Dans la semaine de leur arrivée, Gaston embauche comme journalier dans ces mêmes constructions. Il travaille quand on a besoin de main-d’œuvre. Il lui arrive parfois d’exercer comme conducteur de camion. Les premiers mois il s’y rend quatre à cinq jours par semaine. Le ministère de l’intégration alloue aux nouvelles familles des aides de subsistance qui ne dureront que le temps d’une ou deux saisons. Dihia s’occupe de l’intérieur de l’appartement, secondée parfois par sa belle-mère lorsqu’elle n’est pas prise par une autre occupation qu’elle juge plus importante ou lorsqu’elle n’est pas de mauvaise humeur, ce qui lui arrive. Vivre des semaines et même des mois sans électricité, sans gaz, sans eau courante, ne perturbe que peu toutes ces familles dont la foi en Israël est abyssale. Mimoun intègre une école spéciale pour garçons où tous les élèves sont des olims. Il y a des Américains, des Polonais, des Africains du Nord. La plupart de ses camarades sont Français, mais son meilleur ami est un Polonais au nom de Zeev Friedman. Zeev est grand, ses épaules sont larges et il est bien portant. C’est un garçon très gentil. Il est surtout ce grand frère qui parfois manque à Mimoun. Il ressemble à Joselito avec ses sourcils fournis, ses longues pattes de cheveux et surtout ses gilets en V qu’il met presque tout le temps. Mimoun et ses camarades passent deux ans dans cet établissement à apprendre l’hébreu. Les élèves sont ensuite orientés vers des centres spécialisés pour une formation de deux autres années. Mimoun et son ami Zeev qui rêve de devenir entraîneur de foot se retrouvent dans le centre de formation. Au terme des deux premiers mois dédiés à la découverte de la géographie et de l’histoire du pays ainsi que des treize métiers enseignés, lorsque le responsable pédagogique demande à Mimoun quel est son choix, il répond spontanément « photographe ! » Zeev fait le même choix. Au retour de la première semaine de vacances, ils commencent par apprendre l’histoire de la photographie depuis la caméra de de Vinci à la conservation des images créées par les frères Niepce et jusqu’aux inventions des frères Lumière… puis le développement des photos : comment utiliser le révélateur, respecter la température et le temps, comment stopper l’action du révélateur avec de l’acide acétique, et comment stabiliser le négatif. Surtout éviter durant l’opération tout contact du film avec la lumière. L’apprentissage dure des semaines. Il y a des cours théoriques en studio et des séances de prise de photos, le plus souvent en extérieur, suivies par des ateliers de développement. Mimoun aime beaucoup cette école bien qu’aucun de ses trois enseignants ne maîtrise le français et malgré son hébreu approximatif qu’il parle, certes, mais comme on parle une langue étrangère, avec des approximations et des incertitudes aussi lourdes que contrariantes. Dans l’atelier du centre, il développe les photos qu’il avait prises avec son Brownie. Les responsables acceptent que les élèves utilisent leur propre appareil photo lorsqu’ils en possèdent un. Mimoun et Zeev sont ensemble en semaine, et plus encore les week-ends. Ils s’arrangent toujours pour être dans la même équipe de football.
Au début de la deuxième année de formation, en novembre, à l’occasion de reportages qu’effectuent des journalistes français sur la vie des nouveaux Israéliens, Mimoun et d’autres élèves du centre sont interviewés à la sortie de l’école. Pour nombre de journalistes occidentaux chargés d’une mémoire troublée, Israël est une curiosité. Comment ce jeune État d’à peine une quinzaine d’années d’existence et aux dimensions ridicules, né d’une monstruosité européenne plus que d’une catastrophe qu’aucune région au monde depuis que le monde est monde n’égala, s’y prend-il pour intégrer toutes ces populations venues en masse des nouveaux territoires indépendants d’Afrique du Nord dont elles ne voulurent pas, après qu’il eut assimilé des centaines de milliers d’Européens ?
Les élèves sont questionnés aussi bien par des reporters de la première chaîne de l’ORTF que par ceux de radio Luxembourg et d’Europe numéro1. Zeev est présent, mais il ne parle que le polonais, alors Mimoun répond pour lui-même et pour son ami autant qu’il peut. Les journalistes commencent par leur demander leur nom, leur âge, leur ville de naissance, depuis quand sont-ils à Ashdod… Ils leur posent d’autres questions dont certaines demeurent sans réponse, car trop compliquées pour des enfants qui n’ont qu’un désir, celui de retrouver leur terrain vague. Les journalistes insistent, ils veulent les questionner plus longuement, questionner leurs parents également promettant aux gamins quelques billets. Les adolescents acceptent le marché et s’engagent à en parler à leurs familles. Les rendez-vous avec elles sont arrangés. Ils ont lieu à domicile sur deux journées à raison de deux heures en moyenne par famille. Le pari est tenu. Les entretiens se déroulent plus ou moins laborieusement, mais tout le monde est content, les journalistes d’avoir bouclé leur travail et d’avoir goûté aux matsot et à la Mouna, les olims adultes d’avoir dit tout le bien qu’ils pensent de leur nouvelle patrie et les jeunes d’avoir reçu quelques sous. Le dimanche après-midi les journalistes et les adolescents s’affrontent lors d’un match de foot « six contre six » sur un terrain vague, derrière les immeubles. Après le match gagné par eux sur un score fleuve (deux buts de Zeev) les jeunes se dirigent vers leur coin favori du port d’Ashdod où ils se retrouvent souvent. Ils plongent pour se rafraîchir, se débarrasser de la sueur et engager des batailles d’eau dont eux seuls connaissent les règles. La plupart des journalistes rejoignent leur hôtel alors que trois d’entre eux préfèrent rester avec les adolescents. Eux aussi goûtent aux joies de la mer. Durant tous ces jours, il fait très chaud. Des jours d’été égarés à l’orée de l’hiver. Mimoun affectionne ce port qui, avec ses imposants rochers et la végétation autour de vieilles baraques en bois — quoique sans falaises ni majestueux front de mer — lui rappelle Cueva del Agua à Oran. Lorsque les jours étalaient leurs parures estivales ou même printanières, Mimoun dévalait avec ses amis les tortueux escaliers taillés à même la roche de la falaise de Gambetta, avec sous le bras des chambres à air de camions ou de tracteurs qui faisaient office de bouée, jusqu’à la source d’eau douce, défiant les zarzas, orties et autres plantes peu amènes, jusqu’aux cabanons des fêtards Mamia et Dakiya, au seuil desquels gisaient à même la terre des dizaines de bouteilles de bière et de vin vides, avant d’atteindre la jetée cent mètres plus bas. Ils lançaient alors les chambres à air à l’eau, puis ils se laissaient ondoyer jusqu’au « premier canon », certains poussaient jusqu’au deuxième, à quelques mètres de l’entrée du port que franchissaient Le Ville d’Oran, Le Kairouan, Le Napoléon ou Le Ville de Tunis. Des pêcheurs à la ligne expérimentés les tançaient, car ils trouvaient ces jeux « idiots et dangereux », mais les enfants étaient heureux. Là, dans le port d’Ashdod on se jette à deux ou à trois en criant, imitant l’appel de Tarzan. Les journalistes prennent des photos pour le souvenir ou pour agrémenter leurs articles.
Comme dans toutes les villes et tous les villages du pays, hier dans la famille Pinto on a fêté Lag Ba’omer. Les enfants ont joué au tir à l’arc et allumé des feux de joie dans les terrains vagues, les derniers jeux et feux en Israël. La famille s’apprête en effet à quitter ce pays sans attendre la fin de l’année scolaire. Yvette commence à peine à saisir les mécanismes de base de la grammaire hébraïque, Yacoub finit lamentablement son année au collège, alors que Mimoun ne passera pas l’examen de fin de formation en photographie, prévu à la mi-juin. Toute la région est en ébullition. L’atmosphère lourde qui règne depuis plusieurs mois couve une guerre. En octobre dernier, la Syrie avait organisé de grandes manœuvres, « des manœuvres d’intimidation » répétait-on dans les journaux et la télévision : « Les Syriens voient des menaces partout », « l’objectif des Arabes est de nous jeter à la mer. » Toute la famille sait que Gaston ne supporte plus de vivre en Israël. Dihia et Habiba sont résignées, que peuvent-elles ? Voilà des mois qu’il se lamente. Il attendait qu’une bonne occasion se présente pour faire sa Yerida, sa descente, et cette possibilité se présente aujourd’hui. Il a hâte de retrouver la France, même si Mimoun ne veut pas vraiment abandonner ses amis, son nouveau pays qu’il commence à aimer. Il veut s’engager dans l’armée, mais il n’a pas l’âge légal d’incorporation. Hormis les premiers temps d’euphorie, Gaston ne se sentit jamais vraiment chez lui. Leur aliya est un échec cuisant. Il dit préférer supporter la vie en France, sa misère et son lot d’antisémitisme, plutôt que la souffrance que lui font subir en terre d’Abraham, dans le « pays de tous les juifs », ses coreligionnaires, ses frères. Il le répétait souvent ces derniers temps à ses enfants, à Dihia, à sa mère. À tous. Le pays, très soudé en apparence, est très fragmenté dans la réalité. Les Ashkenazes, généralement instruits et fortunés, méprisent les israélites d’Afrique du Nord plus humbles. Ils se proclament « les Occidentaux », un terme très valorisant dans la société, mis en avant comme un étendard alors que « les Marocains et les Algériens » sont à leurs yeux « les Orientaux ». Les arguments de Gaston sont solides, sauf que Mimoun n’eut jamais de problème avec Zeev ni avec les Friedman. Gaston économisa en utilisant toutes les combines, tous les moyens, travaillant parfois les jours fériés et le soir. Nuit et jour, il est tourmenté par cette injonction intime : descendre en France avant l’irréparable. « Et ce blocus de Tiran, c’est un pas de plus vers la guerre, c’est sûr. »
Il y a deux ou trois semaines, Yvette — elle va sur sa neuvième année — pressait son père de questions sur Israël, la France, l’Algérie, la guerre, les Arabes. Toutes ces interrogations qui sont le fruit des échanges qu’elle capta chez les adultes la contrariaient. Elle lui disait ne rien comprendre. Gaston saisit l’occasion que sa fille lui offrait pour lui renouveler l’opinion tranchée qu’il a sur la situation du pays et répondre à ses questions bien sûr — « la France c’est un beau pays tu verras avec tes nouveaux yeux, la France ce n’est pas que le camp, tu te souviens du camp ? » Yvette fit signe de la tête, elle était trop jeune —, mais surtout pour soulager sa conscience qui le malmène chaque fois qu’il pense au meurtre de son père en septembre 1941. Il tourna autour de la question, ne sachant comment l’aborder, comment dire à sa fille l’assassinat de son père, comment lui dire la vérité ? puis il plongea. Parla sans précaution, brutalement. « La vérité, lui dit-il, n’est pas celle de l’Écho d’Oran, mais celle de plusieurs personnes qui ont assisté au meurtre. C’est des racistes qui ont tué ton grand-père ma fille, des amis du maire d’Oran qu’on appelait l’abbé Lambert. » Gaston ne voulut pas insister. Le plus important était dit. Il lui répéta, « les tueurs de mon père étaient des amis de l’abbé » et il passa à autre chose, il revint sur les juifs d’Europe de l’Est, « on n’a rien à voir avec ces gens-là ma fille, les Russes, les Ukrainiens, les Polonais, oui, même les Polonais on n’a rien à voir avec eux, rien. On n’a rien à voir avec leur arrogance, leur hypocrisie, leur mentalité. On sera chez nous bientôt ma fille, et on y sera mieux, tu iras dans une belle école, tu auras beaucoup d’amies, beaucoup plus qu’ici tu verras. » Lorsqu’il dit « beaucoup plus qu’ici tu verras », sa voix s’enraya. Il l’embrassa longuement, il pleura peut-être lorsqu’il se trouva seul.
Quelques semaines auparavant, un soir d’avril, Dihia avait reçu par téléphone la nouvelle de la mort de sa grand-mère. « C’est arrivé brusquement. Elle a eu très mal au ventre mercredi, et jeudi c’était fini. Elle a très peu souffert, ‘‘nous venons de la poussière, nous retournerons à la poussière’’ » avait dit Zohar. Sadia Benhakim avait soixante-dix-sept ans. Elle mourut la bouche fermée, emportant dans sa tombe le secret de la filiation de sa fille. Oui, elle aussi, Dihia, voulait, plus que jamais, retrouver la France, son père, sa mère.
Dix jours auparavant la famille apprenait le décès de Daoud, fils unique de Yacob Benaroche. Il est mort à soixante-seize ans, un an de moins que la grand-mère Sadia. Daoud était le neveu de Ginette et avait dix-neuf ans de plus qu’elle. Cette partie de la famille vivait dans le sud-est de la France. Les uns et les autres ne se rencontraient guère. Ils se sont très peu vus depuis que dans les années trente Daoud décida de s’installer en France. Ils se sont complètement perdus de vue après la mort de Amar le grand-père de Denise lors du bombardement de la ville de Toulon. Ginette avait trente-trois ans et Dihia était encore adolescente.
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