Souvent, lorsque Oran était aussi jeune que nous l’étions,
lorsque la tolérance entre les modes de vie faisait office de gouvernail –
nonobstant la terreur de Boum, c’est une autre histoire –, attablés au
rez-de-chaussée du célèbre et néanmoins abordable Cintra, nous faisions le tour
du monde à moindre frais, imprégnés de la seule véritable philosophie de vie,
joyeuse et scandaleuse, de Tambouctou à Honolulu, de Travemunde à Yellowknife,
les lèvres plongées dans les enivrantes boissons de la BAO (80 centimes)
et les yeux dans ceux de nos compères (« vive l’anarchie » ! chuchotions-nous
et ironisions « tahia Khaïra ezziraïa », quel gâchis !), ou dans ces tableaux
approximatifs accrochés au-dessus du comptoir. Camus nous contemplait à travers
son cadre, aussi mélancolique que nous étions insouciants. Sur le large
trottoir du boulevard de la Soummam, entre l’hôtel Continental et le Coq hardi
(ou le Coq d’or, sacrée mémoire) de l’ASMO, le Cintra exposait ses majestueux
tonneaux bondés le samedi soir. Albert Camus ne fréquentait ni le Cintra, ni
Oran depuis longtemps.
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L’homme aime lancer des anathèmes et des affirmations qui nient
les nuances. Un véritable drame. Il préfère souvent la caricature qui empêche
de penser. Il refuse de plonger dans la pensée, profonde et complexe, d’Albert
Camus, de peur de trop se questionner, de s’y noyer. Il préfère barboter à la
surface calme de l’eau des oueds asséchés qui le confortent dans la béatitude
du confort de sa paresse. Notre frère de classe, Albert Camus, enfant du peuple
pauvre qu’il a été, comme pour la plupart d’entre nous l’avons été, fut mis au
ban de la société intellectuelle bourgeoise de gauche aussi pour cette raison.
Le courant idéologique stalinien, bulldozer mortifère dominant dans les années
cinquante l’a ignoré car il avait dénoncé, haut et fort, – et parmi les premiers
(L’homme révolté et Les Justes notamment) – les crimes de cette idéologie du
bagne et de la mort.
Comme tout homme, Albert Camus a parfois failli, n’a pas été au
terme de ses propres convictions, à l’exemple de la question de l’indépendance
algérienne (mais pas du colonialisme qu’il a clairement dénoncé). Ceux qui,
hier comme aujourd’hui, ont troqué la vérité historique, celle des faits, de
tous les faits, contre de grossiers mensonges aux soubassements idéologiques,
ceux qui ont tronqué et continuent de mentir sur son intervention de Stockholm
devront assumer le premier mur de la honte aujourd’hui morcelé, éclaté,
agonisant. Comme ils devront voir et revoir ou lire et relire encore et encore,
nuit et jour, Les Justes (1949). Pour se libérer de leurs propres démons. Camus
est un penseur, et par conséquent un homme pétri de grandes idées complexes,
trop complexes parfois. Comme il est un homme, il faut le répéter, qui peut
faire preuve de contradictions. Nous gagnerons, nous Algériens, à le faire
nôtre une fois pour toutes, pour enfin questionner son verbe et l’homme qui le
véhicula « un homme fait de tous les hommes, qui les vaut tous et que vaut
n’importe quel autre homme » , sereinement à charge et à décharge. Albert
Camus aime les arcs-en-ciel dans leurs (et sa) radicalité.
AH- 04 janvier 2020
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A_ Voici un article du journal Le Monde.fr du 04 01
Un documentaire sur
Albert Camus, toujours pertinent soixante ans après sa disparition
Les réalisateurs Fabrice Gardel et Mathieu Weschler retracent
dans « Albert Camus, l’icône de la révolte », le parcours et la
pensée de l’écrivain. Limpide.
Albert Camus est mort il y a tout juste soixante ans.
Fauché par un accident de la route à l’âge de 46 ans. Trois ans plus tôt,
il avait été désigné Prix Nobel de littérature. Aujourd’hui, l’auteur de L’Etranger et
de La Peste est l’un des écrivains les plus lus au
monde. « C’est quelqu’un qui vous donne le goût de la vie, sans
jamais vous mentir ni vous rassurer », affirme le philosophe Raphaël
Enthoven dans Albert Camus, l’icône de la révolte. Ce court
documentaire relate l’existence et le parcours intellectuel du journaliste et
écrivain qui a puissamment marqué la vie de ses contemporains et des
générations qui ont suivi.
Tout commence de l’autre côté de la Méditerranée pour « ce
petit Français d’Algérie » qui voit le jour dans une
famille « qui ne sait ni lire ni écrire ». Huit mois
après sa naissance, la première guerre mondiale éclate et son père est tué au
front. La famille s’installe dans le quartier populaire de Belcourt à Alger. Il
n’y a ni eau ni électricité, sa grand-mère gère le foyer « d’une main
de fer ». « Seuls moi et mes défauts sommes responsables
et non le monde où je suis né », écrit Albert Camus, qui restera
nostalgique de cette jeunesse où « les plus grands plaisirs ne
coûtent rien » : les bains de mer, les parties de football avec
les copains. « Le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur
les scènes de théâtre et dans les stades de foot, qui resteront mes vraies
universités. »
Son combat pour une réconciliation
Il obtient tout de même un diplôme de philosophie grâce à une
bourse qui lui permet d’aller au lycée. Mais la gravité de la tuberculose qu’il
contracte, véritable condamnation à mort à l’époque, l’oblige à renoncer à
l’agrégation. Son ami Pascal Pia l’embauche alors à l’Alger républicain.
Il défend « un journalisme qui offre une voix à ceux qui n’en ont
pas », en premier lieu les Kabyles d’Algérie, marquant l’histoire
de la presse.
Résistant, Albert Camus s’impose comme le rédacteur en chef du
quotidien clandestin Combat et dénonce la barbarie nazie, les
goulags du communisme soviétique, l’usage des armes nucléaires. Les batailles
qu’il mène contre les dérives totalitaires de son temps font de lui une figure
de la révolte reconnue à l’étranger. Face aux atrocités de la guerre en
Algérie, il se bat pour une réconciliation par le dialogue et des droits
supplémentaires pour la population arabe. Mais « il n’accepte pas [l’idée
d’une indépendance], c’est charnel pour lui », constate l’écrivain
Salim Bachi.
Des paradoxes assumés
Ponctué de sonores d’Albert Camus, le documentaire ne fait
l’impasse sur aucun des paradoxes que l’écrivain assumait – à l’image de
Meursault, le héros qui « refuse de mentir » de L’Étranger –,
et déploie efficacement les nuances de sa pensée, hermétique à la diabolisation
ou à la déshumanisation. « Lorsqu’il traite de la difficulté qu’on
a à dialoguer, parfois on a l’impression qu’il a connu les réseaux
sociaux », observe Marylin Maeso, professeure de philosophie et
auteure de L’Abécédaire d’Albert Camus (à paraître le
8 janvier aux éditions de L’Observatoire). « Quand il
dit “celui que j’insulte, je ne connais plus la couleur de son
regard”, on a l’impression qu’il parle de Twitter. »
Les témoignages de sa fille, Catherine Camus, pas dénuée
d’humour, du rappeur Abd Al Malik, auteur de Camus, l’art de la révolte et
d’une adaptation de la pièce Les Justes, ou de l’auteur de BD Jacques
Ferrandez, apportent des éclairages signifiants. La diffusion du documentaire
est suivie d’un débat animé par Jérôme Chapuis.
Par Mouna El Mokhtari – In Le Monde.fr- 04 janvier 2019
LIRE ICI ( divers articles + vidéo, photos...)
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