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mercredi, mars 22, 2017

567_ Kamel Daoud, Boualem Sansal et les trajectoires de la reconnaissance


Le texte qui suit, je l’ai écrit à la suite de l’écoute de l’émission (30 minutes) de Sylvain Bourmeau « La suite dans les idées » sur France Culture du 17 septembre 2016 (que j’ai découverte sur Facebook ce lundi 20 mars 2017, merci Rouabhia Anis). Kaoutar Harchi était l’invitée.



« Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la mienne » est le titre (titre emprunté à Jacques Derrida) d’une recherche de cette jeune sociologue (et écrivaine) strasbourgeoise (elle est née en 1987). Le livre est paru en septembre 2016 aux éditions Pauvert (306 pages). K. Harchi a écrit plusieurs textes, trois romans, une nouvelle et cet essai.


Il faut préalablement bien entendre que dans « Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la mienne », ouvrage sociologique, il n’y a pas – par définition – de place au jugement moral. C’est un ouvrage guidé par la seule rigueur, l’argumentaire et les codes de la recherche universitaire. « Ce livre est né du croisement de deux problématiques dit Kaoutar Harchi, la problématique de la francophonie et celle de la valeur littéraire » Comment et qui, dans ce centre du monde de la littérature francophone, décide que tel ou tel livre écrit par un non français (ici en l’occurrence les livres écrits par des écrivains algériens) mérite la reconnaissance littéraire ? Les auteurs algériens écrivent à partir de la périphérie de Paris.



Dans cet ouvrage Kaoutar Harchi s’interroge sur les stratégies que mettent en valeur les écrivains algériens pour atteindre à la reconnaissance littéraire.



Il y a deux groupes d’écrivains étudiés par la sociologue. Le premier avec Kateb Yacine, Assia Djebbar et Rachid Boudjedra est celui dont le contexte est la colonisation, ce sont les « frondeurs », ils optent pour une stratégie  d’affrontement, dans un rapport conflictuel à la langue française. « Ils incarnent une certaine forme de révolution littéraire sur le plan esthétique » Pendant la colonisation l’apport de la langue française avait pour objectif de déculturer pour asseoir via notamment la langue, la civilisation française. C’est dans cet environnement (années de la guerre d’Algérie) où est imposée une langue, le français, que les écrivains de la génération de Kateb Yacine vont s’interroger sur la domination littéraire à travers la publication de leurs œuvres chez des éditeurs engagés comme Maspéro, Nadaud, Julliard…



Le second groupe avec Kamel Daoud et Boualem Sansal est celui de l’Algérie indépendante. Ils sont nés sur le plan littéraire dans les années 90, durant la guerre civile. Leur stratégie de reconnaissance consiste à « se couler dans le moule selon le mot de Sylvain Bourmeau ils ont traversé la Méditerranée « à la nage » pour atteindre l’autre rive littéraire. Le point de départ du livre de Kamel Daoud se trouve être une chronique parue dans Le Quotidien d’Oran ( puis dans Le Monde du 9 mars 2010, « Le contre-Meursault ou l’Arabe tué deux fois ») suivie d’un encouragement de Sofiane Hadjadj (des ed. Barzakh). Il est intéressant de noter par exemple comment certains passages du livres ont été modifiés pour passer l’examen d’accès à la reconnaissance. C’est le prix à payer pour « le visa d’entrée ». Dans « Meursault, contre-enquête » publié en Algérie ( ed. Barzakh), Kamel Daoud a un positionnement politique qui consiste à « opposer une sorte de droit de réponse littéraire », et comment ce faisant, l’auteur oranais « s’inscrit dans le mouvement littéraire ‘Contre-attaque’ ». Dans cette version l’Arabe est nommée, et Meursault s’appelle Albert-Meursault, amalgamant délibérément l’auteur et son personnage. Dans la version française (ed. Actes Sud) « tout rentre dans l’ordre, chaque chose retrouve sa place dit K. Harchi, l’auteur est l’auteur, Meursault est Meursault ». Le contenu du livre s’en trouve dépolitisé. Il y a comme une bascule. On passe du droit de réponse, du droit d’inventaire en quelque sorte à un hommage. « On bascule d’un engagement à une communion autour de L’Etranger » dit (écrit) Sylvain Bourmeau.



« Kamel Daoud va progressivement tenter de faire correspondre son discours à l’horizon d’attente qui lui semble être celui qu’on lui propose » explique K. Harchi. Cela lui coûtera  des amitiés, notamment celle de Adam Shatz, journaliste et ami du New-York Times qui lui reprocha ce texte sur Cologne (« Cologne, lieux de fantasmes » in Le Monde daté 31 janvier 2016). Texte qui ne lui ressemblait pas, ou qui ne ressemblait pas à ce que l’auteur avait échangé avec l’Américain durant des mois en amont. « Je ne dis pas que tu fais ça exprès… je ne t’accuse de rien… sauf… de tomber dans des pièges étranges et peut-être dangereux. Surtout l’idée d’un rapport entre les événements directs de Cologne et l’Islam » (NYT- 14 février 2016)

Par ce texte Kamel Daoud marque l’apothéose de sa métamorphose, l’enracinement de sa trajectoire de reconnaissance littéraire dans les « sillons creusés » par le mainsteam ou les gendarmes de la République des Lettres. La jeune sociologue ajoute à la décharge de ces écrivains que « la capacité et la possibilité de creuser des sillons inédits sont aussi des formes de luxe littéraire dont tout le monde ne peut pas se prévaloir. »






J’attends de réceptionner « Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la mienne ». Dès que je l’aurai attentivement lu, j’en ferai une recension.
(pour l'heure je n'ai pas pu insérer la vidéo, trop lourde "+ de 100 M0" = refusée) (si vous avez une idée...)

Désolé pour la qualité de l'image de la vidéo, j'ai du l'écraser.

 
Sylvain Bourmeau « La suite dans les idées » sur France Culture - 17 septembre 2016
 

------------------  NOTA BENE -----------------

Il n'est pas sans importance de lire ce qui suit, à propos d'un ouvrage de Salah Guemriche « Aujourd'hui, Meursault est mort » et de la question des éditeurs français, en lien avec la question centrale posée en amont.
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 DIALOGUE ENTRE UN CAMUSIEN DÉLICAT ET LE PHILOSOPHE FRANÇAIS

« Aujourd'hui, Meursault est mort »







 







Le fils de « l'Arabe » et Albert Camus vont se revoir et, lors de leurs rendez-vous « fraternels », discuter de la question algérienne.

L’essai- fiction « Aujourd'hui, Meursault est mort. Dialogue avec Albert Camus » de Salah Guemriche (*), publié en e-book en juin 2013 (bien avant la sortie du livre de Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête aux éditions Barzakh, en octobre 2013, et chez Actes Sud, en mai 2014), vient d’être édité par la maison d’édition Frantz Fanon, en Algérie. « Si j’ai fini par répondre au souhait du directeur des éditions Frantz-Fanon, en signant le contrat proposé, c’est d’abord, je l'avoue, pour le nom symbolique de la maison d'édition. Et par fidélité à mes souvenirs de jeunesse, d’une jeunesse animée d’un romantisme révolutionnaire désuet », écrit l’ancien journaliste sur son blog. Ce dernier révèle dans sa note au lecteur que dès mars 2013, c’est-à-dire bien avant la publication numérique, son manuscrit a été transmis à 4 éditeurs français : l’un a jugé le texte « trop algéro-algérien », le second « bon pour un lectorat camusien », le troisième « inclassable » et le dernier a accepté de le publier en septembre 2013, en l’accompagnant d’une « clause du contrat » qui ne convenait pas à l’auteur. Faisant référence au courant littéraire « néo-algérianiste », Guemriche signale que son livre est incompatible avec « l’unanimité qui s’est faite en France, depuis la ‘’décennie noire’’ autour d’un Camus qui, s’agissant de l’Algérie, ‘’aurait eu raison avant tout le monde’’ ».

« Quelque chose a du sens, enfin, que nous devons conquérir sur le non-sens »
L’essai- fiction de Salah Guemriche apparaît comme une sorte de réaction/continuité de « L’Étranger » (1942), le premier roman d’Albert Camus, qui met en scène un personnage-narrateur nommé Meursault, vivant à Alger, pendant la colonisation française : alors qu’il vient d’enterrer sa mère, Meursault tue un indigène, désigné sous le seul vocable de « l’Arabe », de cinq coups de feu. Dans « Aujourd'hui, Meursault est mort », le romancier engage un dialogue avec le philosophe- écrivain français, qu’il appelle « Monsieur Albert », en se confondant avec son personnage Tal Mudarab, le fils de « l'Arabe », né à Guelma comme lui, afin de découvrir avec Camus que « Quelque chose a du sens, enfin, que nous devons conquérir sur le non-sens » - une phrase tirée de « L'Homme révolté » de Camus. Pour écrire les quatre parties de son « roman- essai », Guemriche se lance dans l’investigation, remontant le temps et plongeant dans l’univers camusien : (re) visite des ouvrages de l’écrivain français (La chute, La peste, L’homme révolté, L’été, L’envers et l’endroit, etc.), ainsi que des œuvres des autres auteurs (Frantz-Fanon, Woodbridge Strong Van Dyke, Assia Djebar, Louis Ferdinand Céline, Michel Onfray, Alice Kaplan, Edward W. Saïd, André Blanchet, Louis-Jean Calvet, Jean Amrouche, Germaine Tillion, Albert Memmi, Robert F. Aldrich, Jean-Paul Sartre, Mouloud Feraoun…), analyse de ses positions, lecture des journaux et revues actuels ou de l’époque, celle des lettres, discours et déclarations de Camus et d’anciens hauts responsables français. Salah Guemriche nous offre là un écrit d’une grande qualité littéraire, soutenu par une documentation très fouillée. L’histoire commence le jour de l’exécution de Meursault. Ce jour-là, Tal Mudarab et Camus se rencontrent. « Meursault n’a pas tué un Arabe anonyme, sans nom et sans visage, il a tué mon père », dit ce dernier à l’homme au chapeau et au « mégot baladeur ». Le jeune Belcourtois et Monsieur Albert vont se revoir et, lors de leurs rendez-vous « fraternels », discuter de la question algérienne. Notons au passage que Salah Guemriche s’exprime  sur cette « littérature d’urgence » ou « littérature néo-algérianiste », faisant dire à son personnage que « depuis quelques années, au pays de Voltaire, toute littérature de blédard ne mérite lauriers qu’en fonction de son degré d’adhésion, voire d’allégeance, à l’air du temps ». Une littérature, soutient-il, qu’Albert Camus, avec son « code de l’honneur », n’aurait « jamais cautionnée ». Il laisse parler Mudarab (l’Initié) sur le football au Racing universitaire algérois (RUA), sur les Français d’Algérie, sur cette manie qu’a Camus de parler des indigènes en disant « les Arabes » au lieu des « Algériens », sur la « violence » qui a commencé en 1930 et non pas en 1954, « avec son cortège d’expropriations, d’humiliations, de déshumanisation », sur le référendum d’autodétermination et la question de la « repentance », sur la lutte des indépendantistes, sur « l’idéologie coloniale (qui) continue à occuper les esprits tout comme elle occupe les dictionnaires », sur Kafka, Jean-Paul Sartre, André Rossfelder, Guy Pervillé, André Maurois, Francis Jeanson, Nelson Mandela, Albert Memmi, Kateb Yacine, Jean Amrouche, Rachid Boudjedra, Mouloud Feraoun, les Racim, Ahmed Zabana, sur le cardinal Duval, sur bien d’autres personnalités et bien d’autres sujets. Guemriche/ Mudarab s’explique même sur les « supercheries » dont est victime l’Algérie, « depuis le décret Crémieux jusqu’à la concorde nationale ».

Profond malaise devant l’effraction coloniale
« Pour tenter d’approcher la vérité, de comprendre le vrai Camus, Salah Guemriche va le rejoindre sur son terrain, l’affrontant loyalement avec ses propres armes », relève Emmanuelle Caminade, dans la préface (il s’agit en fait d’un article publié dans La Cause littéraire, le 25 septembre 2013). Cette dernière avoue que la question algérienne, « refoulée » dans l’œuvre de l’écrivain français est « encore largement taboue » dans sa société, en rappelant à ce propos que dans les années 1990, Albert Camus semblait devenu « une icône intouchable, l’image d’un Juste au-dessus de la mêlée ayant gardé les mains pures, d’un parangon de la lucidité ». Pour la critique française, l’exploitation, par Guemriche, de la technique du « dialogue implicite » si cher à Camus, « donne une existence et le droit (à Tal Mudarab et à son créateur, ndlr) de demander des comptes au créateur de Meursault, l’assassin de son père ». Plus encore, l’auteur de « Aujourd'hui, Meursault est mort » place le tête-à-tête avec Camus sur « le terrain universel de l’humanité » et parvient avec brio à mettre celui-ci « face à ses contradictions et ses ambiguïtés, à ses tergiversations et à ses ‘’ses déclarations en dents de scie’’ », montrant « le profond malaise d’un homme déchiré » devant « l’effraction coloniale ». Le roman de Guemriche, constate Emmanuelle Caminade, est « un livre dérangeant et salutaire », en notant que l’auteur, « levant l’immunité dont jouit Albert Camus, exerce son légitime droit d’inventaire », pour y montrer un Camus « dans toute sa vérité », avec « ses doutes et ses limites », avec « son orgueil » et « sa sincérité » : en fin de compte un homme « ni vraiment solitaire, ni pleinement solidaire ». D’ailleurs, poursuit la critique littéraire, Camus doutait lui-même quant à sa « clairvoyance » concernant son pays natal, l’Algérie. De son côté, Jean-Yves Guérin, écrivain et professeur de littérature à la Sorbonne, rappelle dans la présentation  du livre de Salah Guemriche que l’œuvre de Camus « n’est pas un temple qui aurait ses gardiens ». « Faire de Camus un héros ou un saint, même laïque, c’est oublier qu’il fut l’homme du doute, de l’inquiétude, de l’incertitude », écrit-il, tout en observant que le « plébiscite mondial ne vaut pas canonisation » et que « l’esprit critique doit garder ses droits ». L’auteur de « Albert Camus, littérature et politique », qui a dirigé le « Dictionnaire Albert Camus » (2009), relève concernant Guemriche que celui-ci, par « un jeu de citations », par ses digressions et divagations « calculées », par la rencontre de Camus et ses personnages, nous fait découvrir « un Camus autre ou un autre Camus », voire le « vrai Camus, pas l’icône construite par ses hagiographes pressés ou intéressés ».

Le livre se termine sur ces dernières paroles du fils de « l’Arabe », destinées évidemment au créateur de Meursault : « Quant à votre ‘’meurtrier délicat’’, (…) on ne peut pas se poser en agneau alors que l’on a du sang sur les mains. On ne peut pas non plus, et c’est un Camusien délicat qui vous le dit, se poser en théoricien de l’absurde et du non-sens, alors que l’on a du sens, beaucoup de sens sur les mains. » Un roman à ne pas rater !

 Hafida Ameyar



Salah Guemriche, « Aujourd'hui, Meursault est mort. Dialogue avec Albert Camus », éditions Frantz Fanon, Algérie 2017, 210 pages, 700 DA.

Bio expresse :
Salah Guemriche, essayiste et romancier, est né en 1946 à Guelma (Algérie) et vit en France depuis 1976. Il a collaboré à divers journaux et revues, à l’étranger, dont Libération, Jeune Afrique, Paroles et musique, Le Monde, Courrier de l'Unesco, Notre Librairie, Le Nouveau Quotidien de Lausanne, Le Soleil (Québec). En Algérie, il a collaboré notamment à El-Watan, Le Matin et Liberté. Guemriche est l’auteur d’une douzaine d’ouvrages, parmi lesquels : Dictionnaire des mots français d’origine arabe (Seuil 2007, Points 2012 et 2015) ; Alger la Blanche, biographies d’une ville (Perrin, 2012) ; Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou (Denoël, 2010) ; Abd er-Rahman contre Charles Martel (Perrin, 2011) ; Un été sans juillet- Algérie 1962, roman (Le Cherche-Midi, 2004) ; L’homme de la première phrase, roman (Rivages/ Noir, 2000).



H. A





3 commentaires:

  1. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

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  2. - Tilelli Aman : « Réflexions sur la liberté d'expression : Les mots ne tuent que ceux qui s’enrichissent de leur fausseté, préférant aux agréments de l’authenticité et de la candeur la hiérarchie des faux-semblants où la parole donnée est une parole marchandée et la relation prétendument humaine un chantage permanent. Rendre leur crédit aux mots en les rendant à la vie enseigne que les calomnies tombent d’elles-mêmes, déjouant le piège où se prirent Othello et Iago, par contemplation de l’amour.
    Rien n'est sacré, tout peut se dire ».
    - 50 ans en Algérie pour ses artistes, ses intellectuels, ses savants, ses gens libres: censure, expulsions, emprisonnements, assassinats, exils forcés, arabo=islamisation par les fascistes verts militaires et religieux avec la complicité du peuple devenu idiot à force de bigoterie et de pleurs passéistes. Indépendance ratée. L’Algérie n’est plus rien qu’un rêve avorté. Pendant combien de temps vas-tu entendre l’appel du muezzin avant de te réveiller enfin? À force de confier ta vie à un destin te voici esclave d’un maître capricieux qui t’a fait perdre ta superbe quand tu naissais sans peur, quand tu vivais sans peur, quand tu mourrais sans peur…
    - Je ne suis pas un colon mais un ami. Il y a des gens du monde libre qui ont toujours aimé ce grand pays et même qui l'ont aidé à trouver et à gagner son indépendance comme mon père et son grand ami Henri Alleg. La terre d'Algérie n'appartient pas à dieu mais aux êtres humains libres. Mes amis Kateb Yacine et Mohammed Dib (dont je suis l'interprète préféré de son théâtre que j'ai joué pendant près de trente ans en France et dans le monde libre; dont j'ai mis en musique la poésie... mes amis poètes algériens vous les avez reniés et rejetés au fond de leur double exil. Et je suis toujours interdit en Algérie parce que justement je suis leur ami et interprète et qu'il n'y a pas de dieu mais des ignorants plein de haine et violents qui martyrisent ma sœur mal-aimée l'Algérie libre.

    Pierre Montmory

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