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samedi, septembre 14, 2024

870_ RÉINVENTER L'UNIVERSEL _ Souleymane Bachir Diagne

 


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EXTRAITS:


Extraits : Je récuse formellement l'idée que la décolonisation se fait contre l'universel, être postcolonial ou décolonial, ce n'est pas aller contre l'universel. L’universalisme d’aujourd’hui ne peut être celui d’hier, impérial. Il est temps de réinventer l'universel. La réinvention de l'universel signifie universaliser ensemble… Les tribalismes, les identitarismes, les nationalismes mènent à un apartheid généralisé… Nous sommes à 100% chacune de nos cultures, et à 100% chacune des langues que nous parlons. Il ne s'agit pas de partager ces cultures, mais de les totaliser… Les partis (d’extrême droite) utilisent de surcroît la rhétorique démocratique - la défense de la laïcité par exemple-à des fins qui n'ont rien à voir véritablement avec les valeurs républicaines elles-mêmes. En défendant la laïcité contre une islamisation prétendue de l'Europe, ils instrumentalisent la laïcité bien plus qu'ils n’y adhèrent… Il ne peut y avoir de classement entre les racismes et que tous les racismes partagent les mêmes racines et qu'il faut donc s'opposer à tous les racismes d'une manière claire et nette. L'antisémitisme, l'islamophobie, le racisme antinoir: aucun de ces racismes ne peut être isolé des autres.

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"Nous devrions nous comporter comme une seule et même espèce humaine."







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jeudi, septembre 12, 2024

869_ LES ESCROCS DE LA PENSÉE

 




CEUX QUI ONT FAIT LE LIT DE L’EXTRÊME DROITE

Par Hugo Boursier et Pierre Jequier-Zalc. Politis 12 septembre 2024

En politisant une supposée « insécurité culturelle » puis en faisant de leur vision de la laïcité l’arme pour lutter contre cette «insécurité », le Printemps républicain et ses alliés ont contribué à légitimer les thèses racistes et islamophobes du Rassemblement national.

Ils squattent les plateaux des chaînes de télévision en continu et des principaux talk-shows, dans lesquels ils ont leur rond de serviette. Ils influencent les plus hautes sphères de l’État, où ils distillent leur vision identitaire et nationaliste de la République. Pourtant, ils ne représentent rien, ou pas grand-chose.

Eux, ce sont les membres du Printemps républicain et ses alliés médiatiques, Caroline Fourest, Raphaël Enthoven, Sophia Aram, Gilles Clavreul, Amine El Khatmi et consorts. C'est Marc Cohen, rédacteur en chef du magazine d'extrême droite Causeur, qui raconte le mieux la création de cette association politique créée en mars 2016. « Une bande d’internautes partis en cyberguerre après le massacre du Bataclan monte un gang informel pour défendre ‘‘l'islamophobe’’ Élisabeth Badinter en particulier et la laïcité en général. » Le Printemps républicain est né. Le ton est donné. À l'origine de ce « gang », le politiste et polémiste Laurent Bouvet, qui, dans les années 1990, gravite dans les sphères intellectuelles du Parti socialiste (PS). Décédé en 2021, il était notamment un des fondateurs de la Gauche populaire au début des années 2010. L'objectif de ce réseau est, entre autres, de répondre à la note du think thank Terra Nova qui conseille à la gauche, pour accéder au pouvoir, de se détourner de certaines catégories populaires, vouées à basculer à l'extrême droite.

Pour éviter cela, la Gauche populaire préconise de s’appuyer sur la vision de Laurent Bouvet, qui théorise « l'insécurité culturelle » dans le manifeste ‘Plaidoyer pour une gauche populaire’. Pour schématiser, l’idée principale est de refuser de laisser à l'extrême droite la question identitaire et nationaliste, question qui serait au cœur des inquiétudes de la « majorité » autrement dit, les classes populaires blanches. « Cette version ‘‘à gauche’’ de la laïcité identitaire est surdéterminée par l'enjeu de la nation. Elle renvoie à une stratégie, parmi d'autres, de reconquête des catégories populaires (perdues sur le terrain économique et social et jugées hostiles à l'islam) », explique le politiste Rémi Lefebvre d a n s un article paru en 2020, intitulé « La laïcité au Parti socialiste. De l'emblème au problème ».

Une idéologie qu'a étudiée Pierre-Nicolas Baudot, docteur en sciences politiques à l'université Paris-Panthéon-Assas. « Bouvet crée le Printemps républicain en articulant le républicanisme à la française, très critique des religions, et la philosophie communautarienne, pour qui l'individu est défini par la communauté à laquelle il appartient. Ainsi, pour ces personnes, la seule communauté qui vaille, c'est la communauté nationale. Tout ce qui est la marque d’une singularité culturelle ou religieuse est donc directement suspecté d’en être une entrave. »

À partir de cette base théorique, la menace du terrorisme islamique en France donne un prétexte à ses défenseurs pour partir à « la castagne », pour reprendre les mots de l'époque de Marc Cohen. « Le Printemps républicain ne sort pas de nulle part. Il s'intègre dans l'histoire, longue et mouvementée, de ce grand mouvement de pensée initié par Samuel Huntington qui réinstalle une concurrence culturelle entre les États dits judéo-chrétiens et ceux dits musulmans », souligne Valentine Zuber, directrice d'études à l'École pratique des hautes études, autrice de La Laïcité en débat : au-delà des idées reçues (Le Cavalier bleu, 2 017). En France, cela passe donc par « le rapport des musulmans - ou supposés comme tels - aux ‘‘valeurs de la République’’ », un concept très plastique, dont on ne sait pas très bien ce qu'il contient, mais auquel on ne peut pas s'opposer - comment se revendiquer contre la République? », poursuit la chercheuse.

Laïcité identitaire

Ainsi, le Printemps républicain et ses alliés s'érigent rapide- ment en défenseurs de valeurs supposément assiégées, à commencer par la laïcité. Une fierté française, définie par la loi de 1905, qui, dans son article premier, garantit «le libre exercice des cultes » et précise que « la République assure la liberté de conscience ». Sauf que la vision définie par ces personnages s’éloigne largement de cette loi historique. « Je pense qu'ils ne veulent pas lire les deux premiers articles », soupire Valentine Zuber. La laïcité devient une série d'interdictions, notamment sur les signes religieux - et en particulier le voile. Vincent Genin, auteur d'Histoire intellectuelle de la laïcité. De 1905 à nos jours (PUF, 2 024), renchérit : « Ils s'inscrivent dans une forme de républicanisme autoritaire où la laïcité cesse d'être conçue comme une liberté. Comme s’il n’avait toujours existé qu'une seule laïcité. C'est faux. Il existe cinq autres régimes de laïcité en outre-mer. Et que dire de l'Alsace-Moselle ? »

Malgré cette approximation, c'est dans cette laïcité « identitaire », que s'engouffre le Printemps républicain. Premier objectif, faire tomber l'Observatoire de la laïcité, dirigé par Jean-Louis Bianco, homme politique socialiste, et son numéro 2, Nicolas Cadène. « Cette petite troupe s'est fait les dents sur l'Observatoire de la laïcité et sur ses patrons, Cadène et Bianco. On voulait leur tête en haut d'une pique », écrit, tout en nuance, Marc Cohen. « Dès 2013, il y a eu des polémiques contre notre travail, déjà menées par des personnes comme Élisabeth Badinter ou Caroline Fourest », se souvient Nicolas Cadène. Contactée, Caroline Fourest indique qu'elle n'est pas « membre du Printemps républicain ». La polémiste ajoute : « Et si l'intégrisme inquiète, c'est peut-être tout simplement parce qu'il revient... Et que le nier fait justement le jeu de l'extrême droite. »

Relais médiatiques

Après les attentats de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher, en janvier 2015, les attaques redoublent contre l'institution, alors rattachée à Matignon. « Ils nous ont trouvés trop mous dans nos avis. Ils voulaient qu’on soit plus fermes sur le voile et sur les musulmans. Mais nous n’appliquions que le droit, rien d'autre », poursuit l'ancien numéro 2 de l'Observatoire de la laïcité, qui rappelle que les plus hautes juridictions du pays ont toujours suivi les avis de l’institution. Pour arriver à ses fins, la mouvance peut compter sur d'importants relais médiatiques : Raphaël Enthoven, Caroline Fourest, Élisabeth Badinter, entre autres. Et sur une stratégie bien ficelée : politiser le moindre fait divers, bien souvent à coups de distorsion de la réalité, investir à foison les réseaux sociaux et user de ses contacts professionnels et politiques pour influer sur la décision publique.

Et cela fonctionne, indéniablement. Au printemps 2021, Jean Castex, alors premier ministre, met fin au mandat de l'Observatoire de la laïcité. Jean-Louis Bianco et Nicolas Cadène sont remerciés sans ménagement. Au sein du gouvernement de l'époque, Jean-Michel Blanquer et Marlène Schiappa avaient largement contribué à attaquer l'institution. « Le pouvoir en place a préféré aller dans le sens des toutologues et des éditorialistes en soufflant sur les braises », regrette Nicolas Cadène, qui décrit un cyberharcèlement « violent et continu ».

Une stratégie du bruit et de la fureur qui permet à ces thématiques d'être omniprésentes dans le débat public. Des polémiques passionnées et enflammées, bien souvent au détriment des faits et des recherches de la grande majorité du monde académique sur le sujet. « La voix des universitaires n'est pas entendue », confie, désabusée, Valentine Zuber, « ou alors, quand elle l’est, notre statut d'expert n'est pas reconnu. On est une voix parmi d'autres. Donc personne n'a envie de perdre son temps à se faire épingler par des polémistes qui manient l'injure et le sous-entendu de manière terrible ».

La confusion des étiquettes

L’ascension de certains termes aujourd'hui rabâchés quotidiennement dans le débat public est due à ce lobbying identitaire qui ne dit pas son nom. Doctorant en sociologie au Médialab de Sciences Po, Benjamin Tainturier a travaillé sur l'évolution de ces mots : « islamo-gauchisme», « cancel culture », « wokisme ». Résultat ? Alors que le terme d’islamo gauchisme est surtout utilisé dans un contexte géopolitique au début des années 2000, c'est Élisabeth Badinter qui va participer à lui faire revêtir, dans une interview donnée au Monde en 2016, un nouveau sens: « la commune menace pour la République que représente la gauche radicale défendant les minorités et le fondamentalisme », explique Benjamin Tainturier. Une redéfinition qui va participer à légitimer ce terme, lui ouvrant les portes des médias mainstream.


Du lexique d’une intellectuelle médiatique, le mot rebondit ainsi dans celui d'un politique - à savoir Manuel Valls, lors de la primaire du Parti socialiste en 2017. Pour aboutir dans la bouche de Jean-Michel Blanquer, qui, deux semaines après l'assassinat de Samuel Paty, pointe les « ravages » de l'islamo-gauchisme. « Ces figures intellectuelles, médiatiques et politiques normalisent une attitude importante au sein de l'extrême droite : la confusion des étiquettes. Fabriquer un ennemi commun, l’islamo-gauchisme, crée des ponts idéologiques », analyse Benjamin Tainturier. Ce flou va s'accentuer après le 7 octobre, lorsque le RN, Renaissance et la droite du PS vont dénoncer ensemble l’antisémitisme structurel de La France insoumise. Si la gauche n'est pas exempte de positions problématiques, cette attaque participe aussi à nier le génocide en cours à Gaza. De la même manière qu'avec la laïcité, leur position sur le sujet israélo-palestinien - flirtant bien souvent avec un sionisme et une islamophobie qui ne disent pas leur nom - devient celle des « valeurs républicaines ». Une mécanique bien huilée qui permet d’attribuer les bons et les mauvais points, toujours dans le même sens. Une gauche « islamo-gauchiste » et donc, de facto, non-républicaine. Et un RN qui s'accommode bien de ce nouveau paradigme de pensée très droitier.

À force de matraquer cette idée d’une supposée compromission de la gauche avec la laïcité, le Printemps républicain et ses alliés ont permis de dédiaboliser le Rassemblement national et ses idées. « Dire que, pour rassurer les classes populaires dites majoritaires, il faut garantir le maintien de valeurs communes, comme la laïcité, cela sous-entend qu'il y a une menace de remplacement des valeurs et qu'il faut mener une guerre culturelle. Or ce sont des idées qui ont clairement des racines dans la pensée d'extrême droite », note Pierre-Nicolas Baudot. Il poursuit : « Le fait que les auteurs de ces paroles viennent du Parti socialiste a contribué à installer et légitimer ce discours. » Pourtant, si leur audience et leur impact sur le débat politico-médiatique sont très importants, les débouchés électoraux du Printemps républicain sont aujourd'hui quasiment inexistants. À moins que ses membres ne soient les meilleurs agents recruteurs du RN.

Hugo Boursier et Pierre Jequier-Zalc. 

Politis 12 septembre 2024

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jeudi, septembre 05, 2024

868_ La fascination de Kamel Daoud pour l’extrême droite _ par FARIS LOUNIS



 La fascination de Kamel Daoud pour l’extrême droite

Qualifié une fois pour toutes d’« écrivain progressiste », Kamel Daoud est assuré de voir son roman Houris occuper une place médiatique de choix en cette rentrée, quelle que soit sa qualité littéraire. S’il est nécessaire de s’opposer aux courants conservateurs et intégristes algériens qui traitent l’écrivain de « harki » et de « collabo », il est tout aussi indispensable de souligner sa proximité politique avec les droites extrêmes et le Rassemblement national. Ses chroniques régulières dans Le Point sont édifiantes. 

Que peut dire un écrivain des Suds, de surcroît arabe, dans le « monde libre », et plus particulièrement en France ? Il peut critiquer en toute liberté les dictatures arabes, l’intégrisme islamique et ses violences meurtrières, l’autoritarisme et les crimes de la Chine ou de la Russie — ce qui est à la fois légitime et salutaire, indispensable même. En revanche, les critiques du chaos interventionniste des États-Unis et de leurs alliés au Proche-Orient, de l’emprisonnement arbitraire de Julien Assange durant plus d’une décennie, de l’idéologie fasciste des droites dures et extrêmes en France et en Europe ne sont guère souhaitables, certainement pas recevables, impossibles même dans la majorité des cas.

Pour qu’un écrivain des Suds puisse réellement parler, se faire entendre dans les médias mainstream, il faut faire comme Kamel Daoud : acclimater sa plume afin de participer activement à l’enrichissement d’un nouveau dictionnaire des idées reçues nommé l’« arc républicain », prêcher vaillamment à son lectorat que le Rassemblement national (RN) serait plus fréquentable, plus « républicain » et « patriote » que La France insoumise (LFI), le Nouveau front populaire (NFP) et un « Mélenchon auto-hamassisé » (1). Kamel Daoud reprend d’ailleurs ces idées dans deux de ses chroniques publiées par Le Point, aux titres évocateurs : « L’erreur du ‘‘cheikh’’ Mélenchon » (20 novembre 2023) et « Les musulmans de France sont-ils les idiots utiles des Insoumis » (14 juin 2024). Selon lui, il y aurait un « vote musulman » assis sur « l’antisémitisme, la volonté de détruire l’État d’Israël » et la prétendue « haine de la civilisation » française et occidentale.

Le RN plutôt que LFI

Parmi les nombreux textes illustrant son tournant réactionnaire, « Malika Sorel, Rima Hassan et le sujet caché » paru dans Le Point, le 8 avril 2024 (2) est sans nul doute la chronique qui révèle le plus la fascination de l’écrivain pour l’extrême droite.

Voulant expliquer en quoi consisterait une approche « lucide », non « victimaire et revendicative » de l’immigration et de la laïcité en France, Kamel Daoud délivre un certificat de « lucidité républicaine » à l’eurodéputée du RN Malika Sorel-Sutter, au détriment de Rima Hassan, candidate en septième position sur la liste menée par Manon Aubry pour LFI et désormais également eurodéputée. En effet, explique-t-il, cette pamphlétaire d’extrême droite représente « une immigration qui ose dire que l’immigration telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, dans la ‘‘soumission’’ idéologique et religieuse, est un risque majeur pour tous » ; une immigration qui ose combattre le projet politique d’une religion — l’islam, pour ne pas le nommer —, qui envisagerait d’« avaler la République puis le reste du monde ». Malika Sorel-Sutter serait, selon la « mesure républicaine » de Kamel Daoud, le parfait remède aux idées véhiculées par Rima Hassan, cette juriste franco-palestinienne qui incarnerait « l’image de l’immigré décolonisé, figé dans une posture victimaire et revendicative », le cheval de Troie que « les Insoumis tentent de monopoliser » pour capter « l’émotion propalestinienne et l’électorat ‘‘musulman’’, sinon islamiste [pour] pouvoir culpabiliser sans se sentir coupable » ; le signe infaillible du « basculement de l’extrême gauche fantasmée vers la radicalité ».

Certes, l’autrice de Décomposition française (3) émaille ses pamphlets d’imprécations sur « la malédiction du droit du sol », sur la progressive « mise en minorité du peuple autochtone » et appelle à mettre fin à la « préférence étrangère »ainsi qu’à l’intensification de « l’immigration extra-européenne » (4). Mais cela n’empêche pas Kamel Daoud de lui décerner son certificat de « lucidité profondément républicaine », la France risquant « d’être ‘‘avalée’’ par un islam dont ‘‘nous ne savons que faire’’ », assure-t-il en citant une source anonyme « fin observateur de la chose franco-maghrébine ». Face à ce risque, « la radicalité bien française » des Insoumis ne pourrait opposer que le blocage du débat « à la hauteur de la polémique stérile sur l’islamophobie, le rejet, l’immigration, la délinquance ou les extrêmes politiques ».

Loin de fournir une critique fondée et argumentée du programme et des idées politiques défendues par LFI, Jean-Luc Mélenchon et Rima Hassan, et sans avoir le moindre mot sur le racisme, sur le culturalisme biologisant ostensiblement revendiqué par Malika Sorel-Sutter et le RN, l’éditorialiste préfère sermonner ses lecteurs sur l’imminence de l’apocalypse qui terrassera inéluctablement la France ; une apocalypse qui ne saurait être que mélenchonnienne, musulmane, immigrée et « wokisée ». Dans un même mouvement, il les rassure en leur confirmant que s’engager dans les rangs du RN aurait le mérite de briser « la règle du silence et de la compromission au nom du communautarisme »,exprimer catégoriquement « le refus de s’illusionner [sur] l’immigration et l’islamisme ». Il reprend ainsi ce que ne cesse de proclamer Malika Sorel-Sutter sur le « suicide » de la France qui « fabrique la sauvagerie des enfants issus de l’immigration, une sauvagerie qui finira par l’anéantir » (5). 

Dans l’émission La Grande librairie du 15 mai 2024 sur France 5 qui rendait hommage à Salman Rushdie, Daoud a insisté sur l’urgence du combat pour la préservation des libertés artistiques et du droit de rêver contre « la culpabilisation rampante de l’Occident ». Reprise d’une novlangue destinée à dédiaboliser le RN pour l’intégrer dans l’« arc républicain » et à marquer LFI et le NFP du sceau du « terrorisme », de l’antisémitisme et de l’« immigrationnisme ».

Le sur-citoyen-naturalisé

On pourrait revenir sur ses tristes « ‘‘Colognisation’’ du monde » et « Cologne, lieu de fantasmes (6) », quand Kamel Daoud reprenait sans vérification aucune les infox de l’extrême droite allemande sur les « migrants violeurs par fatalité culturelle et religieuse ». Ou encore son glissement, dans la presse algérienne, de la critique du régime à la critique du peuple dépeint comme intrinsèquement dysfonctionnel et indiscipliné par destination. Ou bien sur son incapacité épistémique à nommer le colonialisme et le régime d’apartheid israéliens en Palestine, dans les différents textes consacrés à cette question comme « Ce pour quoi je ne suis pas ‘‘solidaire’’ de la Palestine » (7), « Une défaite pour la ‘‘cause palestinienne’’ » (8) ou encore plus récemment dans « Les islamistes, grands gagnants de la tragédie de Gaza » (17 mai 2024), où il décrit le génocide en cours et le massacre des civils comme des « erreurs de frappes (…), des victimes collatérales », parce que « Gaza reste un bourbier en ‘‘y allant’’, et ne pas y aller demeure une solution désastreuse, sinon dangereuse, pour l’avenir d’Israël ».

Depuis l’année de sa naturalisation française, en 2020, Kamel Daoud a adopté ce que nous appellerions le style du « pamphlétaire-républicain », c’est-à-dire celui du sur-citoyen-naturalisé, considéré comme « ultra méritant » par essence, vigilant et éveillé à toute « offense à la République » de la part de Français « très peu méritants », que le discours raciste de certains dirigeants politiques et « intellectuels » courtisans nomme communément les « immigrés musulmans biberonnés aux aides sociales », les « Français de papiers » et « leurs alliés objectifs », l’extrême gauche mélenchonisée et « wokisée », « complice du terrorisme islamiste » et du « nouvel antisémitisme ».

Ce qui frappe d’emblée à la lecture des éditoriaux de Kamel Daoud, c’est d’abord l’absence de tout intérêt pour la littérature et les arts (alors que ses admirateurs et suiveurs le présentent comme l’épiphanie de l’Écrivain arabe), puis son indifférence totale aux faits historiques et au réel, au profit de la réaction courtisane aux différentes polémiques fabriquées par les chefferies éditoriales dans le dessein de noyer la vie sociale et intellectuelle dans le commentaire de faits divers et de fake news. Loin de refléter la « lucidité d’un homme qui a connu le terrorisme islamiste dans son pays », comme le martèlent inlassablement ses admirateurs — souvent subjugués par la simple évocation du vocable « islamisme » —, les écrits de ce « progressiste du monde musulman » ne portent que sur les sujets qui obsèdent les droites dures et extrêmes de France, l’inamovible quadriptyque culturaliste : islam-banlieue-immigration-insécurité. Autrement dit, la reprise aveugle des tropes du ressentiment des dominants envers les dominés, ce « nouvel intégrisme politique » d’« extrême centre », rigoureusement analysé par le philosophe Jean-Fabien Spitz dans La République, quelles valeurs ? (Gallimard, 2022) et l’historien Pierre Serna dans L’extrême centre ou le poison français. 1789-2017 (Champ Vallon, 2019).

Intégré en raison de sa conversion réactionnaire au très respectable « arc républicain » dans le champ politique et éditorial français, Kamel Daoud fait désormais partie de ceux qu’Alain Policar avait justement qualifiés, dans La haine de l’antiracisme (Textuel, 2023), de « militants qui luttent contre d’autres militants ».

Un futur prix Goncourt ?

Son nouveau roman Houris, qui vient de paraître chez Gallimard et que toute la presse mainstream encense, ne fait pas exception. Dans un précédent ouvrage intitulé Ô Pharaon, (Dar El Gharb, 2005) qu’il ne cite plus dans sa bibliographie en France, Kamel Daoud défendait la thèse selon laquelle « seuls les militaires tuaient » durant la guerre civile algérienne (1990-2002). Dans Houris, au style grandiloquent, obscur et ampoulé, il développe l’idée totalement contraire à la précédente : « seuls les islamistes tuaient » et continuent de tuer. Pour preuve : ils abattent des moutons chaque année durant les festivités de l’Aïd el-Kébir... Laissant derrière lui des décennies de despotisme militaro-pétrolier en Algérie, de mesure antisociales et d’investissements massifs dans l’instrumentalisation du religieux afin d’en finir avec la gauche et le socialisme, les « vérités romanesques » de la nouvelle « contre-enquête » de Kamel Daoud sombre dans le plus caricatural des essentialismes : le Coran et la tradition islamique seraient les inépuisables puits vénéneux du terrorisme et du crime aveugle.

L’éditorialiste développe un orientalisme doublement inversé sur la culture arabe et islamique dont il se réclame, comme l’inénarrable « humoriste » sans humour de France Inter Sophia Aram. Dans son billet du 6 mars 2023, « La masculinité toxique des mollahs », cette dernière croyait faire rire les auditeurs de France Inter en assimilant prépuce et islam, trouvant absolument légitime et acceptable, au nom de la culture arabe et islamique dont elle se réclame, le fait de s’attaquer à « l’Ayatollah Khamenei avec sa mine de peine-à-jouir, son prépuce en guise de turban, ses petits yeux en trou de pine et sa barbe en poils de couilles ». Cette année, elle n’a pas hésité une seule seconde, par ses saillies dans la presse, les médias et les réseaux sociaux, de s’ériger en docteur ès indignation contre son confrère Guillaume Meurice et sa blague (réitérée), quelque peu similaire à la sienne, à propos du premier ministre génocidaire israélien : « Nétanyahou ? Vous voyez qui c’est ? Une sorte de nazi mais sans prépuce ». Évidemment, Kamel Daoud, fidèle au panurgisme médiatique ambiant, lui a apporté son soutien dans son texte : « Si on veut défendre l’humour, il faut défendre Sophia Aram » (9).

L’auteur de Houris s’est érigé en vaillant défenseur des idées promues et diffusées par l’« extrême centre » et les extrêmes droites en France. Quand nous entendons ou nous lisons qu’il serait pressenti pour le Goncourt 2024, nous nous demandons toujours : pourquoi un écrivain, qui voyait dans les propos racistes et suprémacistes de Michel Houellebecq l’expression d’idées de l’écrivain français « le plus lucide » de son temps qui « a raison de jouir de son droit d’excès, de débordement et de provocation », dans une époque où la « lucidité est prétexte à la bêtise » (10) de ceux qui verraient l’islamophobie partout, continue d’être présenté comme un « écrivain progressiste qui a connu le terrorisme islamiste en Algérie » ? Voici, pour rappel, les propos de Houellebecq ainsi commentés :

Je crois que le souhait de la population française de souche, comme on dit, ce n’est pas que les musulmans s’assimilent, mais qu’ils cessent de les voler et de les agresser, en somme que leur violence diminue, qu’ils respectent la loi et les gens. Ou bien, autre bonne solution, qu’ils s’en aillent (11)

S’il est nécessaire de s’opposer aux courants conservateurs et intégristes algériens qui calomnient Kamel Daoud et le traitent de « harki » et de « collabo », le situer au sein de la formation politique dans laquelle il évolue présentement, celle qui prétend défendre la démocratie, l’émancipation sociale et citoyenne avec les outils idéologiques des droites dures et extrêmes, est salutaire pour en finir avec les récits légendaires des faux « démocrates » et « progressistes » du monde arabe et musulman.

FARIS LOUNIS

4 septembre 2024

1-    Kamel Daoud, « Cœurs à prendre pour la présidentielle 2027 », Le Point, 24 mai 2024.

2-    Sauf mention contraire, les citations suivantes sont issues de cet article.

3-    Malika Sorel-Sutter, Décomposition française. Comment en est-on arrivé là ?, Fayard, 2015.

4-    Clément Guillou, Corentin Lesueur et Alexandre Pedro, « Les vies rêvées de Malika Sorel-Sutter, la dauphine identitaire de Jordan Bardella », Le Monde, 5 avril 2024.

5-    Propos cités dans « Élections européennes : qui est Malika Sorel-Sutter, numéro 2 sur la liste du RN ? », Libération, 24 mars 2023.

6-    Référence aux violences contre des femmes qui ont eu lieu à Cologne, en Allemagne, dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier 2016, et dont on a accusé des immigrés et des réfugiés. Kamel Daoud s’est alors emparé de l’affaire dans respectivement « ‘‘Colognisation’’ du monde », Le Quotidien d’Oran, 18 janvier 2016 et « Cologne, lieu de fantasmes », Le Monde, 29 janvier 2016.

7-    Kamel Daoud, « Ce pour quoi je ne suis pas ‘‘solidaire’’ de la Palestine », Le Quotidien d’Oran, 12 juillet 2014.

8-    Le Point, 13 octobre 2023.

9-    Le Point, 11 mai 2024.

10- Kamel Daoud, « La mosquée contre l’écrivain, le plus mauvais des castings », Le Point, 5 janvier 2023.

11- Michel Houellebecq, entretien avec Michel Onfray « Dieu vous entende, Michel », Front populaire,29 novembre 2022.

https://orientxxi.info/magazine/la-fascination-de-kamel-daoud-pour-l-extreme-droite,7574

Vous pouvez lire également ici, mon Blog :

https://leblogdeahmedhanifi.blogspot.com/2024/02/827-les-mantras-de-kamel-daoud.html

 

 

mercredi, septembre 04, 2024

867- Campagne du journal LE MONDE contre La France insoumise (LFI).

 

"Le Monde" n'est qu'un exemple (de poids)




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Une analyse de l'incontournable ACRIMED 




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« Radicaliser » : retour sur la campagne du Monde contre LFI

Par Pauline Perrenot, Le Monde, lundi 2 septembre 2024

« La France insoumise s’abîme », « s’est extrêmisée » et « suscite un très fort rejet » : tels sont les arbitrages assénés dans Le Monde (30/08) sous la plume du sondologue médiatique en chef, Brice Teinturier. La source ? Une enquête électorale de l’institut qu’il dirige (Ipsos), réalisée pour le compte du quotidien, Sciences Po, l’Institut Montaigne et la Fondation Jean Jaurès. L’objet n’est pas ici d’exposer les insondables biais, malfaçons et angles morts de cette « enquête ». Il s’agit, en revanche, de revenir sur le rôle quotidien – et acharné – du Monde dans la diabolisation de La France insoumise. L’article que nous reproduisons est paru dans le numéro 51 de notre revue Médiacritiques (juillet-septembre 2024) et revient spécifiquement sur la couverture de LFI par le quotidien au moment des élections européennes (mars-début mai 2024).

Partis pris systématiques, désinformation par omission, obsessions stratégiques aux relents islamophobes... : dans le cadre des élections européennes, le quotidien Le Monde a fait campagne contre La France insoumise. Le quotidien aura en effet réservé un traitement de choix au seul parti institutionnel, dans le champ politique français, attaché à maintenir la question palestinienne à l’agenda et à relayer les revendications du mouvement de protestation contre la guerre génocidaire de l’État israélien en Palestine.

Au cours des derniers mois, nous n’avons cessé de souligner l’incroyable fossé qui sépare, d’un côté, les reportages parfois de très bonne facture que peut publier Le Monde sur la situation à Gaza, et, de l’autre, l’insondable médiocrité du quotidien dès lors qu’il s’agit de traiter de ses répercussions dans le champ politique français (1).

Certes, et nous en avons rendu compte, l’information internationale du Monde n’échappe pas aux biais, aux angles morts, aux euphémisations et aux formules réductionnistes qui caractérisent le traitement des medias dominants en France de la situation en Palestine (2). Mais contrairement à tant d’autres, le quotidien publie des reportages, donne à voir et à entendre l’ampleur du carnage. Une couverture qui ne semble, en revanche, nullement freiner l’acharnement de son service politique à l’égard de La France insoumise, dont la campagne en soutien du peuple palestinien, en France, est jour après jour salie.

La criminalisation des pensées hétérodoxes à laquelle se livre actuellement l’État français – dont LFI n’est que l’une des (nombreuses) cibles – ne semble d’abord pas alarmer Le Monde outre-mesure. La rédaction n’a par exemple pas jugé utile de consacrer un article de son cru à la convocation pour « apologie du terrorisme » de Mathilde Panot (députée, présidente du groupe à l’Assemblée nationale) : totalement banalisé, ce fait politique est simplement relayé sur le site par le biais de deux dépêches AFP (23/04 et 30/04). Comme si de rien n’était. La convocation pour le même motif de Rima Hassan, juriste et candidate à l’élection européenne sur la liste LFI, se voit appliquer le même traitement minimaliste (19/04). En dehors de trois citations – deux extraites d’un texte transmis par la juriste au quotidien et une dernière, de son avocat –, l’analyse de fond est absente. Rendre compte du positionnement de Rima Hassan ? Le journalisme politique a l’art et la manière : reproduire deux de ses tweets... et rapporter aux lecteurs qu’elle « concentre les critiques des adversaires politiques de LFI, qui lui reprochent d’attiser la haine d’Israël ». Sans se donner la peine, bien sûr, d’adjoindre à cette mention le début du commencement d’une contradiction. Un mois plus tôt (18/03), la même journaliste relayait déjà l’existence d’« accusations de légitimation du Hamas visant Rima Hassan »... sans en dire davantage (3). Favoriser la libre-circulation de la désinformation et entretenir le discrédit : un nouveau champ d’expertise au Monde ?

« Instrumentaliser le vote des quartiers populaires »


Une chose est sûre : l’heure n’est plus à la défense des libertés publiques. Le 24 avril, un éditorial daigne qualifier l’interdiction de conférences de La France Insoumise de « préoccupante » et « problématique », mais ne renonce pas à sa ligne « raisonnable » et finalement très ambiguë pour souhaiter un « nécessaire équilibre » entre « les libertés de réunion et d’expression » et… « la préservation de l’ordre public ». On a connu positionnements moins timides dans les pages du Mondea fortiori quand le quotidien semble incapable de réprimer sa détestation viscérale de LFI. D’une part, en affirmant que « la répétition d’interdictions nourrit la posture de victime du système et de détenteur des vérités que l’on cherche à bâillonner dont se délecte Jean-Luc Mélenchon ». Une répression dont on ne critique pas le principe même, mais dont on redoute les effets contre-productifs... D’autre part, en martelant la pensée automatique ressassée par l’ensemble des chefferies médiatiques de ce pays : la campagne de La France insoumise en soutien du peuple palestinien « revient à instrumentaliser le vote des quartiers populaires et à inciter les électeurs français à s’identifier aux protagonistes de la guerre que mène Israël dans le territoire palestinien en représailles aux attaques du Hamas du 7 octobre 2023 ».

Ceci mérite un temps d’arrêt. Outre le fait qu’il ne devrait plus être permis de qualifier de « représailles » la guerre génocidaire menée par l’État d’Israël, ni de laisser penser aux lecteurs que Gaza est le seul territoire palestinien ciblé, l’argumentation laisse pantois. Totalement déconnectée de la gravité de la conjoncture – en Palestine en premier lieu –, cette basse réduction politicienne de la vie politique recycle les éternels mêmes postulats islamophobes, dépeignant les habitants des quartiers populaires (alternative : les « Arabes de France » et les « voix musulmanes », cf. plus bas) comme une masse informe dénuée de raison propre : des sujets-objets, manipulables à merci, omniprésents dans les récits journalistiques sans pour autant n’y avoir jamais la parole. Réactivée à l’envi dans la séquence en cours, la formule « séduire l’électorat des quartiers » est en effet devenue un automatisme journalistique depuis l’élection présidentielle de 2017. Sans qu’aucune enquête sociologique qualitative ne soit jamais avancée, l’argument revient comme un leitmotiv mobilisé à charge.

Cet éditorial du Monde n’est pas le simple point de vue de l’éditocrate qui l’a rédigé, il donne le ton et fixe la ligne. Au cours des mois étudiés (mars - début mai 2024), contre une poignée de plumes invitées (en tribune) à alerter sur le durcissement autoritaire de l’État français, Le Monde aura au contraire usé des litres d’encre à tancer LFI et « une campagne [...] parlant peu d’Europe » (16/03) évoluant « dans l’ombre de Jean-Luc Mélenchon et de Rima Hassan » (9/05) ; à divaguer autour d’une « stratégie électorale à double tranchant » (18/03) ; à disserter sur « la question de la succession de Mélenchon en 2027 » et des « déclarations ambiguës, réactivant le procès en antisémitisme qui lui est fait » (15/04) ; à titrer sur « les outrances de Jean-Luc Mélenchon » (19/04), qui « tente de se justifier après les polémiques » (23/04) ; à reprocher à ce dernier de « lance[r] les hostilités pour prendre de court ses concurrents » (22/03), d’avoir « radicalisé ses positions à mesure que le conflit se durcissait » (28/04), de « [jeter] de l’huile sur une question inflammable » et même d’« exploite[r] la faiblesse des réactions à la tragédie de Gaza » (3/05). Le bouc-émissaire par excellence, auquel des journalistes d’un titre « de référence » vont donc jusqu’à reprocher « la faiblesse des réactions » du reste de la classe politique, sans jamais jeter sur cette dernière – ses revirements cyniques, ses silences assourdissants, ses outrances, ses soutiens à un gouvernement d’extrême droite et criminel – le centième d’un tel opprobre.

« Fracturer la République »

Jusqu’à l’apothéose, le 5 mai. Fidèle à la ligne de son journal, l’éditorialiste Philippe Bernard met en équivalence LFI et l’extrême droite afin de mieux dénoncer un « dramatique chassé-croisé » : une « instrumentalisation, par Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, des peurs des Juifs et des Arabes de France ». Qui est outrancier ? « La gauche radicale de Jean-Luc Mélenchon croit conquérir les voix musulmanes en faisant de la tragédie de Gaza le centre de sa campagne [...], quitte à s’aliéner de nombreux juifs en confondant "juifs", "Israéliens", "sionistes" et "colonialistes", l’hostilité à l’égard du gouvernement d’Israël et la négation de l’existence de ce pays ». En roue libre, l’éditorialiste se dispense de toute argumentation. D’insinuations en procès d’intention, les prises de position et les communiqués des Insoumis doivent être considérés comme confus et ambigus dès lors que les journalistes le décrètent. Et tant pis s’ils ne disposent d’aucune déclaration à même d’étayer leurs propos. Un pouvoir de nuisance performatif que Philippe Bernard entend bien user jusqu’à la corde :

[La France insoumise] popularise des slogans plus qu’ambigus sur Israël, comme celui qui réclame la liberté pour la Palestine « du fleuve à la mer ». Et appuie la vision simpliste d’un Israël perpétuateur du colonialisme, dont les discriminations envers les musulmans de France seraient également héritées. Cette stratégie d’exacerbation des ressentiments et de tension, qui semble miser sur la mobilisation conjointe des étudiants politisés et des Français issus de l’immigration, ne semble guère porter ses fruits : les « banlieues » ne s’enflamment pas pour Gaza, et les intentions de vote dans les sondages pour la liste LFI [...] plafonnent à 7%.

Discréditer un slogan en passant sous silence l’explication qu’en donnent les acteurs mobilisés (4) ; minimiser, si ce n’est nier l’oppression coloniale israélienne au moment où cette dernière s’impose dans sa forme la plus brutale ; s’agissant des discriminations racistes et islamophobes en France, faire dire au parti politique ce qu’il ne dit pas pour mieux disqualifier au passage des décennies de recherches universitaires démontrant le poids de l’héritage colonial français en la matière ; assimiler la lutte pour les droits d’un peuple à l’autodétermination à une stratégie identitaire et électoraliste ; n’adresser que mépris et dédain aux étudiants mobilisés pour un cessez-le-feu... L’éditorialiste du Monde coche toutes les cases. Paroxystique d’une ligne éditoriale indigente attachée à combattre « les-extrêmes », ce pamphlet ne cesse d’entretenir le confusionnisme ambiant et s’ajoute à l’interminable liste des procès intentés par l’ensemble des médias dominants au parti de gauche. Lequel, mis sur le même plan que l’extrême droite, est accusé dans un coup de grâce de « marginaliser les discours sensés », d’« attiser les tensions entre juifs et musulmans », de « menace[r] la paix civile et fracture[r] la République ». Et pas d’encourager le cannibalisme ?

« Une campagne dans l’ombre »... des journalistes


Un dernier anathème, robotique, envahit les articles des services politiques en général, et ceux du Monde en particulier : reprocher à La France insoumise de « [faire] de Gaza l’axe principal de sa campagne pour les européennes » (28/04). Dérivé du procès consistant à accuser LFI de vouloir « importer le conflit », ce grief est lui aussi adressé systématiquement à sens unique : jamais des journalistes du Monde n’ont par exemple reproché à Emmanuel Macron d’avoir « fait de l’Ukraine l’axe principal de sa campagne pour la présidentielle » en 2022. Dans les pages du quotidien – comme partout ailleurs –, le candidat d’alors fut même encensé en boucle pour cela : « capitaine Tempête » et « protecteur de la Nation » écrivait notamment sa groupie Françoise Fressoz, éditorialiste au Monde. Omniprésent, l’argument dégainé à l’encontre de LFI maquille en vérité de fait ce qui relève du parti pris et de l’interprétation politiques. Si les journalistes en ont parfaitement le droit, le fait que toutes les chefferies éditoriales en fassent autant, proposent des analyses interchangeables et prennent toujours parti dans le même sens interroge ! Une atteinte flagrante au pluralisme au service... d’une cabale médiatique.

Quoi qu’il en soit, au Monde comme ailleurs, c’est le règne du journalisme de prescription et de commentaire : on consacre infiniment plus de surface éditoriale à critiquer le choix de LFI de porter la cause palestinienne tout au long de sa campagne, qu’à simplement informer sur cette campagne en rendant compte des meetings, des déplacements des candidates et des candidats, des arguments mobilisés et des revendications portées. Une manière, parmi tant d’autres, d’invisibiliser la guerre génocidaire à Gaza, mais aussi de peser sur la vie publique en circonscrivant le périmètre du débat politique acceptable.

Caractéristique du journalisme politique, cette démarche est à l’origine d’un modèle du genre au Monde : un article flamboyant d’originalité intitulé « Mon Aubry, une campagne pour les élections européennes dans l’ombre de Jean-Luc Mélenchon et Rima Hassan (9/05). Dégoulinant d’arrogance, le principe de l’article consiste à exposer aux lecteurs combien Le Monde sait plus (et mieux) qu’elle-même ce que pense Manon Aubry. Prenant comme point de départ la venue de la tête de liste dans un cinéma parisien, les journalistes lancent d’emblée : ‘La salle est pleine de journalistes autour de celle qui est la tête de liste de La France insoumise (LFI) aux élections européennes du 9 juin. Et, pour une fois, c’est elle la star de la soirée, et non Rima Hassan, numéro sept de sa liste, qui semble l’éclipser depuis le début de la campagne.’

Au-delà des réflexes de starification dignes de commentaires de bac à sable, les deux questions que ne se posent pas les deux autrices sont les suivantes : quand bien même Manon Aubry serait « éclipsée », de quelle scène le serait-elle ? Et à qui reviendrait « la faute », puisque les journalistes semblent l’identifier comme telle ? Le Monde fournit un élément de réponse : avant cet article – publié le 9 mai –, il faut remonter au 14 avril dans la rubrique « La France insoumise » pour trouver la trace d’une couverture d’un meeting de Manon Aubry, dont les activités de campagne sont pourtant quotidiennes. Une « trace », car ce meeting tenu à Montpellier est évoqué sur une quinzaine de lignes et le discours de Manon Aubry... résumé en six mots de citation (5). Qui est obnubilé par Jean-Luc Mélenchon et Rima Hassan ? Qui éclipse qui ?

Une chose est sûre : les angles morts des journalistes du Monde n’entachent nullement leur panache.

Depuis mars, les combats de Manon Aubry contre les traités de libre-échange ou la vie chère passent au second plan, masqués par le conflit israélo-palestinien [...]

Venant d’un quotidien ayant régulièrement vanté les traités en question (et invisibilisé leurs détracteurs), fait de l’économie de marché l’alpha et l’oméga du débat autorisé (et de ses critiques de dangereux utopistes), promu les réformes antisociales des quatre dernières décennies (en houspillant ceux qui se mobilisaient pour s’y opposer) et porté aux nues, par temps de campagne électorale, les néolibéraux qui promettaient de les mettre en œuvre, la remarque ne manque pas de sel. Mais il faut croire que Le Monde peut tout se permettre : mettre des sujets en concurrence et déplorer une prétendue relégation de la question sociale, dont le quotidien est pourtant un acteur coutumier.

La preuve par trois : les journalistes en profitent-elles pour rectifier le tir dans leur article ? Interroger Manon Aubry sur cette question sociale apparemment si chère aux cœurs du Monde ? Perdu. On apprend dans le reste de ce (long) papier que la tête de liste « devient, malgré elle, comptable des dernières polémiques orchestrées par le fondateur de LFI », « fait mine de ne pas avoir lu sa dernière tribune », « répète les éléments de langage de son mouvement ». Le portrait d’un pantin qui s’ignore, parsemé de futilités politiciennes sans le moindre rapport avec... la campagne électorale, dont il était initialement question. Une « campagne dans l’ombre » : à croire que le titre du Monde était finalement le bon !

Car face à une telle médiocrité, on ne cessera en effet de (re)poser les questions qui s’imposent : qui confond le journalisme avec le commentaire et le parti pris ? Qui sélectionne telle actualité au détriment de telle autre dans la vie d’un parti ? Qui s’attache à co-construire des « polémiques » en s’indignant théâtralement des propos de Jean-Luc Mélenchon quand le reste du personnel politico-médiatique spécule sur le marché de l’outrance depuis dix mois ? Qui choisit d’inviter Rima Hassan ? Et d’inviter Rima Hassan plutôt que Manon Aubry alors que rien n’exclut une répartition égalitaire et complémentaire du temps de parole... si ce ne sont les médias ? Alors que les intervieweurs ne manquent jamais de rappeler qu’ils sont maîtres de leurs dispositifs et qu’eux – et eux seuls – posent les questions, qui décide d’exclure la question sociale de l’agenda ?

***


Post-scriptum : « On peut pas tout suivre ! »

Si cet article prend Le Monde en exemple, les partis pris et les angles morts précédemment décrits sont partagés et appliqués par l’ensemble des journalistes politiques. Difficile, en ce sens, de ne pas dire un mot des prouesses de Libération en la matière, et notamment du billet de Thomas Legrand du 2 mai. Où l’on peut lire, parmi moult âneries, celle-ci, évoquant les « dérapages » de Jean-Luc Mélenchon :

Thomas Legrand : La façon de faire des insoumis [...] conduit à l’invisibilisation de la pauvre Manon Aubry, tête de liste de son mouvement pour les européennes, largement occultée et dont le temps de parole dans les médias est obéré par sa 7e tête de liste, Rima Hassan, championne actuelle des plateaux de télé. La thématique de l’Europe sociale qu’avait choisie Manon Aubry pour sa campagne ne peut pas se déployer.

C’est bel et bien une constante : silencieux sur leur corporation – dès lors que les médias Bolloré ne sont pas concernés –, acritiques quant à leurs pratiques et totalement aveugles (ou feignant de l’être) quant à leur rôle dans le débat public, les journalistes reprochent à des tiers l’incurie de leurs propres choix éditoriaux. Une réalité parallèle. La mauvaise nouvelle, c’est que rien ne semble pouvoir les en extirper. Pas même le surgissement d’une évidence. Celle, par exemple, que mit Manon Aubry sur la table à l’occasion d’un échange édifiant avec une journaliste politique de Libération, pendant le « Grand Oral » de Backseat, le 2 mai dernier (6) :

- Charlotte Balaïch : Vous parlez de la Palestine [mais] il y a quelques semaines, [...] vous disiez que vous vouliez faire une campagne complétement axée sur le social et notamment sur le retour des règles austéritaires qui allaient, disiez-vous, provoquer un désastre social. On ne vous entend aujourd’hui plus du tout parler de ça. Est-ce que vous êtes à l’aise avec le changement de ton de la campagne ?

- Manon Aubry : Charlotte et Libération... est-ce que vous avez assisté à un seul de nos meetings ?

- Charlotte Balaïch : On a assisté à vos meetings, oui.

- Manon Aubry : Non.

- Charlotte Balaïch : Si... les premiers... le meeting de lancement [le 16 mars, NDLR].

- Manon Aubry : Je suis la tête de liste. Vous avez assisté à mon meeting de lancement, où j’ai parlé beaucoup d’austérité, j’ai dit très clairement que le 9 juin devait être un référendum contre les règles d’austérité qui vont imposer une casse des services publics, une casse de l’université [...].

- Charlotte Balaïch : Mais vous avez bien conscience que si on ne peut pas venir à tous les meetings, c’est parce qu’en fait, quatre jours avant, y a Mélenchon qui fait des trucs tous les jours et qu’on doit le suivre aussi et qu’on ne peut pas se démultiplier. À un moment, on peut pas tout suivre ! Donc nous, on suit ce que vous créez en fait ![Tonnerre d’applaudissements dans la salle.]

Tout en aveuglement et en contradictions, le journalisme politique est, décidément, irrécupérable. Mediapart n’y échappe pas, où malgré des critiques légitimes et argumentées, le recul critique minimal à l’égard de la co-construction journalistique de l’« actualité » ne semble pas de mise non plus...

 (1) Lire aussi « Le Monde et la répression des ‘‘voix propalestiniennes’’ : anatomie d’un double standard », Sébastien Fontenelle, Blast, 20/05.

(2) Lire aussi « Gaza : du déni à l’occultation. Retour sur un entretien du Monde avec Eva Illouz et Derek Penslar », Yazid Ben Hounet, Contretemps, 7/05.

 (3) En janvier, une deuxième journaliste politique en charge du suivi de la gauche se fendait d’un pamphlet resté célèbre : « Antisémitisme : comment Jean-Luc Mélenchon cultive l’ambiguïté » (5/01).

(4) Revendiquer une égalité de droits pour les populations israéliennes et palestiniennes, comme l’expliqua sans aucune ambiguïté Rima Hassan, notamment, au cours des moult interrogatoires que lui ont infligés les journalistes de l’audiovisuel.

 (5) Auxquels s’ajoute, pour être tout à fait exact, ces trois lignes : « Manon Aubry s’est, elle aussi, risquée sur le terrain du PS bashing : "Certains hier à Nantes rêvaient de revenir à l’avant-Macron. Moi, je vous propose de préparer l’après", a-t-elle lancé. »

(6) Échange repéré sur X par Ulyss (3/05).

Lire ici : https://www.acrimed.org/Radicaliser-retour-sur-la-campagne-du-Monde