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lundi, mars 16, 2015

488_ Semaine de la langue française


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"Le français… langue universelle…, ce sont les grandes orgues, qui se prêtent à tous les timbres, à tous les effets, des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l'orage. Il est, tour à tour ou en même temps, flûte, hautbois, trompette, tam-tam et même canon." 

(Léopold Senghor, Œuvre poétique, « Comme les lamantins vont boire à la source », Postface de Éthiopiques.)

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Un jour ordinaire en linguistique de base


« Ci la pouse monsieur, ci la pouse ! » s’impatientent certains des stagiaires de mon cours de linguistique de base. Je suis assis, légèrement en retrait, les bras en A sous le menton, à l’opposé du grand tableau blanc, tout blanc. Je leur fais signe de patienter. Je les libérerai dès lors qu’ils auront tous fini leurs exercices. Le thème choisi est celui de la violence. Nous y travaillons depuis trois jours. Les exercices de ce matin portent sur le mauvais sort fait aux enfants dans le monde. Le texte de base est simple et fort perturbant : « Toutes les quatre secondes un enfant meurt quelque part dans le monde, le plus souvent en Afrique » lit-on dès les premières lignes. On meurt à cause de maladies anachroniques, de faim violente, de malnutrition meurtrière. On meurt également des suites de violences subies ou de guerres endurées. Les stagiaires, une quinzaine, lurent chacun à son tour une dizaine de lignes. Le texte, plutôt court – trente-huit lignes – fut par conséquent parcouru plus d’une fois et ses passages les moins accessibles expliqués autant de fois que nécessaire. Je suis assis, légèrement en retrait, et de temps à autre je me tourne en direction d’un élève ou d’un autre, attentif à la moindre demande, au moindre signe. Les stagiaires sont tous étrangers, je veux dire non français. Certains sont mineurs, d’autres voguent aux confins de la quarantaine, ou même de la cinquantaine. Officiellement on les désigne par ce mot-valise consensuel : primoarrivants. Le plus ancien des stagiaires – qui est en fait la plus ancienne des stagiaires – arriva en octobre 2009. C’est écrit sur son récépissé provisoire renouvelé, valable quelques mois. Cette stagiaire arriva donc en France il y a exactement un an et demi. Nombre d’entre ces apprenants sont des réfugiés politiques. Ils vinrent de pays d'Europe, d’Asie ou d’Afrique. Certains autres rejoignirent leur famille : les parents, l’époux ou l’épouse. La plupart des parents des stagiaires maghrébins, les pères pour être précis, sont employés dans l’agriculture, les mères activent au foyer.
Le désir de réussir, commun à chacun des stagiaires, est inversement proportionnel à l’accueil que leur réserve la population autochtone ou fraîchement installée, convertie et oublieuse de sa propre histoire, de son propre cheminement. « Qu’est-ce qu’il fait, qu’est-ce qu’il a, qui c’est celui-là » s’offusquent en effet quelques bonnes âmes aux terrasses lisses ou rugueuses des bars-PMU ou bar-tabac-loto, affalées autour de tasses de café serré, de verres de bière, de pastis ou de piquette, pleins à ras bord. Bonnes âmes fermées au monde qui les entoure.
De temps à autre l’un des stagiaires m’interpelle, ainsi Ruslan « chez nous aussi en Tchétchénie les militaires tuent les enfants ». Yao la Thaïlandaise enchérit « dans mon pays beaucoup d’enfants travaillent dans les champs ». Jilian, la belle Jilian, irakienne, évoque les massacres de familles entières pour cause de croyances déviantes. La syntaxe n’est pas des plus sophistiquées, mais nous avons le temps et la conviction, et le cœur y est. Et peu nous chaut les commérages et l’égoïsme des habitués des bars. Les journalistes africains indexeraient « l’ethnocentrisme de certains groupes sociaux français. » Alors je quitte mon siège pour m’avancer au centre de la salle, au centre des stagiaires assis sagement derrière des tables, alignées pour former un grand U. L’émotion se manifeste parfois par une voix qui s’éraille, se casse, un visage qui se crispe, se transforme ou un mouvement brusque, de bras le plus souvent. Elle cristallise l’attention de tous les autres. On écoute avec beaucoup d’attention l’histoire du voisin qui aurait pu être la nôtre, car ces histoires, souvent intimes, parfois décousues, débordent toutes de profonde humanité dans ce qu’elle a de plus tragique, de plus poignant ou de plus léger.
Les interventions des uns et des autres s’entrecroisent, tels ces fils de trame et de chaîne du métier à tisser, jour après jour pour rapprocher les stagiaires et contribuer à leur connaissance mutuelle et par conséquent à relativiser la vérité que chacun de nous élabore en méconnaissance de l’autre, dans un café, au travail ou calfeutré chez soi, savourant un plat chaud assaisonné à l’outrance ou la légèreté de la télévision. Lorsque les discussions sont provisoirement closes, lorsque les corrections sont achevées, le moment de la pause s’impose à tous, « la pause monsieur, c’est la pause ! » reprennent tels des éclaireurs les moins attentifs ou les plus excédés par les exercices.
Et tous se lèvent comme un seul homme, en faisant geindre les chaises dont les pieds métalliques sont dépourvus d’embouts protecteurs. Dans vingt minutes, nous reprendrons nos travaux. Certains stagiaires se précipitent sur le clavier de leur téléphone qu’ils activent, d’autres sur leur paquet de cigarettes dont ils vont griller quelques-unes dans la pinède. Jamal l’Afghan se propose à la préparation du café – c’est un exercice qu’affectionnent et accomplissent à tour de rôle les amateurs du breuvage. J’aime le café au moment du café. Qahwé, Kofe, Gaa-fae, Kafi… Noir arabica ou non peu importe l’essentiel se trouve ailleurs.
Dans le sucre qu’on reçoit, dans la cuillère qu’on tend et dans l’échange libre. Jamal est le dernier arrivé dans le groupe. Les autres stagiaires lui posent beaucoup de questions auxquelles il répond avec retenue, mais sans en esquiver aucune. Il parle de sa vie à Assadabad son village natal. Il parle en faisant des efforts pour qu’on le comprenne. Il parle en anglais, en pachtoune, en arabe, mais aussi en français dont il commença l’apprentissage à Nice, puis à Toulon où il transita avant d’arriver ici. Jamal aime parler de son pays, de son village, et par-dessus tout de son compatriote Jamal-Eddine El-Afghani, le plus illustre des Afghans, né comme lui à Assadabad et ayant vécu quelque temps en France. Avant Jamal, la semaine dernière, les mois et les ans derniers, d’autres stagiaires racontèrent leur pays, leur famille, des pans entiers de leur vie. D’eux j’apprends beaucoup. Ils m’apportent et m’apprennent autant que ce que je leur enseigne.
À la reprise je leur propose de revenir sur un texte de Duras. Il faut bien aérer… « Demain matin nous traiterons de la violence dans la famille ». Reprenons Moderato, Page 9. Olga lève la main : « La dame s’étonna de tant d’obstination. Sa colère fléchit et elle se désespéra de si peu compter aux yeux de cet enfant… » La malicieuse Olga continue avec un accent volontairement mielleux, mais fortement et naturellement sourcé au fin fond de l’Oural, là-bas du côté de Kazan : « quel mittiyai, quel mittiyai, quel mittiyai, gémit-elle. »
Et elle répète en riant : « Quel mittiyai, mais quel mittiyai, mais quel mittiyai ! » appuyant par deux fois sur la dernière syllabe. Et toute la classe de rire, car toute la classe lut – eh oui, ma bonne dame, mon bon monsieur de la terrasse – toute la classe lut et apprécié le roman duquel est extrait ce « quel métier, mais quel métier ! » de l’incomparable et sublime Duras.

À la fin de chaque séance, je note toutes sortes d’informations concernant le contenu et le déroulement du cours : les réactions des apprenants, leurs difficultés individuelles, leurs préoccupations éventuelles... Chaque jour. Pour avancer.
 

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A. H.

In « La petite mosquée des Inuits et autres confettis ». ed Incipit en W - 2014  



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