Je
viens de recevoir des ouvrages de Kaouther ADIMI. Je vous propose la recension
de « Nos richesses ».
Nos
richesses
Au
départ du roman de Kaouther Adimi, Nos richesses (éditions Barzakh- Alger 2017,
216 pages) : une date :1935, hier, un lieu : Alger, le rêve d’une
librairie : Les Vraies Richesses. À l’arrivée : une date : 2017,
aujourd’hui, un lieu : Alger, la même librairie vidée de son contenu.
Pour
raconter l’histoire de la naissance et de la vie mouvementée de cette librairie,
Kaouther Adimi a exploré les archives d’Edmond Charlot, les a travaillées pour
les besoins du roman, les transformant en carnets (quatre carnets couvrant les
années 1935-1949 et deux autres 1959-1960 et 1961) et en faire une sorte de
récit. Fiction et éléments du réel se juxtaposent.
Pour
narrer le déclin et la disparition (transformation en commerce de beignets) de
la même librairie, elle décrit en sept chapitres, d’une part les actions de Ryad,
chargé à travers son stage de mettre en œuvre le « massacre » de la
librairie et d’autre part la résistance vaine de Abdallah, le dernier
« exploitant ».
L’ensemble se déploie essentiellement dans la
ville d’Alger dont l’auteur lui consacre quatre chapitres (Alger 2017, 1930,
1939, 2017) sur les sept portant un intitulé de ville/pays (Allemagne 1940,
Sétif mai 1945, Algérie 1954).
On
notera que le dernier chapitre fait suite au premier et clôt ainsi une boucle.
On passe d’un chapitre sur les carnets à un autre sur la ville, à un autre sur les
activités de Ryad et ainsi de suite, un chassé-croisé du rêve de librairie à sa
« destruction ».
Aussi,
je propose trois parties pour cette recension : la naissance et vie de la
librairie ou les carnets d’Edmond Charlot, la mise à mort de la librairie,
l’écriture.
1_ La naissance et vie de la librairie ou
les carnets d’Edmond Charlot
La
première date du carnet rappelle l’éloge de Charlot à l’endroit de son
professeur Jean Grenier qu’il exalte, « il n’enseigne pas, il
raconte » (12/06/1935). Charlot dit à son père l’admiration qu’il a pour une libraire dont il a visité l’extraordinaire
bibliothèque de prêt ». « Il faudrait faire la même chose en
Algérie » lui dit-il encore. Jean Grenier l’encourage à se lancer
« il y a une place à prendre à Alger comme libraire-éditeur… je vous
donnerai un texte pour vous aider ». Confiant, Edmond Charlot fait
« des calculs dans tous les sens pour ouvrir une librairie », bien
que son grand-père ne soit pas d’accord. Jean Giono auquel Charlot demande
l’autorisation d’utiliser son titre « Les Vraies richesses » lui répond et
: « (nous) enjoint de revenir aux vraies richesses que sont la terre, le
soleil, les ruisseaux, et finalement aussi la littérature (qu’est-ce qui peut
être plus important que la terre et la littérature ?) » « La société construite sur
l’argent détruit les récoltes, détruit les bêtes, détruit les hommes, détruit
la joie, détruit le monde véritable, détruit la paix, détruit les vraies
richesses… » écrit Jean Giono dans « Les Vraies Richesses ». Le
3 novembre 1936 Charlot écrit « Jour de l’inauguration ! » Le
local se situe au 2 bis rue Charras (aujourd’hui Arezki Hamani). Rapidement,
Edmond Charlot est débordé « submergé par les milliers d’obligations
administratives » (3/11/38). Il a 23 ans. Le 28/12/1938 il note « Camus
vient souvent à la librairie… Lui ai annoncé hier que j’avais vendu le tout
dernier exemplaire de son premier livre ‘‘L’Envers et l’Endroit’’. 350
exemplaires. » La moyenne des ventes est de 500-600 exemplaires. La Seconde
guerre mondiale a été déclarée. Charlot fait un mois de prison à cause d’une
écrivaine américaine qui a déclaré « j’ai un éditeur à Alger qui est très
dynamique et résistant ». « Camus est bien caché à Oran » note
Charlot au 17/03/1942. Il y a pénurie de papier, de fil broché, d’encre… Edmond
Charlot est amené à fabrique sa propre encre : « dans la cuisine nous
avons mélangé longuement l’huile de pépin de raisin à de la soie de cheminée et
à du cirage » En novembre « le papier circule de nouveau. Je croule
sous les commandes ». Les Américains débarquent en Algérie. « C’est
une drôle de période » En décembre 1942, « de nouveau mobilisé, je
rejoins le Gouvernement provisoire ». Il note à la date du
11/03/1944 : « Réussi à écouler les derniers exemplaires de Noces.
1225 exemplaires en six ans. » Edmond Charlot rencontre beaucoup de gens,
« mon catalogue n’a jamais été aussi riche écrit-il le 12/06/1943 :
Bernanos, Giono, Bosco, Austen, Moravia, Silone, Woolf. » Et « le
gouverneur promet aux musulmans monts et merveilles. Les grandes familles de
colons sont furieuses. Qui sait, peut-être qu’après la guerre, nous aurons un
pays plus juste. »
En
1959, la guerre d’Algérie a éclaté il y a cinq ans. L’OAS condamne à mort Jules
Roy. « À New York, le FLN a désormais une délégation ». Le Jury des
Éditions du Seuil « n’avait pas pu se résoudre à accorder le Grand prix de
littérature à un indigène » note Charlot à la date du 8/10/1959 et ce seul
mot le 4/01/1960 : « Camus ! » Neuf mois plus tard :
« Encore des attentats. Menaces de l’OAS. Salauds. »
« Mes
clients me demandent depuis des mois ce que je ferais ici, où je compte aller,
où j’irai demain. Je reste ici, c’est chez moi, et puis, que ferais-je
ailleurs ? (6/10/1960). »
2_ La mise à mort de la librairie
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Les Vraies Richesses- photo Farouk Batiche |
Dans
les années 1990, l’État algérien a « repris à madame Charlot, veuve d’un
frère d’Edmond, la librairie « Les Vraies richesses » pour en faire
une annexe de la Bibliothèque nationale. Mais les habitants continuent d’appeler
la librairie de prêt par son ancien nom « Les Vraies richesses ». Et
ce matin de 2017 nous sommes « le matin du dernier jour ». Un
journaliste dépêché sur place pour l’événement écrit « Quatre-vingts ans
qu’elle résistait ! Peu de monde, ciel triste, ville triste, rideau de fer
triste sur les livres ». Le rideau de la librairie sera baissé devant
Abdallah, « le préposé au prêt, qui a « le cœur brisé ». Cela se
passe devant la rue « animée par ses diverses boutiques, ses habitants,
ses écoliers, ses voitures » La librairie mesure « sept mètres de
largeur sur quatre de longueur » (sic). Une erreur passée au nez et à la
barbe de l’éditeur après l’auteure. Abdallah, un homme pieux, a travaillé à la
librairie bien après sa retraite, sans salaire, sans que l’administration de la
Bibliothèque nationale ne s’émeuve de son cas, ni de celui des locaux jusqu’au
jour où on l’informe de la décision de la vente du local. C’est quelque peu
tiré par les cheveux. Il est vrai qu’ici ce n’est pas l’auteure en tant que
telle qui s’exprime (et prend les mesures) mais « un nous » général
comme ailleurs dans d’autres passages, un « nous qui court tout le long du
texte, telle la voix d’une conscience, celle d’une mémoire collective »
écrit en quatrième de couverture l’éditeur. Tout le long du roman, non, mais
dans neuf parties ou chapitres. Un nous qui observe, raconte, dresse un réquisitoire
contre la brutalité, l’arbitraire français, pour ne pas rester en marge, pour
ne pas oublier (« Lorsque bien des années plus tard, nos grands-parents
nous verront quitter le pays pour l’autre rive, ils nous diront de faire
attention : ‘‘ les Français sont durs.’’ Et nous ne comprendrons pas, car
nous aurons oublié. »)
Le
nouveau propriétaire veut transformer la librairie en local de « vente de
beignets ». Outré, Abdallah le bouscule ou le frappe. Ses colère et refus
sont vains. C’est inutile lui répondent de jeunes avocats auprès desquels il se
plaint « on ne peut rien contre l’État ». Même le médecin qui
l’ausculte – Abdallah « a fait un malaise la veille de la fermeture »
– lui conseille de quitter Alger.
C’est
Ryad, un jeune étudiant parisien, qui est en charge de la transformation de la
librairie. Il est arrivé pour ce faire, couvert par un stage dont on ne sait
rien, une offre de stage qui intervient à la suite de « dizaines de refus
motivés ou non. » Un stage en Algérie, proposé par son père via un mail.
« Cela te prendra une semaine ou deux… Mon ami te signera ta convention de
stage. » « L’important c’est
que tu puisses vider cette librairie de tout ce qui s’y trouve et la repeindre
en blanc » lui écrit cet ami. Nous ne saurons rien d’autre sur le stage
universitaire, ni son organisation, ni le suivi, ni son contrôle… Ryad ne
connaît pas Alger. Il n’y était venu qu’une seule fois, il avait six ans. Il
s’est installé à Paris après son bac. Les livres il ne connaît pas, « il
n’a jamais aimé lire »
Le
lendemain de son arrivée à la librairie des Vraies Richesses, en sortant tôt le
matin, il aperçoit « un vieil homme appuyé sur une canne », c’est
Abdallah. À l’épicerie du coin, il apprend qu’il y a pénurie de peinture. Au
café « chez Saïd » Abdallah reproche à Ryad de vouloir
« détruire une librairie ». Abdallah ne quittera plus le trottoir à
partir duquel il guète, sur son visage « une expression de douleur intense »
les faits et gestes de Ryad qui vide autant qu’il peut tout ce qui se trouve dans
le local sous le regard de « Edmond Charlot figé sur la photo » et en
pensant à son amie Claire. La nuit tombe et Abdallah est toujours là. De
nouveau, Ryad et Abdallah prennent un café ensemble. Celui-ci est offusqué que
l’on puisse jeter des livres « jeter des livres ? tu te rends compte
de ce que tu dis ? donne-les, garde-les, peu importe, mais ne mets pas des
livres à la poubelle. »
Ryad
et Abdallah sont invités par Moussa, le commerçant voisin. Moussa a toujours
vécu dans le quartier. Il a même connu l’ancienne propriétaire des Vraies
Richesses, madame « veuve d’un frère de Charlot. La pauvre femme est
partie en 1992 quand les choses ont commencé à devenir compliquées ici. »
Ryad
jette les livres dans des caisses qu’il dépose sur le trottoir, mais en garde
un pour Claire, son amie parisienne aux yeux bleus. Il veut en offrir à une
école primaire, mais le directeur lui demande d’écrire pour cela au Ministère.
Ryad ne se soucie guère de ces deux hommes, pitoyables pitres, qui l’observent
à partir d’une voiture. « Ils ont des moustaches, des lunettes de soleil
et sont vêtus de costumes gris, lisent le journal ». « Ces hommes ne
feront rien à Ryad. Ils ne sont là que pour nous rappeler qu’ils existent et
que nous sommes tous surveillés ».
Ryad
veut offrir une caisse de livres à Sarah, une jeune serveuse qu’il a connue
dans un café. Elle en prend quatre et lui demande de déposer le reste à la
Cave-vigie, là même où Jean Sénac « est mort » (plutôt
assassiné). « Dans cette cave se réunissent des jeunes pour écrire de la
poésie, fumer, lire… ». Ryad fait des heureux.
Un
matin, il neige sur la ville, neige fondue. En face des Vraies Richesses,
« Abdallah fixe son univers en train de prendre l’eau, l’air désolé, son
drap blanc sur les épaules. » Ryad le rejoint. « Il a l’impression
d’avoir failli à sa mission. » Ryad n’a pas repeint le local non plus, ni
en blanc ni en bleu, mais il pense beaucoup à Claire sa compagne parisienne.
Ryad et ses patrons affairistes n’ont pas complètement détruit Les Vraies
Richesses du local ni celles portées par le cœur de tous les Abdallah.
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Photo Fabienne Richard- Ouest France |
3_ L’écriture
Les
chapitres, à focalisation plurielle, alternent entre trois groupes de
chapitres : a- les carnets de Charlot (86 pages), b- la vie dans Alger
centre (rue Hamani) à travers Ryad venu de Paris et ceux qui y vivent (83
pages), c- les Algériens sous la colonisation du pays dont un journal vante
« les transformations des côtes barbaresques », Algériens exhibés
« parce que nous ressemblons à des cartes postales orientalistes ».
Un peuple vigilant et conscient à travers ce « nous », embarqué
contre la barbarie nazie puis oublié et qui prend les armes pour se libérer (20
pages).
Le
premier et dernier chapitres intitulés « Alger, 2017 » interpellent
le lecteur, l’invitent à visiter la librairie par le biais de ce
« nous » aux premières pages qui se transforme en « je » au
dernier chapitre. Une écriture qui alterne entre « récit » et roman.
La
dédicace est offerte « À ceux de la rue Hamani. » En exergue des
vers de Frédéric Jacques Temple et de Jean Sénac. Dès la première phrase du
roman, le lecteur est interpellé : « Dès votre arrivée à Alger, il
vous faudra prendre les rues en pente, les monter puis les descendre. »
Cette phrase est suivie d’une cascade de verbes à l’infinitif et d’autres au
futur.
L’auteure,
au style aéré, nous guide à travers les lieux d’Alger, mais ne prend pas les
chemins les plus courts pour atteindre la librairie Les Vraies Richesses :
rue Didouche Mourad, café le Milk-Bar, la statue et la place de l’Émir, la Casbah,
le bloc de bâtiments aéro-habitat, la rue Hamani. Les verbes ici sont à
l’impératif « prenez, écoutez, devinez, regardez, oubliez. »
Certains
passages, peu nombreux heureusement, ne me semblent pas aboutis, ou trop convenus,
à l’exemple de cette phrase « Au milieu du repas, la fillette dit à son
père qu’elle a terriblement envie de partir en vacances », ou de celle-ci
« Il reconnaît la femme qui lui a balancé le seau d’eau sale sur la
tête. » Ce qui attire fortement notre attention c’est cette somme impressionnante
des sortes d’inventaires à la Prévert, des listes d’un peu de tout qui marquent
le roman, des listes qui nous renvoient aux célèbres notes/listes de Sei
Shônagon. Il y en a partout et de toutes sortes et dès les premières pages
avec la quantité de verbes à l’infinitif puis à l’impératif. En voici quelques
exemples :
-
Souvenirs : Le métro qui freine
dans un grincement, la navette pour l’aéroport, les couloirs, les lourds sacs,
la poussière noire, les airs, les nuages sombres, l’avion…
-
Objets dont il faut se
débarrasser : 1009 romans d’auteurs français, 132 romans d’auteurs
algériens, 222 romans en langue arabe, 17 ouvrages de thème religieux, 42
ouvrages de poésie, 18 ouvrages scientifiques, 9 ouvrages de psychologie, 26
ouvrages d’Histoire, 171 ouvrages pour enfants, 38 ouvrages sur le théâtre, 19
ouvrages sur le cinéma, des photos en noir et blanc, un grand portrait en
couleur, un bureau en bois, une vieille lampe, une pancarte rouillée, un
matelas dans la mezzanine, des papiers, un balai, un seau.
-
Dans l’épicerie : des pommes
cabossées, des salades vertes, des cadenas, des poivrons rouges.
-
Dans le sac poubelle : le
courrier, les invitations, la vieille tasse sale, la paire de ciseaux, les
feutres, l’agrafeuse, le tube de colle, le téléphone rouge.
-
En allant chez Moussa : un long
couloir où s’empilent des caisses de soda, le matériel de nettoyage
(détergents, balais, bouteille d’eau de Javel, serpillières, bidon rempli
d’eau).
-
Ryad dresse mentalement la liste de ce
qui reste à faire : se débarrasser des livres, jeter les meubles, jeter le
matelas, jeter le bureau et sa chaise, jeter le frigo, prendre ses affaires et
rentrer à Paris, embrasser Claire, faire rire Claire.
Ainsi
que précisé plus haut, le premier et dernier chapitres se rejoignent. Dans l’un
et l’autre le narrateur nous invite à visiter la librairie Les Vraies
Richesses : « vous vous retrouverez devant l’ancienne librairie des
Vraies Richesses dont j’ai imaginé la fermeture, mais qui est toujours
là. »
Courrez-y
et lisez (achetez et lisez) Nos richesses, un hymne au livre, à la littérature
et aux hommes qui les font, qui les défendent. Vous ne le regretterez pas.
Ahmed
Hanifi,
------------------- ce qui suit a été ajouté ce jour, lundi 01 février 2021---------------------------------
Mediapart.fr
«Nos richesses»: Alger, capitale littéraire
26 août 2017 Par Pierre Benetti (En attendant Nadeau)
Nos richesses est dédié « à ceux de la rue Hamani ». Il peut s’agir des habitants actuels d’Alger. Ou bien de ses habitants disparus, en particulier ceux qui ont vécu l’aventure de la librairie Les Vraies richesses. En s’appropriant l’histoire de ce lieu et en imaginant sa destruction, le troisième roman de Kaouther Adimi célèbre Alger comme l’une des capitales mondiales de la littérature.
Sans lui faire perdre de sa vivacité, l’auteure de Des pierres dans ma poche (Seuil, 2016) reconstitue l’histoire littéraire, éditoriale et intellectuelle de sa ville natale, à travers des fragments tirés de plusieurs époques. Volontiers rapide, voire pressé, le récit court de 1930 à 2017, de la célébration du centenaire de la conquête coloniale à une déambulation personnelle qui observe, avec lucidité et tranquillité, les transformations de l’Algérie indépendante ; de l’ouverture des Vraies richesses (enseigne empruntée à un titre de Jean Giono) par Edmond Charlot, alors étudiant de Jean Grenier au lycée d’Alger, au déménagement brutal des stocks de livres par un personnage nommé Riyad, qui pourrait avoir le même âge, mais ne connaît plus personne au pays de ses ancêtres.
Kaouther Adimi © Hermance Triay
Entre-temps, les violences de la colonisation, de la Seconde Guerre mondiale, de la décolonisation, de la dictature et de la guerre civile ont pénétré ce lieu qui tient à la fois de la caverne d’Ali Baba et de l’île au trésor, de refuge pour la pensée et de fenêtre sur le monde. Son créateur génial et consciencieux réapparaît à travers les extraits d’un journal imaginaire, qui a parfois de stupéfiants effets de document historique. Kaouther Adimi a enquêté dans les livres et les archives, auprès des témoins. Elle semble aussi avoir poursuivi les liens plus ambigus, plus souterrains qui unissent le passé historique, le présent du voyage et le temps intermédiaire du roman, ceux qui relient la France à l’Algérie, Edmond Charlot à Riyad et à elle-même.
La Parisienne Adrienne Monnier servit de modèle à cet enfant de parents français installés en Algérie lorsqu’il ouvrit, en 1935, une librairie « qui ne serait pas juste un commerce mais un lieu de rencontres et de lecture ». Mais la première lança la boutique de la rue de l’Odéon l’année de la naissance du second, 20 ans plus tôt. Et lui eut des ambitions peut-être plus politiques, du moins si l’on en croit son journal inventé : « Faire venir des écrivains et des lecteurs de tous les pays de la Méditerranée sans distinction de langue ou de religion, des gens d’ici, de cette terre, de cette mer, s’opposer surtout aux algérianistes. Aller au-delà ! »
La librairie Les Vraies richesses, après qu'elle a été plastiquée.
Ils seront nombreux à venir. Jean Amrouche, Himoud Brahimi, Albert Camus, Mohammed Dib, Mouloud Feraoun, Max-Pol Fouchet, André Gide, Armand Guibert, Emmanuel Roblès, Jules Roy, Antoine de Saint-Exupéry, Jean Sénac, Kateb Yacine… tous – un cercle d’amis, on peut le noter, déserté par les femmes – nourrissant cette « pensée méditerranéenne qui ne se limite pas au môle d’Alger », incarnée par ce local de quatre mètres sur sept, rempli de textes en arabe et en français, de littérature et de livres religieux, de poésie et de science. Un lieu comme en rêvent de nombreux lecteurs et voyageurs. Planté dans une terre ouvrant sur le monde, fondé par un groupe mais tenu par un principe d’accueil, riche de toutes ses possibilités, de toutes les aventures à y vivre.
Les Vraies richesses devient bibliothèque, librairie, galerie d’art, maison d’édition. Son ancrage géographique, au cœur de cette ville arabe et francophone, africaine et coloniale, lui interdit d’être coupé des entrelacements de l’histoire. Edmond Charlot traverse le XXe siècle, saisissant les œuvres en grand éditeur, s’appropriant les moments historiques en acteur de son époque, se battant avec le courage démesuré des rêveurs pour faire tenir son royaume près de s’effondrer à la moindre secousse. Il n’est pas un éditeur local, mais international, publiant Pierre Jean Jouve et García Lorca, Gertrude Stein et Rilke. Les intellectuels d’Alger se construisent avec lui. La ville elle-même se découvre surréaliste et absurde, antifasciste et anticoloniale, au cœur des idées et des combats du XXe siècle, qui se font avec des armes et du papier. Les livres amassés au 2 bis, rue Charras forment une fragile forteresse contre les bouleversements de l’histoire. Emprisonné par Vichy, le libraire-éditeur est victime de deux attentats de l’OAS. Alger subit, se bat, s’adapte, oublie. Le roman alterne un journal personnel et une parole collective, regroupée sous un « Nous » qui dit : « Nous sommes les habitants de cette ville et notre mémoire est la somme de nos histoires. »
En ce début du XXIe siècle, le jeune Riyad, inquiet et peu drôle, ne partage pas la passion pour la littérature dont Edmond Charlot, mort en 2005, avait fait sa vie. Cela tombe bien, il a été embauché pour vider la librairie, vendue dans l’indifférence à un marchand de beignets. Alger est devenue triste et enfermée en ses murs, cachée derrière la Méditerranée et le Sahara. Les agents de renseignement notent les faits et gestes de chacun dans leurs petits carnets, les spectateurs des matchs de foot disent aux plus vieux de se taire, même s’il s’agit du résistant Abdallah, vieux gardien de la boutique, pas plus lecteur que Riyad mais respectueux de la folle œuvre d’Edmond Charlot.
Grâce à lui, une littérature de résistance est entrée dans ce port de l’Afrique et de l’Europe. À travers la figure de Riyad, Alger est aussi faite des échecs inutiles, des violences sans mémoire, des fractures coloniales inachevées. Livre d’hommage d’une génération à une autre, Nos richesses est rempli de la frénésie intellectuelle et politique d’une époque et d’une ville fascinantes. Kaouther Adimi la rejoue pour mieux en évoquer la disparition, avec autant de nostalgie que d’espérance.
Kaouther Adimi, Nos richesses, Seuil, 215 pages, 17 €.
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