"Le français… langue universelle…, ce
sont les grandes orgues, qui se prêtent à tous les timbres, à tous les effets,
des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l'orage. Il est, tour à tour ou
en même temps, flûte, hautbois, trompette, tam-tam et même canon."
(Léopold Senghor, Œuvre poétique, « Comme les lamantins vont boire à la source », Postface de Éthiopiques.)
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(Léopold Senghor, Œuvre poétique, « Comme les lamantins vont boire à la source », Postface de Éthiopiques.)
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Un jour
ordinaire en linguistique de base
« Ci
la pouse monsieur, ci la pouse ! » s’impatientent certains des
stagiaires de mon cours de linguistique de base. Je suis assis, légèrement en
retrait, les bras en A sous le menton, à l’opposé du grand tableau blanc, tout
blanc. Je leur fais signe de patienter. Je les libérerai dès lors qu’ils auront
tous fini leurs exercices. Le thème choisi est celui de la violence. Nous y
travaillons depuis trois jours. Les exercices de ce matin portent sur le
mauvais sort fait aux enfants dans le monde. Le texte de base est simple et
fort perturbant : « Toutes les quatre secondes un enfant meurt
quelque part dans le monde, le plus souvent en Afrique » lit-on dès les premières lignes. On
meurt à cause de maladies anachroniques, de faim violente, de malnutrition
meurtrière. On meurt également des suites de violences subies ou de guerres
endurées. Les stagiaires, une quinzaine, lurent chacun à son tour une dizaine
de lignes. Le texte, plutôt court – trente-huit lignes – fut par conséquent
parcouru plus d’une fois et ses passages les moins accessibles expliqués autant
de fois que nécessaire. Je suis assis, légèrement en retrait, et de temps à
autre je me tourne en direction d’un élève ou d’un autre, attentif à la moindre
demande, au moindre signe. Les stagiaires sont tous étrangers, je veux dire non
français. Certains sont mineurs, d’autres voguent aux confins de la
quarantaine, ou même de la cinquantaine. Officiellement on les désigne par ce
mot-valise consensuel : primoarrivants.
Le plus ancien des stagiaires – qui est en fait la plus ancienne des stagiaires
– arriva en octobre 2009. C’est écrit sur son récépissé provisoire renouvelé,
valable quelques mois. Cette stagiaire arriva donc en France il y a exactement
un an et demi. Nombre d’entre ces apprenants sont des réfugiés politiques. Ils vinrent
de pays d'Europe, d’Asie ou d’Afrique. Certains autres rejoignirent leur
famille : les parents, l’époux ou l’épouse. La plupart des parents des
stagiaires maghrébins, les pères pour être précis, sont employés dans
l’agriculture, les mères activent au foyer.
Le désir de réussir, commun à chacun des stagiaires, est inversement
proportionnel à l’accueil que leur réserve la population autochtone ou
fraîchement installée, convertie et oublieuse de sa propre histoire, de son
propre cheminement. « Qu’est-ce
qu’il fait, qu’est-ce qu’il a, qui c’est celui-là » s’offusquent en
effet quelques bonnes âmes aux terrasses lisses ou rugueuses des bars-PMU ou
bar-tabac-loto, affalées autour de tasses de café serré, de verres de bière, de
pastis ou de piquette, pleins à ras bord. Bonnes âmes fermées au monde qui les
entoure.
De temps à autre l’un des stagiaires m’interpelle, ainsi Ruslan « chez nous aussi en Tchétchénie les
militaires tuent les enfants ». Yao la Thaïlandaise enchérit « dans mon pays beaucoup d’enfants
travaillent dans les champs ». Jilian, la belle Jilian, irakienne,
évoque les massacres de familles entières pour cause de croyances déviantes. La
syntaxe n’est pas des plus sophistiquées, mais nous avons le temps et la
conviction, et le cœur y est. Et peu nous chaut les commérages et
l’égoïsme des habitués des bars. Les journalistes africains indexeraient
« l’ethnocentrisme de certains groupes sociaux français. » Alors je
quitte mon siège pour m’avancer au centre de la salle, au centre des stagiaires
assis sagement derrière des tables, alignées pour former un grand U. L’émotion
se manifeste parfois par une voix qui s’éraille, se casse, un visage qui se
crispe, se transforme ou un mouvement brusque, de bras le plus souvent. Elle
cristallise l’attention de tous les autres. On écoute avec beaucoup d’attention
l’histoire du voisin qui aurait pu être la nôtre, car ces histoires, souvent
intimes, parfois décousues, débordent toutes de profonde humanité dans ce
qu’elle a de plus tragique, de plus poignant ou de plus léger.
Les interventions des uns et des autres s’entrecroisent, tels ces fils de
trame et de chaîne du métier à tisser, jour après jour pour rapprocher les
stagiaires et contribuer à leur connaissance mutuelle et par conséquent à
relativiser la vérité que chacun de nous élabore en méconnaissance de l’autre,
dans un café, au travail ou calfeutré chez soi, savourant un plat chaud
assaisonné à l’outrance ou la légèreté de la télévision. Lorsque les
discussions sont provisoirement closes, lorsque les corrections sont achevées,
le moment de la pause s’impose à tous, «
la pause monsieur, c’est la pause ! » reprennent tels des éclaireurs les
moins attentifs ou les plus excédés par les exercices.
Et tous se lèvent comme un seul homme, en faisant geindre les chaises
dont les pieds métalliques sont dépourvus d’embouts protecteurs. Dans vingt
minutes, nous reprendrons nos travaux. Certains stagiaires se précipitent sur
le clavier de leur téléphone qu’ils activent, d’autres sur leur paquet de
cigarettes dont ils vont griller quelques-unes dans la pinède. Jamal l’Afghan
se propose à la préparation du café – c’est un exercice qu’affectionnent et
accomplissent à tour de rôle les amateurs du breuvage. J’aime le café au moment
du café. Qahwé, Kofe, Gaa-fae, Kafi… Noir arabica ou non peu importe
l’essentiel se trouve ailleurs.
Dans le sucre qu’on reçoit, dans la cuillère qu’on tend et dans l’échange
libre. Jamal est le dernier arrivé dans le groupe. Les autres stagiaires lui
posent beaucoup de questions auxquelles il répond avec retenue, mais sans en
esquiver aucune. Il parle de sa vie à Assadabad son village natal. Il parle en
faisant des efforts pour qu’on le comprenne. Il parle en anglais, en pachtoune,
en arabe, mais aussi en français dont il commença l’apprentissage à Nice, puis
à Toulon où il transita avant d’arriver ici. Jamal aime parler de son pays, de
son village, et par-dessus tout de son compatriote Jamal-Eddine El-Afghani, le
plus illustre des Afghans, né comme lui à Assadabad et ayant vécu quelque temps
en France. Avant Jamal, la semaine dernière, les mois et les ans derniers,
d’autres stagiaires racontèrent leur pays, leur famille, des pans entiers de
leur vie. D’eux j’apprends beaucoup. Ils m’apportent et m’apprennent autant que
ce que je leur enseigne.
À la reprise je leur propose de revenir sur un texte de Duras. Il faut
bien aérer… « Demain matin nous traiterons de la violence dans la
famille ». Reprenons Moderato, Page 9. Olga lève la main : « La dame s’étonna de tant
d’obstination. Sa colère fléchit et elle se désespéra de si peu compter aux
yeux de cet enfant… » La
malicieuse Olga continue avec un accent volontairement mielleux, mais
fortement et naturellement sourcé au fin fond de l’Oural, là-bas du côté de
Kazan : « quel mittiyai, quel mittiyai, quel mittiyai, gémit-elle. »
Et elle répète en riant : « Quel mittiyai, mais quel mittiyai,
mais quel mittiyai ! » appuyant par deux fois
sur la dernière syllabe. Et toute la classe de rire, car toute la classe lut –
eh oui, ma bonne dame, mon bon monsieur de la terrasse – toute la classe lut et
apprécié le roman duquel est extrait ce «
quel métier, mais quel métier ! » de l’incomparable et sublime Duras.
À la fin de chaque séance, je note toutes sortes d’informations
concernant le contenu et le déroulement du cours : les réactions des
apprenants, leurs difficultés individuelles, leurs préoccupations
éventuelles... Chaque jour. Pour avancer.
A. H.
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