Présentation du roman
Les Algériens ont vécu durant une dizaine
d’années (1992-2000) une « sale guerre », une véritable tragédie qui
a fait plus de 150.000 morts, entraîné le déplacement de plus de 1.000.000 de personnes
des zones rurales et engendré 7.000 disparitions forcées reconnues
officiellement (20.000 selon la ligue algérienne de défense des droits de
l’homme). De très nombreux récits divers ainsi que des romans ont traité ou
évoqué cette période « noire », « rouge ». La
quasitotalité, pour ne pas dire la totalité de ces écrits, porte, à juste
titre, sur la responsabilité des islamistes. La culpabilité des gouvernants,
notamment celle de l’armée, fut (et est toujours) presqu’entièrement occultée,
parfois niée, que ce soit en Algérie ou ici en France. C’est cette grande injustice
faite à la réalité qui me révolta.
Le calvaire que vivent (jusqu’à nos
jours) les parents des disparus forcés est au centre de mon roman. Il est
comparable à celui que vécurent de nombreux citoyens d’Amérique latine durant
les années de dictatures militaires des années 1960 et 1970.
Les « Locas
de Plaza de mayo » de Buenos-Aires bouleversèrent des millions
d’hommes et de femmes à travers le monde. En Algérie les mères des disparus
mènent depuis de nombreuses années, certaines depuis quinze ans ou plus, une
lutte difficile pour que la vérité et la justice leur soient enfin rendues.
Dans La folle d’Alger, Fadia pourrait être l’une de ces mères. Amine a
été enlevé chez lui, arraché des bras de sa mère, par un groupe d’hommes se
réclamant de la sécurité nationale.
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EXTRAITS:
(...) Le garde de la Police militaire m’a dit
ne pas comprendre ce que je voulais. Je lui ai répété que je recherchais mon
fils Amine. Il m’a demandé de renouveler ma demande, « je suis sourd » a-t-il crié en mettant sa main en entonnoir
autour de son oreille. Visiblement il me raillait. J’ai répété en élevant la
voix : « je recherche mon fils
Amine, il est chez vous ». C’est alors qu’il s’est énervé. « Viens » a-t-il dit en faisant un geste
vif de la main. Deux de ses collègues, l’un en tenu militaire, l’autre en
civil, fumaient non loin de là. Ils nous regardaient, indifférents. Une fois à
l’intérieur de la salle mitoyenne au poste de garde affectée aux visiteurs il
s’est mis à se moquer : « Comment ça ton fils, qui est ton
fils ? » Sa voix s’est métamorphosée. Il ne s’attendait peut-être pas
à cette revendication. Mais il a vite compris. A ses yeux je n’étais qu’une
vulgaire mère de voyou ou de terroriste. Je lui ai dit que je souhaitais parler
au commandant Jellad. Ma demande l’a fait rire. « Toi, toi tu veux parler au
commandant ? » Et il riait à gorge déployée en se tapant la cuisse.
Il répétait : « Toi, toi tu veux parler au commandant ? » Mon
sang n’a fait qu’un tour. Je me suis sentie humiliée. Comment peut-on ainsi
tourner en ridicule une mère à la recherche de son fils ? Qu’aurait-il
fait, lui, ce saligaud, s’il voyait sa propre mère ainsi traitée ? Je me
suis mise à crier de tout mon être : « je veux voir le commandant, je veux
le voir ! Rendez-moi mon fils, vous avez enlevé mon fils, rendez-moi mon
fils ! » Je criais tant et tant en cognant du poing contre le mur que
ses collègues sont rentrés dans la pièce pour tenter de me maîtriser :
« allez tais-toi maintenant, ça y est allez tais-toi. » Je ne me
laissais pas faire. Je criais : « lâchez-moi,
lâchez-moi ! » D’autres militaires qui sortaient de l’enceinte de la
base ou qui y pénétraient se sont affolés. Chacun disait ce que bon lui
semblait. Je crois bien que les agents de garde se sont fait sermonner. L’un de
ceux qui venaient d’arriver a essayé de me soutenir en me demandant de me
calmer, de m’asseoir sur le banc, mais je refusais de m’asseoir, je refusais de
rester là, je me suis mise de nouveau à crier et à taper : « je veux mon
fils, rendez-moi mon fils ! » Je n’entendais plus tous ces uniformes
qui m’entouraient.
Un responsable, peut-être un
sous-officier, celui-là même qui a blâmé les agents, s’est présenté. Il m’a
accordé quelques minutes pour lui expliquer, puis il s’est saisi du téléphone mural,
a composé un numéro à trois ou quatre chiffres, et s’est résolu, à la condition
que je me calme, à me conduire jusqu’à un bureau, à quelques minutes de là,
celui du chef. (…) C’est un gros moustachu outrancièrement gras et bedonnant
portant des lunettes teintées démesurées. Sa tenue kaki-clair est celle des
grands chefs, reconnaissables à leurs épaulettes garnies et à leurs galons
dorés sur les cols de la veste comme on en voit aux informations de la
télévision ou lors de grandes cérémonies militaires. Ils ont l’air toujours
renfrogné, bras tendus, persuadés que s’ils les baissaient l’univers entier
s’écroulerait. Qui n’ont de perspective que la ruse, l’humiliation et la
torture. Pour se maintenir sur le trône ils sont prêts à exterminer leur propre
mère s’ils en ont une. Santiago ou Buenos-Aires sont-elles vraiment si
loin ? La casquette du gros, une casquette à visière avec insigne typique,
était posée négligemment sur son bureau. Je sentais de nouveau la colère
monter. (…) Je me trouve dans le bureau du commandant Jellad. D’un geste lent
il a ouvert une grande boite en bois manifestement de grande allure sur
laquelle il est écrit « Cafè
Cojimar ». Il en a extrait un gros
cigare qu’il a allumé, toujours avec une lenteur incompréhensible. Puis il a ronchonné
sans me regarder, « alors, j’écoute. » Il demeurait debout, allant et
venant d’un angle de l’imposante pièce à un autre. La salle est aussi grande
que mon salon et mes chambres réunies. Une pièce remplie de toute sorte de
meubles et d’objets : bureau de président, bibliothèque chargée, guéridon,
fauteuils, tables-basses, ainsi qu’un téléviseur mural, des tableaux immenses,
et de gigantesques bouquets de fleurs synthétiques. J’en avais presque le
tournis. (…) Avec ses doigts tenaillant le cigare il m’a enjoint de m’asseoir.
Il savait pourquoi on m’avait conduite dans son bureau. De l’autre main il a
retiré ses lunettes, a soufflé sur les verres fumés, m’a regardée comme on
regarde parfois un chien honni, de haut, furtivement en secouant la tête, puis a
posé ses grosses lunettes sur son nez. Enfin il s’est décidé en détaillant une
fresque immense et sans originalité : « Oui femme, au lendemain des massacres
islamistes de Benatallah nous avons procédé à des arrestations, ou à des
enlèvements comme on dit. Dans le village même et dans sa périphérie. Mais je
ne dispose pas de dossier au nom de ton fils. Est-ce que tu es allée vérifier à
la caserne de Hamiz ou à celle d’El-Makaria ou à Béni Messous, à
Bouzaréah ? Leurs militaires ont eux aussi pratiqué des enlèvements, enfin
je veux dire des arrestations. » Je
lui ai répondu : « je me suis rendue dans plusieurs casernes et
commissariats. Souvent on m’a donné la même réponse, celle que vous me faites,
‘‘nous n’avons pas enlevé ton fils’’ alors même que je n’avais pas donné son
identité. Vous-même ne connaissez pas le nom de mon fils comment osez-vous
cette réponse ? » Il a dit : « Comment s’appelle ton
fils ? » J’ai dit « Amine » en précisant « il avait seize
ans, il en a aujourd’hui deux de plus ». Ses yeux ont quitté le tableau.
Il s’approcha du téléphone et a dit le plus normalement du monde comme s’il
répondait à une question d’un jeu télévisé : « c’est moi qui suis en
charge de ces choses-là. Ce nom ne me dit rien. Non, je n’ai pas d’Amine ici.
Ton fils est probablement mort, femme, (…) tu crois peut-être que je vais
nourrir des personnes gratuitement durant des mois et des mois ? non
femme, ces gens on les interroge, on les interroge jusqu’à ce qu’ils avouent.
Ils avouent tous. Ou ils meurent. Ils sont remis à la justice ou ils
meurent. » J’ai juste eu le temps de dire : « alors ils meurent comme
ça ? » Il a poursuivi naturellement, sa voix, son visage, son allure
générale, n’ayant pas changé : ferme ou léger, arrogant, hautain même :
« on les bouscule un peu. Certains sont fragiles, alors tu sais… La saison
estivale arrive en charriant comme en hiver énervement et impatience, même
parmi nous, chez mes subordonnées, partout dans la caserne. Comme pendant le
ramadan. Les gens ne savent pas la chance qu’ils ont de vivre sous un tel
climat baigné de soleil et de chaleur durant dix mois sur douze. Certains se
mettent à titiller notre Armée, notre Sécurité, nos fiertés nationales. Alors
mes hommes s’énervent un peu. Ils bousculent un peu, ils cognent. Les gens qui
reçoivent les coups ne sont pas tous préparés, ils sont fragiles, alors tu
sais… » Le commandant s’est tu quelques secondes. Qu’allait-il m’infliger
de plus ? Il semblait réfléchir, mais il cherchait un nouveau souffle le
charognard. Il s’est approché de la porte et m’a dit sans se retourner, d’un
ton autrement plus menaçant : « les nôtres aussi sont morts. Mon
beau-frère a été lâchement assassiné alors qu’il sortait de chez lui. Voilà
trois ans que sa femme le pleure, que son fils le pleure ». Puis il s’est
retourné, a braqué son cigare contre moi et a hurlé : « pourquoi les mères
des assassins ne pleureraient pas ? » J’ai alors ressenti la terre
trembler sous mes pieds. « Mais mon fils n’est pas un assassin ! il
jouait avec ses camarades lorsqu’il a été poursuivi puis enlevé par vos hommes.
Ça fait plus d’un an et demi, 568 jours ! Et chaque jour est une éternité
pour moi ! »
« Tu dis qu’il n’a rien
fait, mais tu n’en sais rien. Nous, nous savons. Vous n’élevez pas vos enfants.
Vous les laissez traîner et après vous vous plaignez de ce qui leur arrive. Nos
chiens sont mieux éduqués que vos rejetons ! Tu es la principale
responsable ya mra, ô femme, de ce qui arrive à ton fils ! » Les
larmes que je maîtrisais jusqu’alors, m’ont à ce moment précis vaincue et ont
vaincu mon verbe. Je me suis levée, armée de cette témérité de l’animal
blessé : « Vous assassinez impunément, mais Dieu est
grand ! » Je sentais que le tapis se dérobait, je glissais, j’allais
tomber. Il a répondu, sec : « N’touma khomaj, tvoto FIS ou menbaâd
tebkou, pourriture, vous votez pour le Front islamique du salut et après vous
pleurez. » Je n’avais pas fait trois mètres lorsqu’il s’est précipité vers
son bureau et, d’un geste brusque, a appuyé sur une sonnette. Aussitôt est
apparu le jeune homme de garde. « Dégagez-moi ça ! je vous ordonne de
refouler dorénavant quiconque se présente ici sans mon approbation écrite,
compris, écrite ! » Le jeune militaire a acquiescé en se mettant au
garde-à-vous, puis, lorsque le grossier personnage a claqué la porte, il m’a
tendu une main et de l’autre a ouvert la voie. J’entendais le commandant
continuer de m’adresser un tissu d’insanités et de blasphèmes. A ce moment me
sont venus ces mots de Gibran Khalil Gibran collés sur un des murs de notre
association : « Ayez pitié pour la nation dont chaque partie prétend
être la nation à elle toute seule. » Puis j’ai récité une prière pour
éviter qu’un autre drame ne s’abatte sur moi. Je crois bien que je me suis
évanouie alors que je récitais la prière. (…)
Amine était revenu prendre un morceau de
pain. Je n’aurais pas dû le laisser repartir. Il était rentré tout essoufflé,
les cheveux hirsutes. Je ne savais pas d’où il arrivait. Lorsque je le lui
demande, souvent il répond « kount
ghir hna ». Il s’est dirigé vers le frigidaire, a tiré d’un geste brusque
sur la poignée, a ouvert une boite de fromage et a pris deux morceaux qu’il a
fourrés dans une demie baguette de pain et il est ressorti en courant comme il
était rentré. J’aurais dû le retenir et je ne l’ai pas retenu. J’aurais dû
l’empêcher de ressortir. (…)
Ô Dieu pourquoi épargnes-Tu les
assassins pourquoi nous négliges-Tu nous qui sommes dépossédés de nos droits
dans ce pays pourquoi nous promettre le paradis alors que nous souffrons le
martyre ici-bas pourquoi ne sanctionnes-Tu pas ceux qui tuent qu’ils se
réclament de Toi ou qu’ils Te renient pourquoi je veux une réponse pourquoi
Amine est-il encore entre leurs mains rouges depuis 569 jours si seulement il
l’est dis-moi s’il est vivant dis-moi s’il est mort ya Allah el-karim la Ilaha illa Allah Mohamed rassoul Allah
(…)
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La folle d'Alger - Editions L'Harmattan / collection Amarante.
Paris novembre 2012 - 190 pages.
ici:
http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=38466
et là:
https://www.youtube.com/watch?v=XUvtcip45HI
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