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dimanche, août 02, 2020

706_ Sur les traces de... (6)

 

Sur les traces de… (VI)

Véro et Omar reprennent la route, contents d’avoir fait le plein. Ils roulent pendant une heure avant un nouvel arrêt à Blackstone Territorial Park qui fait face aux montagnes des Rocheuses et au Parc national Nahanni Butte, inscrit au patrimoine mondial. La photographe s’en donne à cœur joie. La journée décline lentement bien que la lumière demeure intense. La forêt partout imprime sa forte présence. Elle forme un gigantesque plateau vert. De temps à autre elle dégorge un abri, une maison avec son garage, son jardin ouvert, ou un ours, un bison, pour impressionner le touriste, le routier. Ils sont à près de mille kilomètres à l’ouest de Yellowknife. Ils parcoururent des centaines de kilomètres de mauvaise route depuis Fort-Providence. Route non goudronnée et sur laquelle on ne peut rouler à plus de soixante à l’heure et parfois même quarante, car les dos d’âne et les nids de poule, les ‘bump’, ainsi que les travaux y sont nombreux.

Il leur faut une sacrée dose de patiente pour arriver vers 20 h à Fort Liard. Le village, autre village indien, porte le même nom que la rivière qui longe son flan. Il est tout en longueur. Là aussi les habitations sont toutes des maisons individuelles en bois. Chaque résident possède son propre espace avec beaucoup de carrés gazonnés. Dans le jardin de certaines de ces maisons, d’étranges petits rectangles ornés de croix sont aménagés, et sur lesquels des objets sont posés. Les Marseillais jureraient que ce sont là des sépultures. Un jeune pêcheur arrive vers eux. Il met bien en avant sa belle prise de plus de cinquante centimètres, peut-être un grand brochet, mais ils n’en sont pas sûrs, tandis que Véro le prend en photo. Le jeune homme leur donna le nom de la capture, mais ils ne le retinrent pas. Épuisés ils passent la nuit dans les sous-bois, à quelques dizaines de mètres du General Store and Motel qu’ils évitent à cause du prix prohibitif pratiqué, près de deux cents dollars la chambre. Si parfois ils préfèrent dormir dans un motel, dans un hôtel ou dans un camping c’est avant tout pour l’utilisation des douches, plus agréables à prendre que dans un camping-car. Ici ils les auraient chèrement payées. Dans la supérette qui jouxte le motel, ils ne trouvent rien d’intéressant à acheter. Omar a ronflé. « C’est vrai ? » fait-il, vexé, lorsque Véro le lui fait remarquer. Ils déjeunent dans le Westfalia avant de se rendre au Centre indien Acho Dene Native Crafts, où ils achètent deux paniers d’écorce de bouleau joliment décorés, entièrement faits à la main. Véro prend aussi un pendentif qui ressemble étrangement à une amulette « that’s not » lui dit la vendeuse en riant. Ailleurs, à part le General Store and Motel, le village est comme anesthésié. Comme hier il est désert et rien n’indique que c’est un jour de fin de semaine. Ils quittent les lieux vers onze heures. Trente-cinq kilomètres plus tard, ils franchissent la frontière interne et se retrouvent en Colombie-Britannique où spontanément apparaît une route goudronnée qui porte le même nom que celle qui les éreinta la veille, la Liard Highway. Avec elle le plaisir de conduire ressuscite. La route figure un long tunnel cerné de chaque côté par des milliers d'hectares de forêt, de résineux et autres feuillus : sapins baumiers, bouleaux, pins gris, mélèze... Mais, les moustiques, ou plutôt leurs cousins les maringouins, sont d'une part extrêmement nombreux et d'autre part constamment sur la peau. Omar et Véro ne cessent de se flageller. Il faut ajouter d'autres insectes volants telles ces mouches noires, énormes, aussi furieuses que les moustiques, qui les assaillent quoi qu’ils fassent. Les Marseillais disposent d’une protection pour le visage, une moustiquaire ad hoc, mais elle est ridicule et les gêne plus qu’elle ne les protège.

À Fort-Nelson ils sont accueillis par un ciel très chargé et une température bien basse pour la saison : dix degrés. La pluie fine qui tombe tiendra plusieurs heures. Fort Nelson n’est pas ce qu’on appelle une ville ou un village des Premières nations, autrement dit, ce n’est pas une ville autochtone, indienne. La majorité de la population est blanche et les habitations individuelles, mais aussi les immeubles de deux, trois, voire quatre étages comme l’hôtel de la chaîne Super 8, sont nombreux. Les deux compagnons apprécient les grilled chicken sandwiches et les cafés du bien nommé Fort-Nelson café, mais ils ne s’attardent pas. Ils reprennent la route après avoir fait le plein de diesel. Dans cette région, bien qu’on soit loin des forêts denses du sud tempéré, la végétation est plus abondante que dans les TNO et la cime des arbres plus haute. On trouve beaucoup de trembles et de sapins aux couleurs vives. Au bout d’une centaine de kilomètres, sur l’Alaska Highway dorénavant, les paysages se font encore plus remarquables. Omar et Véro ont le sentiment d’être plongés dans des décors de cinéma avec cette différence que dans le Grand Nord on les respire à pleins poumons, sans artifice et en pleine lumière. La température est plus douce. Ils ont l’impression que la chaîne des Rocheuses est posée là, le long de la Highway. Ce n’est évidemment qu’une illusion. Dommage que le ciel se couvre. Ils n’aperçoivent pas les sommets des montagnes et la circulation est toujours faible. La vitesse maximum autorisée, lorsque la route est bonne comme sur cette Alaska Highway, est de cent kilomètres à l’heure et tous les automobilistes respectent scrupuleusement les panneaux indicateurs, plus encore dans les villes et villages. Les Marseillais, qui sont habitués à d’autres vitesses, à d’autres types de conduites, ont quelques difficultés à s’adapter. Omar esquisse un sourire crispé. Il vient de penser au tohu-bohu de toutes sortes d’engins qui lui donne le tournis à chaque fois qu’il se rend à Oran. « Mon dieu ! » se dit-il. Omar se rend en effet, périodiquement à Oran, sa ville natale, et à chaque fois il supplie ses interlocuteurs de lui expliquer les règles locales de conduite. Personne n’osa s’aventurer à avancer une explication rationnelle.

Lors des nombreux échanges que Véro et Omar eurent à Yellowknife, on leur avait recommandé fortement de s’arrêter à Liard River Hots Springs. Ils se souviennent des paroles de Jean-Pierre, « surtout ne manquez pas les bains. » Ils y arrivent alors que la nuit envoie ses premiers signes, même s’ils sont insignifiants. Liard River Hots Springs est un endroit qui comprend un terrain de camping, mais surtout des thermes aménagés en pleine forêt. Les bains sont plus ou moins chauds selon qu’on choisit l’un ou l’autre des trois bassins. Leurs sens sont exaltés par cet environnement vert, par tant de beauté naturelle, généreuse et éclatante. C’est magnifique et le corps trempé dans de l'eau à quarante degrés en sort revigoré et prêt à toutes les extravagances si tant est que les Marseillais en aient les moyens. Dans le lounge qui fait face aux thermes, ils s’offrent deux succulents fishs and ships. Ils décident de passer la nuit au sein même du camping. Le matin du dimanche, ils prennent de nouveau un bain très chaud avant de continuer, toujours vers l’ouest. Peu avant d’arriver à Watson Lake, ils assistèrent en contrebas de la route, à la lisière de la forêt, à un combat initiatique et fraternel de plusieurs minutes entre deux oursons. Ils virent aussi un caribou, des chèvres de montagnes, des bisons et des chevaux sauvages ou semi-sauvages. Watson Lake est village qui se caractérise par des centaines de poteaux (ou totems) sur lesquels sont accrochées d’innombrables objets comme des chaussures, des chapeaux, des colliers, mais surtout par sa Sign Post Forest, une forêt de plaques de toutes sortes, plus de soixante-dix mille dit-on, sur lesquelles on peut lire des noms de villes, des numéros de plaques minéralogiques, des mots doux… Ils s’y arrêtent pour prendre un café dans la station mitoyenne et inscrire leur nom sur un bout de carton d’emballage qu’ils prennent soin de protéger avec un plastique transparent avant de le pendre à un poteau après y avoir écrit au feutre indélébile bleu « Véro H. & Omar Ch. from Marseille » et ajouté en rouge leur adresse électronique et la date. L’après-midi est largement entamé. Ils font le plein d’essence et reprennent la direction des États-Unis. À Rancheria Falls, ils font une halte pour admirer ses cascades. Une plateforme en bois est suspendue sur Rancheria river. Pour la traverser, il n’y a pas d’autre possibilité que celle d’emprunter le pont. Sur un grand panneau, on peut lire : « The boardwalk takes you through a dense stand of black and white spruce. This forest is a good example of the boreal or northern forest that extends cross Canada… » Véro prend des photos des deux côtés de la rivière. Le crépuscule les rattrape à Teslin. Ils poussent jusqu’à Carcross, au nord du soixantième parallèle donc. Tout autour d’eux ils aperçoivent les formes de nombreuses dunes. A l’époque glaciaire, de grands lacs recouvraient les lieux. Aujourd’hui seul le sable témoigne de cette période lointaine. Il forme sur trois kilomètres carrés « le plus petit désert du monde ».  C’est à proximité des dunes qu’ils campent pour le reste de la nuit.

Le lendemain, ils entreprennent une marche d’une bonne heure derrière les montagnes de sable jusqu’au pied des monts. Lorsqu’ils reprennent la route pour Skagway, le soleil est haut et les touristes de plus en plus nombreux. On leur a tellement vanté la beauté de cette ville, « perle du doigt de l’Alaska » qu’ils décident de s’y rendre. Le passage à la frontière n’est pas difficile. Il y a peu de monde, l’accueil est sympathique et les formalités sont simplifiées, mais pas assez. Il y a ces formulaires et les questions – qui n’ont rien à envier à celles des fonctionnaires montréalais – aussi fantasques, absolument ridicules ou inacceptables, mais qui ont cette force de renvoyer de nouveau Omar à son épiderme, à la terre de ses ancêtres, à la terre de Novembre : « avez-vous eu un refus de visa », « avez-vous été un criminel », « êtes-vous atteint d’une maladie psychologique ? », « Do you seek to engage in terrorist activities while in the United States or have you ever engaged in terrorist activities ?… »

 

Skagway est un très joli village qui fourmille de touristes en été. Il ressemble beaucoup aux villes du Far West telles qu’on les a gravées dans sa mémoire, telles qu’on les voit dans les films de cowboys, avec ses cabarets, ses saloons, sa banque d’Alaska. Plusieurs bâtiments très anciens, dont la date d’édification, « built 1897 » par exemple, figure sur leur pignon. Skagway fut longtemps la principale porte d’entrée de la région aurifère de Dawson. Elle est protégée par de majestueuses montagnes enneigées toute l’année, son fjord donnant sur Juneau et l’Océan pacifique. Il fait frais et le vent accentue le froid ressenti. On dit ici « wind chill factor. » La ville héberge moins de neuf cents habitants. Dans la minuscule gare maritime, d’immenses photos bicolores couvrent une grande partie des murs. On y voit des traîneaux de chiens, des chercheurs d’or et Mrs Harriet Pullen, une pionnière de Skagway. Dans son édition du samedi 11 juillet 1897 le Seattle Post Intelligencer, titre : « Latest news from the Klondike ». Quelques personnes attendent, ou n’attendent pas le ferry annoncé provenant de Juneau, le Sylver Shadow. Les deux complices font le tour du village qu’ils bouclent en vingt minutes. Ils prennent deux « Delas Frères Merlot » au Red Onion Saloon et plus tard des verres et des fishs and ships au Skagway brewing. Les deux établissements se situent sur la principale artère, la Broadway Street, riche en commerces de toutes sortes. Les routes sont bitumées et les trottoirs recouverts de lattes de bois. Le pub est bondé. La plupart des clients sont des Américains venus d’autres régions, essentiellement par paquebots. Les serveurs, bien que débordés, trouvent toujours le bon moment pour échanger avec les consommateurs. Notamment Laurent le francophone, un Québécois de Montréal. La question sur la mosquée d’Inuvik lui paraît tellement incongrue qu’il rit bruyamment pour manifester son grand étonnement. Il dit « tsais cette histoire me semble strange tu m’écoutes-tu et c’peut faire jaser non ? » et il rit de nouveau, en posant le contenu de son plateau. Il réussit à agacer les Marseillais qui préfèrent changer de sujet.

En quittant Skagway brewing ils prennent à droite et longent la Broadway Street jusqu’au camping Garden City où ils avaient, dès leur arrivée dans le village, installé le Westfalia. Ce lieu n’a de camping que le nom, avec le strict minimum. Du gazon, deux fontaines, quelques douches plutôt insalubres. Le lendemain mardi 19 juillet ils se réveillent tôt. La nuit ils eurent froid malgré les couvertures. Le ciel dégagé promet une belle journée. Pour se réchauffer, Omar fredonne sous la douche dans son imparfait anglais « I’ve lived/ A life that’s full / I’ve traveled each / and every highway / And more / Much more than this / I did it my way… » Aussitôt pris le petit déjeuner ils ne s’attardent pas, ne retournent pas vers les quais. Ils font le plein de carburant, « diesel, dit Omar, thank you so », puis ils reprennent directement la Klondike Highway, vers le Canada, précisément en direction de Whitehorse. Le vent est tombé, mais le ciel se charge et plus encore, jusqu’à ce qu’une pluie fine se mette à ruisseler. Le froid s’intensifie, vif, mordant jusqu’aux lobes des oreilles mouillées. La température peine à six degrés. Tout au long de la route, de grandes crevasses sont gorgées d’eau. On n’y voit rien et le brouillard est épais. À Carcross la pluie est plus abondante. Ils ne s’y arrêtent pas. En début d’après-midi, après cent quatre-vingts kilomètres de bons et de mauvais tronçons de route, Véro et Omar atteignent Whitehorse, elle aussi sous la pluie. Le ciel dégagé du matin n’aura tenu qu’une ou deux heures. Depuis Yellowknife ils ont parcouru plus de deux mille deux cent cinquante kilomètres. Ils déjeunent dans le Westfalia, à l’intérieur du parc qui jouxte la Yukon river.

La première action qu’ils entreprennent à Whitehorse est de rendre visite aux animatrices de l’Association franco-yukonaise avec lesquelles ils avaient été en lien peu avant de quitter Marseille pour l’aventure. Ils échangent longuement avec Céline Lavoie et Carrie Wong, notamment à propos de la route qui relie Dawson et Inuvik. Elles leur donnent de nombreux conseils ainsi que des adresses et des noms de personnes à contacter comme Cécile Girard, une de leurs collègues qui se trouve chez les Inuits à Tuktoyaktuk pour participer au Festival des arts premiers, celui-là même évoqué lors de la soirée au Mackenzie Lounge à Yellowknife. Elles leur parlent de Thérèse Caron une sculptrice sur pierre qui réside à Inuvik durant la semaine et à Tuk les samedis et dimanches. Elles insistent, « A Tuk rendez visite de notre part à Derek Taylor, c’est un ami inuk, un artiste reconnu ». Quant à la mosquée, Céline et Carrie confirment sa construction à Winnipeg et son transport de la capitale du Manitoba à Hay River où elle fut mise sur barge jusqu’à Inuvik. Cette information, après qu’ils eurent fait face à tant de points d’interrogation dès lors qu’ils prononçaient le mot mosquée, ravit Omar et Véro.

« Inuvik est une ville de moins de quatre mille habitants à majorité inuite, qui se trouve à l’extrême nord des TNO, au nord du cercle polaire : 68°21’ nord, 133°43’ ouest, dans l’embouchure du fleuve Mackenzie. Il y a bien une petite communauté musulmane dans Inuvik. Elle regroupe moins de cent personnes. Pour prier, ses membres se rassemblaient dans une vieille caravane de vingt mètres carrés. Les musulmans d’Inuvik ont acheté un terrain dans un quartier de la ville, mais n’ayant pas les moyens nécessaires pour faire aboutir leur projet – la construction d’une mosquée – ils ont fait appel à la générosité d’associations » confirme Céline. « Nous savons cela, car nous avons été nous-mêmes contactés depuis le début par l’Association des musulmans d’Inuvik, il y a de cela deux ans » dit Carrie. Céline ouvre un magazine local qui relate l’expédition de la mosquée. Elle le tend à Véro. L’article est agrémenté de photos montrant le bâtiment sur une semi-remorque pour la première, sur une barge pour la deuxième. Les deux autres photos montrent la mosquée le jour de son inauguration.  Ce texte et les photos, mais aussi la perspective de fouler personnellement les tapis de la mosquée d’Inuvik, soulagent et remplissent de joie les Marseillais. Au moment de quitter l’Association franco-yukonaise, Carrie leur propose de prendre un verre vers 18 h 30 au Jarvis. Elle leur montre sur la carte l’emplacement du pub et leur donne des prospectus dont certaines adresses pourraient  les occuper jusqu’à l’heure du rendez-vous.

 

(à suivre…)

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