LA HAINE EN OFFRANDE _05
Les rayons de soleil de plus en plus mordants et familiers annoncent une saison estivale prometteuse et cela réconforte quelque peu la famille. Yacoub finit sa première année en cours élémentaire et Mimoun le cycle du primaire, mais il n’est pas autorisé, vu son jeune âge, à passer le certificat d’études. Les nouvelles que reçoivent Gaston et Dihia de Port-Vendres où les parents de Dihia et la grand-mère Sadia emménagèrent dans un deux-pièces sont rassurantes. Zohar fut, peu de temps auparavant, embauché au service de la confection des caisses et boîtes en carton de l’usine d’explosifs de Paulilles malgré ses cinquante-huit ans. La belle Ginette ne quitte presque pas l’appartement. Lorsqu’elle s’y résout, c’est pour faire quelques courses en compagnie de sa mère. Alors elle s’habille « comme il faut », met ses belles grosses boucles d’oreilles en forme de cœur et ses élégantes lunettes noires lorsque le temps est au soleil. Sa voix chaude elle la réserve à son mari et à Sadia. Personne dans la ville au-delà des pieds-noirs, au-delà de la Communauté, ne se doute de la fierté qui hier la portait elle et sa famille, ni de l’humilité et l’anonymat qui secrètement l’accablent aujourd’hui. À leur tour Gaston et Dihia confirment à la famille leur décision de quitter la France pour Israël, « notre rêve va bientôt se concrétiser Bezrat Hachem, N’challa. »
Le centre de transit du Grand Arénas se trouve derrière la prison des Baumettes. Des milliers d’israélites s’y entassent en attendant le grand jour. On attribua à la famille Pinto un espace au sein du bloc numéro 17. Les blocs, qu’on appelle aussi « les tonneaux » sont de grands baraquements construits par monsieur Fernand Pouillon. Ils sont semblables aux cantonnements militaires tout en tôles ondulées, rouillées le plus souvent. Un bloc peut accueillir entre dix et trente familles, plus elles sont importantes, moins le bloc en contient. La plupart des familles sont nombreuses. Aussi dans certaines situations la promiscuité frôle la limite du supportable. Pour s’isoler des autres familles, avoir un peu d’intimité, Dihia tendit une corde sur laquelle elle fait pendre des draps. Le camp est infesté de rats jusque dans les cuisines. Les bruits courent que certains transitaires, acculés par la faim, s’en nourrissent en cachette. Les conditions de vie sont exécrables. On est assailli par la maladie au milieu de monticules de détritus. Devant le dispensaire, on fait la queue pour être soigné de la tuberculose, de la teigne et du trachome. Avec le Kodak Brownie flash de son père, Mimoun prend en photos ses camarades, ses parents debout derrière Yacoub et Yvette, les mains posées sur leurs épaules, tantôt à l’intérieur du baraquement, tantôt sur la grande place, devant les marches de la synagogue ou devant l’épicerie. Il fixe aussi des espaces du camp comme l’entrée du grand tonneau où ils logent. Et bien sûr le drapeau juif qui flotte sur la façade de La Maison de l’espoir, la Mizrahbé. « C’est à Arénas que j’ai découvert le drapeau de notre Communauté, celui de tous les israélites, le drapeau d’Israël. » Il y a quelques années madame Eleanor Roosevelt y était venue encourager les résidents. Mimoun n’est pas trop dépaysé dans cet ensemble peu affriolant fait de bric et de broc. À Oran il se rendait bien avec ses camarades à la grande basura de P’tit-lac face au « cimetière américain » à la recherche de câbles et objets en bronze ou en cuivre qu’ils revendaient au kilo aux récupérateurs de Lamur ou du « Village nègre » — c’est ainsi que les pieds-noirs désignent M’dina Jdida, le « Village nègre » — sans jamais rien dire aux parents. La basura était leur jardin initiatique. Quand sur la route qui la longeait, passait un Saviem poussif surchargé de cinsault de Rio Salado, les enfants criaient « la huvas ! » en courant après. Parfois ils réussissaient à s’aggriper à la ridelle et chapardaient quelques grappes. À la basura Mimoun et ses copains n’hésitaient pas à se jeter à la figure toutes sortes d’immondices, mais aussi à partager le contenu de boîtes de conserve d’olives, de sardines, glanées dans les monticules de déchets, cabossées rouillées et tellement usées que les dates de péremption en étaient devenues complètement illisibles. À Arénas, pour avoir une boîte de conserve ou un sachet de riz il faut faire la queue durant dix ou vingt minutes, parfois beaucoup plus. Les résidents sont tellement nombreux que les autorités de l’Agence juive, en charge avec le commandant de la gestion du camp, plantèrent des centaines de tentes supplémentaires entre les baraquements. Malgré la situation désastreuse, la solidarité n’est pas un vain mot. On sait gré à l’administration qui vient en aide aux faibles, même si certains lui reprochent la minceur et l’inefficacité des couvertures militaires qu’elle leur distribua. Les transitaires qui disposent d’un laissez-passer pour sortir du camp descendent en ville pour s’abriter dans les hangars moins froids, dans les couloirs désertés du métro ou dans les cafés populaires s’ils ont de quoi s’offrir un café ou une limonade. Au bar de La Fontaine, lorsque Martine, la patronne, veut bien brancher la télévision, Mimoun et ses copains regardent des films comme Au nom de la loi. C’est plus agréable que de voir au camp un documentaire élogieux sur Israël ou un film projetés sur un drap blanc, plus gris que blanc, tremblotant entre deux baraques, retenu à ses extrémités par quatre morceaux de corde accrochés aux tôles. Des films qu’on ne comprend pas toujours à cause des bruits environnants et de la mauvaise qualité du son. En dehors des cafés et des films, il n’y a rien d’intéressant à faire, chahuter les filles peut-être, courir après un chien errant, se chamailler comme à la basura. Il semble à Mimoun que le temps s’immobilisa. Voilà trois semaines qu’ils reçurent leur passeport et aucune date de départ ne leur est encore proposée pour le grand voyage. Les documents — un « Titre de voyage tenant lieu de passeport » pour chaque adulte — ils les reçoivent rapidement grâce à l’Agence juive et à la mobilisation des employés des services sociaux. Chaque titre comprend l’identité du candidat à l’aliya, sa photo et un timbre de 100 francs. Le titre de Gaston Pinto porte le numéro 6317. Celui de Dihia Zenata (avec les trois enfants Yvette, Yacoub et Mimoun) le numéro 6318. Le 6319 est celui de la mère de Gaston, Habiba Dahan. La photo du titulaire est collée sur le titre. Celui de Dihia est bien chargé.
Mimoun vit des moments que l’insouciance propre à son âge empêche d’en mesurer la gravité ou la profondeur. Seul le temps présent qu’il dépense avec ses camarades sans modération, le préoccupe ou le comble : parfois, le prenant de court, une marque de lucidité submerge son adolescence. Elle lui donne cette impression que leur situation est figée et que c’est cet interminable temps, ce temps présent, qui leur avait été promis, celui du froid et de l’indigence. Comme son père, il n’accepte plus ces conditions de vie au milieu de poubelles, d’eau stagnante et de toute cette misère qui finit par coloniser leurs habits et leurs pensées, leur patience. Puis par le truchement d’une voix, d’un anodin événement, d’un jeu, la légèreté propre à son âge s’impose de nouveau.
Plus tard, Mimoun se souviendra que dans leur malheur ils vécurent dans le camp d’Arénas des moments de joie, de franche rigolade. Dans le flot des souvenirs, lui reviendront des épisodes fort amusants comme ce jour où, aidé de camarades d’infortune, il était tombé à bras raccourcis sur un Arabe, aussi meurtri par la vie qu’ils ne l’étaient eux-mêmes, qui venait de remettre à son père, cuisinier dans le camp, sa gamelle de soupe et son gros pain. Alors que le gamin s’apprêtait à quitter les lieux, Mimoun et sa bande le pourchassèrent derrière les grillages qui entouraient une partie du camp, jusqu’aux Îlots, la cité où il habitait, en criant « Un raton, un crouillat, un raton, un crouillat ! » Le jeune Arabe, effrayé par les hurlements et les ricanements, s’écrasa sur un monticule de détritus. Lorsqu’il se releva, Mimoun et ses amis avaient disparu vers la station d’épuration, à proximité de l’infirmerie. Le lendemain, des inconnus lancèrent à l’entrée du camp, entre l’infirmerie et le bureau du chef de centre, un drapeau israélien auquel ils venaient de mettre le feu. Une importante bagarre avait suivi. Un homme utilisa même un pistolet. Il y eut peu de blessés, trois ou cinq, mais beaucoup de peur et un fort mouvement de panique. Dans sa solitude onirique, Mimoun se demandera s’il y avait un lien de cause à effet entre les deux événements.
Le jour décline et les côtes provençales ne sont plus qu’une masse de plus en plus informe, incertaine. Elle disparaîtra, emportée par la distance et l’immense manteau noir. Mimoun est assis sur le dernier banc, à l’arrière du Phocée, devant le parapet. Il fixe un point imaginaire, au large, comme d’autres passagers, chacun le sien. Dans le nouveau transistor Radiola que son père, allongé un peu plus loin derrière lui, lui prête de temps à autre, il écoute Salut les copains. Les radios françaises sont encore audibles. Sheila chante joyeusement la fin de l’école et Enrico Macias pleure après elle son pays perdu. C’est lui que Mimoun préfère. Sheila est trop contente et puis « Enrico, lui, il est de chez nous » : « J’ai quitté mon pays/J’ai quitté ma maison/Ma vie, ma triste vie… » Un jeune homme à quelques mètres arrête de discuter. Il lui dit « Fais-nous écouter ! » Gaston est étendu sur une chaise en toile grise sur laquelle est imprimé, en bleu, « Compagnie française de navigation ». Le bleu du ciel se défait de plus en plus de son intensité, car le jour commence à s’engouffrer dans l’obscurité qui s’offre à lui. Les premières ombres n’entament nullement le moral de Gaston, au contraire. Il se laisse bercer par la pensée de la joie immense qui se profile et qu’il pressent si puissante qu’elle anéantira bientôt le souvenir de toutes les frustrations qu’il endura, jusqu’à ces derniers temps. Gaston arrive encore à lire le titre principal de L’Express qui annonce un candidat mystérieux contre le général qu’il n’aime plus : « Monsieur X contre De Gaulle ». Le répit est de courte durée. Alors que le jour agonise, qu’il ne permet plus maintenant de distinguer la ligne d’horizon, une pluie fine et glacée entreprend de contrarier le ciel et d’arroser le paquebot de poupe à proue, du pont avant au pont arrière et tout le reste, et les voyageurs ne peuvent tous s’abriter. Depuis quelques heures, des grésillements succédèrent à l’émission de radio qu’écoutait Mimoun. Les ondes, grandes et courtes, s’embrouillent et Naples, annonce-t-on dans le haut-parleur, n’est plus qu’à quelques dizaines de miles. Mimoun sort son appareil photo. Fixer sa famille et d’autres passagers du bateau — le flash B ne se visse pas facilement — et qu’importe l’Italie. Son père lui demande d’être économe, car il y a peu de pellicules pour épreuves noir et blanc « et le flash, attention au flash ! » Les plus petits s’agitent. Yacoub a tantôt faim, tantôt soif, souvent s’ennuie. Yvette s’égosille pour un rien, encouragée par d’autres enfants de son âge qui braillent autant qu’elle. Dihia passe presque toute la traversée allongée, malmenée par le mal de mer, parfois cajolée par sa belle-mère qui fait toujours preuve d’empathie, mais qui n’a plus la sérénité d’antan ni la santé des grands jours. C’est elle, Habiba, qui compose les repas, rarement chauds, souvent des sandwichs faits de fromage Primula, Caprice des Dieux ou Vache qui rit, et de tomates. Mais Dihia ne peut rien avaler. Un sentiment étrange la saisit lorsqu’elle sent qu’elle va craquer. Elle pense « ça y est je vais pleurer », mais les larmes ne montent pas. Elle appréhende l’inconnu même si elle est heureuse de découvrir le pays où elle rêva toujours discrètement vivre et mourir. Dans le Phocée il y a près d’un millier de passagers sur le point de concrétiser la aliya. La Terre promise est enfin à portée d’une poignée d’heures. Après le dîner, pendant près de deux heures Yeshua Kadosh, Oseh Shalom sont diffusés par les haut-parleurs, suivis par des danses et d’autres chants : « Chantons le Seigneur, car Il est souverainement grand ; coursier et cavalier. Il les a lancés dans la mer. » Une partie des passagers, les plus pauvres, sont mis en quarantaine, dans les cales, en quatrième classe. On les entend sans jamais les apercevoir. Ils sont interdits de pont durant tout le voyage. Ce sont les Tunisiens, hommes, femmes et enfants, qu’on appelle « les sans-culottes », habillés comme ils le furent toujours, nombreux sont couverts de haillons. Eux aussi prient dans les ténèbres du Phocée. Ils ne voient rien du monde extérieur ni de cette nuit qui avance à la rencontre du jour qui l’absorbera.
Ce sont des enfants insomniaques et vigies, allongés sur les coursives qui alertent les premiers : « des lumières, des lumières ! » Elles apparaissent au loin annonçant la ville de Haïfa dont les formes se précisent dans les heures qui suivent. Des dizaines d’Israéliens arrivent à la rencontre des voyageurs. Constitués en comité d’accueil, ils accompagnent le paquebot pendant ses derniers miles entassés dans de petites embarcations. Ils chantent Hatikva. Sur certaines on peut lire « Exodus 2 » ou encore « Exodus AFN », et sur une banderole « Bienvenue aux Ma’aariviim ». Les passagers les remercient en leur adressant de grands signes, certains agitent des mouchoirs, sur leur joue il pleut les larmes d’un bonheur que du plus profond de leur être, de leur croyance, ils désirent définitif. De leur passé ils ont tous hâte de faire table rase. Un navire à quai sur le point de larguer les amarres accueille le Phocée en actionnant en long signal sa corne de brume. Le débarquement se déroule dans un désordre indescriptible qui dure des heures entières. On peut enfin mettre un visage sur chacun des passagers des cales auxquels on tend une grande échelle. Les hommes grimpèrent les premiers. Leurs yeux sont vides de toute expression, des billes creuses. Leurs bras se meuvent avec le peu de force qui leur reste. « À l’aide ! » ou « venez ! » semblent-ils implorer, qu’on les approche, les touche, qu’ils ne se sentent plus seuls enfin.
Les autocars en stationnement depuis la veille engloutissent les arrivants. Les véhicules sont blancs avec deux bandes rouges sur les côtés, de bout en bout. Sur leur fronton, sous trois ampoules rouges, dans un encadrement métallique, on peut lire le nom de la compagnie דגא, Egged, des lettres blanches sur fond noir. Les premiers autocars quittent le port vers midi trente. Certains passagers prennent la direction d’Ashkélon et de Beer-Sheva. La famille de Mimoun s’installe dans l’autocar 158-835 qui l’emmène à Ashdod, dans le sud, où elle arrive un peu moins de deux heures plus tard complètement épuisée. Les agorot nécessaires à l’achat des tickets furent offerts par des officiels locaux mobilisés pour cette occasion. En sus de ces derniers, les familles sont reçues par des compatriotes, des « Algériens » qui habitent là depuis deux ans ou plus. L’accueil aux sons de la ghaïta, du bendir et des youyous est chaleureux, mais les Pinto ne disposent plus suffisamment d’énergie à dépenser aux festivités. Les habitants d’Ashdod et d’autres localités ne se présentent pas comme Israéliens, mais comme Algériens, Marocains, et cetera. L’un d’eux est le responsable des services sociaux. Il fait un beau discours de bienvenue, dans un mélange de derja, de français et d’hébreu, au cœur d’un buffet disposé en U dans une salle aménagée pour l’occasion, où se pressent aussi les enfants. À tous ces olims, nouveaux immigrants juifs en terre d’Israël, il leur dit tout le bien que la Communauté les bras tendus leur réserve et tout l’espoir qu’elle place en eux. Après la collation on se dirige tous ensemble, à pied, dans une sorte de procession à la tête de laquelle on reconnaît le responsable des services sociaux discutant avec les plus âgés des olims et derrière des dizaines d’autres hommes, suivis eux-mêmes par leurs femmes et enfants jusqu’aux nouveaux bâtiments, construits pour eux, pas totalement achevés. Des commerces en tous genres s’étalent le long des immeubles, à même le sable pour la plupart. Tout le village, que les plus anciens appellent « La petite Algérie », est ainsi ensablé, et jusqu’aux maabarot, des baraquements étranges faits de bric et de broc, comme ceux d’un bidonville de Casa, d’Alger ou de Marseille. Les familles sont portées par la fierté de s’assimiler à la Communauté comme tous les autres juifs d’Israël.
(à suivre)
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