longue lutte pour
l’obtenir, s’exprimer par sa plume, se réunir dans une salle ou défiler dans
les rues pour défendre ses opinions est un droit fondamental. Un droit qui ne
suppose pas d’autorisation. Un droit qui n’est pas conditionné au bon vouloir de l’État et de sa police. Un
droit dont les abus éventuels sont sanctionnés a posteriori, en aucun
cas présumés a priori. Un droit qui, évidemment, vaut pour les opinions,
partis et colères qui nous déplaisent ou nous dérangent.
L’histoire des manifestations de rue est encombrée de
désordres et de débordements, de violences où se disent des souffrances
délaissées et des colères humiliées, des ressentiments parfois amers, dans la
contestation d’un monopole étatique de la seule violence légitime. Il y en eut
d’ouvrières, de paysannes, d’étudiantes... Il y en eut, ces temps derniers,
dans la foulée des manifestations bretonnes des Bonnets rouges, écologistes
contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, conservatrices contre le mariage
pour tous. Il y eut même une manifestation parisienne aux banderoles et slogans
racistes, homophobes, discriminatoires, celle du collectif « Jour de colère »
en janvier dernier (lire ici notre reportage).
S’il existe une spécialité policière dite du maintien de
l’ordre, c’est pour nous apprendre à vivre avec cette tension sociale qui,
parfois, déborde et où s’expriment soudain, dans la confusion et la violence,
ceux qui se sentent d’ordinaire sans voix, oubliés, méprisés ou ignorés – et
qui ne sont pas forcément aimables ou honorables. Or voici qu’avec votre
premier ministre, vous avez décidé, en visant explicitement la jeunesse des
quartiers populaires, qu’un seul sujet justifiait l’interdiction de manifester
: la solidarité avec la Palestine, misérablement réduite par la propagande
gouvernementale à une libération de l’antisémitisme.
Cette décision sans précédent, sinon l’atteinte au droit
de réunion portée fin 2013 par Manuel Valls, alors ministre de l’intérieur,
toujours au seul prétexte de l’antisémitisme (lire ici notre position à
l’époque), engage votre pouvoir sur le chemin d’un État d’exception, où la
sécurité se dresse contre la liberté. Actuellement en discussion au Parlement,
l’énième loi antiterroriste va dans la même direction (lire là l’article de
Louise Fessard), en brandissant toujours le même épouvantail pour réduire
nos droits fondamentaux : celui d’une menace terroriste dont
l’évidente réalité est subrepticement étendue, de façon
indistincte, aux idées exprimées et aux engagements choisis par nos
compatriotes musulmans, dans leur diversité et leur pluralité, d’origine, de
culture ou de religion.
Accepter la guerre des civilisations à l’extérieur,
c’est finir par importer la guerre à l’intérieur. C’est en venir à criminaliser
des opinions minoritaires, dissidentes ou dérangeantes. Et c’est ce choix
irresponsable qu’a d’emblée fait celui que vous avez, depuis, choisi comme
premier ministre, en désignant à la vindicte publique un « ennemi intérieur
», une cinquième colonne en quelque sorte peu ou prou identifiée à l’islam.
Et voici que hélas, à votre tour, loin d’apaiser la tension, vous vous égarez
en cédant à cette facilité sécuritaire, de courte vue et de peu d’effet.
4. Vous avez également commis une faute républicaine en donnant
une dimension religieuse au débat français sur le conflit israélo- palestinien.
C’est ainsi qu’après l’avoir réduit à des «
querelles trop loin d’ici pour être importées », vous avez symboliquement
limité votre geste d’apaisement à une rencontre avec les représentants des
cultes. Après avoir réduit la diplomatie à la guerre et la politique à la
police, c’était au tour de la confrontation des idées d’être réduite, par
vous-même, à un conflit des religions. Au risque de l’exacerber.
Là où des questions de principe sont en jeu, de justice
et de droit, vous faites semblant de ne voir qu’expression d’appartenances et
de croyances. La vérité, c’est que vous prolongez l’erreur tragique faite par
la gauche de gouvernement depuis que les classes populaires issues de notre
passé colonial font valoir leurs droits à l’égalité. Il y a trente ans, la «
Marche pour l’égalité et contre le racisme » fut rabattue en « Marche des Beurs
», réduite à l’origine supposée des marcheurs, tout comme les grèves des
ouvriers de l’automobile furent qualifiées d’islamistes parce qu’ils
demandaient, entre autres revendications sociales, le simple droit d’assumer
leur religion en faisant leurs prières.
Cette façon d’essentialiser l’autre, en l’espèce le
musulman, en le réduisant à une identité religieuse indistincte désignée comme
potentiellement étrangère, voire menaçante, revient à refuser de l’admettre
comme tel. Comme un citoyen à part entière, vraiment à égalité c’est-à-dire à
la fois semblable et différent. Ayant les mêmes droits et, parmi ceux-ci, celui
de faire valoir sa différence. De demander qu’on l’admette et qu’on la
respecte. D’obtenir en somme ce que, bien tardivement, sous le poids du crime
dont les leurs furent victimes, nos compatriotes juifs ont obtenu : être enfin
acceptés comme français et juifs. L’un et l’autre. L’un avec l’autre.
L’un pas sans l’autre.
Un antiracisme oublieux et infidèle
Si vous pensez spontanément religion quand s’expriment
ici même des insatisfactions et des colères en solidarité avec le monde arabe,
univers où dominent la culture et la foi musulmanes, c’est paradoxalement parce
que vous ne vous êtes pas résolus à cette évidence d’une France
multiculturelle. À cette banalité d’une France plurielle, vivant diversement
ses appartenances et ses héritages, qu’à l’inverse, votre crispation, où se
mêlent la peur et l’ignorance, enferme dans le communautarisme religieux.
Pourtant, les musulmans de France font de la politique comme vous et moi, en
pensant par eux-mêmes, en inventant par leur présence au monde, à ses
injustices et à ses urgences, un chemin de citoyenneté qui est précisément ce
que l’on nomme laïcisation.
C’est ainsi, Monsieur le Président, qu’au lieu d’élever
le débat, vous en avez, hélas, attisé les passions. Car cette réduction des
musulmans de France à un islam lui-même réduit, par le prisme sécuritaire, au
terrorisme et à l’intégrisme est un cadeau fait aux radicalisations
religieuses, dans un jeu de miroirs où l’essentialisation xénophobe finit par
justifier l’essentialisation identitaire. Une occasion offerte aux égarés en
tous genres.
5. Vous avez surtout commis une faute historique en
isolant la lutte contre l’antisémitisme des autres vigilances antiracistes. Comme s’il fallait la mettre à part, la sacraliser et la
différencier. Comme s’il y avait une hiérarchie dans le crime contre
l’humanité,
le crime européen de génocide l’emportant sur d’autres
crimes européens, esclavagistes ou coloniaux. Comme si le souvenir de ce seul
crime monstrueux devait amoindrir l’indignation, voire simplement la vigilance,
vis-à-vis d’autres crimes, de guerre ceux-là, commis aujourd’hui même. Et ceci
au nom de l’origine de ceux qui les commettent, brandie à la façon d’une excuse
absolutoire alors même, vous le savez bien, que l’origine, la naissance ou l’appartenance,
quelles qu’elles soient, ne protègent de rien, et certainement pas des folies
humaines.
Ce faisant, votre premier ministre et vous-même n’avez
pas seulement encouragé une détestable concurrence des victimes, au lieu des
causes communes qu’il faudrait initier et promouvoir. Vous avez aussi témoigné
d’un antiracisme fort oublieux et très infidèle. Car il ne suffit pas de se
souvenir du crime commis contre les juifs. Encore faut-il avoir appris et
savoir transmettre la leçon léguée par l’engrenage qui y a conduit : cette
lente accoutumance à la désignation de boucs émissaires, essentialisés,
caricaturés et calomniés dans un brouet idéologique d’ignorance et de défiance
qui fit le lit des persécutions.
Or comment ne pas voir qu’aujourd’hui, dans l’ordinaire
de notre société, ce sont d’abord nos compatriotes d’origine, de culture ou de
croyance musulmane qui occupent cette place peu enviable ? Et comment ne pas
comprendre qu’à trop rester indifférents ou insensibles à leur sort, ce lot
quotidien de petites discriminations et de grandes détestations, nous habituons
notre société tout entière à des exclusions en chaîne, tant le racisme
fonctionne à la manière d’une poupée gigogne, des Arabes aux Roms, des Juifs
aux Noirs, et ainsi de suite jusqu’aux homosexuels et autres prétendus déviants
?
Ne s’attarder qu’à la résurgence de l’antisémitisme,
c’est dresser une barrière immensément fragile face au racisme renaissant. Le
Front national deviendrait- il soudain fréquentable parce qu’il aurait, selon
les mots de son vice-président, fait « sauter le verrou idéologique de
l’antisémitisme » afin de « libérer le reste » ? L’ennemi de
l’extrême droite, confiait à Mediapart la chercheuse qui a recueilli cette
confidence de Louis Aliot, « n’est plus le Juif mais le
Français musulman » (lire ici notre entretien avec Valérie Igounet).
De fait, la Commission nationale consultative des droits
de l’Homme (CNCDH), dont vous ne pouvez ignorer les minutieux et rigoureux
travaux, constate, de rapport en rapport annuels, une montée constante de
l’intolérance antimusulmane et de la polarisation contre l’islam (lire nos
articles ici et là). Dans celui de 2013, on pouvait lire ceci,
sous la plume des sociologues et politologues qu’elle avait sollicités : «
Si on compare notre époque à celle de l’avant- guerre, on pourrait dire
qu’aujourd’hui le musulman, suivi de près par le Maghrébin, a remplacé le juif
dans les représentations et la construction d’un bouc émissaire. »
L’antiracisme conséquent est celui qui affronte cette
réalité tout en restant vigilant sur l’antisémitisme. Ce n’est certainement pas
celui qui, à l’inverse, pour l’ignorer ou la relativiser, brandit à la manière
d’un étendard la seule lutte contre l’antisémitisme. Cette faute, hélas,
Monsieur le Président, est impardonnable car non seulement elle distille le
venin d’une hiérarchie parmi les victimes du racisme, mais de plus elle
conforte les moins considérées d’entre elles dans un sentiment d’abandon qui
nourrit leur révolte, sinon leur désespoir. Qui, elles aussi, les égare.
6. Vous avez par-dessus tout commis une faute sociale en
transformant la jeunesse des quartiers populaires en classe dangereuse. Votre premier ministre n’a pas hésité à faire cet
amalgame grossier lors de son discours du Vél’ d’Hiv’, désignant à la
réprobation nationale ces « quartiers populaires » où se répand
l’antisémitisme « auprès d’une jeunesse souvent sans repères, sans
conscience de l’Histoire et qui cache sa “haine du Juif ” derrière un
antisionisme de façade et derrière la haine de l’État d’Israël ».
Mais qui l’a abandonnée, cette jeunesse, à ces démons ?
Qui sinon ceux qui l’ont délaissée ou ignorée, stigmatisée quand elle
revendique en public sa religion musulmane, humiliée quand elle voit se
poursuivre des contrôles policiers au faciès, discriminée quand elle ne peut
progresser
professionnellement et socialement en raison de son
apparence, de son origine ou de sa croyance ? Qui sinon ceux-là mêmes qui,
aujourd’hui, nous gouvernent, vous, Monsieur le Président et, surtout, votre
premier ministre qui réinvente cet épouvantail habituel des conservatismes
qu’est l’équivalence entre classes populaires et classes dangereuses ?
Une jeunesse des quartiers populaires stigmatisée
Cette jeunesse n’a-t-elle pas, elle aussi, des idéaux,
des principes et des valeurs ? N’est-elle pas, autant que vous et moi,
concernée par le monde, ses drames et ses injustices ? Par exemple, comment
pouvez-vous ne pas prendre en compte cette part d’idéal, fût-il ensuite dévoyé,
qui pousse un jeune de nos villes à partir combattre en Syrie contre un régime
dictatorial et criminel que vous-même, François Hollande, avez imprudemment
appelé à « punir » il y a tout juste un an? Est-ce si compliqué de
savoir distinguer ce qui est de l’ordre de l’idéalisme juvénile et ce qui
relève de la menace terroriste, au lieu de tout criminaliser en bloc en
désignant indistinctement des « djihadistes » ?
Le pire, c’est qu’à force d’aveuglement, cette politique
de la peur que, hélas, votre pouvoir assume à son tour, alimente sa prophétie
autoréalisatrice. Inévitablement, elle suscite parmi ses cibles leur propre
distance, leurs refus et révoltes, leur résistance en somme, un entre soi de
fierté ou de colère pour faire face aux stigmatisations et aux exclusions, les
affronter et les surmonter. « On finit par créer un danger, en criant chaque
matin qu’il existe. À force de montrer au peuple un épouvantail, on crée le
monstre réel » : ces lignes prémonitoires sont d’Émile Zola, en 1896, au
seuil de son entrée dans la mêlée dreyfusarde, dans un article du Figaro intitulé
« Pour les Juifs ».
Zola avait cette lumineuse prescience de ceux qui savent
se mettre à la place de l’autre et qui, du coup, comprennent les révoltes,
désirs de revanche et volonté de résister, que nourrit un trop lourd fardeau
d’humiliations avec son cortège de ressentiments. Monsieur le Président, je ne
mésestime aucunement les risques et dangers pour notre pays de ce choc
en retour. Mais je vous fais reproche de les avoir
alimentés plutôt que de savoir les conjurer. De les avoir nourris, hélas, en
mettant à distance cette jeunesse des quartiers populaires à laquelle, durant
votre campagne électorale, vous aviez tant promis au point d’en faire,
disiez-vous, votre priorité. Et, du coup, en prenant le risque de l’abandonner
à d’éventuels égarements.
7. Vous avez, pour finir, commis une faute morale en
empruntant le chemin d’une guerre des mondes, à l’extérieur comme à
l’intérieur. En cette année 2014, de
centenaire du basculement de l’Europe dans la barbarie guerrière, la destruction
et la haine, vous devriez pourtant y réfléchir à deux fois. Cet engrenage est
fatal qui transforme l’autre, aussi semblable soit- il, en étranger et,
finalement, en barbare – et c’est bien ce qui nous est arrivé sur ce continent
dans une folie destructrice qui a entraîné le monde entier au bord de l’abîme.
Jean Jaurès, dont nous allons tous nous souvenir le 31
juillet prochain, au jour anniversaire de son assassinat en 1914, fut vaincu
dans l’instant, ses camarades socialistes basculant dans l’Union sacrée alors
que son cadavre n’était pas encore froid. Tout comme d’autres socialistes,
allemands ceux-là, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, finirent assassinés en
1919 sur ordre de leurs anciens camarades de parti, transformés en
nationalistes et militaristes acharnés. Mais aujourd’hui, connaissant la suite
de
l’histoire, nous savons qu’ils avaient raison, ces
justes momentanément vaincus qui refusaient l’aveuglement des identités
affolées et apeurées.
Vous vous souvenez, bien sûr, de la célèbre prophétie de
Jaurès, en 1895, à la Chambre des députés : « Cette société violente et
chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l’état
d’apparent repos, porte en elle la guerre comme la nuée dormante porte l’orage.
» Aujourd’hui que les inégalités provoquées par un capitalisme financier
avide et rapace ont retrouvé la même intensité qu’à cette époque, ce sont les
mêmes orages qu’il vous appartient de repousser, à la place qui est la vôtre.
Vous n’y arriverez pas en continuant sur la voie funeste
que vous avez empruntée ces dernières semaines, après avoir déjà embarqué la
France dans plusieurs guerres africaines sans fin puisque sans stratégie
politique (lire ici l’article de François Bonnet). Vous ne le ferez pas
en ignorant le souci du monde, de ses fragilités et de ses déséquilibres, de
ses injustices et de ses humanités, qui anime celles et ceux que le sort fait
au peuple palestinien concerne au plus haut point.
Monsieur le Président, cher François Hollande, vous avez
eu raison d’affirmer qu’il ne fallait pas « importer » en France le
conflit israélo-palestinien, en ce sens que la France ne doit pas entrer en
guerre avec elle-même. Mais, hélas, vous avez vous-même donné le mauvais
exemple en important, par vos fautes, l’injustice, l’ignorance et
l’indifférence qui en sont le ressort.
http://www.mediapart.fr/journal/international/230714/palestine-monsieur-le-president-vous-egarez-la-france
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« M. Hollande, vous êtes comptable d'une certaine idée de la France qui
se joue à Gaza »
LE MONDE | 04.08.2014 à 10h16 • Mis à jour le 05.08.2014 à 10h27 |
Par Rony Brauman (Ex-président de MSF, professeur à
Sciences Po),
Régis Debray (Ecrivain et philosophe),
Edgar Morin (Sociologue et philosophe) (Directeur de
recherches émérite au CNRS)
et Christiane Hessel (Veuve de Stéphane Hessel)
« Quand la violence crée une spirale incontrôlée et la mort de 300
civils innocents, la situation exige une réponse urgente et déterminée », viennent
d'indiquer à bon escient le président du Conseil européen, Herman Van Rompuy,
et le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, au moment
d'élever au niveau 3 les sanctions économiques contre la Russie.
On ne sait pas si le président russe, Vladimir Poutine,
où l'un de ses subordonnés, a donné l'ordre de faire sauter en vol le Boeing
777 de la Malaysia Airlines. Mais il y a déjà cinq fois plus de civils
innocents massacrés à Gaza, ceux-là soigneusement ciblés et sur l'ordre direct
d'un gouvernement. Les sanctions de l'Union européenne contre Israël restent au
niveau zéro. L'annexion de la Crimée russophone déclenche indignation et
sanctions. Celle de la Jérusalem arabophone nous laisserait impavides ? Peut-on
à la fois condamner M. Poutine et absoudre M. Nétanyahou ? Encore deux poids
deux mesures ?
Nous avons condamné les conflits interarabes et intermusulmans qui
ensanglantent et décomposent le Moyen-Orient. Ils font plus de victimes locales
que la répression israélienne. Mais la particularité de l'affaire
israélo-palestinienne est qu'elle concerne et touche à l'identité des millions
d'Arabes et musulmans, des millions de chrétiens et Occidentaux, des millions
de juifs dispersés dans le monde.
RÉSISTER AU MENSONGE
Ce conflit apparemment local est de portée mondiale et de ce fait a déjà
suscité ses métastases dans le monde musulman, le monde juif, le monde
occidental. Il a réveillé et amplifié anti-judaïsme, anti-arabisme, anti-christianisme
(les croisés) et répandu des incendies de haine dans tous les continents.
Nous avons eu l'occasion de nous rendre à Gaza, où il existe un Institut
culturel français ; et les SOS que nous recevons de nos amis sur place, qui
voient les leurs mourir dans une terrible solitude, nous bouleversent. N'ayant
guère d'accointances avec les actuels présidents du Conseil et de la Commission
européens, ce n'est pas vers ces éminentes et sagaces personnalités que nous
nous tournons mais vers vous, François Hollande, pour qui nous avons voté et
qui ne nous êtes pas inconnu. C'est de vous que nous sommes en droit d'attendre
une réponse urgente et déterminée face à ce carnage, comme à la systématisation
des punitions collectives en Cisjordanie même.
Les appels pieux ne suffisent pas
plus que les renvois dos à dos qui masquent la terrible disproportion de forces
entre colonisateurs et colonisés depuis quarante-sept ans. L'écrivain et dissident russe Alexandre Soljenitsyne (1918-2008)
demandait aux dirigeants soviétiques une seule chose : « Ne mentez pas. »
Quand on ne peut résister à la force, on doit au moins résister au mensonge. Ne
vous et ne nous mentez pas, monsieur le Président.
L'ENFERMEMENT COMPLET N'EST NI VIABLE NI HUMAIN
On doit toujours regretter la mort
de militaires en opération, mais quand les victimes sont des civils, femmes et
enfants sans défense qui n'ont plus d'eau à boire, non pas des occupants mais
des occupés, et non des envahisseurs mais des envahis, il ne s'agit plus
d'implorer mais de sommer au respect du droit international.
La France est bien placée pour initier un mouvement des grands pays
européens pour la suspension de l'accord d'association entre Israël et l'UE,
accord conditionné au respect de nos valeurs communes et des accords de paix
souscrits par le passé. De même pourrait-elle faire valoir qu'un cessez-le-feu
qui déboucherait sur un retour au statu quo ante, lui-même déjà intolérable, ne
ferait que contribuer au pourrissement de la situation et donc au retour de
l'insécurité pour les uns comme pour les autres.
L'enfermement complet n'est ni viable ni humain. Pourquoi la police
européenne ne pourrait-elle revenir sur tous les points de passage entre Gaza
et l'extérieur, comme c'était le cas avant 2007 ?
APARTHEID
Nous n'oublions pas les chrétiens expulsés d'Irak et les civils assiégés
d'Alep. Mais à notre connaissance, vous n'avez jamais chanté La Vie en rose en trinquant avec l'autocrate de Damas ou
avec le calife de Mossoul comme on vous l'a vu faire sur nos écrans avec le
premier ministre israélien au cours d'un repas familial.
L'extrême droite israélienne vous semblant moins répréhensible que
l'extrême droite française, à quelque chose cette inconséquence pourrait être
bonne : faciliter les échanges et les pressions au nom de valeurs communes.
Israël se veut défenseur d'un
Occident ex-persécuteur de juifs, dont il est un héritier pour le meilleur et
pour le pire. Il se dit défenseur de la démocratie, qu'il réserve pleinement
aux seuls juifs, et se prétend ennemi du racisme tout en se rapprochant d'un
apartheid pour les Arabes.
UN HOMME POLITIQUE SE DOIT DE MONTER EN PREMIÈRE LIGNE
L'école stoïcienne recommandait de distinguer, parmi les événements du
monde, entre les choses qui dépendent de nous et celles qui ne dépendent pas de
nous. On ne peut guère agir sur les accidents d'avion et les séismes – et
pourtant vous avez personnellement pris en main le sort et le deuil des
familles des victimes d'une catastrophe aérienne au Mali. C'est tout à votre
honneur. A fortiori, un homme politique se doit de monter en première ligne
quand les catastrophes humanitaires sont le fait de décisions politiques sur
lesquelles il peut intervenir, surtout quand les responsables sont de ses amis
ou alliés et qu'ils font partie des Nations unies, sujets aux mêmes devoirs et
obligations que les autres Etats. La France n'est-elle pas un membre permanent
du Conseil de sécurité ?
Ce ne sont certes pas des Français qui sont directement en cause ici,
c'est une certaine idée de la France dont vous êtes comptable, aux yeux de vos
compatriotes comme du reste du monde. Et il ne vous échappe pas que
faux-fuyants et faux-semblants ont une crédibilité et une durée de vie de plus
en plus limitées.
• ▪ Rony Brauman (Ex-président de MSF, professeur à Sciences Po)
• ▪ Régis Debray (Ecrivain et philosophe)
• ▪ Edgar Morin (Sociologue et philosophe) (Directeur de recherches
émérite au CNRS)
Christiane Hessel (Veuve de Stéphane Hessel)
LE MONDE 04 08 2014
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