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dimanche, mars 25, 2012

308 - Articles divers concernant BOUALEM SANSAL



Boualem Sansal : "Pour le pouvoir et les islamistes, le cinéma c'est le diable"
Par Le Matin DZ | 24/03/2012

L'écrivain algérien Boualem Sansal, lauréat du Prix de la Paix des Libraires allemands et membre du jury de la 62 éme édition du Film International de Berlin (Berlinale 2012) qui était présidé par le cinéaste britanique Mike Leigh nous parle ici du cinéma et de la littérature.
Vous passez, le temps de la Berlinale, de la littérature au septième art : quelles sont vos impressions ?
Je ne suis dans le cinéma que le temps de la Berlinale. Ce n’est pas une reconversion, quoi que l’on ne sache jamais. Je n’oublie pas que pendant 30 ans, j’étais un fonctionnaire tranquille, et puis je me suis retrouvé écrivain, emporté dans une aventure qui dure maintenant depuis une douzaine d’années. Donc tout est possible, mais c’est quand même peu probable. Je me suis retrouvé membre du jury de la Berlinale, mais c’est à la suite du prix de la Paix que j’ai reçu à Francfort en octobre au Salon du livre. Dieter Kosslick (directeur du Festival international du film de Berlin, ndlr) m’avait contacté et pendant un déjeuner, il me l’a proposé. Je lui ai dit que je ne connaissais rien au cinéma, mais il a insisté. Il m’a expliqué que pour moi ce serait intéressant, que cela m’ouvrirait de nouvelles possibilités pour mes discours, mes actions. Et c’est vrai, il n’y a rien de plus puissant que le cinéma, que l’image. Pour finir, j’ai trouvé l’idée intéressante.
Quelles sont vos impressions en tant que membre du jury ?
Formidable. Vraiment formidable. D’abord il y a le jury, très intéressant, des gens que je ne connaissais pas auparavant sinon de nom, comme Mike Leigh bien sûr, je connaissais également l’Iranien Asghar Farhadi (Ours d’Or de la Berlinale 2011 pour La Séparation, ndr) car j’avais lu beaucoup d’article sur lui, évidemment Charlotte Gainsbourg. Nous avons fait connaissance et ce sont des gens très intéressants, des professionnels du cinéma et de l’image, avec lesquels j’apprends beaucoup. Je pensais naïvement que la Berlinale, c’était une petite affaire. Mais c’est gigantesque. Je n’imaginais pas un festival comme cela. C’est énorme. Tout ce qu’il y a derrière, le business, les gens qui viennent acheter des films, les acteurs, les sections parallèles, c’est énorme. Et cela a une résonnance dans le monde entier. Je le vois à travers tous les messages que je reçois par internet, par téléphone. Ce festival est un outil très puissant.
Et l’impact du cinéma sur le public par rapport à la littérature ?
Le cinéma est très nettement plus puissant que la littérature. Cela touche beaucoup plus de monde et l’impact est fort. Le livre on l’achète mais il n’est pas sûr qu’on le lise. Le film non. À partir du moment où on rentre dans une salle, ou on allume la télévision, on voit le film. L’impact est très fort. Pour des sujets traités dans certains films concernant par exemple l’Afrique, le monde arabe, l’impact peut être colossal.
L’Afrique qui ferme ses salles de cinémas mis à part Afrique du Sud, en Algérie aussi…
Absolument. L’Algérie avait un parc de salles extraordinaire, vraiment de très belles salles, je ne me souviens plus du chiffre mais un chiffre assez important, et il n’en reste plus que quelques-unes. Cela se compte sur les doigts d’une main.
Pourquoi ?
D’abord il y a eu la période socialiste. Toutes ces salles appartenaient à l’État qui les a mal gérées, elles ont servi de véhicule à l’idéologie, de salles de réunion pour le parti, pour la diffusion de films de type soviétiques, donc les gens ont déserté ces salles. Elles ont de plus en plus été utilisées à d’autres fins, et elles sont tombées en ruine. Beaucoup ont été détruites ou converties en grands magasins. Puis il y a eu la période de l’islamisation, puis celle de faillite économique. Il n’y avait plus d’argent pour acheter des films, il n’y avait même pas d’argent pour acheter de la farine, alors acheter des films…et voilà, petit à petit le cinéma a disparu. La libéralisation a achevé de tuer l’industrie du cinéma. Car il y avait une véritable industrie, l’Office national du cinéma algérien, c’était énorme, il y avait des laboratoires, des studios, des producteurs, des photographes, enfin tous les spécialistes. Tout cela a été privatisé, cela a disparu, les équipements n’ont plus été adaptés.
Mais puisqu’il y a libéralisation, pourquoi n’y a-t-il personne pour investir dans le cinéma, il y a quand même de l’argent en Algérie ? Quand on voit un film algérien fait par un Algérien de France avec des fonds français et quelques petits fonds algériens histoire de pouvoir mettre "Algérie" dans le générique…
Parce qu’il y a eu une guerre. Il y a eu l’islamisme, une guerre civile. Les islamistes ont commencé à tuer les intellectuels, les écrivains, les artistes, les chanteurs, les hommes de théâtre, donc ils sont tous partis. Il ne reste plus personne au pays, et quand on part, on ne revient pas. On s’installe en France, en Allemagne, au Canada, les enfants vont à l’école, c’est fini, on ne revient plus. Entretemps, le pays dégringole. De temps en temps, cela travaille ceux qui sont partis, ils se disent : quand même, on va aller au pays, on va aider, ils disent que cela s’améliore sur le plan sécuritaire, on va retourner. Ils reviennent, puis ils voient une situation de dégradation incroyable, il n’y a rien qui fonctionne, tout est abîmé. Voilà, ils viennent un mois, deux mois et repartent dégoûtés. Un an après, pareil, ils reviennent, passent une semaine et repartent. Sans compter que dans ce genre de métier, où il faut du matériel, il n’y a pas moyen de se balader en Algérie avec une caméra sans que l’on soit arrêté par des policiers. Même avec une petite caméra, un caméscope. Un touriste qui se balade, tous les dix mètres, il se fait arrêter par la police qui lui demande s’il a une autorisation pour filmer, qui lui dit que c’est interdit. Donc on ne peut pas travailler dans ces conditions.
De manière générale, la culture semble abandonnée en Algérie.
L’État a fait alliance avec les islamistes. Donc tout ce qui est dans le sens de la culture, il le rejette à la périphérie. Les islamistes gouvernent avec eux et ils ne veulent pas de ces choses-là : le cinéma c’est le diable. Les anciennes structures d’aides à la création ont toutes disparues. Il n’y a plus rien. Dans tous les domaines artistiques. Même faire une exposition c’est quasiment impossible. Il y a des jeunes qui peignent, des photographes qui font de la photo. Organiser une exposition, c’est la croix et la bannière, cela n’intéresse personne. D’abord il n’y a pas de public. Le seul public pour les gens qui essaient de faire des expositions de peinture, sculpture, photographie, est dans les ambassades. Ils organisent des choses avec l’ambassade de France, l’Institut culturel français ou le Goethe Institut, le British Council, l’institut Cervantes. Les artistes vont les voir, leur proposent leurs projets et cela se fait dans leurs locaux. Donc c’est un public trié sur le volet, de diplomates, ce sont eux qui font vivre ces métiers-là.
Comment expliquer cette différence avec le Maroc qui a une production cinématographique importante et innovante, des festivals internationaux et du public ?
Ce sont des choix faits il y a trente ans. Au lendemain de l’indépendance, l’Algérie, parce qu’elle avait du pétrole et du minerai, a fait le choix de l’industrie. On ferme le pays, on a de l’argent, on construit des usines, on forme des ingénieurs, des techniciens. Dans un régime socialiste il faut empêcher l’évasion des idées. Le Maroc n’a pas eu le choix, il n’a pas de pétrole. Comment vivre ? Et bien ils ont fait comme la Tunisie le choix du tourisme. Et le touriste pour le faire venir, il faut des restaurants, des plages bien équipées, des dancings, de beaux restaurants, de grands hôtels, il faut un minimum de liberté pour que l’on puisse se déplacer, il faut réhabiliter le patrimoine, la Casbah, les souks… c’était à leur portée, ils ont appris à le faire et ils le font très bien. Les Marocains sont très ouverts, ce sont vraiment de grands professionnels du tourisme. Avec trois fois rien, ils gagnent de l’argent. Alors qu’en Algérie on a interdit le tourisme pendant vingt ans. Cela fonctionne mieux au Maroc qu’en Tunisie parce que le Maroc a fait le choix du tourisme de luxe : quand on va au Maroc, il y a des hôtels 4 étoiles, et ce qui intéresse ces touristes, c’est évidemment le patrimoine, le festival des musiques sacrées, le festival de Marrakech, etc. La Tunisie a choisi le Club Méditerranée, le bas de gamme, un tourisme pour ouvriers et petits cadres européens : ils viennent passer l’été 15 jours de vacances à la mer, nager, acheter des cartes postales. La stratégie du tourisme de luxe oblige à ouvrir une gamme de prestations extraordinaires. En Algérie, rien.
Y a-t-il des adaptations de vos livres pour le cinéma ?
Oui. Beaucoup de mes livres ont fait l’objet de tentatives d’adaptation. D’abord Le Serment des barbares dont les droits ont été achetés par un producteur. Le scénario a été écrit par Jorge Semprun, les repérages ont été faits, le tournage a même commencé avec Yves Boisset, mais le gouvernement algérien a interdit qu’il soit tourné en Algérie. Nous tenions absolument à ce que le film soit tourné en Algérie. Donc le film ne s’est pas encore fait. Pour Harraga, Le Village allemand, il y a des négociations pour des adaptations au cinéma ou au théâtre.
Participez-vous aux adaptations ?
Non, je ne m’en occupe pas. Je n’ai pas le temps. Je n’ai pas d’agent non plus. C’est l’affaire de Gallimard qui me tient au courant. Je n’ai suivi de près que l’adaptation pour Le Serment des barbares, car j’étais à l’époque à Paris. J’ai participé aux discussions avec le producteur ; Jorge Semprun et Yves Boisset sont venus chez moi, à la maison, à Alger, nous avons fait les repérages, nous avons écrit le scénario ensemble à la maison, là, j’ai vraiment participé. C’était très intéressant. J’ai appris ce qu’était un scénario, c’est une écriture très spéciale, complètement différente de celle d’un livre.
Quelques mots sur les élections législatives à venir en Algérie ?
M. Bouteflika a réglé son affaire et va partager le pouvoir avec les islamistes. Je pense qu’il a fait l’analyse suivante : si on ne bouge pas, il va y avoir une révolution et les islamistes vont prendre le pouvoir par la violence et à ce moment-là, ils ne voudront pas le partager. Alors il vaut mieux devancer les événements, il vaut mieux travailler avec eux en leur disant : ne faites rien, nous allons organiser les élections, vous ferez votre campagne, on vous aidera, on vous ouvrira la télévision, et on va même vous aider à gagner. Mais en faisant un deal. Nous, on garde le ministère de la Défense, de l’Intérieur, des Affaires étrangères, évidemment la présidence, probablement le sénat, et tout le reste on vous le donne : l’assemblée nationale, tout le reste du gouvernement, plus la nomination de préfets, etc. C’est ce qu’il va se passer. Ils ont choisi des islamistes modérés. Le parti MSP est déjà dans le gouvernement depuis dix ans, il a eu plusieurs ministres, ils sont à l’assemblée nationale, ce sont des gens qui commencent à être rôdés à la gestion gouvernementale. À un moment donné, ils ont eu sept ministères. Ils ont une équipe d’une trentaine de personnes qui ont exercé la fonction de ministre, ils ont 70 ou 80 députés, ils sont rôdés. Comme dans tout contrat, il y a deux parties : le président et les islamistes. Et dans tout contrat, il faut une troisième partie qui garantit le contrat. Dans les contrats civils, c’est le tribunal. Ici il faut trouver cette tierce partie. Cela pourrait être l’armée algérienne, mais Bouteflika n’a pas confiance dans l’armée tout comme les islamistes qui se disent que dans un an, six mois ils vont faire un coup d’État. Donc il faut chercher du côté de l’opinion internationale. Peut-être l’Europe. Quelque chose comme cela, entre Européens et Américains, il y a des négociations disant : bon très bien, faites votre accord, nous nous garantissons son application. Je crois que c’est la partie la plus délicate. Mais il me semble qu’elle est réglée.
Avec les observateurs internationaux ?
Ça c’est du cinéma. Mais je pense effectivement qu’ils font partie de ce processus. Ils vont dire que tout s’est bien passé. Et d’ailleurs tout va bien se passer puisqu’ils se sont mis d’accord. Les élections vont bien se dérouler, c’est la garantie que l’accord tienne. Comme au Maroc. Là il y a eu un début de révolution mais le PJD (Parti de la justice et du développement, ndr) a gagné les élections législatives. Cette victoire est garantie par les Français et les Américains disant aux islamistes : tant que vous gouvernez comme les Turcs, nous obligerons le roi à respecter son accord ; et en disant au roi : tant que vous respectez l’accord nous nous les obligerons à rester dans les clous.
Quel est votre prochain projet ?
Je n’ai pas encore de projet. Je viens de sortir Rue Darwin en septembre. Je brasse beaucoup d’idées, j’ai envie d’écrire une pièce de théâtre, un carnet de voyage, mais je n’ai encore rien de concret.
Propos recueillis par Malik Berkati pour j :mag (Suisse) et Boumediene Missoum pour Le Matindz.net (Algérie), Berlin
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http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/01/19/article.php?sid=128982&cid=16
Entretien réalisé par Arezki Metref
Le Soir d’Algérie: Avec Rue Darwin, votre dernier roman en date, êtes-vous totalement sorti de la fiction ou au contraire y entrez-vous plus que jamais ? Faut-il du courage pour se raconter ainsi ?
Boualem Sansal : Se raconter est toujours difficile, périlleux. On s’expose, on expose ceux dont on raconte la vie, on peut se mettre en difficulté avec eux. Mais Rue Darwinn’est pas une autobiographie, c’est une fiction, une vraie fiction. Il y a bien des ressemblances entre Yazid et moi mais c’est tout, nous sommes des personnes distinctes. Il serait trop compliqué pour moi de dire comment a été construit ce personnage, qui prend un peu de moi, un peu d’une autre personne, réelle elle, dont je n’ai pas voulu parler dans le roman. La famille de Yazid, celle de la rue Darwin, n’est pas ma famille. J’ai vécu à la rue Darwin moi aussi mais je n’ai pas de sœurs, et mes frères (au nombre de trois) ne ressemblent en rien aux frères de Yazid (Nazim, Karim, Hédi, eux aussi des personnages de fiction, empruntant à des personnes réelles). Yazid est un personnage qui gardera son mystère puisque j’ai choisi de ne pas parler de la personne qui l’a inspiré. Ceci étant précisé, le reste est bien réel. Djéda, sa tribu et son étrange empire sont une réalité que je crois avoir décrite avec justesse. Ce monde a disparu, il a été démantelé au moment de l’indépendance et transféré sous d’autres cieux, voilà pourquoi j’en parle avec une certaine liberté. J’ai à peine changé quelques noms, au cas où certains seraient en vie et pourraient être choqués par mes propos. Les hasards de la vie ont fait que la trajectoire de ma famille a croisé la trajectoire de la galaxie Djéda. Trois années durant, après la mort de mon père et la séparation d’avec ma mère, j’ai vécu dans cette galaxie, c’était un monde étrange peuplé de gens étranges. Daoud, Faïza et d’autres encore dont je n’ai pas parlé dans le roman ont eu des destins exceptionnels. Chacun mérite un roman à lui seul. Comment raconter cette histoire a été un challenge pour moi. Racontée de mon point de vue, l’histoire aurait été sans intérêt, elle ne m’aurait pas permis d’aborder les questions qui m’agitaient et dont je voulais traiter dans ce roman : la question de l’illégitimité, la question de la norme sociale qui en s’imposant détruit toute construction et toute hypothèse qui lui seraient contraires, la question du devenir des tribus arabes et berbères lorsque la colonisation a commencé à modifier de fond en comble leur environnement symbolique, économique, social, juridique, la question de la «nouvelle colonisation» que le régime nous a fait subir au lendemain de l’indépendance et son impact sur l’imaginaire du peuple qui depuis vit dans la frustration et la honte de s’être laissé déposséder de son bien le plus précieux, la liberté, etc. Il me fallait un personnage plus riche, mieux imbriqué dans ces questions. Yazid répond bien, de mon point de vue, au cahier des charges : il est, ou serait l’héritier d’une vieille et puissante tribu, il est ou serait illégitime, il est largué par l’histoire post-indépendance comme il a été largué durant la période coloniale, il est culturellement fait de bric et de broc, il emprunte à l’un et l’autre univers.
L’histoire de Djéda résume métaphoriquement un peu celle de l’Algérie. Quelle est-elle ?
On découvre qu’écrire l’Histoire est une chose infiniment compliquée. C’est comme raconter une opération magique, on peut décrire ce que nous voyons avec nos yeux, mais nous ne pouvons pas, et sans doute le magicien aussi, dire comment la magie opère. Connaître les faits historiques et les agencer dans une chronologie ne suffit pas, il faut encore ce quelque chose de mystérieux qui les agglomère et en fait l’Histoire, une chose vivante qui nous nourrit comme individu et comme collectif et implante en nous le sentiment d’appartenance à la communauté. Sans l’Histoire, il n’y a pas de lien, pas de patriotisme, pas de sacrifice pour son pays, il n’y a que l’intérêt personnel et la jouissance immédiate. L’Histoire de l’Algérie a toujours été, depuis l’Antiquité, écrite par les autres, les Romains, les Byzantins, les Vandales, les Arabes, les Turcs, les Espagnols, les Français, et tous nous ont traités dans leur Histoire comme si nous n’existions pas, comme si nous étions une race disparue ou vouée à la disparition, ou au mieux comme si nous étions une partie congrue d’eux, des bâtards. Et lorsque, enfin, nous sommes maîtres de notre destin, donc en mesure d’entrer dans notre Histoire et de la poursuivre, des gens, nos chefs autoproclamés, incultes et complexés, ont décidé de nous inscrire dans une Histoire qui n’est pas la nôtre, ils font comme s’ils avaient honte de notre identité, de notre histoire, comme si nous étions réellement des bâtards. Le besoin d’être vus comme appartenant à une race soi-disant supérieure, une race élue, quitte à renier sa propre identité, a causé bien des drames au cours du temps. Dans Rue Darwin, ces questions sont sous-jacentes au questionnement de Yazid qui s’interroge sur sa propre origine, son devenir ? Il finit par savoir mais le mal est si profond qu’il décide de quitter le pays. Il est trop tard pour lui, il est célibataire, n’a pas d’enfants, il n’a donc rien à construire, rien à reconstruire, rien à léguer. Il est difficile, impossible même de rattraper son Histoire si toute sa vie on a vécu dans l’ignorance de cette Histoire. Vivre dans le pays qui vous nie dans votre identité est intolérable, même et surtout si c’est votre pays et celui de vos ancêtres. Autant vivre ailleurs et endosser l’Histoire de cet ailleurs… s’il veut bien de vous.
Vous êtes connu et apprécié en tant qu’écrivain en Europe et décrié, péjoré, boycotté en Algérie. La collision de votre œuvre avec les gardiens du dogme nationaliste rappelle, d'une certaine façon, l’accueil fait en 1952 à La Colline oubliée de Mouloud Mammeri, accusé par les intellectuels nationalistes de ne pas être un canal de propagande du militantisme nationaliste. Comment analysez-vous cette hostilité ?
C’est une réaction normale. Le premier réflexe de toute communauté est de rejeter celui qui vient lui dire des choses qui la dérangent dans ses certitudes ou dans son sommeil. Lorsque, en plus, le «dérangeur» s’exprime à l’étranger, devant des étrangers, la communauté se sent mal. «On lave son linge sale en famille», me dit-on. Les gens sont naïfs ou font semblant de l’être. Depuis quand peut-on s’exprimer librement à Alger ? Ceux qui disent qu’il faut que les choses restent entre nous, ou qui vous disent qu’on peut s’exprimer librement dans le pays, sont les premiers à vous refuser la parole le jour où, les prenant au mot, vous venez leur parler de ce qui ne va pas dans leurs affaires. C’est un mystère, les gens adorent jouer les gardiens du temple, les G.A.T comme je les appelle dans «Poste restante Alger». Ça leur donne bonne conscience. Pour certains, l’affaire est simple, elle est sordide, c’est une façon pour eux d’envoyer un message à Qui-de-droit pour lui dire : Regardez, maître bien-aimé, nous vous sommes fidèles, nous défendons votre enseignement, nous avons crucifié le mécréant, le contre-révolutionnaire, ou l’antinational (selon la période et l’idéologie de Qui-de-droit). D’autres relèvent de la psychiatrie, ils font une fixation morbide, qui se veut parfois polie et intelligente, sur ce Boualem Sansal qui dit tout haut ce qu’ils pensent tout bas. D’autres sont tout bonnement des gens qui s’ennuient, ils ont besoin de parler, d’écrire, de papoter avec leurs amis, il leur faut une tête de Turc pour se donner l’illusion qu’ils sont forts. Il y a aussi des gens qui font de vraies critiques mais ils n’y croient pas eux-mêmes, ils aiment seulement porter la contradiction. C’est compliqué, ces choses. Mais c’est intéressant, il est bon de savoir dans quelle société on vit. Ce n’est pas la joie de faire le rabat-joie dans un pays de certitudes et de faux-semblants. Chez nous, en Algérie, il vaut mieux être maquignon qu’écrivain, c’est sûr.
On sait votre attachement à l’Algérie mais pas à celle façonnée par l’unanimisme niveleur du parti unique. J’ai envie de vous demander de me décrire l’Algérie que vous aimez.
Pour paraphraser un écrivain illustre, lui aussi très dénigré en Algérie, un certain Camus, un compatriote de Belcourt, je vous dirai que j’aime l’Algérie comme on aime sa mère. Qui se demande pourquoi et comment il aime sa mère ? Il l’aime, c’est tout. C’est tout le mystère de l’amour, il dépasse les mots et les contingences. Mais nous sommes pluriels, on est l’enfant de sa mère, on est aussi le fils de son pays et comme tel je voudrais que mon pays soit grand et fort, respectueux et respecté, intelligent et modeste, doux et têtu quand il faut l’être. Je me pose souvent la question : quelle belle part notre pays a-t-il apportée au monde ? Pas grand-chose, hélas. Un petit pays tout montagneux comme la Suisse a infiniment plus donné à l’humanité que nous, dans tous les domaines, la science et la technologie, la philosophie et les arts, le commerce et l’industrie, et dans tant d’autres domaines. A part les discours creux et les rodomontades de Kasma, qu’avons-nous produit depuis l’indépendance ? Rien, nous avons gaspillé du temps, dilapidé de l’argent et noyé le poisson. Les GAT dont nous parlions tout à l’heure ont fait fuir à l’étranger tous ceux qui parmi nous pouvaient faire briller le nom de notre pays dans le monde. Nos savants et nos artistes se sont tirés en vitesse, ils sont en Europe et aux Etats- Unis, ils contribuent à la réussite de leurs nouveaux pays, on ne voulait pas d’eux ici, ils dérangeaient les analphabètes, les minables, les parvenus qui nous gouvernent. Maintenant, on nous dit que l’Algérie est en paix, qu’elle est bien gouvernée et qu’elle a plein d’argent. C’est bien, mais que faisons-nous pour le monde et pour nous-mêmes avec cette paix retrouvée, ces montagnes d’argent facilement gagné et cette si magnifique gouvernance ? Voyez-vous quelque succès à me citer ? Une découverte quelconque, une petite invention, un prix Nobel de la paix, une nouvelle théorie de la matière, une avancée politique à la Mandela, à la Gorbatchev… ?
Vous portez un regard acide sur l’histoire de ce pays. Aucun tabou ne semble vous inhiber ?
Soyons sincère, notre histoire est l’histoire d’un peuple soumis, qui subit et se tait, elle est l’inventaire de nos échecs et de nos lâchetés. Où sont les pages qui disent nos succès et nos avancées ? Je ne les vois pas. Je ne comprends pas qu’un peuple qui a fait une si longue et si meurtrière guerre pour se libérer du colonialisme accepte la situation indigne dans laquelle il a été jeté depuis l’indépendance. Nous sommes en 2012, c’est toute une vie passée dans le silence et la peur. Les gens regardent leur pays se faire piller du matin au soir et ne disent rien, ne font rien. Ils regardent leurs enfants se jeter dans la harga et mourir en mer et ne disent rien, ne font rien. Ils se font humilier chaque minute de chaque jour par une administration arrogante et une police qui se croit la conscience du pays et ne disent rien, ne font rien. Comment voulez-vous avoir un regard épanoui sur l’histoire de ce pays. Le monde entier nous regarde avec mépris, il se demande si les Algériens d’aujourd’hui sont bien ceux de 1954. Les Tunisiens, les Marocains, les Égyptiens, dont nous nous moquions volontiers, ont entamé leur marche vers la liberté et la dignité et que faisons-nous de brillant ou d’utile ? Rien, nous courbons un peu plus le dos et nous nous en prenons à ceux qui viennent nous dire que notre situation n’est pas saine. Comment est-ce possible que les gens osent encore se regarder alors que le monde entier se révolte contre l’ordre ancien, contre les injustices, contre la dictature qu’elle soit policière, financière ou religieuse. Pour ce qui est du tabou, je n’en ai pas et donc je n’ai pas d’inhibition. C’est aussi que je me suis donné quelques bons maîtres, Voltaire, Kateb Yacine. Ceux-là en particulier n’avaient pas la langue dans leur poche. Ils disaient ce qu’ils pensaient. La seule chose qu’ils s’interdisaient, c’était de dire ces choses sans art.
A. M.
Poil à gratter
Ce qui déroute la bien-pensance chez Boualem Sansal, c’est qu’il ne désigne pas un fauteur de régression caricaturé, un bouc émissaire qui porterait toutes nos forfaitures : le Pouvoir, l’Etranger, etc. Même si la conspiration est de l'ordre du possible, la régression vient d’abord de nous, être collectif national au parcours cahoteux, bon et mauvais à la fois, diable et bon Dieu enchevêtrés, soumis et rebelle selon le temps qu’il fait. C’est nous, voilà ce qu’il nous dit. Ce n’est pas l’autre. Evidemment, avec cette obstination à aller droit au but, à ne pas dribbler au profit de telle ou telle force, avec cette aisance à se débarrasser des tabous, il ne peut plaire à une classe politique et intellectuelle pétrifiée dans la grégarité et le pavlovisme. On le lui fait savoir à qui mieux mieux. Tout cela fait de Boualem Sansal l'un des écrivains algériens le plus talentueux de tous les temps mais aussi, et surtout, un digne continuateur de Kateb Yacine dans l’art de s’exposer en exposant ce qu’il y a de plus profondément perturbé dans notre identité collective, si tant est qu’elle existe. Rarement écrivain aura été aussi fustigé et rarement aussi il aura autant récidivé, convaincu de la nécessité de dire quoi qu'il en coûte. Son dernier roman, Rue Darwin (Gallimard), pose dans le style onctueux qui est le sien, la question de l'illégitimité. Au-delà du destin des personnages emblématiques d'une Algérie chavirée dans son histoire, c'est justement de ce qui fait l'identité d'un peuple et d'un individu dont il s'agit. Boualem Sansal confirme avec ce roman son rôle de poil à gratter mais authentique, prenant des risques, touchant au saint du saint.
A. M.
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http://www.lecourrier.ch/les_verites_qui_derangent


SAMEDI 19 NOVEMBRE 2011
Fabien Franco
ROMAN Oeuvre intime et complexe, «Rue Darwin» de Boualem Sansal fait le récit d’une identité algérienne éclatée, à travers une quête des origines. Le saisissant portrait d’une famille et d’un pays, de 1957 à nos jours.
Boualem Sansal compte parmi les écrivains francophones emblématiques. Par sa capacité à explorer, de son écriture lumineuse et exigeante, l’abîme qui sépare l’homme de sa vérité, il pose sur le monde qui l’entoure un regard éclairé. Sansal est né en 1949 dans les montagnes de l’Ouarsenis, au nord-ouest de l’Algérie – tout comme Yazid, son double littéraire, narrateur de Rue Darwin. Dans ce dernier roman, l’auteur remonte le fil de son histoire, à peine tissée de fiction. Les personnages ont réellement existé: ce frère tombé dans les rets de l’intégrisme religieux, cette grand-mère maquerelle immensément riche, cette famille dispersée aux quatre coins du monde, preuve accablante d’une Algérie qui ne cesse de sacrifier sa jeunesse sur l’autel d’une dictature corrompue.
LE MYSTERE DES ORIGINES
Le roman s’ouvre alors que Yazid et sa mère ont traversé la Méditerranée. Lui qui n’avait jamais émigré a tenu à ce qu’elle termine ses jours à Paris, dans une chambre d’hôpital propre et feutrée, loin des bruits et de la misère des hôpitaux algérois. A Paris où ses frères et sœurs ont pu se donner rendez-vous. Tous, excepté le benjamin Hédi, qui «joue au taliban dans les montagnes du Waziristân». Pour les autres, venus de la capitale mais aussi de Marseille, du Canada ou des Etats-Unis, c’est l’occasion de sourire une dernière fois à ce visage plongé dans le coma. Quand la vie s’éteint, Yazid, l’aîné de la fratrie, entend une voix qui lui dit de retourner à la rue Darwin, dans le quartier de son enfance. La mort est féconde: cette voix le provoque, comme une injonction spirituelle. Lui, le solitaire qui flirte désormais avec la soixantaine, cherche alors à comprendre le mystère qui entoure ses origines. Un mystère fait de non-dits, de secrets et d’amour maternels.
Boualem Sansal plonge alors dans ses souvenirs. Comme Yazid, l’écrivain a grandi dans le phalanstère protecteur de Lalla Sadia, dite Djéda, puissante patronne d’un réseau de prostitution qui s’étendait de la France au Maghreb. Objet de tractations sentimentales, l’héritier y a vécu aux côtés de l’espiègle Faïza et du sensible Daoud, sa première famille enfouie dans les vestiges de sa mémoire. Un foyer fait de rumeurs et de couloirs interdits, de jeux et de territoires effrayants, de questions aussi, restées sans réponse.
A huit ans, changement de décor. L’enfant est emmené auprès de sa mère algéroise. En toile de fond: la colonisation et la bataille d’Alger, aperçue à travers les souvenirs du garçon qui découvre le quartier populaire de Belcourt, où a grandi Albert Camus et où le jeune Algérien va apprendre la vie et ses contradictions. Se mêlent alors l’histoire intime et celle de la Résistance puante, celle «du sang noir des cadavres rôtissant au soleil», écrit l’auteur. Enrôlé dans cette guerre qui terrorise, et malgré la tragédie des événements, le garçon raconte avec tendresse, justesse et innocence.
Quand vient l’heure de l’indépendance, le rêve se meurt et Yazid avec lui. La vie a passé, le passé rattrape le présent. Yazid est enfin parvenu à démêler l’écheveau de son identité. Cette vérité longtemps cachée lui est devenue légère, porteuse d’un nouvel avenir, ailleurs. «Là où il ne fait ni trop chaud ni trop froid», précise-t-il. Pour lui, l’heure du départ est venue. Le constat est amer pourtant, comme si l’espoir avait déserté tout un pays.
RESISTANCE
Dans ce sixième roman, Boualem Sansal poursuit son travail d’analyse de la société contemporaine algérienne commencé avec Le Serment des barbares,  prix du Premier Roman en 1999. Lui qui joue à chaque nouvelle parution sa relative tranquillité de création ne semble craindre ni la censure ni les menaces. Car au pays des moukabarats (les mouchards), et surtout depuis Le Village de l’Allemand (Grand Prix de la francophonie 2008), inspiré de la vie d’un officier SS reconverti en combattant du FLN, les insultes et les menaces à son encontre ont redoublé de vigueur.
Pour autant, Sansal affiche une résistance d’homme de lettres engagé qui ne s’est jamais résolu au départ, cet exil que choisissent chaque jour tant de ses compatriotes, pour certains au péril de leur vie. Son portrait sans concession de l’Algérie indépendante questionne les consciences dont l’émancipation a été brusquement freinée. Il montre le pouvoir confisqué. La trahison est venue d’en haut, une fois de plus.
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Lundi 10 octobre 2011
Boualem Sansal : Rue Darwin
 
• La quête des origines, à la recherche de la mère, et à celle du père : voilà me direz-vous un thème autobiographique que les romanciers ont usé jusqu'à la corde depuis des siècles. Boualem Sansal, pourtant, réussit l'exploit de nous persuader que l'exercice en était encore balbutiant. Avec "Rue Darwin" le romancier de Boumerdès — à moins qu'il ne se soit enfin résolu à émigrer comme tous les autres romanciers de son pays — renouvelle le genre en l'accompagnant de mystères qui semblent s'épaissir deux cents pages durant avant que la lumière ne se fasse sur ses origines — du moins celles du narrateur nommé Yazid.
• Déjà dans "Le village de l'Allemand" il y avait un héros qui, en enquêtant sur la mort de son frère, finissait par découvrir le passé caché de leur père. Avec "Rue Darwin", la recherche de l'identité du narrateur s'approfondit en quête de l'identité des parents véritables, et par ce biais, en quête de la généalogie d'une famille un peu spéciale.
« Je découvrais que mon père n'était pas mon père et il venait de mourir ; que ma mère n'était pas ma mère et elle venait de disparaître ; que ma vraie mère était une inconnue qui m'avait conçu avec des inconnus de passage dans une maison interdite et elle avait disparu à son tour. Ne restait que Djéda et plus tard j'ai découvert qu'elle n'était pas ma grand-mère mais la sœur aînée de ma grand-mère, laquelle n'était pas plus ma grand-mère que son fils n'était mon père.»
On comprendra petit à petit que le narrateur resté vieux garçon est le dernier rejeton vivant en Algérie d'une tribu aspirée par la diaspora, et dont l'histoire, livrée dans l'intermittence d'un récit de deuils, est comme on dit "haute en couleur".
• Vers 1900, le clan des Kadri avait connu un tournant remarquable : la jeune Sadia, dix-huit ans, en devint le chef. Un siècle plus tard, Yazid se souvient de celle qu'on n'appelait que Lalla, bonne maîtresse, ou chère Djéda, chère grand-mère. Elle dirigea jusqu'en 1964 une sorte d'empire féodal et commercial, et à l'époque de l'enfance de Yazid, sa fortune reposait en bonne part sur le premier bordel du pays. Au village, Djéda régnait sur une citadelle doublée d'une grande maison qui abritait les pensionnaires comme Karima ou Farroudja et beaucoup d'autres. Parfois, malgré les avorteuses, l'une de ces filles avait « un accident de travail » et un petit pupille s'ajoutait à la marmaille du « phalanstère ». Bien des années plus tard, Karima est une vieille dame qui vit à Alger en compagnie de Yazid alors que ses enfants ont tous émigré. Le cancer menaçant l'existence de Karima, le narrateur l'hospitalise à Paris. Mais l'issue est inéluctable. Au moment où elle meurt, tous ses enfants sont revenus autour d'elle, sauf le plus jeune parti chez les talibans et de ce fait injoignable.
• Les souvenirs du narrateur, jouant habilement de la temporalité éclatée, sont pour l'essentiel construits autour des décès de ses proches. Ceci fait du roman une passionnante interrogation sur la vie et la mort, mais aussi une réflexion sur les véritables liens de parenté. Des liens du sang ou des liens du cœur, lesquels sont les plus forts chez Yazid ? Une fois sa mère décédée à Paris, il devra retourner à Alger chercher rue Darwin la clé de ses origines. Il ira écouter la vieille Farroudja, dans ce pauvre quartier de Belcourt où lui-même avait vécu quand Djéda trônait dans un luxueux palais qui avait abrité une reine en exil. La vie de Yazid a ainsi été disloquée entre deux familles qui s'ignorent, il n'a jamais pu dire « maman, je t'aime !» et, « enfant du néant et de la tromperie », il s'aperçoit qu'il a été privé d'un frère, un vrai, éloigné de lui par l'oukaze d'une grand-mère autocrate! Sans compter que la belle Faïza est devenue à sa place le chef du clan Kadri réinstallé en Europe.
• En plus du roman familial, "Rue Darwin" s'accompagne d'une double thématique rituelle chez l'auteur. Il s'agit d'une part de la critique de la religion, des imams et des muezzins, et — comme il se doit — de la critique du pouvoir politique. Boualem Sansal a ses raisons : le Courrier International (n°1092, 6-12 octobre 2011) reprend un article de la Frankfurter Zeitung que je cite. « Il n'a plus rien à perdre, dit-il, sauf la vie. Il y a longtemps qu'on lui a pris tout le reste. Et pourtant ni l'interdiction professionnelle, ni le bannissement social, ni même les menaces de mort n'ont réussi à l'empêcher de critiquer l'Algérie. En 2003 Boualem Sansal a perdu son poste de haut fonctionnaire. Puis ce sont ses livres qui ont été interdits. Puis c'est son épouse qui a été contrainte d'abandonner son métier d'enseignante. Puis c'est son frère qui a été en butte à tant de redressements fiscaux aberrants qu'il a dû fermer son entreprise.» Yazid le narrateur a aussi aggravé son cas — si je puis dire — en faisant d'un vieux rabin du quartier de Belcourt un ami de la famille et en prétendant qu'Abdelaziz Ier se serait approprié l'ancien palais de sa grand-mère (et de la reine Ranavalona III par la même occasion) en manipulant le cadastre. Le lecteur qui n'aurait pas été persuadé que les piques du narrateur à l'endroit du pouvoir sont en fait celles de l'auteur pourra se reporter à l'interview donnée à Jeune Afrique (n°2647, 2-8 octobre 2011). J'en ai extrait cette phrase qui fera date : « Ce n'est pas à moi de partir ! Moi, je suis légitime dans ce pays, dans mon pays, et non pas ceux qui le gouvernent, avec leur gestion calamiteuse. Ils nous poussent à partir, mais il n'y a pas de raison de s'y résoudre. C'est au pouvoir de partir !»
• Pour revenir à la littérature et conclure, il m'a paru que l'écriture de Boualem Sansal s'était simplifiée par rapport à ses plus anciens textes (il est publié depuis 1999, cf. "Le serment des barbares") et comme ici l'évocation des morts sert de fil conducteur au récit, on ne reprochera pas à l'auteur d'avoir allégé son style pour la circonstance, bien au contraire. Et comme le dit si bien Dominique, faites une place à ce livre dans votre bibliothèque...
Par Mapero


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http://www.levif.be/info/actualite/dossiers/les-entretiens-du-vif/l-islamisme-meme-a-dose-microscopique-detruit-un-pays/article-1195110315947.htm
"L'islamisme, même à dose microscopique, détruit un pays"
lundi 26 septembre 2011
Boualem Sansal se défend d'être un héros. L'écrivain algérien en a pourtant l'étoffe. C'est au péril de sa vie qu'il pousse un cri de révolte contre les islamistes qui gangrènent son pays chéri et contre un régime qui sème la haine et réduit la liberté individuelle. « Tout n'est pas perdu », à condition de connaître son histoire et ses origines. Les siennes prennent racine dans la Rue Darwin (Gallimard). Un roman intense qui retrace une enfance hybride, partagée entre plusieurs identités. Une enfance « écourtée par la guerre », mais enrichie par la force des femmes. On y assiste aussi à la mutation de l'Algérie, qu'il décrit sans complaisance. Quels sont les observations et les combats de Boualem Sansal ? Rencontre avec le lauréat 2011 du prestigieux prix de la Paix des libraires allemands.
Le Vif/L'Express : Vous écrivez que « le seul véritable inconnu, c'est soi-même ». Pourquoi l'identité est-elle un thème récurrent dans votre oeuvre ?
Boualem Sansal : L'identité se lit à livre ouvert, on la révèle par sa façon d'être. Jusqu'à présent, j'abordais la question de l'identité collective, or pourquoi le collectif s'affuble-t-il d'une identité ? Quelle est celle de tout un peuple ? L'Etat construit une pièce de théâtre avec ses actes et ses identités. Les pouvoirs étant dominants, ils imposent ce récit afin que ça devienne une norme. Ceux qui s'en écartent sont en situation difficile. Je suis un être complexe... Héritier d'une longue histoire, j'ai été façonné par trente-six mille choses. Etre réduit à l'identité musulmane revient à être défini sur la marge d'un timbre verrouillé. On doit se mutiler pour y entrer ! Cela nous coupe les pieds, les ailes et les langues. C'est contre ça que je me rebelle. Je refuse la petite identité officielle tant elle est caricaturale. Réapproprions-nous notre identité individuelle et, si nécessaire, l'identité collective, en reconnaissant toutes ses dimensions, en comprenant toute son histoire. Cela exige un travail de reconstruction et de rejet de ce qu'on nous impose.
On ressent, dans votre livre, la nostalgie d'une époque révolue où la cohabitation, notamment avec les juifs, était possible. N'y a-t-il pas, dans des pays comme l'Algérie, une régression dans l'acceptation de l'autre ?
Complètement. Tous les Algériens d'un certain âge vivent avec cette nostalgie parce que l'on a vu comment, depuis l'indépendance, des espaces de liberté ont été rognés. On nous a enfermés dans des identités tellement étroites qu'elles deviennent, comme cela a été dit par d'autres, des « identités meurtrières ». La multiplicité des identités en Algérie était extraordinaire. Par catégories sociales, nous vivions en parfaite entente. Dans le quartier de Belcourt, à Alger, j'allais réviser mes devoirs à la synagogue parce que l'on habitait une petite pièce où il était impossible d'étudier. On aurait pu conserver cela.
Dans ce roman, vous faites un clin d'oeil à Camus, qui habitait à deux pas de chez vous. Pourquoi estimez-vous que « quand on le lit, on voit une autre Algérie qui parle à l'humain » ?
Camus incarne le révolté philosophique. Avant, l'idée de l'identité algérienne était extrêmement complexe, alors qu'aujourd'hui elle est réductrice. Albert Camus a perçu qu'un nouveau peuple était en train de naître, ça me fascine. Les gens venaient de partout avec leur histoire, leur espérance et leur identité différente. C'est l'Histoire qui les a mis ensemble sur un territoire. Un pays était en train de surgir, avec sa nouvelle géographie. Il ne s'agissait ni de l'Algérie ottomane ni de l'Algérie française ou musulmane.
En quoi ce pays vous a-t-il façonné ?
C'est celui où je suis né, celui où j'ai toujours vécu. Dans ma famille, on ne s'est pas laissé enfermer par une identité artificielle. Non seulement, je n'ai pas été embrigadé par « cet Algérien nouveau », mais, en plus, j'ai gardé ma liberté et mon identité plurielle. Nous ne sommes, hélas, plus qu'une petite minorité qui disparaît. La nouvelle génération étant totalement formatée, le travail sera difficile à faire. On ne lui explique pas l'histoire, qui a été mise sous le chapeau. Dire qu'il y a quinze ans on pouvait boire et fumer à une terrasse, lors du ramadan ! Même dans certaines banlieues françaises, ce n'est plus possible. Les jeunes Algériens rêvent actuellement d'obtenir un visa pour se réaliser en France.
Pourquoi n'est-ce plus possible aujourd'hui ? A cause d'un pouvoir qui impose une identité réductrice ?
Les régimes totalitaires veulent un peuple à leur main. Ils construisent une identité. Ils se légitiment par des mensonges et des exclusions, jamais par des idées de rassemblement. Ensuite, les théoriciens théorisent cela ; ils construisent des slogans, des histoires. Ils sacralisent, ce qui fait qu'après il est très dangereux de déconstruire. Pourtant, on ne peut pas accepter cela. Il faut se révolter, il faut se réapproprier les choses. J'ai l'impression que ce moment est arrivé dans le monde arabo-musulman.
L'identité de l'Algérien nouveau que le pouvoir a voulu fasciner est-elle celle d'un islamiste ? A propos de Hédi, le jeune frère islamiste de votre héros, vous suggérez que c'est l'école publique qui l'a ainsi formaté ?
A partir de l'indépendance, le pouvoir a voulu construire un peuple nouveau. Par petites touches et par des phrases très simples : « Nous sommes arabes. Nous sommes musulmans. Nous sommes socialistes. » Cette période-là a conduit à l'échec, trente ans après : pays détruit, chômage, industrie non productive. Les islamistes sont arrivés et ils ont dit : « Si vous avez échoué, c'est parce que vous n'avez pas été de vrais musulmans. Le Coran est la solution. Vous devez vous convertir, partir ou mourir. » Certains se sont adaptés au péril de leur vie.
Les Algériens ont-ils déjà dressé le constat de l'échec de cette stratégie islamiste ?
L'échec est visible sans l'être. Les islamistes assurent n'être pas vraiment rentrés dans le vif du sujet puisque le pouvoir est encore détenu par des « mécréants ». Dans leur entendement, il faut procéder à une épuration, prendre le pouvoir et installer une république islamique. Eux ne reconnaissent pas l'échec. Nous, on voit bien que l'islamisme, même à dose microscopique, détruit un pays. Par rapport à la première médication socialiste, l'islamisme a cette particularité de détruire les familles. Dans nos pays, la famille est hyper-importante parce qu'elle est la cellule de base. Chez l'être humain, quand quelque chose détruit la cellule, c'est le cancer, les métastases, et la mort assurée.
Dans votre livre, Yazid, pour rassurer sa maman et se rassurer, parle à propos de son jeune frère d'islamiste modéré, de taliban politique... mais sans trop y croire. Vous aussi, vous ne croyez pas à l'islamisme modéré ?
Non, je n'y crois pas. L'islamisme modéré relève de la stratégie. Les islamistes se repositionnent comme les partis d'extrême droite qui, à un moment donné, jouent la carte de la modération pour élargir leur base sociale et atteindre le pouvoir. Lorsque surviendront les difficultés, l'islamiste modéré ne pactisera pas avec le démocrate au détriment de l'islamiste radical. Il ira vers l'islamiste radical. C'est sa famille naturelle. En Turquie, l'AKP [NDLR : Parti de la justice et du développement, au pouvoir] est un parti islamiste modéré, mais il ne fait pas alliance avec les démocrates. Il pourrait sceller cette alliance pour forcer l'armée à sortir du champ politique. Non, il préfère composer avec l'armée.
Où placez-vous le curseur de la frontière entre islam démocratique et islamisme. Quand le chef du Conseil national de transition libyen annonce que la charia constituera la principale source de législation, qu'en pensez-vous ?
Je suis catastrophé. Pourquoi a-t-il cru nécessaire de dire cela ? Il n'en a pas le droit. Le CNT ne représente rien ; il n'a aucune autre légitimité que la victoire contre Kadhafi. Dans six mois, quand les Libyens disposeront de leur assemblée constituante, qu'il fasse cette proposition aux électeurs, soit. C'est la démocratie. Mais là, le CNT se met dans la peau des vainqueurs. Dans un contexte où il y a d'autres priorités (parachever la libération du pays, assurer la sécurité, récupérer les armes...), pourquoi cette annonce ? N'est-ce pas un appel aux islamistes pour commencer, déjà, à se mobiliser ou est-ce une tactique pour éviter que les islamistes prennent le maquis ? Je suis très méfiant. Les islamistes sont de grands stratèges.
Déjà dans Le Village de l'Allemand, vous dénonciez l'islamisation des banlieues françaises. La lutte contre l'islamisme, c'est le combat de votre vie ?
Je n'ai aucune compétence pour parler du Coran et du message coranique. Mais l'islam qui est enseigné depuis une cinquantaine d'années par les institutions, par les écoles coraniques, est un islam radical. Cet enseignement porte en lui les germes de l'islamisme. Il ne peut pas produire des hommes de paix et de tolérance. Dans l'islam sunnite, il n'y a pas de clergé. C'est tout le drame du monde musulman. Il faut que, dans les pays musulmans, on commence à enseigner un autre islam. On ne peut pas être optimiste.
Espérez-vous tout de même des changements des révoltes arabes ?
Je suis pessimiste. L'autre drame du monde arabo-musulman est l'absence de société civile. Le vecteur de la démocratie est la classe moyenne, éduquée et ouverte, et la société civile qui produit du sens pour le peuple. Notre société civile est à l'étranger. Son message est forcément rejeté. La seule société organisée est aujourd'hui l'armée. La conclusion s'impose : de nouvelles dictatures sous une façade acceptable, une gestion de la société par les services secrets et le clientélisme, des marionnettes pour créer l'illusion démocratique...
Pourquoi restez-vous en Algérie, alors que vous y êtes menacé et censuré ?
Parce qu'il y a une certaine utilité à rester. Tout n'est pas perdu. Le « printemps arabe » est surtout vrai en Tunisie et en Egypte grâce aux réseaux sociaux. La classe moyenne y est essentielle pour traduire en propos leurs actions. Les femmes se battent aussi, leur lutte est bien plus intéressante.
Comme le rappelle ce roman, vous avez été élevé et porté par les femmes. Que vous ont-elles appris de la vie ?
Les femmes sont extraordinaires. Même dans les rêveries débridées elles s'avèrent très concrètes. On a beau gouverner ce pays par les légendes, elles ne s'en satisfont pas. Lors des premières émeutes algériennes, en octobre 1988, les hommes ont vécu l'euphorie. L'Algérie des femmes n'était pas faite de discours, mais de créations de centaines d'associations, existant toujours. Les seuls progrès, réalisés dans ce pays, c'est aux femmes qu'on les doit. Celles qui m'ont élevé m'ont appris le courage et la faculté à ne pas se dérober. C'est une grande vertu, même si je ne me perçois pas comme étant courageux.
Pourquoi la mort de votre mère a-t-elle donné naissance à ce roman ?
Quand j'étais petit, le rabbin disait que « c'est aux enfants d'enterrer leurs parents ». A 60 ans, c'est cependant terrible ! Contrairement à ma fratrie, qui a vécu dans d'autres pays, je n'ai jamais quitté ma mère, alors j'ai vu la mort se dessiner sur son visage. Cela faisait longtemps que je pensais tirer un roman de notre histoire, mais c'est compliqué de parler de sa propre famille. D'autant que nous avons vécu dans le silence et le secret. Je ne me sentais pas le droit de faire un livre autobiographique, or il s'est imposé, afin d'en tirer des enseignements. Comment nous, les vivants, héritons-nous de l'histoire du passé ? Cette même question se trouvait déjà dans Le Village de l'Allemand, à savoir utiliser le peu qu'on sait de notre histoire pour la questionner à nouveau. Après avoir abordé ce thème à travers le peuple, je l'applique à l'échelle familiale et individuelle.
Quel enseignement en tirez-vous ?
Tout comme dans Le Village de l'Allemand, il y a le devoir de savoir. Je n'accepte pas l'idée qu'on vive dans l'ignorance. Nous devons connaître notre histoire ! Je m'en veux de ne pas avoir posé de questions à ma mère, mais je n'ai pas osé lui faire mal ou l'obliger à me mentir. Ainsi, ce livre aborde aussi le devoir de transmission. La vie est une continuité, d'autres vont venir après nous. Une fois qu'on « sait », que faut-il transmettre à ses enfants ? Devons-nous les protéger ? Autre devoir : celui de la responsabilité. Le savoir peut engendrer des torts ou mener à la folie. Parmi les déviations, il y a la vengeance et les identités meurtrières. On vit sur les secrets et les mensonges, il faut l'accepter ou y ajouter les siens.
« La trahison est une plaie qui ne se referme pas. » Pourquoi est-elle au coeur de vos livres et à partir de quand se trahit-on soi-même ?
A un moment donné, on se sent « traître » car on a failli à quelque chose, on a franchi une certaine ligne. Dans mon discours du prix de la Paix des libraires allemands, je vais dire que « le seul véritable chemin vers la vérité est la droiture ». La question en creux est celle de la trahison, de l'irresponsabilité. Quand on ne cherche pas à savoir, on tergiverse, on louvoie, on temporise... Ma vérité ? Je ne sais pas, c'est une quête sans fin. On ne peut pas répondre à certaines questions. Ce que j'écris dérange, mais je n'ai jamais épousé de théorie ou bougé de mon coin. Le petit garçon sympathique de la rue Darwin est toujours intact en moi.
PROPOS RECUEILLIS PAR GÉRALD PAPY ET KERENN ELKAÏM
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http://www.liberation.fr/monde/01012323257-l-algerie-va-t-elle-rater-le-coche

Monde Le 3 mars 2011 à 0h00 (Mis à jour le 4 mars 2011 à 12h27)
L’Algérie va-t-elle rater le coche ?

Par BOUALEM SANSAL Ecrivain algérien
Le monde arabe de papa est mort, on se félicite chaudement. Soyons modestes, disons qu’il se meurt. Il sera fini lorsque tombera le dernier dictateur et que sera brisé ce machin absurde, l’Arabie Saoudite, club de faux princes arrogants et cruels, qui se pose en gardien de la mythique race arabe et du véritable islam, et que disparaîtra la Ligue arabe, club fantoche mais combien pernicieux avec sa vision raciale et raciste du monde. A ce stade l’affaire sera réglée, on aura arraché la racine, on tournera la page et on tentera de rattraper le temps perdu et d’échapper définitivement aux travers de ce monde : le passéisme, la folie des certitudes et l’imprécation. Et on aidera pour que meure cet autre monde, celui des ayatollahs et des talibans, là-bas en Asie. On balaie partout, ou ce n’est pas la peine.
Mais en vrai rien ne sera réglé tant que la question arabe, mélange d’islam, d’islamisme, de nationalisme, de panarabisme, de terrorisme, d’émigration, et autres ombres au tableau, hante les arrière-pensées des Occidentaux. Il faudrait aussi qu’ils cessent de penser que la démocratie et le droit leur appartiennent et qu’il leur revient de les dicter, agissant ainsi comme les princes et dictateurs arabes qui se sont convaincus que tout, la langue arabe, l’islam, son prophète, les peuples et les terres arabes, le pétrole et l’avenir du monde leur appartiennent et qu’il leur revient de convertir les mécréants ou de les tuer.
La question se pose : si le monde arabe de papa tombe, le monde arabe que les Occidentaux portent dans la tête va-t-il tomber aussi ou vont-ils le garder pour les besoins de leur vision du monde ? Le monde arabe peut-il se transformer de lui-même et échapper au scénario écrit par l’Occident ? Lui-même verra-t-il l’Occident autrement que comme un monde de mécréance et de manipulation ? Moi, je ne sais pas répondre à ces questions, sauf à dire qu’il faut en finir avec tous ces mondes qui se regardent en chiens de faïence, qui finalement n’existent que dans et par le regard méprisant de l’autre et l’échange de mauvais procédés. Ce sont des questions pour les philosophes, ils pourraient se démener et nous dire si les choses existent par elles-mêmes ou si elles ne sont que des arguments de vente qui naissent de la confrontation d’idées fausses. Il faut des philosophes courageux qui ne craignent ni les tyrans ni les fous qui mènent le monde au crash. S’il faut par exemple parler de la place de l’islam dans l’Etat et la société, ils devront le faire en toute clarté et simplicité. Y en a-t-il dans l’avion ? Il y a urgence car le diable ne dort jamais longtemps et les révolutions se dévoient comme rien. La fin des dictatures soulève des montagnes de questions existentielles.
Parlons un peu de l’Algérie. Je sais qu’on se demande ce qui se passe. L’Algérie est un pays révolutionnaire prompt à bondir, or voilà qu’il ne bouge pas. Les Algériens sont-ils déjà morts, tués préventivement ? Pourquoi ce silence, alors que de Nouakchott à Manama la bataille fait rage et que les tyrans capitulent l’un après l’autre. Même la police n’en revient pas : les 12, 19 et 26 février, jours de marches organisées par l’opposition, elle avait sorti 35 000 hommes, les meilleurs, suréquipés, gonflés à bloc, car s’attendant à un tsunami de hooligans. Et qu’a-t-elle vu ? Rien d’effrayant, un petit groupe de personnes d’âge mûr, bien mis, polis, les matraques leur en sont tombées des mains. Il faut dire que le vieux Bouteflika avait pris les devants. Cela faisait des semaines, depuis la fuite de Ben Ali, qu’il arrosait à tout-va. Ce sont des millions de dollars qui coulent du robinet jour après jour. Si on ne s’enrichit pas en ce moment avec papa Bouteflika, on ne s’enrichira jamais, c’est l’astuce du jour, elle brille au fronton des administrations, ouvertes en priorité aux jeunes, aux diplômés chômeurs, aux sans-logis, à tous les mécontents. Il a écrasé son orgueil de chef d’Etat et s’est pris d’amour fou pour ces fainéants, comme il les appelait hier. Il ne travaille que pour eux, les annonces budgétaires se succèdent à feu roulant. Le bonheur revient, la révolution recule. Le prix du pétrole grimpe, ça va, le pays ne sera pas ruiné tout de suite même si l’inflation accourt.
Est-ce tout ? Qu’en pense Toufik (1), le grand patron de l’Algérie ? Va-t-il laisser faire ? Est-il derrière les marches d’avertissement à Bouteflika ? Va-t-il le garder comme bouclier, chiffon rouge, attendre que son cancer l’emporte, qu’il démissionne ? Qu’en pense la DST en France, alliée stratégique du DRS (2), a-t-elle encore besoin de M. Bouteflika et sa concorde foireuse ? Si oui, pourquoi le terrorisme, s’étant déplacé au Sahel, ne sévit-il plus en Algérie que sur commande, comme piqûre de rappel ? Et M. Sarkozy, pourquoi le soutient-il encore (3), puisqu’il vient de dire que l’hypothèse islamiste a vécu et la Françafrique aussi ? Ne voit-il pas que l’homme est une potiche qu’on laisse jouer au dictateur pour cacher les vrais pouvoirs, les vrais enjeux ? On sait qu’Obama déteste Bouteflika et Sarkozy, mais ira-t-il jusqu’à actionner l’ANP (4), l’autre grand patron de l’Algérie, pour les sortir du jeu ?
Qui va gagner ? C’est opaque, le jeune Algérien veut savoir avant d’aller mourir dans les rues d’Alger. D’un autre côté, Tunis, Le Caire, Benghazi, Manama, Sanaa, le font rêver, les jeunes s’y battent comme des lions, il fait corps avec eux, via Al-Jezira. La révolution c’est beau, les peuples n’ont qu’elle pour exister, mais la révolution, comme les trains, n’attend pas. De ceux qui ratent la chance de leur vie, on dit ici : «Bobby les a mangés.» Bobby, c’est le chien de garde.
(1) et (2) Le général major Toufik est le patron du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), les services secrets, cœur battant du système politique algérien.
(3) Sarkozy avait déclaré durant la présidentielle algérienne de 2008 : «Je préfère Bouteflika aux talibans à Alger.» Il s’adressait évidemment aux généraux algériens, les faiseurs de rois, lesquels s’exécutèrent, après accord de confirmation de la CIA. Bouteflika eut son 3e mandat, avec un score de 94%.
(4) L’Armée nationale populaire, autre cœur battant du système politique algérien.
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A.H- J’ai retenu cet article pour sa  belle forme

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