Nous n’étions pas loin du milieu des années 1950. Le ciel s’assombrissait sur les douars de mes ancêtres, chaque année un peu plus depuis des décennies. Les plus jeunes, les plus robustes, les plus fiers des hommes de nos tribus, ne revinrent pas de la Grande guerre. La terre des Béni-Rached ne donnait presque plus, ses entrailles souffraient le martyre et Dieu avait mes aïeux à l’œil. « Le quatorzième siècle (Quarn Rbataach) arrive à grands pas » souriait mon grand-père, goguenard, à près de cent ans de vie agitée, bientôt passée. Mais une malédiction brutale s’est abattue sur les miens, sans attendre le siècle de tous les malheurs, le siècle Quatorze. Mon grand-père, dans son dénuement extrême, souriait toutefois. Il disait que la vie renaissait meilleure et plus belle après les cataclysmes. Toute sa vie pourtant fut forgée dans la catastrophe ou une douleur, une douleur indicible mais permanente. Celle de ne pouvoir être soi, librement. Mais il souriait « Quarn Rbataach arrive ». La fin d’un monde prédisait-il, pas la fin du monde comme croient les innocents et les ignorants. Il était impitoyable mon grand-père.
A la fin de l’été de cette année-là, un terrible tremblement de terre ravagea la sous-préfecture d’Orléansville et sa région. Plusieurs milliers de vies humaines se brisèrent brusquement ou cessèrent, des dizaines de villages furent emportés, Béni-Rached le premier. Toutes sortes d’épidémies se propagèrent alors. La chaleur exceptionnelle du sirocco qui suivit anachroniquement, fit aussi de nombreuses victimes. Dans ma famille, et probablement dans bien d’autres, une autre catastrophe pointait cette année-là, elle s’ajouta aux premières ; la naissance d’une fille. Dans ma famille, mon père, mon grand-père, mes oncles, mais aussi ma grand-mère et mes tantes et le gourbi tout entier attendaient que ma mère accouchât de nouveau d’un garçon, pour jeter un sort définitif à toutes les malédictions. Ce fut moi, désespérément. J’étais la première d’une fratrie de cinq. Et cela fut insupportable aux mâles.
Lorsqu’un garçon naît, on rameute traditionnellement tous les hommes du village d’un côté et toutes les femmes du village de l’autre. Il n’en fut rien pour ma naissance. Les hommes déguerpirent dès l’annonce de ma venue. Ils prétextèrent sans rougir du mensonge, que l’environnement et la situation de la nation interdisaient toute fête. Les colons, le tremblement, le sirocco, la misère… Et moi. Les calamités s’entassaient sur d’autres calamités. Ma mère pleurait souvent. Cette fois-là elle pleura plus longtemps encore parce qu’on lui reprochait d’avoir choisi de faire naître une fille, dans le silence et la cachoterie, et cela fut pire que tout. Aucune de ses tentatives d’explication ne trouva grâce ou d’échos, pas même et surtout pas auprès de mon père. Ma mère pleurait aussi parce que c’était l’occasion d’aller vivre quelques temps chez ses parents, une occasion ratée. Mon père, de honte, refusa tout déplacement. Honte d’avoir eu une fille et honte d’avoir à affronter le beau-père (mon grand-père maternel) devant son épouse (ma mère) qui ne le méritait plus, lui l’homme, chef de famille, honte de présenter à ce beau-père (mon grand-père maternel) son petit enfant, une fille (moi), hachakoum, que tous deux n’ont jamais espéré.
Longtemps j’ai eu honte d’être née fille, longtemps j’en ai voulu à ma mère. Puis, longtemps j’en ai voulu aux hommes du monde entier.
Nous n’étions pas loin du milieu des années 1950. C’était l’année du sirocco, l’année des malédictions, l’année de l’espoir. Aujourd’hui, soixante ans plus tard, ma rancœur s’est beaucoup atténuée. Elle a même disparu. Aujourd’hui je comprends mieux. Les pesanteurs sociales, comme les oppressions, peuvent mener un peuple à sa ruine, ou, par des chemins inattendus, déclencher un sursaut pour le fédérer vers le meilleur ou le moins pire.
Nous n’étions pas loin du milieu des années 1950. C’était l’année du sirocco, l’année des malédictions, l’année de l’espoir. Aujourd’hui, soixante ans plus tard, ma rancœur s’est beaucoup atténuée. Elle a même disparu. Aujourd’hui je comprends mieux. Les pesanteurs sociales, comme les oppressions, peuvent mener un peuple à sa ruine, ou, par des chemins inattendus, déclencher un sursaut pour le fédérer vers le meilleur ou le moins pire.
Dans ces années-là, la nation était anéantie, détruite, avant même la guerre de libération. Qui arriva. Nécessairement. En 1962, après cent trente ans de colonisation, quatre-vingt-dix pour cent (90%) des algériens ne savaient ni lire ni écrire. L’analphabétisme était extrêmement lourd et les pesanteurs sociales d’un âge ancien, perduraient encore. Elles arrangeaient le dit colonialisme
Samedi 19 Mars 2011. Un séisme de magnitude neuf ébranla la côte est du Japon, au nord de Honshu, ce 11 mars 2011. Il est suivi d’un puissant tsunami et d’un accident nucléaire. On dénombre des milliers de morts.
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