L'écrivain Albert Camus, prix Nobel de Littérature, a trouvé la mort, hier après-midi, dans un accident de la route qui s'est produit dans l'Yonne, à 90 kilomètres de Paris.C'est sur la R.N.6, entre Champigny-sur-Yonne et Villeneuve-la-Guyard (Yonne), à 1 km de cette localité et à hauteur du village de Villeblevin, que s'est produit, vers 14 h.15, l'accident au cours duquel l'écrivain a trouvé la mort. A la suite de l'éclatement d'un pneu, la puissante voiture (Facel Vega) que conduisait M. Michel Gallimard, 43 ans, et qui roulait à très vive allure en direction de Paris, s'est littéralement encastrée dans un platane. Albert Camus, qui était assis à côté du conducteur, fut tué sur le coup. M. Michel Gallimard, grièvement blessé, a été transporté immédiatement à l'hôpital de Montereau, ainsi que sa femme Jeanne, 40 ans, qui est grièvement atteinte, et leur fille Annie, 18 ans, qui, sous le choc, avait été projetée à une vingtaine de mètres dans un champ labouré et qui n'est que contusionnée. L'accident s'est produit en pleine ligne droite. La voiture a été complètement détruite. Le corps de l'écrivain a été transporté dans une salle de la mairie de Villeblevin. M. Michel Gallimard est le neveu de l'éditeur Gaston Gallimard et dirige lui-même la collection "La Pléiade".
Peu d'écrivains ont été plus aimés, peu ont mérité autant de l'être. Il meurt en pleine jeunesse, en pleine gloire.
Tous ceux qui le connaissaient sont atteints au meilleur d'eux-mêmes. Tous ceux qui l'ont vu sont blessés au plus fraternel de leur être. Il laissera un souvenir radieux. Il avait des envieux, pas d'ennemis. Dans son œuvre, tout est humain, délicat et fort. J'ai lu hier la préface qu’il venait de donner pour une nouvelle édition du livre de son ami, Jean Grenier : "Les Iles". Je dis son ami. Lui, il disait encore de Grenier que c'était son maître, mais il le disait à sa façon qui était tendre, enjouée. A vrai dire, Jean Grenier était son maître, mais ils étaient plus qu'amis, en ce sens profond où tout devient échange. Ainsi, pour l'instant, cette préface est le dernier message que nous ayons d'Albert Camus, l'expression dernière de sa pensée, d'une pensée dont nous avions tous besoin, sur laquelle nous comptions pour toute la route qui nous reste à parcourir. A 47 ans, il avait déjà beaucoup donné de lui-même, il était riche d’œuvres, car il y avait eu une part de miracle dans sa précocité. Mais chacun attendait davantage encore de lui. On le savait disponible comme on le savait vrai. On le savait présent à toutes les inquiétudes de l'époque, à tous les besoins, à tous les désirs des élites comme des masses. Il était parvenu très tôt à une libre et fière maturité dont tout en lui témoignait, et d'abord sa grâce. Mais, en le voyant recueilli sur lui-même, sans précipitation d'aucune sorte, on pressentait qu'il atteindrait de nouvelles profondeurs, qu'il serait pour chacun un conseiller, à la fois affectueux et réservé, un guide discret. Comme il parle bien du moment où il a découvert "Les Iles", de Jean Grenier : "J'avais 20 ans lorsqu'à Alger je lus ce livre pour la première fois ... Le bonheur, nous en faisions profession avec insolence..." Il parle ici pour tous ceux qui étaient nés, comme lui, sur des plages païennes. Comme il avoue gentiment qu'ils avaient, tous, besoin d'être détournés un peu de (leur) avidité, arrachés enfin à (leur) heureuse barbarie. Barrésien né au soleil, comme il sait bien faire la part de chacun : ".... Je ne dois pas à Grenier des certitudes qu'il ne pouvait ni ne voulait donner. Mais je lui dois, au contraire, un doute qui n'en finira pas et qui m'a empêché, par exemple, d'être un humaniste au sens où on l'entend aujourd'hui, je veux dire un homme aveuglé par de courtes certitudes." On lui doit cette justice qu'il n'a jamais donné dans cet humanisme pauvre et raidi, qui se fait volontiers dogmatique et autoritaire. C'est dans "Les Iles", dit-il avec une grâce infinie de reconnaissance, qu'il a découvert l'art. Mais, pour cet art, il était né, il l'a bien prouvé depuis. Il avait, à n'en pas douter, la vocation de cette mesure exquise. II était trop Méditerranéen, trop Grec aussi, pour avoir besoin des "nourritures terrestres" et de leur perpétuelle invitation au bonheur. Il a demandé à Grenier des révélations plus subtiles, peut-être une leçon de mélancolie, de réserve, de haute sagesse. Il était des meilleurs, des plus purs, et, tous, nous avions besoin de lui. Il avait un sens intime et fin de la vraie grandeur.
La Liberté (Journal du Massif Central)
5 janvier 1960
In : http://www.villeblevin.fr
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Albert Camus a passé les fêtes de cette fin d'année 1959 à Lourmarin ( Vaucluse ) avec sa famille et ses amis, les Gallimard. Le retour sur Paris est organisé pour le 4 janvier 1960. Albert Camus a prévu de rentrer en train mais Michel Gallimard insiste pour le conduire en voiture. Après avoir accompagné sa femme et ses deux enfants à la gare d'Avignon il part avec les Gallimard dans leur Facel Vega. Dans sa mallette il a le manuscrit inachevé (144 pages) de son dernier roman " Le Premier Homme ".
Après une halte dans une auberge, près de Mâcon, ils repartent ce 4 janvier 1960 par la nationale 7. Ils viennent de passer Sens. 24 kilomètres plus loin en passant sur la Commune de Villeblevin, la Facel Vega qui roule à vive allure, quitte la route, s'écrase contre un arbre, rebondit sur un autre et se disloque. La montre du tableau de bord est bloquée à 13h55. Michel Gallimard, grièvement blessé est transporté à l'hôpital de Montereau, Janine et Anne Gallimard sont indemnes! Albert Camus, lui, est tué sur le coup. Coïncidence étrange, c'est un de ses homonymes le docteur Marcel Camus de Villeneuve la Guyard qui a constaté sa mort. Son corps fut veillé toute la nuit dans la salle principale de la mairie de Villeblevin.
Le lendemain son corps était transporté à Lourmarin (Vaucluse) où il venait d'acheter une propriété et où il fut inhumé. Cinq jours plus tard, Michel Gallimard décède à l'hôpital de Montereau.
Ainsi s'est achevée, à 47 ans, la vie de l'un des plus grands écrivains et philosophes du 20ème siècle, récompensé en 1957 par le prestigieux PRIX NOBEL de littérature. Le corps d'Albert Camus fut déposé dans une salle de la mairie de Villeblevin puis transporté à Lourmarin où eu lieu le 6 janvier 1960 son inhumation. Le cercueil fut directement conduit au cimetière où fut posée une simple pierre tombale, portant le nom de CAMUS ainsi que ses dates de naissance et de mort 1913 - 1960.
En 1967, l'énorme bloc de pierre de la fontaine de Villeblevin , située en face de la mairie, fut orné d'un portrait de Camus en bas-relief et d'une phrase de Camus gravée : "La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme".
In : http://www.villeblevin.fr
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Incipit de La peste, Albert
CAMUS.
La peste.
Les curieux événements qui font le
sujet de cette chronique se sont produits en 194., à Oran. De l’avis général,
ils n’y étaient pas à leur place, sortant un peu de l’ordinaire. À première
vue, Oran est, en effet, une ville ordinaire et rien de plus qu’une préfecture
française de la côte algérienne.
La cité elle-même, on doit l’avouer,
est laide. D’aspect tranquille, il faut quelque temps pour apercevoir ce qui la
rend différente de tant d’autres villes commerçantes, sous toutes les latitudes.
Comment faire imaginer, par exemple, une ville sans pigeons, sans arbres et
sans jardins, où l’on ne rencontre ni battements d’ailes ni froissements de
feuilles, un lieu neutre pour tout dire? Le changement des saisons ne s’y lit
que dans le ciel. Le printemps s’annonce seulement par la qualité de l’air ou
par les corbeilles de fleurs que de petits vendeurs ramènent des banlieues;
c’est un printemps qu’on vend sur les marchés. Pendant l’été, le soleil
incendie les maisons trop sèches et couvre les murs d’une cendre grise; on ne
peut plus vivre alors que dans l’ombre des volets clos. En automne, c’est, au
contraire, un déluge de boue. Les beaux jours viennent seulement en hiver.
Une manière commode de faire la
connaissance d’une ville est de chercher comment on y travaille, comment on y
aime et comment on y meurt. Dans notre petite ville, est-ce l’effet du climat,
tout cela se fait ensemble, du même air frénétique et absent. C’est-à-dire
qu’on s’y ennuie et qu’on s’y applique à prendre des habitudes. Nos concitoyens
travaillent beaucoup, mais toujours pour s’enrichir. Ils s’intéressent surtout
au commerce et ils s’occupent d’abord, selon leur expression de faire des
affaires. Naturellement ils ont du goût aussi pour ces joies simples, ils
aiment les femmes, le cinéma et les bains de mer. Mais, très raisonnablement,
ils réservent les plaisirs pour le samedi soir et le dimanche, essayant, les
autres jours de la semaine, de gagner beaucoup d’argent. Le soir, lorsqu’ils
quittent leurs bureaux, ils se réunissent à heure fixe dans les cafés, ils se
promènent sur le même boulevard ou bien ils se mettent à leurs balcons. Les
désirs des plus jeunes sont violents et brefs, tandis que les vices des plus
âgés ne dépassent pas les associations de boulomanes, les banquets des amicales
et les cercles où l’on joue gros jeu sur le hasard des cartes.
On dira sans doute que cela n'est
pas particulier à notre ville et qu'en somme tous nos contemporains sont ainsi.
Sans doute, rien n'est plus naturel, aujourd'hui, que de voir des gens travailler
du matin au soir et choisir ensuite de perdre aux cartes, au café, et en
bavardages, le temps qui leur reste pour vivre. Mais il est des villes ou des
pays où les gens ont, de temps en temps, le soupçon d'autre chose. En général,
cela ne change pas leur vie. Seulement, il y a eu le soupçon et c'est toujours
cela de gagné. Oran, au contraire, est apparemment une ville sans soupçons, c'est-à-dire
une ville tout à fait moderne. Il n'est pas nécessaire, en conséquence, de
préciser la façon dont on s'aime chez nous. Les hommes et les femmes, ou bien
se dévorent rapidement dans ce qu'on appelle l'acte d'amour, ou bien s'engagent
dans une longue habitude à eux. Entre ces extrêmes, il n'y a pas souvent de
milieu. Cela non plus n'est pas original. A Oran comme ailleurs, faute de temps
et de réflexion, on est bien obligé de s'aimer sans le savoir.
Ce qui est plus original dans notre
ville est la difficulté qu’on peut y trouver à mourir. Difficulté, d’ailleurs,
n’est pas le bon mot et il serait plus juste de parler d’inconfort. Ce n’est
jamais agréable d’être malade, mais il y a des villes et des pays qui vous
soutiennent dans la maladie, où l’on peut, en quelque sorte, se laisser aller.
Un malade a besoin de douceur, il aime à s’appuyer sur quelque chose, c’est
bien naturel. Mais à Oran, les excès du climat, l’importance des affaires qu’on
y traite, l’insignifiance du décor, la rapidité du crépuscule et la qualité des
plaisirs, tout demande la bonne santé.
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Il repose dans ce cimetière - Lourmarin
Stèle Albert CAMUS à Tipasa
"Je comprends ici ce qu’on appelle gloire, le droit d’aimer sans mesure"
ORAN Rue L. Ben M'hidi- ex rue d'Arzew où vécut A. CAMUS
ORAN Rue L. Ben M'hidi- ex rue d'Arzew où vécut A. CAMUS
Cursives d'A. Camus
Misère de Kabylie
On me dira : « Ce sont des cas particuliers... C'est la crise, etc. Et, en tout cas, les chiffres ne veulent rien dire. » J'avoue que je ne puis comprendre cette façon de voir. Les statistiques ne veulent rien dire et j'en suis bien d'accord, mais si je dis que l'habitant du village d'Azouza que je suis allé voir faisait partie d'une famille de dix enfants dont deux seulement ont survécu, il ne s'agit point de chiffres ou de démonstration, mais d'une vérité criante et révélatrice. Je n'ai pas besoin non plus de donner le nombre d'élèves qui, dans les écoles autour de Fort-National, s'évanouissent de faim. Il me suffit de savoir que cela s'est produit et que cela se produira si l'on ne se porte pas au secours de ces malheureux. Il me suffit de savoir qu'à l'école de Talam-Aïach les instituteurs, en octobre passé, ont vu arriver des élèves absolument nus et couverts de poux, qu'ils les ont habillés et passés à la tondeuse. Il me suffit de savoir qu'à Azouza, parmi les enfants qui ne quittent pas l'école à 11 heures parce que leur village est trop éloigné, un sur soixante environ mange de la galette et les autres déjeunent d'un oignon ou de quelques figues.
À Fort-National, à la distribution de grains, j'ai interrogé un enfant qui portait sur son dos le petit sac d'orge qu'on venait de lui donner.
- Pour combien de jours, on t'a donné ça ?
- Quinze jours.
- Vous êtes combien dans la famille ?
- Cinq.
- C'est tout ce que vous allez manger ?
- Oui.
- Vous n'avez pas de figues ?
- Non. Vous mettez de l'huile dans la galette ?
- Non. On met de l'eau.
Et il est parti avec un regard méfiant.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Est-ce que cela ne suffit pas ? Si je jette un regard sur mes notes, j'y vois deux fois autant de faits révoltants et je désespère d'arriver à les faire connaître tous. Il le faut pourtant et tout doit être dit.
Pour aujourd'hui, j'arrête ici cette promenade à travers la souffrance et la faim d'un peuple. On aura senti du moins que la misère ici n'est pas une formule ni un thème de méditation. Elle est. Elle crie et elle désespère. Encore une fois, qu'avons-nous fait pour elle et avons-nous le droit de nous détourner d'elle ?
A.C. Alger Républicain – 5 au
15 juin1939
In : http://www.histoire.presse.fr
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