La courte
échelle / éditions transit
présente une
lecture-rencontre avec Brahim Hadj Slimane.
Vingt-neuf
visions dans l’exil
Jeudi 31 janvier à 19h
entrée libre
entrée libre
La
compagnie, 19 rue francis de pressensé 13001 marseille
( 04 91 90 04 26)
--------------
La courte échelle / éditions
transit viennent de publier ce recueil de Brahim Hadj Slimane avec une préface
de Bernard Noël et des dessins de Abdellaziz Zodmi
Brahim Hadj Slimane est
journaliste, écrivain, poète, homme de théâtre ; il vit à Oran.
Ce recueil est une nouvelle édition
revue et complétée par l’auteur. Première édition en 2009. Tira
éditions (Bejaïa)
Ce livre peut être commandé par courrier à la courte échelle / éditions transit 2 Place Francis Chirat 13002 Marseille ou par mail à courtechel.editionstransit@gmail.com
ou auprès de
Transit, 45 Boulevard de la Libération 1er
Ce livre peut être commandé par courrier à la courte échelle / éditions transit 2 Place Francis Chirat 13002 Marseille ou par mail à courtechel.editionstransit@gmail.com
ou auprès de
Transit, 45 Boulevard de la Libération 1er
Latinoir, 4 rue Barbaroux 1er
L’Odeur du Temps, 35 Rue Pavillon
1er
Histoire de l’œil, 25, rue
Fontange 6ème
Le lièvre de mars, 21 Rue des 3
Mages 6ème
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Brahim Hadj Slimane. Poète, dramaturge,
cinéaste...
«D’abord, je
suis un explorateur»
Rencontre avec ce
multi-artiste qui apparaît comme un adolescent assoiffé d’art.
- Poésie, théâtre, documentaire, critique
littéraire, mise en scène… Vous avez abordé la culture par de nombreux
versants. D’où vous viennent cette soif et ce désir de brasser large ?
En tout cas, toutes mes
démarches, créations et autres formes d’expressions artistiques sont issues de
mes profondeurs et répondent à des besoins, voire des urgences, des appels, à
la fois personnels, intimes et sociaux. S’il fallait désigner un fil
conducteur, je crois que je suis obsédé par mon pays, ma terre natale, que je
tente d’exprimer à travers divers registres, langages et domaines de
création. Pourquoi cette diversité ? D’abord, je suis un explorateur, un peu
assoiffé de découvertes et de renouvellement de mes sensations, de mon regard
et de mon point de vue sur ma société, ses femmes, ses hommes, et le monde,
autant que possible. J’ai eu la chance d’avoir été élevé et éduqué par mes
maîtres et aînés à l’école du doute et de l’esprit critique. Malheureusement,
ces valeurs se raréfient dans cette époque où prolifèrent la médiocrité et la
suffisance.
- Une telle diversité ne pourrait-elle pas
être assimilée à de l’éclectisme ?
Je ne vous apprendrai pas que la
division, la spécialisation et le cloisonnement entre les genres et les formes
de création artistique sont un produit historique et ne sont ni immuables ni
porteurs de vérité absolue. Il se trouve que je m’inscris dans une tradition de
créateurs qui ont tenté d’abattre les cloisons. A commencer par Kateb Yacine
auprès de qui je me ressource tout le temps, que je ressens comme un frère aîné
et que j’évoque régulièrement pour tenter de le sauver de l’oubli. Par exemple,
je déclame partout sa poésie. Sans le mythifier nullement, il exprime pour moi
une certaine Algérie qui m’habite, une utopie aussi. Splendide, merveilleuse...
D’un autre côté, pour avoir exploré sa vie palpitante, sa souffrance me touche
et la mienne lui ressemble. Nous subissons à peu près les mêmes
oppressions.
- Mais n’avez-vous jamais craint
l’éparpillement ?
Non. Pas du tout. A la base, ce
que j’exprime ne m’est pas extérieur et ne répond à aucune exigence de marché
ou mode ou fantasme du moment. Je ne suis pas un commerçant de la culture. Je
veux exprimer mon pays et surtout ce que j’appelle les «sans-voix». Maintenant,
il se trouve que, selon le cas et le moment, une forme de création peut
s’avérer plus appropriée qu’une autre. C’est comme si elle s’imposait
d’elle-même. En ce moment, je me suis plongé dans le cinéma documentaire. C’est
un besoin qui remonte à loin, puisque j’ai été animateur de ciné-club dans une
autre vie. Je suis sociologue de formation et journaliste de métier. Donc, le
fait d’aller vers le film documentaire n’est pas gratuit. Pour moi, il coule de
source.
- Quelle expression pourrait vous qualifier ?
Agitateur culturel, médiateur de sens…
Militant culturel plutôt, même si
cette expression a été galvaudée et peut paraître anachronique. Pour moi, la
culture doit toujours contribuer à changer, à faire évoluer la société dans le
sens d’une libération des oppressions et d’une émancipation, d’un
épanouissement des individus, des peuples…
- Dans votre activité plurielle, est-ce vrai
de dire que la poésie est votre muse préférée, le cœur de votre expression ?
Oui, cet exact. Mais je ne suis
pas unique. Quelles que soient leurs disciplines, la plupart des créateurs
sont, d’une manière ou d’une autre, des poètes. Certains le montrent plus que
d’autres, c’est tout. La monteuse de Jean-Luc Godard disait, dans un numéro
spécial des «Cahiers du Cinéma» sur ce réalisateur, que, pour elle, celui-ci
était d’abord un poète. Ne parlons pas alors de Buñuel, Pasolini, Garcia Lorca
et d’autres
encore…
- En poésie, quels sont vos auteurs de
référence, ceux qui vous ont amené à cet art du verbe ?
Surtout ceux qu’ont appelle les
«poètes maudits» : Rimbaud, Baudelaire, Lautréamont, Gérard de Nerval… Mais
également, et bien entendu, Kateb Yacine, Jean Sénac, Mohamed Kheïreddine,
Mahmoud Darwich. Je ne peux pas tous les citer. A un autre niveau, depuis un
certain moment, je me situe dans la chaîne de mes ancêtres mystiques qui
remontent au soufisme et à l’Andalousie musulmane. D’ailleurs, on m’a prénommé
en hommage à Sidi Brahim El Masmoudi, un saint savant de Tlemcen de l’époque
des Zianides. Donc, il faut que j’assure
(sourire) !
(sourire) !
- Comment voyez-vous l’avenir de la poésie
dans ce monde si mouvant et si différent ?
Sa voix est étouffée par le
vacarme des guerres et des caisses enregistreuses. Je ne sais pas pourquoi –
enfin, si, je le sais ! – mais je viens de penser à l’album Money des Pink
Floyd. La poésie demeure et revient toujours à la charge. Elle est
impérissable.
- Vous parliez de votre expérience d’animateur
de ciné-club. Que vous a-t-elle apporté ?
Une passion pour le cinéma et,
bien plus, un regard sur la vie et le monde. Sans parler d’amitiés parmi les
réalisateurs et les comédiens. Une ouverture sur le journalisme, par ailleurs,
puisque mes premiers articles dans la presse (j’étais encore adolescent)
étaient consacrés au cinéma.
- En 2012, vous avez mis en scène votre pièce,
L’Archipel des Chaos à Montpellier...
En fait, j’ai contribué à cette
pièce de Frédéric Darcy qui est un auteur français, proche du grand poète et
homme de théâtre, Armand Gatti. Ma contribution a été un grand tableau
(quasiment une pièce embryonnaire) dans lequel je reviens sur la guerre civile
des années quatre-vingt dix.
- Vous avez consacré à Kateb Yacine un
spectacle, un documentaire et plusieurs hommages. Selon vous, que
représente-t-il aujourd’hui ?
Un créateur de génie, doublé d’un
homme d’une humilité et une pudeur désarmante. Mais il reste
méconnu et n’a rien perdu de sa charge dérangeante pour
l’establishment.
- Vous êtes d’un enthousiasme créatif que rien
ne semble arrêter. D’où puisez-vous cette énergie qui détonne ?
Je vis et me sens constamment
dans l’urgence. Je suis dépassé par un bouillonnement intérieur qui me squatte
perpétuellement et maintenant j’ai rejoint le peuple des insomniaques. C’est
vous dire que je suis
cerné.
- Quelles prochaines œuvres en projet ?
Poèmes, film, pièce de théâtre… ?
Un recueil (20 Visions dans
l’exil) vient d’être réédité à Marseille. Je viens d’en achever un autre avec
un ami marseillais, Marc Mercier. J’ai fini un documentaire, A la recherche des
savants paysans (titre en hommage à Fanny Colonna). Je suis sur autre
documentaire, Exils intérieurs, exils extérieurs. J'ai monté aussi un spectacle
dans l’esprit du Cinquantenaire de l’Indépendance, Un jardin parmi les flammes
(vers de Ibn Arabi). Nous l’avons donné trois fois et il fait son chemin. J’ai
follement envie de faire monter d’anciennes moudjahidate sur scène, déclamer
des poèmes et chanter. Notamment Djamila Bouhired qui est toujours belle.
Repères :
Né en 1955 à Tlemcen, Brahim Hadj
Slimane a étudié la sociologie. Dans les années ’70, il anime des ciné-clubs et
devient membre de la direction de la Fédération algérienne des ciné-clubs. Une
bonne partie de son parcours est liée au journalisme culturel : Les Deux
Ecrans, El Moudjahid, Algérie-Actualité, La Tribune, El Watan, Le Siècle…
En 1981, il fonde la revue
littéraire Voix Multiples. Il a travaillé également pour la Radio Algérienne
(chaîne 3) et Radio France Internationale. Il a créé et mis en scène plusieurs
œuvres consacrées à Kateb Yacine : les spectacles littéraires Les Insulaires
(1999) et L’Etoile assombrie (2009) ainsi que le documentaire La troisième vie
de Kateb Yacine (2009).
En 2012, il coorganise l’hommage
à cet écrivain au Polygone Etoilé de Marseille. Il a participé à six ouvrages
sur l’art et la culture et a écrit deux recueils de poèmes : 29 visions dans
l’exil (Ed. Tira, Béjaïa, 2009, réédition à La Courte échelle, Marseille) ainsi
que Baghdad-Boumerdès (Ed. du Cygne, Paris, 2010, prochainement aux Ed. Espace
Libre, Alger).
En 2010, il a obtenu le Premier
Prix de Poésie du concours international de la Ville d’Alger. En 2012, il a
contribué à la pièce L’Archipel des Chaos au Théâtre Jean Vilar de Montpellier
et créé le spectacle poétique Un Jardin parmi les flammes. On lui doit les
documentaires Wahran, Wahran (2010) et A la recherche des ancêtres (2012). Il
est aussi l’organisateur et l’animateur de nombreuses manifestations
culturelles et artistiques.
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El watan du 03 janvier 2013
Tlemcen. Spectacle Un jardin parmi les flammes de Brahim Hadj Slimane
Le théâtre et la poésie au profit de l’histoire
Qui mieux qu’un poète, doublé d’un homme de théâtre, peut raconter
l’histoire de son pays ? Brahim Hadj Slimane l’a fait. Sans trop de fioritures,
mais avec beaucoup de talent et… d’émotions.
Un jardin parmi les flammes
est un spectacle pluriel de 60 minutes, dédié au cinquantenaire de
l’indépendance de l’Algérie. Une création théâtrale construite à partir d’un
choix de poèmes de différents auteurs, allant de la conquête coloniale jusqu’à
l’indépendance et même au-delà, avec quelques œuvres poétiques significatives.
BHS, journaliste et écrivain, auteur et metteur en scène s’en explique :
«Le spectacle consiste d’abord à porter sur scène des poèmes de grands auteurs
algériens qui ont jalonné l’histoire de ce pays, depuis les débuts de la
colonisation et ont accompagné, par leur engagement, les premiers
soulèvements armés puis la guerre d’indépendance».
Cependant, Brahim tient à
préciser : «Seuls certains de ces poètes, engagés pour la cause nationale, sont
connus, soit pour avoir vu une ou plusieurs de leurs œuvres devenir des chants
patriotiques célèbres, soit parce que le reste de leurs œuvres
littéraires les a propulsés vers la postérité. Mais pour la plupart, cet
engagement est méconnu du grand public.» Selon l’auteur, Un Jardin parmi les
flammes est un spectacle qui se situe dans le prolongement d’une expérience en
cours à travers des ateliers. «J’ai déjà produit trois spectacles : Les
insulaires et L’étoile assombrie (à la mémoire de Kateb Yacine), Ombre
gardienne (à la mémoire de Mohamed Dib) et Poésie sur tous les fronts (à la
mémoire de Jean Sénac). Ces spectacles ont été donnés sur plusieurs scènes du
pays, ainsi qu’en France, pour L’étoile assombrie.»
Le spectacle, donné à la maison
de la culture Abdelkader Alloula, est une véritable oeuvre artistique,
fortement appréciée par le public tlemcénien. Merveilleusement joué par Aurélia
Belkheiri, Badis Hadj Slimane, Souad Kadour et Mahfoud Lakroune, et une
assistance technique professionnelle de Sidi Mohamed Triki, Jardin parmi les
flammes nous réapprend notre histoire avec des senteurs de discernement et de
paix. Sans calculs politiciens ni tabous, encore mois de censure… A voir
!
Chahredine Berriah
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Le Quotidien d’Oran 18 décembre 2013
TLEMCEN : COMMENT MARIER POESIE ET
THEATRE ?
par Khaled Boumediene
Jeudi dernier, sur la
scène du théâtre de la maison de la culture «Abdelkader Alloula», à Tlemcen,
dans «un jardin parmi les flammes», Aurélia Belkhiri sera la comédienne, Badis
Hadj Slimane le guitariste, Souad Kaddour la musicienne, tandis que Mahfoud
Lakroun et Mohamed Triqui seront les régisseurs. Sur ce plateau, le metteur en
scène, Brahim Hadj Slimane (Journaliste et écrivain. depuis les années 1980, Il
a fondé et animé la revue littéraire voix multiples 1981-1986. Il est l'auteur
de l'essai de la création artistique en Algérie, Alger-Paris, éditions Marsa,
2003, de 29 visions dans l'exil (poèmes, éditions Marsa, Alger, 2008), a
co-dirigé l'ouvrage pour Jean Sénac.
Editons Rubicube,
Paris-Alger, 2004, a participé à divers autres ouvrages collectifs. Il est
l'auteur du documentaire « la troisième vie » de Kateb Yacine. Bejaïa, 2009 et
de spectacles poétiques), nous revient avec un spectacle pluriel, dédié au
cinquantenaire de l'indépendance de l'Algérie. Il consiste d'abord à porter sur
scène des poèmes de grands auteurs algériens, qui ont jalonné l'histoire de ce
pays depuis les débuts de la colonisation et qui ont accompagné, par leur
engagement, les premiers soulèvements armés puis la guerre d'indépendance.
«J'ai entamé une expérience, depuis une dizaine d'années, de monter la poésie
sur scène de grands auteurs tels que Kateb Yacine, Jean Sénac, Djamel Amrani,
Anna Greki, Laâdi Flici, Mehdi Chaïb Draâ, Zhor Zerrari, Malek Haddad, Mohamed
Taïbi, Assia Djebbar j'ai essayé de théâtraliser la poésie, en essayant de la faire
fusionner avec la musique et la peinture projetée. Ce projet consiste en une
création théâtrale construite à partir d'un choix de poèmes de différents
auteurs, allant de la conquête coloniale jusqu'à l'indépendance, et même
au-delà de celle-ci avec quelques œuvres poétiques significatives. Quoiqu'il en
soit, le principe de cette création est d'être ouvert à toute modification et
enrichissement», a expliqué à notre journal, M. Brahim Hadj Slimane, avant son
spectacle. «On a inséré dans ce spectacle un extrait de «Mohamed prends ta
valise» de Mahfoud Lakroun. Il y a des dessins, peintures et affiches projetées
de Mhamed Issiakhem et Denis Martinez ; ainsi que des photos de Guy Le Querec
sur les manifestations de joie du 5 juillet 1962. J'essaye modestement
d'apporter un plus au théâtre Algérien en sortant des pratiques habituelles des
pièces classiques et en s'attaquant à porter la poésie Algérienne sur la scène
théâtrale, ce qui est en soit une tâche pénible mais belle. Car, c'est une
vision où le spectacle reste toujours ouvert et non définitivement clos. C'est
tout le temps ouvert. Ça reste en chantier. Je suis très fasciné de Kateb
Yacine dans ses fragments de textes et vers d'Ibn Arabi », a-t-il ajouté. Le
corpus poétique sera emmené vers une construction théâtrale et musicale, avec
une scénographie à laquelle pourront être intégrés des éléments chorégraphiques
et plastiques, sur scène ou autour de celle-ci : projections de peintures,
d'extraits de vidéos, performance. La musique sera produite sur scène, avec un
répertoire constitué de pièces inspirées par le corpus poétique et aussi puisé
dans le patrimoine artistique national. Un Jardin parmi les flammes est un
spectacle qui se situe dans le prolongement d'une expérience en cours, mené par
l'auteur à travers des ateliers et qui a déjà produit trois spectacles : Les
Insulaires puis L'Etoile assombrie (à la mémoire de Kateb Yacine), Ombre
gardienne (à la mémoire de Mohamed Dib) et Poésie sur tous les fronts (à la
mémoire de Jean Sénac). Ces spectacles ont été donnés sur plusieurs scènes du
pays, ainsi qu'en France, pour L'Etoile assombrie). «La singularité de cette
expérience vient d'abord du fait qu'elle porte sur scène des œuvres de grands
poètes algériens, la plupart du temps méconnues du large public.
Dans
un certain sens, elle a permis d'enrichir le théâtre algérien contemporain, à
l'intérieur duquel elle reste marginale, faute d'encouragement et de soutien».
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Archives édition du
10/08/2012 Culture
Brahim Hadj Slimane remonte sur scène
Brahim Hadj Slimane, poète, auteur, journaliste et critique, prépare une
pièce théâtrale à partir du tableau de 35 minutes qu’il a réalisé dans le cadre
de l’expérimentation théâtrale internationale L’archipel des chaos, présenté à
Montpellier, en France, en juin dernier.
«Ce que j’avais monté dans le
cadre de ce projet est en fait l’état embryonnaire de ma prochaine pièce»,
indique Hadj Slimane. Et quelle esquisse ! En 35 minutes, des comédiens
interprètent des fragments de texte de Hadj Slimane et de Djamaâ Mazouzi, des
textes de témoignages sur les années 1990 de la journaliste Daïkha Dridi, des
poèmes de Djamel Bencheikh (parus dans le dernier numéro de Rupture) mais aussi
de la poésie de Léo Ferré, Rimbaud et bien sûr de Kateb Yacine, sous la
projection des dessins de Denis Martinez et de Abdelaziz Zouadmi et des
extraits vidéo des grands événements des années 1990. Car là est une constante
chez Brahim Hadj Slimane, auteur d’un documentaire La troisième vie de Kateb
Yacine et d’un essai, Les années noires du journalisme en Algérie (bientôt
réédité aux éditions Koukou à Alger) : son attachement au père de Nedjma
et le retour sur le trauma des années 1990.
«Cette pièce est un cheminement
et une rencontre, explique Hadj Slimane. En 2003, j’ai rencontré Armand Gatti, un
grand ami de Kateb Yacine qu’il a connu au début des années 1950 à Alger, et
l’a hébergé et aidé en lui faisant connaître des hommes de lettres et de
théâtre, l’a engagés à Paris et l’a introduit aux éditions du Seuil. C’est
Gatti qui m’a présenté à Frédéric Darcy et Mathieu Aubert qui m’ont invité à
monter une partie Algérie dans L’archipel des chaos». Le trauma des années 1990
empreint profondément le poète, auteur du recueil Vingt-neuf visions de
l’exil.
Adlène Meddi
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Brahim Hadj-Slimane se présente
cine4me : Parlez-moi de votre
parcours et de votre carrière ?
B.H.S. : J’ai eu (et continue à avoir) un parcours assez complexe, un peu en dents de scie. En partie par que je suis dans une société où il a toujours été quasiment impossible de programmer, avec exactitude, l’avenir dans le long et même moyen terme. Je pense que d’abords je suis un poète. La poésie est en moi depuis et je pense l’avoir hérité de certains de mes ancêtres, originaires d’Andalousie et porteurs de l’islam mystique, du soufisme. Je suis issu de ce qu’Augustin Berque a appelé « la noblesse spirituelle ». Mais j’ai mis longtemps à reconnaitre cet ancrage, cette profondeur dont je suis porteur et qui me porte. C’est à un moment de grave crise dans ma vie, durant la guerre civile des années 90, que quelque chose en moi intuitivement orienté vers cette dimension, ce monde-là, et ça m’a, entre autres, aidé à m‘en sortir. Essentiellement par la création artistique, la poésie. Alors, je me suis plus laissé aller à exprimer ma poésie. Mais pas encore suffisamment, je pense. Cette poésie, bizarrement, m’attirait et me faisait peur, selon les périodes. J’ai mis longtemps à me reconnaitre comme poésie. Peut-être cela vient-il du statu ambivalent du poète dans cette société.
Ce qui nous amène à parler du cinéma avec lequel j’ai une longue histoire. J’étais encore lycéen, mais très éveillé et politisé, quand je me suis retrouvé dans un ciné club qui rayonnait à partir de la cinémathèque d’Oran, avec un groupe d’animateurs plus âgés que moi. Nous faisions du militantisme politique « sur le front culturel », comme on disait à l’époque. Et cette époque, c’était celle de Boumediene, du parti unique. Durant ces années 70, la cinémathèque algérienne diffusait ce qu’il y avait de mieux dans ce qu’on appelle aujourd’hui le cinéma d’auteur et accueillait régulièrement les cinéastes et critiques d’avant-garde. Je lisais avec délectation Les Cahiers du cinéma et baignait dans les œuvres des cinéastes de la Nouvelle vague, en particulier Godard, de Pasolini, Antonioni, Losey, Glauber Rocha, et autres… Mais faire moi-même du cinéma me paraissait lointain, trop compliqué. Je me voyais plutôt destiné à écrire.
Après des occupations plutôt alimentaires, j’ai un peu touché au journalisme, occasionnellement. Au début des années 80, j’ai créé une revue littéraire et poétique: Voix Multiples. Une revue d’abords artisanale, illégale (dans un climat de répression) mais tolérée. C’était une belle aventure. C’est en 1986, sur l’incitation d’amis poètes subversifs devenus journalistes, que je suis entré dans le journalisme professionnel, avec l’hebdomadaire Algérie Actualité, disparu en 1994. A partir de là, j’ai donc mené ce qu’on pourrait appeler une carrière journalistique.
Puis, poussé un peu par les aléas professionnels justement, j’ai décidé de me réaliser par l’écriture poétique et littéraire, la mise en scène théâtrale de la poésie, le cinéma documentaire.
C’est avec le documentaire La Troisième vie de Kateb Yacine que j’ai commencé le documentaire. Il y a eu autre qui reste à parachever, Wahran, Wahran (Oran, Oran) avec une amie. Puis, j’ai attaqué de front deux documentaires dont je pourrais parler prochainement. Sans parler de l’écriture de la poésie et d’une participation à l’écriture et la mise scène d’une pièce de théâtre (L’Archipel des utopies), prochainement, à Montpellier.
Mais franchement, j’estime que tout ça n’est rien à côté de tout ce que je pourrais donner de moi-même…
B.H.S. : J’ai eu (et continue à avoir) un parcours assez complexe, un peu en dents de scie. En partie par que je suis dans une société où il a toujours été quasiment impossible de programmer, avec exactitude, l’avenir dans le long et même moyen terme. Je pense que d’abords je suis un poète. La poésie est en moi depuis et je pense l’avoir hérité de certains de mes ancêtres, originaires d’Andalousie et porteurs de l’islam mystique, du soufisme. Je suis issu de ce qu’Augustin Berque a appelé « la noblesse spirituelle ». Mais j’ai mis longtemps à reconnaitre cet ancrage, cette profondeur dont je suis porteur et qui me porte. C’est à un moment de grave crise dans ma vie, durant la guerre civile des années 90, que quelque chose en moi intuitivement orienté vers cette dimension, ce monde-là, et ça m’a, entre autres, aidé à m‘en sortir. Essentiellement par la création artistique, la poésie. Alors, je me suis plus laissé aller à exprimer ma poésie. Mais pas encore suffisamment, je pense. Cette poésie, bizarrement, m’attirait et me faisait peur, selon les périodes. J’ai mis longtemps à me reconnaitre comme poésie. Peut-être cela vient-il du statu ambivalent du poète dans cette société.
Ce qui nous amène à parler du cinéma avec lequel j’ai une longue histoire. J’étais encore lycéen, mais très éveillé et politisé, quand je me suis retrouvé dans un ciné club qui rayonnait à partir de la cinémathèque d’Oran, avec un groupe d’animateurs plus âgés que moi. Nous faisions du militantisme politique « sur le front culturel », comme on disait à l’époque. Et cette époque, c’était celle de Boumediene, du parti unique. Durant ces années 70, la cinémathèque algérienne diffusait ce qu’il y avait de mieux dans ce qu’on appelle aujourd’hui le cinéma d’auteur et accueillait régulièrement les cinéastes et critiques d’avant-garde. Je lisais avec délectation Les Cahiers du cinéma et baignait dans les œuvres des cinéastes de la Nouvelle vague, en particulier Godard, de Pasolini, Antonioni, Losey, Glauber Rocha, et autres… Mais faire moi-même du cinéma me paraissait lointain, trop compliqué. Je me voyais plutôt destiné à écrire.
Après des occupations plutôt alimentaires, j’ai un peu touché au journalisme, occasionnellement. Au début des années 80, j’ai créé une revue littéraire et poétique: Voix Multiples. Une revue d’abords artisanale, illégale (dans un climat de répression) mais tolérée. C’était une belle aventure. C’est en 1986, sur l’incitation d’amis poètes subversifs devenus journalistes, que je suis entré dans le journalisme professionnel, avec l’hebdomadaire Algérie Actualité, disparu en 1994. A partir de là, j’ai donc mené ce qu’on pourrait appeler une carrière journalistique.
Puis, poussé un peu par les aléas professionnels justement, j’ai décidé de me réaliser par l’écriture poétique et littéraire, la mise en scène théâtrale de la poésie, le cinéma documentaire.
C’est avec le documentaire La Troisième vie de Kateb Yacine que j’ai commencé le documentaire. Il y a eu autre qui reste à parachever, Wahran, Wahran (Oran, Oran) avec une amie. Puis, j’ai attaqué de front deux documentaires dont je pourrais parler prochainement. Sans parler de l’écriture de la poésie et d’une participation à l’écriture et la mise scène d’une pièce de théâtre (L’Archipel des utopies), prochainement, à Montpellier.
Mais franchement, j’estime que tout ça n’est rien à côté de tout ce que je pourrais donner de moi-même…
cine4me : Comment êtes-vous passé
du métier d’écrivain journaliste à celui de réalisateur ?
B. H. S. : On dit que c’est toujours la première réalisation qui est la meilleure. Mais, je pense que l’un des documentaires que je suis en train de concrétiser (Partir ou rester ?)est celui qui me prends le plus de mon énergie et ma sensibilité. D’abords que j’y suis impliqué puisqu’il traite, d’une certaine manière, de ces années 90. Il concerne les journalistes, les intellectuels, les artistes.
B. H. S. : On dit que c’est toujours la première réalisation qui est la meilleure. Mais, je pense que l’un des documentaires que je suis en train de concrétiser (Partir ou rester ?)est celui qui me prends le plus de mon énergie et ma sensibilité. D’abords que j’y suis impliqué puisqu’il traite, d’une certaine manière, de ces années 90. Il concerne les journalistes, les intellectuels, les artistes.
cine4me : 1.Comment
caractérisez-vous le film indépendant ? Vous-même vous classeriez-vous
dans le cinéma indépendant ?
B.H.S. : Pour aller vite, je dirai que le cinéma indépendant, celui qui a choisi de l’être, quel qu’une soit le prix à payer et les souffrances, c’est le cinéma libre. Dans ce sens-là, je suis un cinéaste, un créateur indépendant.
cine4me : Votre travail semble
emprunt de beaucoup de poésie, quel qualificatif donneriez-vous à votre
style ? Quelle est votre propre touche dans votre apport au cinéma ?
B.H.S. : Comme je vous l’ai dit,
j’ai peut-être mis du temps à me reconnaître (m’admettre ?) comme poète,
mais je me revendique comme tel et j’irai même plus loin : une création
artistique quelle qu’elle soit, qui ne soit pas empreinte de poésie ne peut pas
avoir une portée lointaine, dans l’espace et dans le temps. J’adhère
entièrement à cette phrase de Kateb Yacine : « la poésie est source
de tout ».
cine4me : Seriez-vous satisfait
de figurer sur la plateforme VOD cine4me ? Oui, je suis content d’être
porté par la plate-forme VOD Cine4me. Et je vous remercie pour l’intérêt que
vous me portez. Notre entretien reste ouvert, à tout moment.
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remue.net
Chahut de gamins en octobre
À la mémoire de Sadek Aïssat
Bakhta avait marché les pieds nus au bord de l’eau et ses pas avaient laissé traîner sur le sable, derrière eux, le souvenir de la dernière pleine lune ; celle où Anis lui était apparu en rêve…
Samedi 8 octobre 1988 [3]. Anis s’accrochait au déroulement de ce train qui le transportait vers Alger où Bakhta menait une double vie : la journée émeutière dans les bas quartiers, la nuit chanteuse de raï, envoûtant les nuits du Diwan, sur les hauteurs de la ville. Son compagnon de scène, le Négro, venait de partir pour un exil définitif après avoir chanté un éloge prémonitoire de la fuite. Un été sordide avait étouffé le pays dont un vent de rumeurs apocalyptiques venait de s’emparer, à l’entrée de l’automne. La marmite bouillonnait et la tête d’Anis aussi.
Quelques jours auparavant, on était venu le chercher de nuit et on l’avait emmené les yeux bandés vers un lieu inconnu, une vieille ferme abandonnée, des environs, lui avait-il semblé, où il avait été enfermé dans une espèce de cellule durant trois jours. Matin et soir, un homme au visage émacié l’avait interrogé, tout en écoutant Charlie Parker. Une manie. Pourquoi avait-il publié illégalement ce recueil de poèmes et surtout pourquoi fréquentait-il trop assidûment Kateb Yacine ? Juste avant de le déposer devant chez lui, l’homme au visage émacié lança à Anis, un sourire en coin, qui se voulait compatissant :
— Tu as l’air
aigri, poète !
— Moi,
aigri ? Au moins, je n’ai pas honte de regarder mon peuple dans les yeux,
rétorqua Anis en ouvrant la portière.
Lorsqu’il eut
recouvré sa liberté, Anis avait perdu son innocence et ses dernières illusions
sur l’unité du peuple et l’utopie de la grande famille et autres balivernes de
ce genre qui avaient ballotté son âme comme tout un chacun. Le coup de grâce
lui avait été asséné lorsque, la veille de son départ pour la capitale en feu,
il avait assisté à cette scène : un homme du sérail avait abattu d’un coup
de revolver, devant ses yeux, un gamin chahuteur. Auparavant, tout avait
démarré au marché des voitures, à la périphérie de Naro.
6 h 29 : départ
de la gare ferroviaire d’Oran ; après qu’une escorte consistante de
gendarmes eut procédé à un contrôle d’identité minutieux, au faciès. Le train a
démarré alors en glissant voluptueusement sur les rails qui lui étaient si
dévoués, avec lesquels il avait cette relation intime qu’ont les membres d’un
vieux couple qui en a vu, des voyages, se dérouler en eux, dans leur dualité
unifiée et scellée par le temps. Sauf ce jour-là où l’histoire saignait aux
quatre coins du pays.
La plupart des compartiments étaient à moitié vides. Au fur et à mesure que le train quittait la ville, Anis se sentait crispé à cause de l’appréhension de ce voyage où la quête de Bakhta se mêlait à une sensation de perte définitive : l’innocence dont il venait d’être brutalement amputé. Il en était même arrivé à haïr cette ville, Naro, qu’il avait idéalisée et qui lui collait à la peau et avait fini par paralyser ses énergies, y compris celle de prendre le large, malgré ce violent désir qui lui martelait le ventre, tel un roulement de tamtam. En somme, il en était arrivé avec cette ville comme avec une femme fatale qui le tiendrait esclave de sa possession, au moyen de recettes occultes puisées dans la magie noire.
La plupart des compartiments étaient à moitié vides. Au fur et à mesure que le train quittait la ville, Anis se sentait crispé à cause de l’appréhension de ce voyage où la quête de Bakhta se mêlait à une sensation de perte définitive : l’innocence dont il venait d’être brutalement amputé. Il en était même arrivé à haïr cette ville, Naro, qu’il avait idéalisée et qui lui collait à la peau et avait fini par paralyser ses énergies, y compris celle de prendre le large, malgré ce violent désir qui lui martelait le ventre, tel un roulement de tamtam. En somme, il en était arrivé avec cette ville comme avec une femme fatale qui le tiendrait esclave de sa possession, au moyen de recettes occultes puisées dans la magie noire.
Un moment plus
tard, contrôle des billets par un fonctionnaire, proche de la retraite. Un
jeune resquilleur, un vagabond des rails, mal habillé, qui refusait de
présenter ses papiers d’identité, tandis que les voyageurs le regardaient avec
une délectation de voyeurs, a été emmené par les gendarmes. Subitement, il
s’est calmé et s’est laissé entraîner. Son regard avait pris une posture
résignée et il murmurait ironiquement, entre ses dents, « One, Two, Three, viva
l’Algérie ». Dehors, il faisait beau mais le ciel était fiévreux.
10 h 29, El Asnam.
Au fur et à mesure, le train s’est garni de voyageurs parmi lesquels une jeune
fille aux yeux d’eau vert marabout, la chevelure hirsute, les pieds nus
recouverts de poussière et portant un panier en osier contenant des figues
d’arrière-saison. Elle les avait ramenées de Sidi M’Hamed Benaouda et les
destinait à Sidi Abdarrahmane Ethaâlibi, disait-elle à qui voulait l’entendre.
En ajoutant « il faut sauver nos
ancêtres de la catastrophe ».
Aucun oiseau ne chantait plus dans le ciel d’Algérie, sauf celui qui dansait dans l’ombre des yeux de cette jeune fille.
Aucun oiseau ne chantait plus dans le ciel d’Algérie, sauf celui qui dansait dans l’ombre des yeux de cette jeune fille.
Ça circulait
beaucoup dans les allées du train, ce qui donnait l’impression d’être dans une
rue d’un quelconque centre-ville en ébullition. Des voyageurs agités avec leurs
bagages, des contrôleurs, les gendarmes de l’escorte, et tout ce beau monde
laissait les portières ouvertes. Un vrai désordre chevauchant le paysage ahuri
qui défilait. Les gendarmes ont opéré un nouveau contrôle sélectif des bagages
et des pièces d’identité. Bizarrement, une fois arrivés devant Anis, l’un d’eux
lui a demandé :
— Votre
profession ?
— Écrivain
public.
— Dans quelle
ville ?
— Naro.
— Et sur quoi
écrivez-vous ?
— Sur la
détresse des petites gens.
De tout jeunes
vendeurs à la criée sont montés dans le train et se sont mis à sillonner les
wagons, proposant des sandwichs au saucisson cacher bleuâtre comme une blessure
non soignée, aux œufs trop durs, au fromage, des pommes frites avachies, de la
limonade douteuse, du café trop sucré contenu dans des Thermos, des médicaments
périmés et surtout des cigarettes qui avaient disparu du marché depuis le début
de l’été, enfin de l’espoir auquel personne ne croyait plus vraiment. Il ne
fallait pas se plaindre, « il y a
pire en ce moment », s’était dit Anis, tout en ne succombant pas à
l’insistance de ces enfants qui, de plus, avaient à revendre une hargne, un
ressentiment de tout ce qui pouvait leur faire sentir leur état. Dans ce train,
les voyages n’étaient pas les mêmes, n’avaient pas la même saveur d’une année à
l’autre. Celle des vendeurs était non seulement amère, mais absolument
inacceptable. Chacun d’eux se disait, tout bas, en vous proposant son couffin
de victuailles de fortune, « moi
aussi je suis le fils des neuf mois, comme toi mon frère ».
Les gendarmes
sont encore passés, entraînant un voyageur clandestin appréhendé, une sorte de
petit butin banal, dont ils se délesteraient à la prochaine gare. Le butin en
question avait une moustache en broussaille, désordonnée comme son existence,
un visage buriné, sombre, des habits informels.
Trois hommes
silencieux, qu’Anis soupçonnait d’être des policiers en civil, étaient
descendus du train. Un derviche à la soixantaine révolue, parlant bien le
français, avait entamé la traversée des wagons en criant « je cherche ma mère, ma pauvre mère qui a
disparu peut-être à tout jamais. Mon père est mort, il y a trois mois que sa
femme s’est envolée, le lendemain de la disparition ».
Le soleil lui a répondu en prenant de l’altitude. Il semblait dire au derviche de ne pas oublier qu’il était là, lui, et qu’il se chargeait d’éclairer ses jours jusqu’au moment où il retrouverait sa mère, ne serait-ce que dans le souvenir des heures heureuses qu’il avait dû passer avec elle. Tout le reste était éphémère, destiné à se faner et disparaître un jour ou l’autre. Sauf l’Éternel là-haut.
C’est ce que le derviche lettré a cru lire dans les rayons du soleil qui venait de prendre son envol. Il s’est arrêté subitement devant Anis, lui a remis une feuille de papier froissée sur laquelle était recopié un poème de déportation (au bagne de Calvi, en Corse) de Mohamed Belkheir. Puis il lui a confié à l’oreille : « Sais-tu, mon fils, ce qu’a dit l’Émir Khaled à un compatriote qui lui avait rendu visite, vers le fin des années vingt, durant son exil en Suisse, et lui avait demandé de rentrer au pays ? Il lui a répondu : Non, mon fils ! Ce pays a pour tradition de châtrer ses étalons. »
Avant de repartir en implorant sa mère de revenir et en ajoutant que le sang coulait, le sang des Algériens coulait par la main d’autres Algériens et que ce n’était pas fini, attention ce n’était qu’un début, le pire restait à venir, qu’il ne fallait pas faire confiance au soleil de chez nous, que celui-ci était amnésique, trompeur comme le baiser brûlant d’une femme infidèle. Il jurait aussi qu’il ne cesserait de parcourir tous les trains du pays qui passeraient et qu’il pouvait prendre jusqu’à l’instant improbable où il retrouverait sa mère, symbole de toutes les mères qui avaient sacrifié leurs jeunesse, leur volupté, la beauté de leur visage pour sauver celles de cette terre ingrate, et cela jusqu’au jour où l’on arrêterait d’essuyer les couteaux ensanglantés sur le dos du colonialisme ou la main de l’étranger.
Le soleil lui a répondu en prenant de l’altitude. Il semblait dire au derviche de ne pas oublier qu’il était là, lui, et qu’il se chargeait d’éclairer ses jours jusqu’au moment où il retrouverait sa mère, ne serait-ce que dans le souvenir des heures heureuses qu’il avait dû passer avec elle. Tout le reste était éphémère, destiné à se faner et disparaître un jour ou l’autre. Sauf l’Éternel là-haut.
C’est ce que le derviche lettré a cru lire dans les rayons du soleil qui venait de prendre son envol. Il s’est arrêté subitement devant Anis, lui a remis une feuille de papier froissée sur laquelle était recopié un poème de déportation (au bagne de Calvi, en Corse) de Mohamed Belkheir. Puis il lui a confié à l’oreille : « Sais-tu, mon fils, ce qu’a dit l’Émir Khaled à un compatriote qui lui avait rendu visite, vers le fin des années vingt, durant son exil en Suisse, et lui avait demandé de rentrer au pays ? Il lui a répondu : Non, mon fils ! Ce pays a pour tradition de châtrer ses étalons. »
Avant de repartir en implorant sa mère de revenir et en ajoutant que le sang coulait, le sang des Algériens coulait par la main d’autres Algériens et que ce n’était pas fini, attention ce n’était qu’un début, le pire restait à venir, qu’il ne fallait pas faire confiance au soleil de chez nous, que celui-ci était amnésique, trompeur comme le baiser brûlant d’une femme infidèle. Il jurait aussi qu’il ne cesserait de parcourir tous les trains du pays qui passeraient et qu’il pouvait prendre jusqu’à l’instant improbable où il retrouverait sa mère, symbole de toutes les mères qui avaient sacrifié leurs jeunesse, leur volupté, la beauté de leur visage pour sauver celles de cette terre ingrate, et cela jusqu’au jour où l’on arrêterait d’essuyer les couteaux ensanglantés sur le dos du colonialisme ou la main de l’étranger.
Pour lui, ces
trains chevauchés étaient autant d’îles mouvantes où il s’exilait lui aussi,
volontairement.
À un de ses passages, la jeune Berbère aux yeux d’eau vert marabout, qui s’était murée dans un silence quasi total, lui a fait signe de s’approcher :
À un de ses passages, la jeune Berbère aux yeux d’eau vert marabout, qui s’était murée dans un silence quasi total, lui a fait signe de s’approcher :
— Ya Cheikh, nous remontons tous deux
vers cette même nappe phréatique enfouie sous le sol de ce pays et que tous les
prédateurs qui se sont succédé ont tenté d’épuiser, d’assécher, sans y
parvenir. C’est cette nappe souterraine, notre bien commun, qui a maintenu
vivants et entiers les reliefs parcourus en ce moment, jusqu’aux confins des
frontières léguées par les anciens occupants. Nous n’avons pas disparu. Nous
sommes seulement rares aujourd’hui à porter le secret de la nappe, chacun y
ayant accès par une porte invisible au commun des mortels. Nous en sommes
dépositaires et chargés, que nous le voulions ou non, de sa survie jusqu’au
jour où, peut-être, elle arrosera abondamment et cette terre et les cœurs qui
l’habitent. Tu as tes souvenirs, j’ai les miens, et ils se rejoignent dans la
gloire passée comme dans l’oubli présent.
Essaie de regarder au-delà des cimetières ouverts maintenant, plus loin. Toi tu as perdu ta mère, moi j’ai égaré ma sœur Bakhta, l’unique rescapée de ma famille que cherche également cet homme là-bas qui lui voue une passion secrète et chargée du souffle de sa noblesse spirituelle. Il ne sait pas que je sais. Peu importe, il ne sait pas que je le protège du mauvais œil qui vous abat comme les balles aveugles qui pleuvent en ce moment sur les villes.
- Et moi donc, si je venais à te confier l’histoire de ce lieu, de cette gare d’où j’ai pris le train qui nous emmène vers les prochaines escales de nos destinées, toi et moi, si je venais à te parler des déportés de Cayenne, des bardes qui ne les ont pas oubliés, des deux tremblements de terre qui ont fini par ravager la ville et l’ont livrée au chaos, si je venais…
- Ne vous donnez pas cette peine, mon père, n’éteignez pas la lumière qui vous accompagne, dans ce train commun.
Essaie de regarder au-delà des cimetières ouverts maintenant, plus loin. Toi tu as perdu ta mère, moi j’ai égaré ma sœur Bakhta, l’unique rescapée de ma famille que cherche également cet homme là-bas qui lui voue une passion secrète et chargée du souffle de sa noblesse spirituelle. Il ne sait pas que je sais. Peu importe, il ne sait pas que je le protège du mauvais œil qui vous abat comme les balles aveugles qui pleuvent en ce moment sur les villes.
- Et moi donc, si je venais à te confier l’histoire de ce lieu, de cette gare d’où j’ai pris le train qui nous emmène vers les prochaines escales de nos destinées, toi et moi, si je venais à te parler des déportés de Cayenne, des bardes qui ne les ont pas oubliés, des deux tremblements de terre qui ont fini par ravager la ville et l’ont livrée au chaos, si je venais…
- Ne vous donnez pas cette peine, mon père, n’éteignez pas la lumière qui vous accompagne, dans ce train commun.
12 h 29,
Blida. Des militaires et des militaires ont envahi le train. Puis Baba Ali,
décor suburbain, entre verdure et béton conquérant. Puis encore El-Harrach avec
des policiers sur les quais fermés aux voyageurs, où seule l’escorte de
gendarmes était descendue. Au loin, une odeur de fumée, de caoutchouc brûlé.
…enfin Alger.
Le train a hurlé, puis s’est calmé et s’est immobilisé. Dernier contrôle
minutieux d’identité par des militaires, arme au poing. Dehors la ville
méconnaissable, gorgée d’un air irrespirable, chargée de gaz lacrymogène, où
planait le fantôme d’une mort invisible et pourtant proche. Des rues vides de
toute circulation, parsemées d’énormes tas d’ordures pourrissantes, des
blindés, des militaires en armes. Les jours précédents, de violentes émeutes
avaient éclaté dans plusieurs quartiers de la capitale dont les jeunes insurgés
avaient quasi pris possession : Bab El-Oued, Belcourt, Badjarah,
El-Harrach, ainsi que dans les environs. La veille, les islamistes étaient
apparus à la tête d’une manifestation.
La jeune fille
et le derviche s’en allèrent ensemble, tandis qu’Anis prenait une autre
direction. Ils se dirigèrent vers le mausolée de Sidi Abderrahmane. Chemin
faisant, ils eurent la vision d’un spectacle baroque, entre réalité et fiction.
Des émeutiers se partageant le stock d’alcool d’un cabaret investi la nuit
précédente ; d’autres distribuant aux passants le tribut d’un grand
magasin pillé : vêtements, parfums et espadrilles Stan Smith fraîchement
exposés, viande et fromages importés ; plus loin, des enfants de la nomenklatura récemment encore
socialiste roulant dans des voitures de luxe, à toute vitesse ; Bakhta
habillée de noir, courant d’un bout à l’autre de la ville par des raccourcis,
un encensoir à la main qu’elle balançait au-dessus des têtes plongées dans un
état second et criant à la ronde : « Ne brûlez pas tout, ne brûlez pas vos mémoires, sinon vous allez errer
aveugles dans la nuit de l’histoire. » Certains témoins formels
affirmant même l’avoir vue traîner derrière elle le lion aveugle de Sidi Mhamed
Benaouda.
À l’entrée de la basse Casbah, de jeunes militaires appelés partageant des plats de couscous offerts par des vieilles femmes pour éteindre le feu de la fitna, disaient-elles. Et soudain, là-haut dans le ciel, debout sur un nuage, un homme autoritaire s’appuyant sur une canne et scrutant la ville à l’aide d’une paire de jumelles, criant dans un porte-voix : « Il y a le feu partout, il faut éteindre le feu coûte que coûte. »
À l’entrée de la basse Casbah, de jeunes militaires appelés partageant des plats de couscous offerts par des vieilles femmes pour éteindre le feu de la fitna, disaient-elles. Et soudain, là-haut dans le ciel, debout sur un nuage, un homme autoritaire s’appuyant sur une canne et scrutant la ville à l’aide d’une paire de jumelles, criant dans un porte-voix : « Il y a le feu partout, il faut éteindre le feu coûte que coûte. »
Une fois dans
le mausolée désert, la jeune Berbère, venue des montagnes de l’Ouest, remit le
panier de figues au gardien des lieux, ainsi qu’une clé enveloppée dans un
mouchoir. Ensuite les deux visiteurs s’installèrent dans un coin du patio.
Après un long silence, le derviche prit la main de sa compagne et lui
dit :
— Oui, ma
fille… Ils pensent que le Cheikh n’est plus utile, que son temps a passé son
chemin et que la vieillesse l’a trop envahi. Ils ont aiguisé leurs couteaux sur
du vent, pensant que le sabre du Cheikh n’a plus d’éclat. Mais le Cheikh a vent
de leurs médisances et il n’est pas ligoté. Il n’est ni agneau ni pauvre bête
de sacrifice. Il les écoute et se contente d’être magnanime. Rien ne lui
échappe et Dieu rendra justice à chacun selon ses faits. L’homme qui te parle,
ma fille, n’est pas sorti du néant. C’est un enfant du bien et de la loyauté.
Le crépuscule
était vite arrivé, sitôt suivi par la nuit bientôt cadenassée par le couvre-feu
qui avait été instauré. De temps à autre éclataient quelques coups de feu de
sommation. Des coups de feu qui résonnaient dans les vieilles têtes comme
d’étranges réminiscences d’une époque révolue, celle de la guerre
d’indépendance. Était-ce possible ?
Subitement trois oiseaux, inconnus de tous,
se donnaient la réplique, distrayant quelque peu cette nuit, pour qu’un jour
nouveau advienne, portant un étendard blanc dans ses flancs.
Quant à Anis, il était allé tout droit au Ramallah, un bouge enclavé où avaient l’habitude de se retrouver quelques écrivains publics irréductibles, marginaux comme lui et donc tolérés. C’était un lieu reclus, sombre et remontant à une époque où Alger accueillait les révolutionnaires en cavale. Il en était resté quelques traces sur un mur sombre : des affiches dont une du Che relookée et un poème de Garcia Lorca recopié par la main de Jean Sénac.
Le Ramallah était vide lorsque Anis y avait fait son entrée. Mais il savait, en son for intérieur, que Bakhta, qui avait connu l’endroit en sa compagnie, y ferait son apparition. Elle ne vint pas ce jour-là, ni le lendemain. Ses amis l’avaient bien aperçue, par-ci, par-là. Affirmaient-ils du moins.
Lundi 10 octobre, le soir. Le bouge était vide, en deuil. Il n’avait pas fini de penser à Bakhta que celle-ci faisait son entrée et prenait place face à lui, sans un mot. Retrouvailles insolites. Après un long silence, Anis lui prit la main droite avec douceur, le cœur enfin apaisé par la tendresse qui s’en dégageait comme le flux d’une rivière fraternelle qui distillait son eau, de la manière la plus lente, la plus légère et la plus souriante possible.
Bakhta n’arrêtait pas d’énumérer des chiffres sur ses doigts.
Quant à Anis, il était allé tout droit au Ramallah, un bouge enclavé où avaient l’habitude de se retrouver quelques écrivains publics irréductibles, marginaux comme lui et donc tolérés. C’était un lieu reclus, sombre et remontant à une époque où Alger accueillait les révolutionnaires en cavale. Il en était resté quelques traces sur un mur sombre : des affiches dont une du Che relookée et un poème de Garcia Lorca recopié par la main de Jean Sénac.
Le Ramallah était vide lorsque Anis y avait fait son entrée. Mais il savait, en son for intérieur, que Bakhta, qui avait connu l’endroit en sa compagnie, y ferait son apparition. Elle ne vint pas ce jour-là, ni le lendemain. Ses amis l’avaient bien aperçue, par-ci, par-là. Affirmaient-ils du moins.
Lundi 10 octobre, le soir. Le bouge était vide, en deuil. Il n’avait pas fini de penser à Bakhta que celle-ci faisait son entrée et prenait place face à lui, sans un mot. Retrouvailles insolites. Après un long silence, Anis lui prit la main droite avec douceur, le cœur enfin apaisé par la tendresse qui s’en dégageait comme le flux d’une rivière fraternelle qui distillait son eau, de la manière la plus lente, la plus légère et la plus souriante possible.
Bakhta n’arrêtait pas d’énumérer des chiffres sur ses doigts.
— Que
comptes-tu donc ?
— Les cadavres
que j’ai vus tout à l’heure et qui me hantent.
— Partons loin d’ici, chuchota Anis. Procurons-nous une tente et fuyons loin d’ici, loin des villes ravagées, allons vers les oueds cachés au creux des montagnes, le temps qu’un jour nouveau arrive, le temps que nous puissions accueillir celui-ci avec quelques éclats de rire secrètement mijotés par notre innocence préservée.
— Non, pas maintenant. Nous ne pouvons leur laisser le soin d’éteindre le feu avec les mains de la mort. Moi je reste, même sans illusions. À cet instant, tu es une trêve pour moi et le témoin du récit de ces journées vécues par moi. Tu es un rivage pour moi, un de ceux qui m’accompagnent, un des sentiers secrets que je m’invente et emprunte. Des sentiers de moi seule connus et qui m’emmènent vers des ailleurs possibles. C’est pourquoi, même dans la multitude, je me fais oublier.
Entre-temps, le Ramallah s’était empli de clients. Sur un écran de télévision accroché à un mur passait un documentaire exotique sur les explorations du Commandant Cousteau, avec plein de poissons inconnus. Alors Anis écouta son amie dérouler son récit comme un sirocco explorant une mer de dunes.
Bakhta raconta…
Le premier gamin chahuteur :
Il n’avait pu résister à la tentation de la bière qui coulait à flots, libérée par une nuée d’autres gamins insurgés, à El-Harrach. C’était son seul acte de solidarité avec les Persévérants. Une beuverie avec de la bière détournée de son chemin habituel. Cet acte était sans conséquence par rapport au second, celui d’aller acheter du pain à Bab El-Oued qui était, en ce moment même, le chaudron du diable. Pourtant, lui n’avait aucun compte à régler, ni avec X ni avec Y. Il voulait juste acheter du pain pour la maison et il était treize heures. Il remonta, à pied, vers le centre-ville, ce qui était un mauvais choix. Lorsqu’il arriva sur la place des Martyrs, la fusillade avait éclaté. Cela, il ne le savait pas…
Les deux chouyoukh s’étaient contredits : le jeune enflammé avait lancé l’appel à la confrontation, le vieux rusé avait dit non, après une négociation au fort de l’Empereur. La fougue du jeune l’emporta sur la sagesse rusée du vieux. La foule, pour s’être trouvée déroutée, n’en avait pas moins continué sa marche, traversant tous les barrages sans être inquiétée. Non, la foule ne se doutait de rien. Lorsqu’elle était arrivée sur la place et que celle-ci avait été à peu près noire de monde, trois coups de feu avaient été tirés d’un endroit inconnu. Terrible moment où les mitrailleuses des chars avaient été prises par un accès de démence. Un carnage.
Le gamin fut désemparé. Une jeune fille blessée s’effondra sur lui. Au moment où il s’apprêtait à la secourir, trois soldats se dirigèrent vers lui, l’un d’eux armé d’un fusil-mitrailleur. Ils ne lui laissèrent aucune chance, ouvrirent le feu sur lui, tirant neuf balles explosives. Pendant qu’il se traînait sur son ventre, perdant son sang, on lui envoya trois autres balles. Malgré tout, il réussit à se remettre plus ou moins debout et, au bout de trois cents mètres, atteignit les arcades de la basse Casbah où il se trouva à l’abri. Son bras gauche déchiqueté pendait comme une loque. Des bras charitables le transportèrent à l’hôpital où il fut déclaré mort avant d’être soigné et gardé trois mois.
Le double gamin chahuteur :
Des frères jumeaux qui n’eurent pas la même chance de survivre, si l’on peut dire.
Le premier revenait à la maison, à Badjarah, tenant à la main une bouteille d’eau de Javel qu’il venait d’acheter. Il approchait d’une patrouille militaire, balançant sa bouteille à bout de bras, comme s’il voulait l’envoyer paître. Son regard était ailleurs. Il était en communion avec le vague bonheur qui l’avait traversé lorsque son adolescence avait rencontré une île langoureuse sur laquelle il rêvait de s’étendre. Mais c’est comme s’il avait eu l’envie espiègle d’envoyer valser, quelque part, cette sacrée bouteille d’eau de Javel. Feu ! Il mourut avant d’atteindre l’île dont il rêvait et d’y étendre son cœur ému.
Son frère, comme propulsé en avant par son pressentiment de jumeau, bondit hors de la maison et courut tout droit vers la rue où l’autre atteignait l’île de son rêve, juste à l’instant où il rendait l’âme. Les soldats firent feu de nouveau. Blessé, il rampa vers le corps étendu par terre. Alors les mêmes firent feu, une dernière fois.
Le troisième gamin chahuteur :
Il était bel et bien parmi la foule des Persévérants de son âge, rendus fous par la haine des dépositaires de La Montagne. Ce jour-là, il s’était mis de la partie, se prêtant lui aussi au jeu de ce chahut automnal. C’était le mercredi 5, dans le quartier d’El-Biar. Rapidement, son petit groupe fit boule de neige et, tous ensemble, ils s’attaquèrent à la poste, puis au Monoprix, qu’ils mirent à sac, ensuite au siège du ministère de la Justice qu’ils incendièrent, pour terminer leur randonnée devant le commissariat du quartier, l’inonder d’une pluie de pierres et de cocktails Molotov. A la tombée de la nuit, les gamins se dispersèrent. Jusqu’au lendemain où, de nouveau, ils s’étaient regroupés pour reprendre leur partie de quitte ou double.
Mais cette fois, d’étranges voitures banalisées s’étaient mises à danser un ballet inconnu jusque-là dans la ville. Pour son malheur, le troisième gamin fut attrapé par des soldats qui l’emmenèrent dans un lieu secret où il passa vingt-neuf jours, sans qu’il lui soit permis de manger ni de fermer l’œil. Le supplice fut son seul pain quotidien jusqu’au jour où il se retrouva dans la rue, jeté quelque part hors d’une voiture, dans la nature. Il retourna seul chez lui, prit une douche et changea de vêtements, sans adresser la parole à quiconque.
À compter de ce jour, il s’enferma dans la maison et se confina dans un silence total. Plus un son ne sortira de sa bouche, plus un pas ne sera posé par lui au-dehors. Si ce n’est le jour où il sera emmené de force, au bout de la neuvième année, vers un hôpital psychiatrique.
Ils diront que ce sont Eux qui ont provoqué ce jour-là, tout en se rejetant la faute les uns sur les autres, pour faire oublier la déchirure, le viol symbolique de ce corps instable, insaisissable et tant sacralisé : le Peuple, cette unique et immense famille. Ils diront que certains, parmi eux, avaient allumé le feu, avaient orchestré le carnage qui leur aurait échappé des mains. Mais en aparté, ils se sentiront trahis par ce même peuple ingrat à leurs yeux, coupable d’avoir déversé si violemment sa haine vis-à-vis d’eux, d’avoir brutalement rompu ce pacte de dupes remontant à l’époque de La Montagne. Seulement le divorce étant allé trop loin, trop violemment, il fallait rattraper le pacte, coûte que coûte, lui donner peau neuve.
Mais voilà, le sang des frères avait coulé. Il n’aurait pas le temps de sécher. L’heure de la férocité avait sonné.
À la télévision, on annonça la naissance d’un nouveau-né (sous éprouvette) : LA DÉMOCRATIE. Jubilation crédule dans le bouge.
Anis ouvrit son cahier d’écolier où il écrivit : « Oh ! Amie, je suis au cœur de la tempête, parmi tout ce que charrie la tempête. Si jamais la brume s’égaie, que le temps s’éclaircit et que notre étendard est hissé haut et flotte fièrement, ce jour-là seulement nous peindrons de blanc nos demeures. » Puis il ajouta, dans un soupir, alors que Bakhta lui prenait la main :
« Nuit troublante,
Nuit ardente,
Nuit couleur de Rahma »
Il était trois heures du matin. « Viens, allons-nous-en. Ma petite sœur et le vieux derviche nous attendent près de la plage Padovani. »
Dehors, le couvre-feu, pas âme qui vive. Le ciel était bas sans pourtant être couvert, comme prêt à tomber sur les têtes. Puis l’étau qui emprisonnait la gorge d’Anis se desserra et l’air se fit plus léger. La Rahma avait installé dans son cœur et alentour sur cette nuit avancée une douce chaleur. C’était terrible à dire, mais on aurait dit que le pays avait eu besoin que soit versé un tribut de sang, avant d’être repu. Pour le moment…
Ils restèrent là, près de la mer, à veiller jusqu’au matin, évoquant les heures sombres traversées. Nous bûmes avec le verre qui tournait, « essayant d’être intelligents ». Le derviche tenait les clefs du voyage. La jeune Berbère arborait des signes d’optimisme qui ne trompaient pas et c’est à cela que les autres s’accrochaient. Elle conduisait un convoi de joies oubliées que chacun explorait, l’arpentant dans tous les sens, à la recherche de cette perle rare qui contenait la lumière de leurs espoirs. Au fur et à mesure de leur voyage intérieur, ils s’enfonçaient, euphoriques, dans des terres inconnues de leurs consciences malmenées et flétries à force d’être labourées par les tourments.
Le jour se leva courageusement. Le petit groupe se mit en marche pour prendre le train du retour. Une fois arrivée à la gare, Bakhta se sépara des autres et s’engouffra dans une ruelle, avant de disparaître.
Brahim Hadj
Slimane.
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planet-dz.com
La Création
Artistique en Algérie, Histoire et Environnement
Par Brahim Hadj Slimane.
Par Brahim Hadj Slimane.
Un ouvrage réalisé sous l'impulsion de PlaNet DZ dans le cadre du projet AlgeArts et édité par Marsa Éditions
ISBN : 26913868-44-4
Prix : 16 € (en vente à Marsa éditions et à PlaNet DZ)
Réalisé avec le soutien du CCF d'Alger et de la Mission pour la coopération non-gouvernementale du MAE Français.
Il pourrait paraître facile, à première
vue, de faire un état des lieux de la création artistique, en Algérie, si l’on
considère que celle-ci sort à peine du chaos d’une guerre civile de dix années,
soit plus longue que la guerre d’indépendance ; un chaos, au sens où le poète
Kateb Yacine a dit, il y a une trentaine d’années : « l’Algérie, c’est un pays qui
naît, dans un pays qui meurt. C’est comme après un tremblement de terre ; on
croit que tout est fini, mais la vie continue ». Cela ne veut pas dire qu’avant
le surgissement et le déploiement de la violence, du terrorisme islamiste, la
création artistique, en Algérie, était libre et florissante, dans tous les
domaines. Loin de là...
S’il y a bien un univers, en Algérie,
qui se caractérise, autant et paradoxalement, par la richesse de sa vie, sa
vitalité, et son peu de visibilité, c’est bien celui de la création artistique.
La violence de la décennie passée a certes beaucoup ralentie l’émergence
publique, au grand jour, de diverses formes d’expressions artistiques. Des
artistes ont été fauchés à la vie. D’autres ont pris le chemin de l’exil,
notamment en France où ils ont, d’ailleurs et parfois même avec brio, développé
leur talent, ajoutant leurs touches à la mosaïque culturelle hexagonale.
Mais, en Algérie même, des artistes sont restés et une nouvelle génération a émergé, dans le théâtre, la musique, la littérature, les arts plastiques, etc…
Malheureusement, l’essentiel de ce flux
se fait en dehors ou en marge des espaces et institutions culturelles, d’abords
insuffisants, ensuite paralysés par une gestion bureaucratique et incompétente.
Individus et groupes artistiques sont donc souvent livrés à eux même et chaque
étape de leur geste créatif est un véritable parcours du combattant.
Toujours est-il qu’aujourd’hui de
nouvelles figures artistiques, miroir, porteur des douleurs et des espoirs de
la société algérienne, attend d’être vue, reconnue et promu ; a commencer parmi
la multitude des communautés vivant en France.
Le travail que nous avons réalisé,
grâce à l'impulsion de l'association Planet DZ, se veut être un voyage à
l’intérieur de cette mouvance créative, algérienne, des deux côtés de la mer,
une rencontre avec quelques une des figures de celle-ci et un rendu vivant de
son acharnement, entre espoir, foi, et désespoir, à exister et s’exprimer,
contre vents et marée.
Brahim Hadj Slimane
Brahim Hadj Slimane
Basée à Paris, l’association PlaNet DZ,
créée en 1997, œuvre en faveur de la promotion des acteurs culturels algériens
et de sensibilité maghrébine.
Les projets de PlaNet DZ visent autant à soutenir les créateurs qu’à faire connaître cette culture au public français et européen.
Depuis 1999, l’association anime le premier site Internet consacré à l’actualité culturelle maghrébine, et contribue à la valorisation de cette culture auprès d’un public grandissant. La particularité de l'activité de l'association est de constamment faire la part belle aux artistes et à leur univers, à l'essence même de leur travail et de leurs besoins. Avec le projet AlgeArts, initié en 2000, l'association PlaNet DZ s'est penché sur un aspect essentiel : les conditions économiques dans lesquelles la création artistique évolue actuellement en Algérie et les effets conjugués d'une crise multiforme sur la production, la diffusion des arts et du livre en Algérie. C'est avec les éditions Marsa que l'association a souhaité publier cet ouvrage qui a été imprimé en Algérie.
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voixmultiples.over-blog
Catégorie :
Ecriture et poésie
4 juillet 2008. J'offre ce poème,
extrait du recueil inédit: 29Visions dans
l'exil:
Rachgoun Tergua Sacelles ....
Des cabanons s'avancent vers la
mer....
Audacieux village où cours
la fureur....
Ruelles sablonneuses....
Présence du désert....
.. ..
Là où l'oued prend la mer....
L'enlevée s'ébat....
Sur l'eau douce salée....
.. ..
Comme des pions joués ....
La plage avance ....
Ses cabanons ensablés Mais....
.. ..
Dans une grotte rêche du désert....
L'émir contemple l'enlevée....
En vie encore ....
Immolée du désert....
Enclavée du désert....
Butin de guerre....
Chair du Djihad ....
La chair ....
Il chavire....
L'émir ....
La chair Le butin....
Il sombre ....
Croule ....
Attention Inceste....
.. ..
(L'enlevée a encore sur les doigts la
saveur du père, la saveur du bras auquel elle s'accrocha, lorsqu'on le traînait
vers le couteau de l'égorgeur)....
.. ..
L'émir regarde ....
L'enlevée un instant ....
Pense au père....
Sacrifié déjà ....
Le militaire à sa poursuite ....
Sur la frontière embusqué ....
Sur la proie il fonce ....
Viol Sang Mais....
.. ..
La voilà qui se lave ....
A Sarcelles ressuscitée ....
Sous les arcades du débarcadère ....
Sur la falaise insolente se dresse ....
Vierge le regard
De toute peur....
En la berbère retrouvée ....
Eloignée là loin de ses crêtes Buvant
....
Le souffle des voyages ....
Prêts à venir....
Vingt-neuf.....
BHS
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voixmultiples.over-blog
Documentaire
sur Kateb Yacine
Il est je ne sais pas quelle
heure, entre le un jour (le 6 juillet) et un autre autre autre (le 7 juillet).
dans la vitesse morbide et éphémère que nous vivons, allez savoir les
instants, la qualité des moments, leur nature... J'ai eu 4 visiteurs (c'est
frustrant) anonymes, qui ne laissent pas de traces... Pourtant, même dans le
désert, il y a des traces, les pas sur le sable... Comme quoi, internet, c'est
deoid et en deça du désert. J'offre,malgré tout, ce projet de documentaire sur
l'expérience théâtrale de Kateb Yacine en Algérie (l'Action Culturelle
des Travailleurs, ACT), avant que des prédateurs -et ils existent- ne s'emparent
de l'idée. J'attend:
La troisième vie de
Kateb Yacine
....
....
.. ..
« ... Je suis allé en France
pour contacter Kateb Yacine. Il vivait à Gisors dans le Nord de Paris. Il
vivait seul dans une vieille ferme toute croulante qu'il avait louée. Il
faisait très froid et il avait allumé tout ce qu'il y avait de cheminées. C'est
là qu'il travaillait à la pièce L'Homme aux sandales de caoutchouc.
.. C'est au cours de cette rencontre que je lui ai proposé de rentrer en Algérie ».
C'est Ali Zamoum qui a décidé le poète Kateb Yacine, comme il se
définissait lui-même, de revenir au pays. Il rentrait du Vietnam où il
venait de passer deux ans. Le Vietnam avait, pour lui, une « valeur
de symbole révolutionnaire. 1954, c'est la chute de Dien Ben Phu. Peu de
temps après, c'est l'insurrection algérienne. La victoire des Vietnamiens
représentait une lueur d'espoir. Ils nous ont appris à oser être des hommes,
oser être des Algériens ». Son ami Ali Zamoum avait en
charge la formation professionnelle au Ministère du Travail. Vers 1968, il
avait recruté une troupe, Le Théâtre de la Mer.., fondée et
dirigée par Kadour Naïmi, une figure du théâtre d'avant-garde militant,
expatrié par la suite en Belgique puis en Italie. Après une hésitation (due à
son hostilité au régime de Boumediene et à des craintes répressives), Kateb
Yacine retourna en Algérie et prit en main la troupe qui sera rebaptisée
bientôt l'Action Culturelle des Travailleurs (ACT). Celle-ci
atteignit un effectif d'une vingtaine de comédiens et fut administrée par Ahmed
Asselah qui deviendra, une quinzaine d'années plus tard, directeur de l'Ecole
Supérieure des Beaux-arts et sera assassiné par les terroristes islamistes
durant la « décennie noire ». ....
C'est ainsi que débuta sa nouvelle
aventure artistique avec la fameuse pièce Mohamed Prends ta valise.
Après avoir été donnée pendant deux ans en Algérie, essentiellement pour les
travailleurs, cette pièce a été représentée en 1982, à travers France, dans une
tournée de six mois, touchant les travailleurs immigrés, après un
spectacle triomphal au Théâtre des Bouffes du Nord, lors du
festival d'automne de Paris. ....
Le théâtre initié par Kateb Yacine trouve ses prémisses déjà en France,
notamment avec L'homme aux sandales de caoutchouc
qu'on peut considérer à certains égards comme un tournant et dont il serait
intéressant de voir l'influence de la fréquentation de Jean-Marie Serreau et
Armand Gatti. Du moins avec le premier il avait fait l'expérience de la
création collective. Comme il l'exprimera plus tard lui-même, Kateb Yacine ne
se considérait pas comme un metteur en scène, de métier. Mais sa force créative
résidera dans le fait qu'il apportera une vison nouvelle dans le théâtre
pratiqué au pays et qu'il bousculera avec un souffle nouveau. Quoiqu'on
dise, il ira plus loin, en création et en audience, que les expériences
porteuses de vision, à leurs manière, de ces deux autres dramaturges de valeur,
de l'époque : Ould Abderrahmane Kaki et Abdelkader Alloula. C'est la
poésie assumée de Kateb Yacine qui fera la différence. La vision théâtrale de
ce dernier était articulée autour de trois éléments : d'abord son
inspiration créative puisée dans sa poésie mise en œuvre très tôt, en français,
dans la trilogie Le Cercle des représailles, même si
cette poésie a pu être moins perceptible dans l'expérience menée en Algérie, à
cause du type de théâtre choisi et du passage de la langue française à
l'arabe populaire et le tamazight, que dans celui qui appartenait,
disons, à la nébuleuse de Nedjma ou dans le premier cycle.
Peut-être avec la fréquentation d'Arman Gatti, Kateb Yacine a entamé son second
cycle (L'homme aux sandales de caoutchouc), celui d'un théâtre en
prise avec l'histoire immédiate, l'actualité politique, en relation avec le
passé, dans une mise en éclairage de la politique ancrée dans l'histoire. Il
s'est appuyé sur une double tradition théâtrale : d'un côté l'héritage de
deux aînés algériens, Allalou et Rachid Ksentini ; puis celle de la
tragédie grecque (Eschyle en particulier). Des deux premiers, qui avaient
fleuri au temps de la colonisation, il a repris la veine linguistique, l'arabe
populaire, en y ajoutant le tamazight. Son théâtre s'installait d'emblée
dans une subversion linguistique. ....
Une fois constituée, avec quelques partants et de nouveaux arrivés, la troupe
qui va suivre Kateb Yacine s'installera à Bab-El-Oued, dans un immeuble
dépendant du Ministère du Travail. C'est là où vivront les comédiens, en
communauté, et où ils créeront leurs pièces. Kateb Yacine sera logé dans
un pavillon au Centre familial de Ben Aknoun, sur les hauteurs d'Alger. Les
choses seront ainsi jusqu'en 1978. La troupe sera financée par le ministère qui
en paiera les membres, salariés, et diffusera les pièces auprès des
travailleurs, à travers le pays. Deux pièces seront crées, durant cette
période : La guerre de deux mille ans et ..La
Palestine.. trahie. Lorsque la générale de la
première fut donnée au Théâtre National Algérien , un musicien de la troupe
raconte qu'il y avait deux fois plus de monde dehors que dans la salle et qu'on
avait déployé, aux alentours, une armada de camions de CNS. Aucune troupe
n'a eu autant d'audience que l'ACT, dans l'histoire du théâtre algérien. Kateb
Yacine témoigne : « nous avons eu un succès de foule. Nous avons
toujours fait salle comble. En cinq ans, nous avons touché près d'un million de
spectateurs ». ....
Durant cette période algéroise, on peut relever troix événements : la
création d'une pièce (Saout Ennissa ou ..La
Voix.. des femmes) avec les élèves du lycée de
jeunes filles Maliha Hamidou, à Tlemcen qui s'arrêta à la générale ; la
visite du cinéaste Joseph Losey à Kateb Yacine pour un projet d'adaptation de Nedjma
qui n'aboutit pas ; enfin, la prise de parole tonitruante du poète,
durant la campagne de débat, à travers le pays, autour d'une Charte nationale.
Yacine y revendiqua le tamazight et sera, immédiatement après, déclaré interdit
de prise de parole en public. ....
En 1978, Ahmed-Taleb Ibrahimi, un islamiste, pris les reines du Ministère de
..la Culture.. et l'ACT passa sous sa tutelle. Le coup ne tarda pas à venir. En
plein hiver, la troupe fut littéralement vidée de l'immeuble de Bab-El-Oued et
on signifia à Yacine que l'ACT allait déménager de ville. C'est ainsi Yacine et
les siens prirent la route de Sidi Bel Abbès (plus de cinq-cent km à l'Ouest
d'Alger) où ils investirent le Théâtre-opéra de la ville ; Yacine en
devenant le directeur. La troupe devenait encombrante, il fallait l'éloigner de
la capitale, l'exiler au loin.
A Bel Abbès, la troupe reprit son répertoire et créa ..La
Poudre.. d'intelligence et Le
Roi de l'Ouest. Les comédiens participèrent à deux créations (Enti
Wana et Eljelsa marfou'a) d'un jeune auteur
oranais, Mohamed Bakhti, produites par le Théâtre, sous l'impulsion de Yacine.
Kateb Yacine passa son temps empêtré dans des soucis administratifs financiers,
les subventions se faisant rares, une diffusion plus difficile, avec un tabou
inavoué jeté sur sa troupe et lui. Il y vécut d'ailleurs sous surveillance
politique et policière. La mort de Kateb Yacine, le 28 octobre 1989 à
Grenoble, fut une tragédie pour la troupe, un coup fatal, tant
l'aura de celui-ci était forte. La plupart des comédiens se sentirent
littéralement orphelins, certains n'ayant pas encore fait leur deuil. Mahfoud
Lakroune dit Moh Ezitoun, le comédien-fétiche de Yacine, aura cette image
sur celui-ci : « c 'est un bloc irradiant ».
....
Progressivement, la plupart des comédiens perdit le goût du théâtre, comme si
la foi et la volonté s'en étaient allées avec Yacine. Malgré lui, Yacine avait
une influence prépondérante sur la troupe et celle-ci s'effrita lentement,
perdant sa cohésion. Le marasme et les difficultés croissantes des
Théâtres aidant, un certains ostracisme aussi, firent que l'aventure de l'ACT
fut reléguée dans l'imaginaire de ses acteurs au rang d'une épopée mythique qui
s'est évanouie dans le passé. ....
Aujourd'hui, une partie des comédiens a pris sa retraite, reconvertie à
d'autres métiers, l'autre attend son tour. Certains sont retournés dans leur
ville d'origine. ....
Mis à part les pièces, traduites en français, qui ont paru en France, en
1999, à l'occasion du dixième anniversaire du décès de Kateb Yacine, il n'y a
pratiquement pas de trace, en Algérie, de l'aventure théâtrale de l'ACT ;
quelques enregistrements de représentations sur bande magnétique, au Théâtre de
Bel Abbès, seulement. Aucune pièce n'a jamais été filmée, ni passée
à la radio. « Et c'est grave car pourquoi des pièces qui ont un énorme
succès, et tout le monde le sait, la télévision ne leur permettrait-elle pas
vraiment de pénétrer dans toute l'Algérie, dans les familles… Cela montrerait
qu'il y a un théâtre vivant ! », déclara maintes fois Kateb Yacine
qui n'eut jamais lui-même accès ni à la radio, ni à la télévision. ....
Donc voilà l'épopée sur laquelle il faut lever le voile et le tabou qui
continue de traîner à travers l'histoire. Devant l'embarras qu'on peut
éprouver face à un tel projet, on pourrait recourir à Yacine lui-même. D'abord
traduire l'utopie qui habitait ce dernier à son retour en Algérie et qu'on peut
résumer par ces propos du poète : « je rêve d'un théâtre de
masse, je voudrais le transporter au stade, qu'il y ait jusqu'à 100 000
personnes pour le voir. Je crois que cela est possible parce que cela a été
fait dans le passé. C'est tout à fait réalisable avec les moyens actuels
et toute l'énergie et la soif qu'il y a dans le public ». Par
passé, Yacine voulait dire celui du théâtre grec qui était fait par les poètes,
comme lui. « Ce qui était religieux, au sens sacré, chez les Grecs,
devient un théâtre politique, à notre époque », précise-t-il. Dans quelle
mesure et jusqu'où cette vision s'est-elle matérialisée ? En quoi a-t-elle
échouée ou avorté ? A voir. Pourquoi n'en reste-t-il pas de trace, ou
seulement dans la conscience de ceux qui ont participé à la troupe ou l'on
accompagné dans son périple ? Est-ce tout reste-t-il encore
possible ?....
S'inspirer de Yacine pour ce documentaire, cela veut-dire d'abord
alimenter celui-ci aux sources de la poésie. C'est un documentaire poétique
qu'il faut faire. Ensuite, il faut faire sienne la liberté que
revendiquait Yacine dans la création, puisque guidée par la révélation
poétique. Liberté ensuite dans sa construction, sa forme, ses techniques. Il
faut donc visiter un style de documentaire qui aille dans ce sens. On sait que
Yacine privilégiait la construction fragmentaire, inachevée, ouverte, et
métissait les genres dont il récusait le cloisonnement. Pour que ce
documentaire ne soit pas seulement un repas froid à servir, de dates et de
souvenirs seulement, il pourrait être le lieu et l'occasion d'une création théâtrale,
collective. Celle-ci pourrait être la version d'une ancienne pièce ou un
ensemble de tableaux puisés dans le répertoire de la troupe. L'expérience
pourrait avoir lieu dans un amphithéâtre romain ; ce qui était le vœux non
exhaussé de Yacine lui-même. La musique aurait une part prépondérante et jouée
en live. Pour cela, outre les deux musiciens de la troupe, Amazigh Kateb et son
groupe et le groupe Debza pourraient être sollicités.
Il faudra qu'une place soit d'ailleurs donnée à ce dernier, du moins ce qu'il
en reste, qui fut l'héritier le plus direct du théâtre de Yacine. En
matière d'archives audiovisuelles, nous ne disposons quasiment que de bandes
magnétiques, au Théâtre de Bel Abbès, et un reportage
(semi-professionnel) de la tournée de Mohamed prends ta valise, en France. Un
lot d'affiches des spectacles est encore disponible à Bel Abbès et une matière
iconographique se trouve auprès de ..la Fondation Mémoire.. et Avenir, à
Grenoble. deux documentaires connus ont été réalisés sur Kateb Yacine,: Kateb
Yacine, l'amour et la révolution par Kamel Dahan, du vivant ; un autre
récent produit par Beur TV. Deux reportages semi-professionnels : une
interview réalisée par Stephane Gatti et un court reportage sur la présentation
du film de Dahan, à la cinémathèque d'Oran, en juin 1989, en présence de Yacine
et qui était la dernière apparition publique de
celui-ci. ....
Enfin, l'objet de ce documentaire ne peut être abstrait de l'environnement
culturel, idéologique et politique dans lequel baignait Yacine auquel il a été
confronté. Les deux régimes –celui de Boumediene et celui de Chadli, les
courants et mouvances politiques (nationalistes panarabistes,
islamistes, communistes staliniens), le milieu théâtral, artistique
local, son cercle d'amis dont le peintre Mhamed Issiakhem. Et aussi le peuple,
ce fameux peuple auquel il vouait tellement d'attention, de respect, qu'il
mythifiait peut-être également. Il faut « pêcher »,
selon son expression, ses personnages atypiques, ces demi-fous, ces errants
(tel ce fameux Si Mohamed Lounissi qui fut son premier père spirituel, dans son
adolescence à Constantine), dans lesquels il se reconnaissait, qu'il
affectionnait et en qui il lisait le destin de l'Algérie. Cette Algérie, il
faudra en restituer le mythe dont il était porteur.....
Brahim Hadj Slimane
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- Une telle diversité ne pourrait-elle pas
être assimilée à de l’éclectisme ?
Je ne vous apprendrai pas que la
division, la spécialisation et le cloisonnement entre les genres et les formes
de création artistique sont un produit historique et ne sont ni immuables ni
porteurs de vérité absolue. Il se trouve que je m’inscris dans une tradition de
créateurs qui ont tenté d’abattre les cloisons. A commencer par Kateb Yacine
auprès de qui je me ressource tout le temps, que je ressens comme un frère aîné
et que j’évoque régulièrement pour tenter de le sauver de l’oubli. Par exemple,
je déclame partout sa poésie. Sans le mythifier nullement, il exprime pour moi
une certaine Algérie qui m’habite, une utopie aussi. Splendide, merveilleuse...
D’un autre côté, pour avoir exploré sa vie palpitante, sa souffrance me touche
et la mienne lui ressemble. Nous subissons à peu près les mêmes
oppressions.
- Mais n’avez-vous jamais craint
l’éparpillement ?
Non. Pas du tout. A la base, ce
que j’exprime ne m’est pas extérieur et ne répond à aucune exigence de marché
ou mode ou fantasme du moment. Je ne suis pas un commerçant de la culture. Je
veux exprimer mon pays et surtout ce que j’appelle les «sans-voix». Maintenant,
il se trouve que, selon le cas et le moment, une forme de création peut
s’avérer plus appropriée qu’une autre. C’est comme si elle s’imposait
d’elle-même. En ce moment, je me suis plongé dans le cinéma documentaire. C’est
un besoin qui remonte à loin, puisque j’ai été animateur de ciné-club dans une
autre vie. Je suis sociologue de formation et journaliste de métier. Donc, le
fait d’aller vers le film documentaire n’est pas gratuit. Pour moi, il coule de
source.
- Quelle expression pourrait vous qualifier ?
Agitateur culturel, médiateur de sens…
Militant culturel plutôt, même si
cette expression a été galvaudée et peut paraître anachronique. Pour moi, la
culture doit toujours contribuer à changer, à faire évoluer la société dans le
sens d’une libération des oppressions et d’une émancipation, d’un
épanouissement des individus, des peuples…
- Dans votre activité plurielle, est-ce vrai
de dire que la poésie est votre muse préférée, le cœur de votre expression ?
Oui, cet exact. Mais je ne suis
pas unique. Quelles que soient leurs disciplines, la plupart des créateurs
sont, d’une manière ou d’une autre, des poètes. Certains le montrent plus que
d’autres, c’est tout. La monteuse de Jean-Luc Godard disait, dans un numéro
spécial des «Cahiers du Cinéma» sur ce réalisateur, que, pour elle, celui-ci
était d’abord un poète. Ne parlons pas alors de Buñuel, Pasolini, Garcia Lorca
et d’autres
encore…
- En poésie, quels sont vos auteurs de
référence, ceux qui vous ont amené à cet art du verbe ?
Surtout ceux qu’ont appelle les
«poètes maudits» : Rimbaud, Baudelaire, Lautréamont, Gérard de Nerval… Mais
également, et bien entendu, Kateb Yacine, Jean Sénac, Mohamed Kheïreddine,
Mahmoud Darwich. Je ne peux pas tous les citer. A un autre niveau, depuis un
certain moment, je me situe dans la chaîne de mes ancêtres mystiques qui
remontent au soufisme et à l’Andalousie musulmane. D’ailleurs, on m’a prénommé
en hommage à Sidi Brahim El Masmoudi, un saint savant de Tlemcen de l’époque
des Zianides. Donc, il faut que j’assure
(sourire) !
(sourire) !
- Comment voyez-vous l’avenir de la poésie
dans ce monde si mouvant et si différent ?
Sa voix est étouffée par le
vacarme des guerres et des caisses enregistreuses. Je ne sais pas pourquoi –
enfin, si, je le sais ! – mais je viens de penser à l’album Money des Pink
Floyd. La poésie demeure et revient toujours à la charge. Elle est
impérissable.
- Vous parliez de votre expérience d’animateur
de ciné-club. Que vous a-t-elle apporté ?
Une passion pour le cinéma et,
bien plus, un regard sur la vie et le monde. Sans parler d’amitiés parmi les
réalisateurs et les comédiens. Une ouverture sur le journalisme, par ailleurs,
puisque mes premiers articles dans la presse (j’étais encore adolescent)
étaient consacrés au cinéma.
- En 2012, vous avez mis en scène votre pièce,
L’Archipel des Chaos à Montpellier...
En fait, j’ai contribué à cette
pièce de Frédéric Darcy qui est un auteur français, proche du grand poète et
homme de théâtre, Armand Gatti. Ma contribution a été un grand tableau
(quasiment une pièce embryonnaire) dans lequel je reviens sur la guerre civile
des années quatre-vingt dix.
- Vous avez consacré à Kateb Yacine un
spectacle, un documentaire et plusieurs hommages. Selon vous, que
représente-t-il aujourd’hui ?
Un créateur de génie, doublé d’un
homme d’une humilité et une pudeur désarmante. Mais il reste
méconnu et n’a rien perdu de sa charge dérangeante pour
l’establishment.
- Vous êtes d’un enthousiasme créatif que rien
ne semble arrêter. D’où puisez-vous cette énergie qui détonne ?
Je vis et me sens constamment
dans l’urgence. Je suis dépassé par un bouillonnement intérieur qui me squatte
perpétuellement et maintenant j’ai rejoint le peuple des insomniaques. C’est
vous dire que je suis
cerné.
- Quelles prochaines œuvres en projet ?
Poèmes, film, pièce de théâtre… ?
Un recueil (20 Visions dans
l’exil) vient d’être réédité à Marseille. Je viens d’en achever un autre avec
un ami marseillais, Marc Mercier. J’ai fini un documentaire, A la recherche des
savants paysans (titre en hommage à Fanny Colonna). Je suis sur autre
documentaire, Exils intérieurs, exils extérieurs. J'ai monté aussi un spectacle
dans l’esprit du Cinquantenaire de l’Indépendance, Un jardin parmi les flammes
(vers de Ibn Arabi). Nous l’avons donné trois fois et il fait son chemin. J’ai
follement envie de faire monter d’anciennes moudjahidate sur scène, déclamer
des poèmes et chanter. Notamment Djamila Bouhired qui est toujours belle.
Repères :
Né en 1955 à Tlemcen, Brahim Hadj
Slimane a étudié la sociologie. Dans les années ’70, il anime des ciné-clubs et
devient membre de la direction de la Fédération algérienne des ciné-clubs. Une
bonne partie de son parcours est liée au journalisme culturel : Les Deux
Ecrans, El Moudjahid, Algérie-Actualité, La Tribune, El Watan, Le Siècle…
En 1981, il fonde la revue
littéraire Voix Multiples. Il a travaillé également pour la Radio Algérienne
(chaîne 3) et Radio France Internationale. Il a créé et mis en scène plusieurs
œuvres consacrées à Kateb Yacine : les spectacles littéraires Les Insulaires
(1999) et L’Etoile assombrie (2009) ainsi que le documentaire La troisième vie
de Kateb Yacine (2009).
En 2012, il coorganise l’hommage
à cet écrivain au Polygone Etoilé de Marseille. Il a participé à six ouvrages
sur l’art et la culture et a écrit deux recueils de poèmes : 29 visions dans
l’exil (Ed. Tira, Béjaïa, 2009, réédition à La Courte échelle, Marseille) ainsi
que Baghdad-Boumerdès (Ed. du Cygne, Paris, 2010, prochainement aux Ed. Espace
Libre, Alger).
En 2010, il a obtenu le Premier
Prix de Poésie du concours international de la Ville d’Alger. En 2012, il a
contribué à la pièce L’Archipel des Chaos au Théâtre Jean Vilar de Montpellier
et créé le spectacle poétique Un Jardin parmi les flammes. On lui doit les
documentaires Wahran, Wahran (2010) et A la recherche des ancêtres (2012). Il
est aussi l’organisateur et l’animateur de nombreuses manifestations
culturelles et artistiques.
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El watan du 03 janvier 2013
Tlemcen. Spectacle Un jardin parmi les flammes de Brahim Hadj Slimane
Le théâtre et la poésie au profit de l’histoire
Qui mieux qu’un poète, doublé d’un homme de théâtre, peut raconter
l’histoire de son pays ? Brahim Hadj Slimane l’a fait. Sans trop de fioritures,
mais avec beaucoup de talent et… d’émotions.
Un jardin parmi les flammes
est un spectacle pluriel de 60 minutes, dédié au cinquantenaire de
l’indépendance de l’Algérie. Une création théâtrale construite à partir d’un
choix de poèmes de différents auteurs, allant de la conquête coloniale jusqu’à
l’indépendance et même au-delà, avec quelques œuvres poétiques significatives.
BHS, journaliste et écrivain, auteur et metteur en scène s’en explique :
«Le spectacle consiste d’abord à porter sur scène des poèmes de grands auteurs
algériens qui ont jalonné l’histoire de ce pays, depuis les débuts de la
colonisation et ont accompagné, par leur engagement, les premiers
soulèvements armés puis la guerre d’indépendance».
Cependant, Brahim tient à
préciser : «Seuls certains de ces poètes, engagés pour la cause nationale, sont
connus, soit pour avoir vu une ou plusieurs de leurs œuvres devenir des chants
patriotiques célèbres, soit parce que le reste de leurs œuvres
littéraires les a propulsés vers la postérité. Mais pour la plupart, cet
engagement est méconnu du grand public.» Selon l’auteur, Un Jardin parmi les
flammes est un spectacle qui se situe dans le prolongement d’une expérience en
cours à travers des ateliers. «J’ai déjà produit trois spectacles : Les
insulaires et L’étoile assombrie (à la mémoire de Kateb Yacine), Ombre
gardienne (à la mémoire de Mohamed Dib) et Poésie sur tous les fronts (à la
mémoire de Jean Sénac). Ces spectacles ont été donnés sur plusieurs scènes du
pays, ainsi qu’en France, pour L’étoile assombrie.»
Le spectacle, donné à la maison
de la culture Abdelkader Alloula, est une véritable oeuvre artistique,
fortement appréciée par le public tlemcénien. Merveilleusement joué par Aurélia
Belkheiri, Badis Hadj Slimane, Souad Kadour et Mahfoud Lakroune, et une
assistance technique professionnelle de Sidi Mohamed Triki, Jardin parmi les
flammes nous réapprend notre histoire avec des senteurs de discernement et de
paix. Sans calculs politiciens ni tabous, encore mois de censure… A voir
!
Chahredine Berriah
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Le Quotidien d’Oran 18 décembre 2013
TLEMCEN : COMMENT MARIER POESIE ET
THEATRE ?
par Khaled Boumediene
Jeudi dernier, sur la
scène du théâtre de la maison de la culture «Abdelkader Alloula», à Tlemcen,
dans «un jardin parmi les flammes», Aurélia Belkhiri sera la comédienne, Badis
Hadj Slimane le guitariste, Souad Kaddour la musicienne, tandis que Mahfoud
Lakroun et Mohamed Triqui seront les régisseurs. Sur ce plateau, le metteur en
scène, Brahim Hadj Slimane (Journaliste et écrivain. depuis les années 1980, Il
a fondé et animé la revue littéraire voix multiples 1981-1986. Il est l'auteur
de l'essai de la création artistique en Algérie, Alger-Paris, éditions Marsa,
2003, de 29 visions dans l'exil (poèmes, éditions Marsa, Alger, 2008), a
co-dirigé l'ouvrage pour Jean Sénac.
Editons Rubicube,
Paris-Alger, 2004, a participé à divers autres ouvrages collectifs. Il est
l'auteur du documentaire « la troisième vie » de Kateb Yacine. Bejaïa, 2009 et
de spectacles poétiques), nous revient avec un spectacle pluriel, dédié au
cinquantenaire de l'indépendance de l'Algérie. Il consiste d'abord à porter sur
scène des poèmes de grands auteurs algériens, qui ont jalonné l'histoire de ce
pays depuis les débuts de la colonisation et qui ont accompagné, par leur
engagement, les premiers soulèvements armés puis la guerre d'indépendance.
«J'ai entamé une expérience, depuis une dizaine d'années, de monter la poésie
sur scène de grands auteurs tels que Kateb Yacine, Jean Sénac, Djamel Amrani,
Anna Greki, Laâdi Flici, Mehdi Chaïb Draâ, Zhor Zerrari, Malek Haddad, Mohamed
Taïbi, Assia Djebbar j'ai essayé de théâtraliser la poésie, en essayant de la faire
fusionner avec la musique et la peinture projetée. Ce projet consiste en une
création théâtrale construite à partir d'un choix de poèmes de différents
auteurs, allant de la conquête coloniale jusqu'à l'indépendance, et même
au-delà de celle-ci avec quelques œuvres poétiques significatives. Quoiqu'il en
soit, le principe de cette création est d'être ouvert à toute modification et
enrichissement», a expliqué à notre journal, M. Brahim Hadj Slimane, avant son
spectacle. «On a inséré dans ce spectacle un extrait de «Mohamed prends ta
valise» de Mahfoud Lakroun. Il y a des dessins, peintures et affiches projetées
de Mhamed Issiakhem et Denis Martinez ; ainsi que des photos de Guy Le Querec
sur les manifestations de joie du 5 juillet 1962. J'essaye modestement
d'apporter un plus au théâtre Algérien en sortant des pratiques habituelles des
pièces classiques et en s'attaquant à porter la poésie Algérienne sur la scène
théâtrale, ce qui est en soit une tâche pénible mais belle. Car, c'est une
vision où le spectacle reste toujours ouvert et non définitivement clos. C'est
tout le temps ouvert. Ça reste en chantier. Je suis très fasciné de Kateb
Yacine dans ses fragments de textes et vers d'Ibn Arabi », a-t-il ajouté. Le
corpus poétique sera emmené vers une construction théâtrale et musicale, avec
une scénographie à laquelle pourront être intégrés des éléments chorégraphiques
et plastiques, sur scène ou autour de celle-ci : projections de peintures,
d'extraits de vidéos, performance. La musique sera produite sur scène, avec un
répertoire constitué de pièces inspirées par le corpus poétique et aussi puisé
dans le patrimoine artistique national. Un Jardin parmi les flammes est un
spectacle qui se situe dans le prolongement d'une expérience en cours, mené par
l'auteur à travers des ateliers et qui a déjà produit trois spectacles : Les
Insulaires puis L'Etoile assombrie (à la mémoire de Kateb Yacine), Ombre
gardienne (à la mémoire de Mohamed Dib) et Poésie sur tous les fronts (à la
mémoire de Jean Sénac). Ces spectacles ont été donnés sur plusieurs scènes du
pays, ainsi qu'en France, pour L'Etoile assombrie). «La singularité de cette
expérience vient d'abord du fait qu'elle porte sur scène des œuvres de grands
poètes algériens, la plupart du temps méconnues du large public.
Dans
un certain sens, elle a permis d'enrichir le théâtre algérien contemporain, à
l'intérieur duquel elle reste marginale, faute d'encouragement et de soutien».
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Archives édition du
10/08/2012 Culture
Brahim Hadj Slimane remonte sur scène
Brahim Hadj Slimane, poète, auteur, journaliste et critique, prépare une
pièce théâtrale à partir du tableau de 35 minutes qu’il a réalisé dans le cadre
de l’expérimentation théâtrale internationale L’archipel des chaos, présenté à
Montpellier, en France, en juin dernier.
«Ce que j’avais monté dans le
cadre de ce projet est en fait l’état embryonnaire de ma prochaine pièce»,
indique Hadj Slimane. Et quelle esquisse ! En 35 minutes, des comédiens
interprètent des fragments de texte de Hadj Slimane et de Djamaâ Mazouzi, des
textes de témoignages sur les années 1990 de la journaliste Daïkha Dridi, des
poèmes de Djamel Bencheikh (parus dans le dernier numéro de Rupture) mais aussi
de la poésie de Léo Ferré, Rimbaud et bien sûr de Kateb Yacine, sous la
projection des dessins de Denis Martinez et de Abdelaziz Zouadmi et des
extraits vidéo des grands événements des années 1990. Car là est une constante
chez Brahim Hadj Slimane, auteur d’un documentaire La troisième vie de Kateb
Yacine et d’un essai, Les années noires du journalisme en Algérie (bientôt
réédité aux éditions Koukou à Alger) : son attachement au père de Nedjma
et le retour sur le trauma des années 1990.
«Cette pièce est un cheminement
et une rencontre, explique Hadj Slimane. En 2003, j’ai rencontré Armand Gatti, un
grand ami de Kateb Yacine qu’il a connu au début des années 1950 à Alger, et
l’a hébergé et aidé en lui faisant connaître des hommes de lettres et de
théâtre, l’a engagés à Paris et l’a introduit aux éditions du Seuil. C’est
Gatti qui m’a présenté à Frédéric Darcy et Mathieu Aubert qui m’ont invité à
monter une partie Algérie dans L’archipel des chaos». Le trauma des années 1990
empreint profondément le poète, auteur du recueil Vingt-neuf visions de
l’exil.
Adlène Meddi
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Brahim Hadj-Slimane se présente
cine4me : Parlez-moi de votre
parcours et de votre carrière ?
B.H.S. : J’ai eu (et continue à avoir) un parcours assez complexe, un peu en dents de scie. En partie par que je suis dans une société où il a toujours été quasiment impossible de programmer, avec exactitude, l’avenir dans le long et même moyen terme. Je pense que d’abords je suis un poète. La poésie est en moi depuis et je pense l’avoir hérité de certains de mes ancêtres, originaires d’Andalousie et porteurs de l’islam mystique, du soufisme. Je suis issu de ce qu’Augustin Berque a appelé « la noblesse spirituelle ». Mais j’ai mis longtemps à reconnaitre cet ancrage, cette profondeur dont je suis porteur et qui me porte. C’est à un moment de grave crise dans ma vie, durant la guerre civile des années 90, que quelque chose en moi intuitivement orienté vers cette dimension, ce monde-là, et ça m’a, entre autres, aidé à m‘en sortir. Essentiellement par la création artistique, la poésie. Alors, je me suis plus laissé aller à exprimer ma poésie. Mais pas encore suffisamment, je pense. Cette poésie, bizarrement, m’attirait et me faisait peur, selon les périodes. J’ai mis longtemps à me reconnaitre comme poésie. Peut-être cela vient-il du statu ambivalent du poète dans cette société.
Ce qui nous amène à parler du cinéma avec lequel j’ai une longue histoire. J’étais encore lycéen, mais très éveillé et politisé, quand je me suis retrouvé dans un ciné club qui rayonnait à partir de la cinémathèque d’Oran, avec un groupe d’animateurs plus âgés que moi. Nous faisions du militantisme politique « sur le front culturel », comme on disait à l’époque. Et cette époque, c’était celle de Boumediene, du parti unique. Durant ces années 70, la cinémathèque algérienne diffusait ce qu’il y avait de mieux dans ce qu’on appelle aujourd’hui le cinéma d’auteur et accueillait régulièrement les cinéastes et critiques d’avant-garde. Je lisais avec délectation Les Cahiers du cinéma et baignait dans les œuvres des cinéastes de la Nouvelle vague, en particulier Godard, de Pasolini, Antonioni, Losey, Glauber Rocha, et autres… Mais faire moi-même du cinéma me paraissait lointain, trop compliqué. Je me voyais plutôt destiné à écrire.
Après des occupations plutôt alimentaires, j’ai un peu touché au journalisme, occasionnellement. Au début des années 80, j’ai créé une revue littéraire et poétique: Voix Multiples. Une revue d’abords artisanale, illégale (dans un climat de répression) mais tolérée. C’était une belle aventure. C’est en 1986, sur l’incitation d’amis poètes subversifs devenus journalistes, que je suis entré dans le journalisme professionnel, avec l’hebdomadaire Algérie Actualité, disparu en 1994. A partir de là, j’ai donc mené ce qu’on pourrait appeler une carrière journalistique.
Puis, poussé un peu par les aléas professionnels justement, j’ai décidé de me réaliser par l’écriture poétique et littéraire, la mise en scène théâtrale de la poésie, le cinéma documentaire.
C’est avec le documentaire La Troisième vie de Kateb Yacine que j’ai commencé le documentaire. Il y a eu autre qui reste à parachever, Wahran, Wahran (Oran, Oran) avec une amie. Puis, j’ai attaqué de front deux documentaires dont je pourrais parler prochainement. Sans parler de l’écriture de la poésie et d’une participation à l’écriture et la mise scène d’une pièce de théâtre (L’Archipel des utopies), prochainement, à Montpellier.
Mais franchement, j’estime que tout ça n’est rien à côté de tout ce que je pourrais donner de moi-même…
B.H.S. : J’ai eu (et continue à avoir) un parcours assez complexe, un peu en dents de scie. En partie par que je suis dans une société où il a toujours été quasiment impossible de programmer, avec exactitude, l’avenir dans le long et même moyen terme. Je pense que d’abords je suis un poète. La poésie est en moi depuis et je pense l’avoir hérité de certains de mes ancêtres, originaires d’Andalousie et porteurs de l’islam mystique, du soufisme. Je suis issu de ce qu’Augustin Berque a appelé « la noblesse spirituelle ». Mais j’ai mis longtemps à reconnaitre cet ancrage, cette profondeur dont je suis porteur et qui me porte. C’est à un moment de grave crise dans ma vie, durant la guerre civile des années 90, que quelque chose en moi intuitivement orienté vers cette dimension, ce monde-là, et ça m’a, entre autres, aidé à m‘en sortir. Essentiellement par la création artistique, la poésie. Alors, je me suis plus laissé aller à exprimer ma poésie. Mais pas encore suffisamment, je pense. Cette poésie, bizarrement, m’attirait et me faisait peur, selon les périodes. J’ai mis longtemps à me reconnaitre comme poésie. Peut-être cela vient-il du statu ambivalent du poète dans cette société.
Ce qui nous amène à parler du cinéma avec lequel j’ai une longue histoire. J’étais encore lycéen, mais très éveillé et politisé, quand je me suis retrouvé dans un ciné club qui rayonnait à partir de la cinémathèque d’Oran, avec un groupe d’animateurs plus âgés que moi. Nous faisions du militantisme politique « sur le front culturel », comme on disait à l’époque. Et cette époque, c’était celle de Boumediene, du parti unique. Durant ces années 70, la cinémathèque algérienne diffusait ce qu’il y avait de mieux dans ce qu’on appelle aujourd’hui le cinéma d’auteur et accueillait régulièrement les cinéastes et critiques d’avant-garde. Je lisais avec délectation Les Cahiers du cinéma et baignait dans les œuvres des cinéastes de la Nouvelle vague, en particulier Godard, de Pasolini, Antonioni, Losey, Glauber Rocha, et autres… Mais faire moi-même du cinéma me paraissait lointain, trop compliqué. Je me voyais plutôt destiné à écrire.
Après des occupations plutôt alimentaires, j’ai un peu touché au journalisme, occasionnellement. Au début des années 80, j’ai créé une revue littéraire et poétique: Voix Multiples. Une revue d’abords artisanale, illégale (dans un climat de répression) mais tolérée. C’était une belle aventure. C’est en 1986, sur l’incitation d’amis poètes subversifs devenus journalistes, que je suis entré dans le journalisme professionnel, avec l’hebdomadaire Algérie Actualité, disparu en 1994. A partir de là, j’ai donc mené ce qu’on pourrait appeler une carrière journalistique.
Puis, poussé un peu par les aléas professionnels justement, j’ai décidé de me réaliser par l’écriture poétique et littéraire, la mise en scène théâtrale de la poésie, le cinéma documentaire.
C’est avec le documentaire La Troisième vie de Kateb Yacine que j’ai commencé le documentaire. Il y a eu autre qui reste à parachever, Wahran, Wahran (Oran, Oran) avec une amie. Puis, j’ai attaqué de front deux documentaires dont je pourrais parler prochainement. Sans parler de l’écriture de la poésie et d’une participation à l’écriture et la mise scène d’une pièce de théâtre (L’Archipel des utopies), prochainement, à Montpellier.
Mais franchement, j’estime que tout ça n’est rien à côté de tout ce que je pourrais donner de moi-même…
cine4me : Comment êtes-vous passé
du métier d’écrivain journaliste à celui de réalisateur ?
B. H. S. : On dit que c’est toujours la première réalisation qui est la meilleure. Mais, je pense que l’un des documentaires que je suis en train de concrétiser (Partir ou rester ?)est celui qui me prends le plus de mon énergie et ma sensibilité. D’abords que j’y suis impliqué puisqu’il traite, d’une certaine manière, de ces années 90. Il concerne les journalistes, les intellectuels, les artistes.
B. H. S. : On dit que c’est toujours la première réalisation qui est la meilleure. Mais, je pense que l’un des documentaires que je suis en train de concrétiser (Partir ou rester ?)est celui qui me prends le plus de mon énergie et ma sensibilité. D’abords que j’y suis impliqué puisqu’il traite, d’une certaine manière, de ces années 90. Il concerne les journalistes, les intellectuels, les artistes.
cine4me : 1.Comment
caractérisez-vous le film indépendant ? Vous-même vous classeriez-vous
dans le cinéma indépendant ?
B.H.S. : Pour aller vite, je dirai que le cinéma indépendant, celui qui a choisi de l’être, quel qu’une soit le prix à payer et les souffrances, c’est le cinéma libre. Dans ce sens-là, je suis un cinéaste, un créateur indépendant.
cine4me : Votre travail semble
emprunt de beaucoup de poésie, quel qualificatif donneriez-vous à votre
style ? Quelle est votre propre touche dans votre apport au cinéma ?
B.H.S. : Comme je vous l’ai dit,
j’ai peut-être mis du temps à me reconnaître (m’admettre ?) comme poète,
mais je me revendique comme tel et j’irai même plus loin : une création
artistique quelle qu’elle soit, qui ne soit pas empreinte de poésie ne peut pas
avoir une portée lointaine, dans l’espace et dans le temps. J’adhère
entièrement à cette phrase de Kateb Yacine : « la poésie est source
de tout ».
cine4me : Seriez-vous satisfait
de figurer sur la plateforme VOD cine4me ? Oui, je suis content d’être
porté par la plate-forme VOD Cine4me. Et je vous remercie pour l’intérêt que
vous me portez. Notre entretien reste ouvert, à tout moment.
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remue.net
Chahut de gamins en octobre
À la mémoire de Sadek Aïssat
Bakhta avait marché les pieds nus au bord de l’eau et ses pas avaient laissé traîner sur le sable, derrière eux, le souvenir de la dernière pleine lune ; celle où Anis lui était apparu en rêve…
Samedi 8 octobre 1988 [3]. Anis s’accrochait au déroulement de ce train qui le transportait vers Alger où Bakhta menait une double vie : la journée émeutière dans les bas quartiers, la nuit chanteuse de raï, envoûtant les nuits du Diwan, sur les hauteurs de la ville. Son compagnon de scène, le Négro, venait de partir pour un exil définitif après avoir chanté un éloge prémonitoire de la fuite. Un été sordide avait étouffé le pays dont un vent de rumeurs apocalyptiques venait de s’emparer, à l’entrée de l’automne. La marmite bouillonnait et la tête d’Anis aussi.
Quelques jours auparavant, on était venu le chercher de nuit et on l’avait emmené les yeux bandés vers un lieu inconnu, une vieille ferme abandonnée, des environs, lui avait-il semblé, où il avait été enfermé dans une espèce de cellule durant trois jours. Matin et soir, un homme au visage émacié l’avait interrogé, tout en écoutant Charlie Parker. Une manie. Pourquoi avait-il publié illégalement ce recueil de poèmes et surtout pourquoi fréquentait-il trop assidûment Kateb Yacine ? Juste avant de le déposer devant chez lui, l’homme au visage émacié lança à Anis, un sourire en coin, qui se voulait compatissant :
— Tu as l’air
aigri, poète !
— Moi,
aigri ? Au moins, je n’ai pas honte de regarder mon peuple dans les yeux,
rétorqua Anis en ouvrant la portière.
Lorsqu’il eut
recouvré sa liberté, Anis avait perdu son innocence et ses dernières illusions
sur l’unité du peuple et l’utopie de la grande famille et autres balivernes de
ce genre qui avaient ballotté son âme comme tout un chacun. Le coup de grâce
lui avait été asséné lorsque, la veille de son départ pour la capitale en feu,
il avait assisté à cette scène : un homme du sérail avait abattu d’un coup
de revolver, devant ses yeux, un gamin chahuteur. Auparavant, tout avait
démarré au marché des voitures, à la périphérie de Naro.
6 h 29 : départ
de la gare ferroviaire d’Oran ; après qu’une escorte consistante de
gendarmes eut procédé à un contrôle d’identité minutieux, au faciès. Le train a
démarré alors en glissant voluptueusement sur les rails qui lui étaient si
dévoués, avec lesquels il avait cette relation intime qu’ont les membres d’un
vieux couple qui en a vu, des voyages, se dérouler en eux, dans leur dualité
unifiée et scellée par le temps. Sauf ce jour-là où l’histoire saignait aux
quatre coins du pays.
La plupart des compartiments étaient à moitié vides. Au fur et à mesure que le train quittait la ville, Anis se sentait crispé à cause de l’appréhension de ce voyage où la quête de Bakhta se mêlait à une sensation de perte définitive : l’innocence dont il venait d’être brutalement amputé. Il en était même arrivé à haïr cette ville, Naro, qu’il avait idéalisée et qui lui collait à la peau et avait fini par paralyser ses énergies, y compris celle de prendre le large, malgré ce violent désir qui lui martelait le ventre, tel un roulement de tamtam. En somme, il en était arrivé avec cette ville comme avec une femme fatale qui le tiendrait esclave de sa possession, au moyen de recettes occultes puisées dans la magie noire.
La plupart des compartiments étaient à moitié vides. Au fur et à mesure que le train quittait la ville, Anis se sentait crispé à cause de l’appréhension de ce voyage où la quête de Bakhta se mêlait à une sensation de perte définitive : l’innocence dont il venait d’être brutalement amputé. Il en était même arrivé à haïr cette ville, Naro, qu’il avait idéalisée et qui lui collait à la peau et avait fini par paralyser ses énergies, y compris celle de prendre le large, malgré ce violent désir qui lui martelait le ventre, tel un roulement de tamtam. En somme, il en était arrivé avec cette ville comme avec une femme fatale qui le tiendrait esclave de sa possession, au moyen de recettes occultes puisées dans la magie noire.
Un moment plus
tard, contrôle des billets par un fonctionnaire, proche de la retraite. Un
jeune resquilleur, un vagabond des rails, mal habillé, qui refusait de
présenter ses papiers d’identité, tandis que les voyageurs le regardaient avec
une délectation de voyeurs, a été emmené par les gendarmes. Subitement, il
s’est calmé et s’est laissé entraîner. Son regard avait pris une posture
résignée et il murmurait ironiquement, entre ses dents, « One, Two, Three, viva
l’Algérie ». Dehors, il faisait beau mais le ciel était fiévreux.
10 h 29, El Asnam.
Au fur et à mesure, le train s’est garni de voyageurs parmi lesquels une jeune
fille aux yeux d’eau vert marabout, la chevelure hirsute, les pieds nus
recouverts de poussière et portant un panier en osier contenant des figues
d’arrière-saison. Elle les avait ramenées de Sidi M’Hamed Benaouda et les
destinait à Sidi Abdarrahmane Ethaâlibi, disait-elle à qui voulait l’entendre.
En ajoutant « il faut sauver nos
ancêtres de la catastrophe ».
Aucun oiseau ne chantait plus dans le ciel d’Algérie, sauf celui qui dansait dans l’ombre des yeux de cette jeune fille.
Aucun oiseau ne chantait plus dans le ciel d’Algérie, sauf celui qui dansait dans l’ombre des yeux de cette jeune fille.
Ça circulait
beaucoup dans les allées du train, ce qui donnait l’impression d’être dans une
rue d’un quelconque centre-ville en ébullition. Des voyageurs agités avec leurs
bagages, des contrôleurs, les gendarmes de l’escorte, et tout ce beau monde
laissait les portières ouvertes. Un vrai désordre chevauchant le paysage ahuri
qui défilait. Les gendarmes ont opéré un nouveau contrôle sélectif des bagages
et des pièces d’identité. Bizarrement, une fois arrivés devant Anis, l’un d’eux
lui a demandé :
— Votre
profession ?
— Écrivain
public.
— Dans quelle
ville ?
— Naro.
— Et sur quoi
écrivez-vous ?
— Sur la
détresse des petites gens.
De tout jeunes
vendeurs à la criée sont montés dans le train et se sont mis à sillonner les
wagons, proposant des sandwichs au saucisson cacher bleuâtre comme une blessure
non soignée, aux œufs trop durs, au fromage, des pommes frites avachies, de la
limonade douteuse, du café trop sucré contenu dans des Thermos, des médicaments
périmés et surtout des cigarettes qui avaient disparu du marché depuis le début
de l’été, enfin de l’espoir auquel personne ne croyait plus vraiment. Il ne
fallait pas se plaindre, « il y a
pire en ce moment », s’était dit Anis, tout en ne succombant pas à
l’insistance de ces enfants qui, de plus, avaient à revendre une hargne, un
ressentiment de tout ce qui pouvait leur faire sentir leur état. Dans ce train,
les voyages n’étaient pas les mêmes, n’avaient pas la même saveur d’une année à
l’autre. Celle des vendeurs était non seulement amère, mais absolument
inacceptable. Chacun d’eux se disait, tout bas, en vous proposant son couffin
de victuailles de fortune, « moi
aussi je suis le fils des neuf mois, comme toi mon frère ».
Les gendarmes
sont encore passés, entraînant un voyageur clandestin appréhendé, une sorte de
petit butin banal, dont ils se délesteraient à la prochaine gare. Le butin en
question avait une moustache en broussaille, désordonnée comme son existence,
un visage buriné, sombre, des habits informels.
Trois hommes
silencieux, qu’Anis soupçonnait d’être des policiers en civil, étaient
descendus du train. Un derviche à la soixantaine révolue, parlant bien le
français, avait entamé la traversée des wagons en criant « je cherche ma mère, ma pauvre mère qui a
disparu peut-être à tout jamais. Mon père est mort, il y a trois mois que sa
femme s’est envolée, le lendemain de la disparition ».
Le soleil lui a répondu en prenant de l’altitude. Il semblait dire au derviche de ne pas oublier qu’il était là, lui, et qu’il se chargeait d’éclairer ses jours jusqu’au moment où il retrouverait sa mère, ne serait-ce que dans le souvenir des heures heureuses qu’il avait dû passer avec elle. Tout le reste était éphémère, destiné à se faner et disparaître un jour ou l’autre. Sauf l’Éternel là-haut.
C’est ce que le derviche lettré a cru lire dans les rayons du soleil qui venait de prendre son envol. Il s’est arrêté subitement devant Anis, lui a remis une feuille de papier froissée sur laquelle était recopié un poème de déportation (au bagne de Calvi, en Corse) de Mohamed Belkheir. Puis il lui a confié à l’oreille : « Sais-tu, mon fils, ce qu’a dit l’Émir Khaled à un compatriote qui lui avait rendu visite, vers le fin des années vingt, durant son exil en Suisse, et lui avait demandé de rentrer au pays ? Il lui a répondu : Non, mon fils ! Ce pays a pour tradition de châtrer ses étalons. »
Avant de repartir en implorant sa mère de revenir et en ajoutant que le sang coulait, le sang des Algériens coulait par la main d’autres Algériens et que ce n’était pas fini, attention ce n’était qu’un début, le pire restait à venir, qu’il ne fallait pas faire confiance au soleil de chez nous, que celui-ci était amnésique, trompeur comme le baiser brûlant d’une femme infidèle. Il jurait aussi qu’il ne cesserait de parcourir tous les trains du pays qui passeraient et qu’il pouvait prendre jusqu’à l’instant improbable où il retrouverait sa mère, symbole de toutes les mères qui avaient sacrifié leurs jeunesse, leur volupté, la beauté de leur visage pour sauver celles de cette terre ingrate, et cela jusqu’au jour où l’on arrêterait d’essuyer les couteaux ensanglantés sur le dos du colonialisme ou la main de l’étranger.
Le soleil lui a répondu en prenant de l’altitude. Il semblait dire au derviche de ne pas oublier qu’il était là, lui, et qu’il se chargeait d’éclairer ses jours jusqu’au moment où il retrouverait sa mère, ne serait-ce que dans le souvenir des heures heureuses qu’il avait dû passer avec elle. Tout le reste était éphémère, destiné à se faner et disparaître un jour ou l’autre. Sauf l’Éternel là-haut.
C’est ce que le derviche lettré a cru lire dans les rayons du soleil qui venait de prendre son envol. Il s’est arrêté subitement devant Anis, lui a remis une feuille de papier froissée sur laquelle était recopié un poème de déportation (au bagne de Calvi, en Corse) de Mohamed Belkheir. Puis il lui a confié à l’oreille : « Sais-tu, mon fils, ce qu’a dit l’Émir Khaled à un compatriote qui lui avait rendu visite, vers le fin des années vingt, durant son exil en Suisse, et lui avait demandé de rentrer au pays ? Il lui a répondu : Non, mon fils ! Ce pays a pour tradition de châtrer ses étalons. »
Avant de repartir en implorant sa mère de revenir et en ajoutant que le sang coulait, le sang des Algériens coulait par la main d’autres Algériens et que ce n’était pas fini, attention ce n’était qu’un début, le pire restait à venir, qu’il ne fallait pas faire confiance au soleil de chez nous, que celui-ci était amnésique, trompeur comme le baiser brûlant d’une femme infidèle. Il jurait aussi qu’il ne cesserait de parcourir tous les trains du pays qui passeraient et qu’il pouvait prendre jusqu’à l’instant improbable où il retrouverait sa mère, symbole de toutes les mères qui avaient sacrifié leurs jeunesse, leur volupté, la beauté de leur visage pour sauver celles de cette terre ingrate, et cela jusqu’au jour où l’on arrêterait d’essuyer les couteaux ensanglantés sur le dos du colonialisme ou la main de l’étranger.
Pour lui, ces
trains chevauchés étaient autant d’îles mouvantes où il s’exilait lui aussi,
volontairement.
À un de ses passages, la jeune Berbère aux yeux d’eau vert marabout, qui s’était murée dans un silence quasi total, lui a fait signe de s’approcher :
À un de ses passages, la jeune Berbère aux yeux d’eau vert marabout, qui s’était murée dans un silence quasi total, lui a fait signe de s’approcher :
— Ya Cheikh, nous remontons tous deux
vers cette même nappe phréatique enfouie sous le sol de ce pays et que tous les
prédateurs qui se sont succédé ont tenté d’épuiser, d’assécher, sans y
parvenir. C’est cette nappe souterraine, notre bien commun, qui a maintenu
vivants et entiers les reliefs parcourus en ce moment, jusqu’aux confins des
frontières léguées par les anciens occupants. Nous n’avons pas disparu. Nous
sommes seulement rares aujourd’hui à porter le secret de la nappe, chacun y
ayant accès par une porte invisible au commun des mortels. Nous en sommes
dépositaires et chargés, que nous le voulions ou non, de sa survie jusqu’au
jour où, peut-être, elle arrosera abondamment et cette terre et les cœurs qui
l’habitent. Tu as tes souvenirs, j’ai les miens, et ils se rejoignent dans la
gloire passée comme dans l’oubli présent.
Essaie de regarder au-delà des cimetières ouverts maintenant, plus loin. Toi tu as perdu ta mère, moi j’ai égaré ma sœur Bakhta, l’unique rescapée de ma famille que cherche également cet homme là-bas qui lui voue une passion secrète et chargée du souffle de sa noblesse spirituelle. Il ne sait pas que je sais. Peu importe, il ne sait pas que je le protège du mauvais œil qui vous abat comme les balles aveugles qui pleuvent en ce moment sur les villes.
- Et moi donc, si je venais à te confier l’histoire de ce lieu, de cette gare d’où j’ai pris le train qui nous emmène vers les prochaines escales de nos destinées, toi et moi, si je venais à te parler des déportés de Cayenne, des bardes qui ne les ont pas oubliés, des deux tremblements de terre qui ont fini par ravager la ville et l’ont livrée au chaos, si je venais…
- Ne vous donnez pas cette peine, mon père, n’éteignez pas la lumière qui vous accompagne, dans ce train commun.
Essaie de regarder au-delà des cimetières ouverts maintenant, plus loin. Toi tu as perdu ta mère, moi j’ai égaré ma sœur Bakhta, l’unique rescapée de ma famille que cherche également cet homme là-bas qui lui voue une passion secrète et chargée du souffle de sa noblesse spirituelle. Il ne sait pas que je sais. Peu importe, il ne sait pas que je le protège du mauvais œil qui vous abat comme les balles aveugles qui pleuvent en ce moment sur les villes.
- Et moi donc, si je venais à te confier l’histoire de ce lieu, de cette gare d’où j’ai pris le train qui nous emmène vers les prochaines escales de nos destinées, toi et moi, si je venais à te parler des déportés de Cayenne, des bardes qui ne les ont pas oubliés, des deux tremblements de terre qui ont fini par ravager la ville et l’ont livrée au chaos, si je venais…
- Ne vous donnez pas cette peine, mon père, n’éteignez pas la lumière qui vous accompagne, dans ce train commun.
12 h 29,
Blida. Des militaires et des militaires ont envahi le train. Puis Baba Ali,
décor suburbain, entre verdure et béton conquérant. Puis encore El-Harrach avec
des policiers sur les quais fermés aux voyageurs, où seule l’escorte de
gendarmes était descendue. Au loin, une odeur de fumée, de caoutchouc brûlé.
…enfin Alger.
Le train a hurlé, puis s’est calmé et s’est immobilisé. Dernier contrôle
minutieux d’identité par des militaires, arme au poing. Dehors la ville
méconnaissable, gorgée d’un air irrespirable, chargée de gaz lacrymogène, où
planait le fantôme d’une mort invisible et pourtant proche. Des rues vides de
toute circulation, parsemées d’énormes tas d’ordures pourrissantes, des
blindés, des militaires en armes. Les jours précédents, de violentes émeutes
avaient éclaté dans plusieurs quartiers de la capitale dont les jeunes insurgés
avaient quasi pris possession : Bab El-Oued, Belcourt, Badjarah,
El-Harrach, ainsi que dans les environs. La veille, les islamistes étaient
apparus à la tête d’une manifestation.
La jeune fille
et le derviche s’en allèrent ensemble, tandis qu’Anis prenait une autre
direction. Ils se dirigèrent vers le mausolée de Sidi Abderrahmane. Chemin
faisant, ils eurent la vision d’un spectacle baroque, entre réalité et fiction.
Des émeutiers se partageant le stock d’alcool d’un cabaret investi la nuit
précédente ; d’autres distribuant aux passants le tribut d’un grand
magasin pillé : vêtements, parfums et espadrilles Stan Smith fraîchement
exposés, viande et fromages importés ; plus loin, des enfants de la nomenklatura récemment encore
socialiste roulant dans des voitures de luxe, à toute vitesse ; Bakhta
habillée de noir, courant d’un bout à l’autre de la ville par des raccourcis,
un encensoir à la main qu’elle balançait au-dessus des têtes plongées dans un
état second et criant à la ronde : « Ne brûlez pas tout, ne brûlez pas vos mémoires, sinon vous allez errer
aveugles dans la nuit de l’histoire. » Certains témoins formels
affirmant même l’avoir vue traîner derrière elle le lion aveugle de Sidi Mhamed
Benaouda.
À l’entrée de la basse Casbah, de jeunes militaires appelés partageant des plats de couscous offerts par des vieilles femmes pour éteindre le feu de la fitna, disaient-elles. Et soudain, là-haut dans le ciel, debout sur un nuage, un homme autoritaire s’appuyant sur une canne et scrutant la ville à l’aide d’une paire de jumelles, criant dans un porte-voix : « Il y a le feu partout, il faut éteindre le feu coûte que coûte. »
À l’entrée de la basse Casbah, de jeunes militaires appelés partageant des plats de couscous offerts par des vieilles femmes pour éteindre le feu de la fitna, disaient-elles. Et soudain, là-haut dans le ciel, debout sur un nuage, un homme autoritaire s’appuyant sur une canne et scrutant la ville à l’aide d’une paire de jumelles, criant dans un porte-voix : « Il y a le feu partout, il faut éteindre le feu coûte que coûte. »
Une fois dans
le mausolée désert, la jeune Berbère, venue des montagnes de l’Ouest, remit le
panier de figues au gardien des lieux, ainsi qu’une clé enveloppée dans un
mouchoir. Ensuite les deux visiteurs s’installèrent dans un coin du patio.
Après un long silence, le derviche prit la main de sa compagne et lui
dit :
— Oui, ma
fille… Ils pensent que le Cheikh n’est plus utile, que son temps a passé son
chemin et que la vieillesse l’a trop envahi. Ils ont aiguisé leurs couteaux sur
du vent, pensant que le sabre du Cheikh n’a plus d’éclat. Mais le Cheikh a vent
de leurs médisances et il n’est pas ligoté. Il n’est ni agneau ni pauvre bête
de sacrifice. Il les écoute et se contente d’être magnanime. Rien ne lui
échappe et Dieu rendra justice à chacun selon ses faits. L’homme qui te parle,
ma fille, n’est pas sorti du néant. C’est un enfant du bien et de la loyauté.
Le crépuscule
était vite arrivé, sitôt suivi par la nuit bientôt cadenassée par le couvre-feu
qui avait été instauré. De temps à autre éclataient quelques coups de feu de
sommation. Des coups de feu qui résonnaient dans les vieilles têtes comme
d’étranges réminiscences d’une époque révolue, celle de la guerre
d’indépendance. Était-ce possible ?
Subitement trois oiseaux, inconnus de tous,
se donnaient la réplique, distrayant quelque peu cette nuit, pour qu’un jour
nouveau advienne, portant un étendard blanc dans ses flancs.
Quant à Anis, il était allé tout droit au Ramallah, un bouge enclavé où avaient l’habitude de se retrouver quelques écrivains publics irréductibles, marginaux comme lui et donc tolérés. C’était un lieu reclus, sombre et remontant à une époque où Alger accueillait les révolutionnaires en cavale. Il en était resté quelques traces sur un mur sombre : des affiches dont une du Che relookée et un poème de Garcia Lorca recopié par la main de Jean Sénac.
Le Ramallah était vide lorsque Anis y avait fait son entrée. Mais il savait, en son for intérieur, que Bakhta, qui avait connu l’endroit en sa compagnie, y ferait son apparition. Elle ne vint pas ce jour-là, ni le lendemain. Ses amis l’avaient bien aperçue, par-ci, par-là. Affirmaient-ils du moins.
Lundi 10 octobre, le soir. Le bouge était vide, en deuil. Il n’avait pas fini de penser à Bakhta que celle-ci faisait son entrée et prenait place face à lui, sans un mot. Retrouvailles insolites. Après un long silence, Anis lui prit la main droite avec douceur, le cœur enfin apaisé par la tendresse qui s’en dégageait comme le flux d’une rivière fraternelle qui distillait son eau, de la manière la plus lente, la plus légère et la plus souriante possible.
Bakhta n’arrêtait pas d’énumérer des chiffres sur ses doigts.
Quant à Anis, il était allé tout droit au Ramallah, un bouge enclavé où avaient l’habitude de se retrouver quelques écrivains publics irréductibles, marginaux comme lui et donc tolérés. C’était un lieu reclus, sombre et remontant à une époque où Alger accueillait les révolutionnaires en cavale. Il en était resté quelques traces sur un mur sombre : des affiches dont une du Che relookée et un poème de Garcia Lorca recopié par la main de Jean Sénac.
Le Ramallah était vide lorsque Anis y avait fait son entrée. Mais il savait, en son for intérieur, que Bakhta, qui avait connu l’endroit en sa compagnie, y ferait son apparition. Elle ne vint pas ce jour-là, ni le lendemain. Ses amis l’avaient bien aperçue, par-ci, par-là. Affirmaient-ils du moins.
Lundi 10 octobre, le soir. Le bouge était vide, en deuil. Il n’avait pas fini de penser à Bakhta que celle-ci faisait son entrée et prenait place face à lui, sans un mot. Retrouvailles insolites. Après un long silence, Anis lui prit la main droite avec douceur, le cœur enfin apaisé par la tendresse qui s’en dégageait comme le flux d’une rivière fraternelle qui distillait son eau, de la manière la plus lente, la plus légère et la plus souriante possible.
Bakhta n’arrêtait pas d’énumérer des chiffres sur ses doigts.
— Que
comptes-tu donc ?
— Les cadavres
que j’ai vus tout à l’heure et qui me hantent.
— Partons loin d’ici, chuchota Anis. Procurons-nous une tente et fuyons loin d’ici, loin des villes ravagées, allons vers les oueds cachés au creux des montagnes, le temps qu’un jour nouveau arrive, le temps que nous puissions accueillir celui-ci avec quelques éclats de rire secrètement mijotés par notre innocence préservée.
— Non, pas maintenant. Nous ne pouvons leur laisser le soin d’éteindre le feu avec les mains de la mort. Moi je reste, même sans illusions. À cet instant, tu es une trêve pour moi et le témoin du récit de ces journées vécues par moi. Tu es un rivage pour moi, un de ceux qui m’accompagnent, un des sentiers secrets que je m’invente et emprunte. Des sentiers de moi seule connus et qui m’emmènent vers des ailleurs possibles. C’est pourquoi, même dans la multitude, je me fais oublier.
Entre-temps, le Ramallah s’était empli de clients. Sur un écran de télévision accroché à un mur passait un documentaire exotique sur les explorations du Commandant Cousteau, avec plein de poissons inconnus. Alors Anis écouta son amie dérouler son récit comme un sirocco explorant une mer de dunes.
Bakhta raconta…
Le premier gamin chahuteur :
Il n’avait pu résister à la tentation de la bière qui coulait à flots, libérée par une nuée d’autres gamins insurgés, à El-Harrach. C’était son seul acte de solidarité avec les Persévérants. Une beuverie avec de la bière détournée de son chemin habituel. Cet acte était sans conséquence par rapport au second, celui d’aller acheter du pain à Bab El-Oued qui était, en ce moment même, le chaudron du diable. Pourtant, lui n’avait aucun compte à régler, ni avec X ni avec Y. Il voulait juste acheter du pain pour la maison et il était treize heures. Il remonta, à pied, vers le centre-ville, ce qui était un mauvais choix. Lorsqu’il arriva sur la place des Martyrs, la fusillade avait éclaté. Cela, il ne le savait pas…
Les deux chouyoukh s’étaient contredits : le jeune enflammé avait lancé l’appel à la confrontation, le vieux rusé avait dit non, après une négociation au fort de l’Empereur. La fougue du jeune l’emporta sur la sagesse rusée du vieux. La foule, pour s’être trouvée déroutée, n’en avait pas moins continué sa marche, traversant tous les barrages sans être inquiétée. Non, la foule ne se doutait de rien. Lorsqu’elle était arrivée sur la place et que celle-ci avait été à peu près noire de monde, trois coups de feu avaient été tirés d’un endroit inconnu. Terrible moment où les mitrailleuses des chars avaient été prises par un accès de démence. Un carnage.
Le gamin fut désemparé. Une jeune fille blessée s’effondra sur lui. Au moment où il s’apprêtait à la secourir, trois soldats se dirigèrent vers lui, l’un d’eux armé d’un fusil-mitrailleur. Ils ne lui laissèrent aucune chance, ouvrirent le feu sur lui, tirant neuf balles explosives. Pendant qu’il se traînait sur son ventre, perdant son sang, on lui envoya trois autres balles. Malgré tout, il réussit à se remettre plus ou moins debout et, au bout de trois cents mètres, atteignit les arcades de la basse Casbah où il se trouva à l’abri. Son bras gauche déchiqueté pendait comme une loque. Des bras charitables le transportèrent à l’hôpital où il fut déclaré mort avant d’être soigné et gardé trois mois.
Le double gamin chahuteur :
Des frères jumeaux qui n’eurent pas la même chance de survivre, si l’on peut dire.
Le premier revenait à la maison, à Badjarah, tenant à la main une bouteille d’eau de Javel qu’il venait d’acheter. Il approchait d’une patrouille militaire, balançant sa bouteille à bout de bras, comme s’il voulait l’envoyer paître. Son regard était ailleurs. Il était en communion avec le vague bonheur qui l’avait traversé lorsque son adolescence avait rencontré une île langoureuse sur laquelle il rêvait de s’étendre. Mais c’est comme s’il avait eu l’envie espiègle d’envoyer valser, quelque part, cette sacrée bouteille d’eau de Javel. Feu ! Il mourut avant d’atteindre l’île dont il rêvait et d’y étendre son cœur ému.
Son frère, comme propulsé en avant par son pressentiment de jumeau, bondit hors de la maison et courut tout droit vers la rue où l’autre atteignait l’île de son rêve, juste à l’instant où il rendait l’âme. Les soldats firent feu de nouveau. Blessé, il rampa vers le corps étendu par terre. Alors les mêmes firent feu, une dernière fois.
Le troisième gamin chahuteur :
Il était bel et bien parmi la foule des Persévérants de son âge, rendus fous par la haine des dépositaires de La Montagne. Ce jour-là, il s’était mis de la partie, se prêtant lui aussi au jeu de ce chahut automnal. C’était le mercredi 5, dans le quartier d’El-Biar. Rapidement, son petit groupe fit boule de neige et, tous ensemble, ils s’attaquèrent à la poste, puis au Monoprix, qu’ils mirent à sac, ensuite au siège du ministère de la Justice qu’ils incendièrent, pour terminer leur randonnée devant le commissariat du quartier, l’inonder d’une pluie de pierres et de cocktails Molotov. A la tombée de la nuit, les gamins se dispersèrent. Jusqu’au lendemain où, de nouveau, ils s’étaient regroupés pour reprendre leur partie de quitte ou double.
Mais cette fois, d’étranges voitures banalisées s’étaient mises à danser un ballet inconnu jusque-là dans la ville. Pour son malheur, le troisième gamin fut attrapé par des soldats qui l’emmenèrent dans un lieu secret où il passa vingt-neuf jours, sans qu’il lui soit permis de manger ni de fermer l’œil. Le supplice fut son seul pain quotidien jusqu’au jour où il se retrouva dans la rue, jeté quelque part hors d’une voiture, dans la nature. Il retourna seul chez lui, prit une douche et changea de vêtements, sans adresser la parole à quiconque.
À compter de ce jour, il s’enferma dans la maison et se confina dans un silence total. Plus un son ne sortira de sa bouche, plus un pas ne sera posé par lui au-dehors. Si ce n’est le jour où il sera emmené de force, au bout de la neuvième année, vers un hôpital psychiatrique.
Ils diront que ce sont Eux qui ont provoqué ce jour-là, tout en se rejetant la faute les uns sur les autres, pour faire oublier la déchirure, le viol symbolique de ce corps instable, insaisissable et tant sacralisé : le Peuple, cette unique et immense famille. Ils diront que certains, parmi eux, avaient allumé le feu, avaient orchestré le carnage qui leur aurait échappé des mains. Mais en aparté, ils se sentiront trahis par ce même peuple ingrat à leurs yeux, coupable d’avoir déversé si violemment sa haine vis-à-vis d’eux, d’avoir brutalement rompu ce pacte de dupes remontant à l’époque de La Montagne. Seulement le divorce étant allé trop loin, trop violemment, il fallait rattraper le pacte, coûte que coûte, lui donner peau neuve.
Mais voilà, le sang des frères avait coulé. Il n’aurait pas le temps de sécher. L’heure de la férocité avait sonné.
À la télévision, on annonça la naissance d’un nouveau-né (sous éprouvette) : LA DÉMOCRATIE. Jubilation crédule dans le bouge.
Anis ouvrit son cahier d’écolier où il écrivit : « Oh ! Amie, je suis au cœur de la tempête, parmi tout ce que charrie la tempête. Si jamais la brume s’égaie, que le temps s’éclaircit et que notre étendard est hissé haut et flotte fièrement, ce jour-là seulement nous peindrons de blanc nos demeures. » Puis il ajouta, dans un soupir, alors que Bakhta lui prenait la main :
« Nuit troublante,
Nuit ardente,
Nuit couleur de Rahma »
Il était trois heures du matin. « Viens, allons-nous-en. Ma petite sœur et le vieux derviche nous attendent près de la plage Padovani. »
Dehors, le couvre-feu, pas âme qui vive. Le ciel était bas sans pourtant être couvert, comme prêt à tomber sur les têtes. Puis l’étau qui emprisonnait la gorge d’Anis se desserra et l’air se fit plus léger. La Rahma avait installé dans son cœur et alentour sur cette nuit avancée une douce chaleur. C’était terrible à dire, mais on aurait dit que le pays avait eu besoin que soit versé un tribut de sang, avant d’être repu. Pour le moment…
Ils restèrent là, près de la mer, à veiller jusqu’au matin, évoquant les heures sombres traversées. Nous bûmes avec le verre qui tournait, « essayant d’être intelligents ». Le derviche tenait les clefs du voyage. La jeune Berbère arborait des signes d’optimisme qui ne trompaient pas et c’est à cela que les autres s’accrochaient. Elle conduisait un convoi de joies oubliées que chacun explorait, l’arpentant dans tous les sens, à la recherche de cette perle rare qui contenait la lumière de leurs espoirs. Au fur et à mesure de leur voyage intérieur, ils s’enfonçaient, euphoriques, dans des terres inconnues de leurs consciences malmenées et flétries à force d’être labourées par les tourments.
Le jour se leva courageusement. Le petit groupe se mit en marche pour prendre le train du retour. Une fois arrivée à la gare, Bakhta se sépara des autres et s’engouffra dans une ruelle, avant de disparaître.
Brahim Hadj
Slimane.
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planet-dz.com
La Création
Artistique en Algérie, Histoire et Environnement
Par Brahim Hadj Slimane.
Par Brahim Hadj Slimane.
Un ouvrage réalisé sous l'impulsion de PlaNet DZ dans le cadre du projet AlgeArts et édité par Marsa Éditions
ISBN : 26913868-44-4
Prix : 16 € (en vente à Marsa éditions et à PlaNet DZ)
Réalisé avec le soutien du CCF d'Alger et de la Mission pour la coopération non-gouvernementale du MAE Français.
Il pourrait paraître facile, à première
vue, de faire un état des lieux de la création artistique, en Algérie, si l’on
considère que celle-ci sort à peine du chaos d’une guerre civile de dix années,
soit plus longue que la guerre d’indépendance ; un chaos, au sens où le poète
Kateb Yacine a dit, il y a une trentaine d’années : « l’Algérie, c’est un pays qui
naît, dans un pays qui meurt. C’est comme après un tremblement de terre ; on
croit que tout est fini, mais la vie continue ». Cela ne veut pas dire qu’avant
le surgissement et le déploiement de la violence, du terrorisme islamiste, la
création artistique, en Algérie, était libre et florissante, dans tous les
domaines. Loin de là...
S’il y a bien un univers, en Algérie,
qui se caractérise, autant et paradoxalement, par la richesse de sa vie, sa
vitalité, et son peu de visibilité, c’est bien celui de la création artistique.
La violence de la décennie passée a certes beaucoup ralentie l’émergence
publique, au grand jour, de diverses formes d’expressions artistiques. Des
artistes ont été fauchés à la vie. D’autres ont pris le chemin de l’exil,
notamment en France où ils ont, d’ailleurs et parfois même avec brio, développé
leur talent, ajoutant leurs touches à la mosaïque culturelle hexagonale.
Mais, en Algérie même, des artistes sont restés et une nouvelle génération a émergé, dans le théâtre, la musique, la littérature, les arts plastiques, etc…
Malheureusement, l’essentiel de ce flux
se fait en dehors ou en marge des espaces et institutions culturelles, d’abords
insuffisants, ensuite paralysés par une gestion bureaucratique et incompétente.
Individus et groupes artistiques sont donc souvent livrés à eux même et chaque
étape de leur geste créatif est un véritable parcours du combattant.
Toujours est-il qu’aujourd’hui de
nouvelles figures artistiques, miroir, porteur des douleurs et des espoirs de
la société algérienne, attend d’être vue, reconnue et promu ; a commencer parmi
la multitude des communautés vivant en France.
Le travail que nous avons réalisé,
grâce à l'impulsion de l'association Planet DZ, se veut être un voyage à
l’intérieur de cette mouvance créative, algérienne, des deux côtés de la mer,
une rencontre avec quelques une des figures de celle-ci et un rendu vivant de
son acharnement, entre espoir, foi, et désespoir, à exister et s’exprimer,
contre vents et marée.
Brahim Hadj Slimane
Brahim Hadj Slimane
Basée à Paris, l’association PlaNet DZ,
créée en 1997, œuvre en faveur de la promotion des acteurs culturels algériens
et de sensibilité maghrébine.
Les projets de PlaNet DZ visent autant à soutenir les créateurs qu’à faire connaître cette culture au public français et européen.
Depuis 1999, l’association anime le premier site Internet consacré à l’actualité culturelle maghrébine, et contribue à la valorisation de cette culture auprès d’un public grandissant. La particularité de l'activité de l'association est de constamment faire la part belle aux artistes et à leur univers, à l'essence même de leur travail et de leurs besoins. Avec le projet AlgeArts, initié en 2000, l'association PlaNet DZ s'est penché sur un aspect essentiel : les conditions économiques dans lesquelles la création artistique évolue actuellement en Algérie et les effets conjugués d'une crise multiforme sur la production, la diffusion des arts et du livre en Algérie. C'est avec les éditions Marsa que l'association a souhaité publier cet ouvrage qui a été imprimé en Algérie.
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voixmultiples.over-blog
Catégorie :
Ecriture et poésie
4 juillet 2008. J'offre ce poème,
extrait du recueil inédit: 29Visions dans
l'exil:
Rachgoun Tergua Sacelles ....
Des cabanons s'avancent vers la
mer....
Audacieux village où cours
la fureur....
Ruelles sablonneuses....
Présence du désert....
.. ..
Là où l'oued prend la mer....
L'enlevée s'ébat....
Sur l'eau douce salée....
.. ..
Comme des pions joués ....
La plage avance ....
Ses cabanons ensablés Mais....
.. ..
Dans une grotte rêche du désert....
L'émir contemple l'enlevée....
En vie encore ....
Immolée du désert....
Enclavée du désert....
Butin de guerre....
Chair du Djihad ....
La chair ....
Il chavire....
L'émir ....
La chair Le butin....
Il sombre ....
Croule ....
Attention Inceste....
.. ..
(L'enlevée a encore sur les doigts la
saveur du père, la saveur du bras auquel elle s'accrocha, lorsqu'on le traînait
vers le couteau de l'égorgeur)....
.. ..
L'émir regarde ....
L'enlevée un instant ....
Pense au père....
Sacrifié déjà ....
Le militaire à sa poursuite ....
Sur la frontière embusqué ....
Sur la proie il fonce ....
Viol Sang Mais....
.. ..
La voilà qui se lave ....
A Sarcelles ressuscitée ....
Sous les arcades du débarcadère ....
Sur la falaise insolente se dresse ....
Vierge le regard
De toute peur....
En la berbère retrouvée ....
Eloignée là loin de ses crêtes Buvant
....
Le souffle des voyages ....
Prêts à venir....
Vingt-neuf.....
BHS
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voixmultiples.over-blog
Documentaire
sur Kateb Yacine
Il est je ne sais pas quelle
heure, entre le un jour (le 6 juillet) et un autre autre autre (le 7 juillet).
dans la vitesse morbide et éphémère que nous vivons, allez savoir les
instants, la qualité des moments, leur nature... J'ai eu 4 visiteurs (c'est
frustrant) anonymes, qui ne laissent pas de traces... Pourtant, même dans le
désert, il y a des traces, les pas sur le sable... Comme quoi, internet, c'est
deoid et en deça du désert. J'offre,malgré tout, ce projet de documentaire sur
l'expérience théâtrale de Kateb Yacine en Algérie (l'Action Culturelle
des Travailleurs, ACT), avant que des prédateurs -et ils existent- ne s'emparent
de l'idée. J'attend:
La troisième vie de
Kateb Yacine
....
....
.. ..
« ... Je suis allé en France
pour contacter Kateb Yacine. Il vivait à Gisors dans le Nord de Paris. Il
vivait seul dans une vieille ferme toute croulante qu'il avait louée. Il
faisait très froid et il avait allumé tout ce qu'il y avait de cheminées. C'est
là qu'il travaillait à la pièce L'Homme aux sandales de caoutchouc.
.. C'est au cours de cette rencontre que je lui ai proposé de rentrer en Algérie ».
C'est Ali Zamoum qui a décidé le poète Kateb Yacine, comme il se
définissait lui-même, de revenir au pays. Il rentrait du Vietnam où il
venait de passer deux ans. Le Vietnam avait, pour lui, une « valeur
de symbole révolutionnaire. 1954, c'est la chute de Dien Ben Phu. Peu de
temps après, c'est l'insurrection algérienne. La victoire des Vietnamiens
représentait une lueur d'espoir. Ils nous ont appris à oser être des hommes,
oser être des Algériens ». Son ami Ali Zamoum avait en
charge la formation professionnelle au Ministère du Travail. Vers 1968, il
avait recruté une troupe, Le Théâtre de la Mer.., fondée et
dirigée par Kadour Naïmi, une figure du théâtre d'avant-garde militant,
expatrié par la suite en Belgique puis en Italie. Après une hésitation (due à
son hostilité au régime de Boumediene et à des craintes répressives), Kateb
Yacine retourna en Algérie et prit en main la troupe qui sera rebaptisée
bientôt l'Action Culturelle des Travailleurs (ACT). Celle-ci
atteignit un effectif d'une vingtaine de comédiens et fut administrée par Ahmed
Asselah qui deviendra, une quinzaine d'années plus tard, directeur de l'Ecole
Supérieure des Beaux-arts et sera assassiné par les terroristes islamistes
durant la « décennie noire ». ....
C'est ainsi que débuta sa nouvelle
aventure artistique avec la fameuse pièce Mohamed Prends ta valise.
Après avoir été donnée pendant deux ans en Algérie, essentiellement pour les
travailleurs, cette pièce a été représentée en 1982, à travers France, dans une
tournée de six mois, touchant les travailleurs immigrés, après un
spectacle triomphal au Théâtre des Bouffes du Nord, lors du
festival d'automne de Paris. ....
Le théâtre initié par Kateb Yacine trouve ses prémisses déjà en France,
notamment avec L'homme aux sandales de caoutchouc
qu'on peut considérer à certains égards comme un tournant et dont il serait
intéressant de voir l'influence de la fréquentation de Jean-Marie Serreau et
Armand Gatti. Du moins avec le premier il avait fait l'expérience de la
création collective. Comme il l'exprimera plus tard lui-même, Kateb Yacine ne
se considérait pas comme un metteur en scène, de métier. Mais sa force créative
résidera dans le fait qu'il apportera une vison nouvelle dans le théâtre
pratiqué au pays et qu'il bousculera avec un souffle nouveau. Quoiqu'on
dise, il ira plus loin, en création et en audience, que les expériences
porteuses de vision, à leurs manière, de ces deux autres dramaturges de valeur,
de l'époque : Ould Abderrahmane Kaki et Abdelkader Alloula. C'est la
poésie assumée de Kateb Yacine qui fera la différence. La vision théâtrale de
ce dernier était articulée autour de trois éléments : d'abord son
inspiration créative puisée dans sa poésie mise en œuvre très tôt, en français,
dans la trilogie Le Cercle des représailles, même si
cette poésie a pu être moins perceptible dans l'expérience menée en Algérie, à
cause du type de théâtre choisi et du passage de la langue française à
l'arabe populaire et le tamazight, que dans celui qui appartenait,
disons, à la nébuleuse de Nedjma ou dans le premier cycle.
Peut-être avec la fréquentation d'Arman Gatti, Kateb Yacine a entamé son second
cycle (L'homme aux sandales de caoutchouc), celui d'un théâtre en
prise avec l'histoire immédiate, l'actualité politique, en relation avec le
passé, dans une mise en éclairage de la politique ancrée dans l'histoire. Il
s'est appuyé sur une double tradition théâtrale : d'un côté l'héritage de
deux aînés algériens, Allalou et Rachid Ksentini ; puis celle de la
tragédie grecque (Eschyle en particulier). Des deux premiers, qui avaient
fleuri au temps de la colonisation, il a repris la veine linguistique, l'arabe
populaire, en y ajoutant le tamazight. Son théâtre s'installait d'emblée
dans une subversion linguistique. ....
Une fois constituée, avec quelques partants et de nouveaux arrivés, la troupe
qui va suivre Kateb Yacine s'installera à Bab-El-Oued, dans un immeuble
dépendant du Ministère du Travail. C'est là où vivront les comédiens, en
communauté, et où ils créeront leurs pièces. Kateb Yacine sera logé dans
un pavillon au Centre familial de Ben Aknoun, sur les hauteurs d'Alger. Les
choses seront ainsi jusqu'en 1978. La troupe sera financée par le ministère qui
en paiera les membres, salariés, et diffusera les pièces auprès des
travailleurs, à travers le pays. Deux pièces seront crées, durant cette
période : La guerre de deux mille ans et ..La
Palestine.. trahie. Lorsque la générale de la
première fut donnée au Théâtre National Algérien , un musicien de la troupe
raconte qu'il y avait deux fois plus de monde dehors que dans la salle et qu'on
avait déployé, aux alentours, une armada de camions de CNS. Aucune troupe
n'a eu autant d'audience que l'ACT, dans l'histoire du théâtre algérien. Kateb
Yacine témoigne : « nous avons eu un succès de foule. Nous avons
toujours fait salle comble. En cinq ans, nous avons touché près d'un million de
spectateurs ». ....
Durant cette période algéroise, on peut relever troix événements : la
création d'une pièce (Saout Ennissa ou ..La
Voix.. des femmes) avec les élèves du lycée de
jeunes filles Maliha Hamidou, à Tlemcen qui s'arrêta à la générale ; la
visite du cinéaste Joseph Losey à Kateb Yacine pour un projet d'adaptation de Nedjma
qui n'aboutit pas ; enfin, la prise de parole tonitruante du poète,
durant la campagne de débat, à travers le pays, autour d'une Charte nationale.
Yacine y revendiqua le tamazight et sera, immédiatement après, déclaré interdit
de prise de parole en public. ....
En 1978, Ahmed-Taleb Ibrahimi, un islamiste, pris les reines du Ministère de
..la Culture.. et l'ACT passa sous sa tutelle. Le coup ne tarda pas à venir. En
plein hiver, la troupe fut littéralement vidée de l'immeuble de Bab-El-Oued et
on signifia à Yacine que l'ACT allait déménager de ville. C'est ainsi Yacine et
les siens prirent la route de Sidi Bel Abbès (plus de cinq-cent km à l'Ouest
d'Alger) où ils investirent le Théâtre-opéra de la ville ; Yacine en
devenant le directeur. La troupe devenait encombrante, il fallait l'éloigner de
la capitale, l'exiler au loin.
A Bel Abbès, la troupe reprit son répertoire et créa ..La
Poudre.. d'intelligence et Le
Roi de l'Ouest. Les comédiens participèrent à deux créations (Enti
Wana et Eljelsa marfou'a) d'un jeune auteur
oranais, Mohamed Bakhti, produites par le Théâtre, sous l'impulsion de Yacine.
Kateb Yacine passa son temps empêtré dans des soucis administratifs financiers,
les subventions se faisant rares, une diffusion plus difficile, avec un tabou
inavoué jeté sur sa troupe et lui. Il y vécut d'ailleurs sous surveillance
politique et policière. La mort de Kateb Yacine, le 28 octobre 1989 à
Grenoble, fut une tragédie pour la troupe, un coup fatal, tant
l'aura de celui-ci était forte. La plupart des comédiens se sentirent
littéralement orphelins, certains n'ayant pas encore fait leur deuil. Mahfoud
Lakroune dit Moh Ezitoun, le comédien-fétiche de Yacine, aura cette image
sur celui-ci : « c 'est un bloc irradiant ».
....
Progressivement, la plupart des comédiens perdit le goût du théâtre, comme si
la foi et la volonté s'en étaient allées avec Yacine. Malgré lui, Yacine avait
une influence prépondérante sur la troupe et celle-ci s'effrita lentement,
perdant sa cohésion. Le marasme et les difficultés croissantes des
Théâtres aidant, un certains ostracisme aussi, firent que l'aventure de l'ACT
fut reléguée dans l'imaginaire de ses acteurs au rang d'une épopée mythique qui
s'est évanouie dans le passé. ....
Aujourd'hui, une partie des comédiens a pris sa retraite, reconvertie à
d'autres métiers, l'autre attend son tour. Certains sont retournés dans leur
ville d'origine. ....
Mis à part les pièces, traduites en français, qui ont paru en France, en
1999, à l'occasion du dixième anniversaire du décès de Kateb Yacine, il n'y a
pratiquement pas de trace, en Algérie, de l'aventure théâtrale de l'ACT ;
quelques enregistrements de représentations sur bande magnétique, au Théâtre de
Bel Abbès, seulement. Aucune pièce n'a jamais été filmée, ni passée
à la radio. « Et c'est grave car pourquoi des pièces qui ont un énorme
succès, et tout le monde le sait, la télévision ne leur permettrait-elle pas
vraiment de pénétrer dans toute l'Algérie, dans les familles… Cela montrerait
qu'il y a un théâtre vivant ! », déclara maintes fois Kateb Yacine
qui n'eut jamais lui-même accès ni à la radio, ni à la télévision. ....
Donc voilà l'épopée sur laquelle il faut lever le voile et le tabou qui
continue de traîner à travers l'histoire. Devant l'embarras qu'on peut
éprouver face à un tel projet, on pourrait recourir à Yacine lui-même. D'abord
traduire l'utopie qui habitait ce dernier à son retour en Algérie et qu'on peut
résumer par ces propos du poète : « je rêve d'un théâtre de
masse, je voudrais le transporter au stade, qu'il y ait jusqu'à 100 000
personnes pour le voir. Je crois que cela est possible parce que cela a été
fait dans le passé. C'est tout à fait réalisable avec les moyens actuels
et toute l'énergie et la soif qu'il y a dans le public ». Par
passé, Yacine voulait dire celui du théâtre grec qui était fait par les poètes,
comme lui. « Ce qui était religieux, au sens sacré, chez les Grecs,
devient un théâtre politique, à notre époque », précise-t-il. Dans quelle
mesure et jusqu'où cette vision s'est-elle matérialisée ? En quoi a-t-elle
échouée ou avorté ? A voir. Pourquoi n'en reste-t-il pas de trace, ou
seulement dans la conscience de ceux qui ont participé à la troupe ou l'on
accompagné dans son périple ? Est-ce tout reste-t-il encore
possible ?....
S'inspirer de Yacine pour ce documentaire, cela veut-dire d'abord
alimenter celui-ci aux sources de la poésie. C'est un documentaire poétique
qu'il faut faire. Ensuite, il faut faire sienne la liberté que
revendiquait Yacine dans la création, puisque guidée par la révélation
poétique. Liberté ensuite dans sa construction, sa forme, ses techniques. Il
faut donc visiter un style de documentaire qui aille dans ce sens. On sait que
Yacine privilégiait la construction fragmentaire, inachevée, ouverte, et
métissait les genres dont il récusait le cloisonnement. Pour que ce
documentaire ne soit pas seulement un repas froid à servir, de dates et de
souvenirs seulement, il pourrait être le lieu et l'occasion d'une création théâtrale,
collective. Celle-ci pourrait être la version d'une ancienne pièce ou un
ensemble de tableaux puisés dans le répertoire de la troupe. L'expérience
pourrait avoir lieu dans un amphithéâtre romain ; ce qui était le vœux non
exhaussé de Yacine lui-même. La musique aurait une part prépondérante et jouée
en live. Pour cela, outre les deux musiciens de la troupe, Amazigh Kateb et son
groupe et le groupe Debza pourraient être sollicités.
Il faudra qu'une place soit d'ailleurs donnée à ce dernier, du moins ce qu'il
en reste, qui fut l'héritier le plus direct du théâtre de Yacine. En
matière d'archives audiovisuelles, nous ne disposons quasiment que de bandes
magnétiques, au Théâtre de Bel Abbès, et un reportage
(semi-professionnel) de la tournée de Mohamed prends ta valise, en France. Un
lot d'affiches des spectacles est encore disponible à Bel Abbès et une matière
iconographique se trouve auprès de ..la Fondation Mémoire.. et Avenir, à
Grenoble. deux documentaires connus ont été réalisés sur Kateb Yacine,: Kateb
Yacine, l'amour et la révolution par Kamel Dahan, du vivant ; un autre
récent produit par Beur TV. Deux reportages semi-professionnels : une
interview réalisée par Stephane Gatti et un court reportage sur la présentation
du film de Dahan, à la cinémathèque d'Oran, en juin 1989, en présence de Yacine
et qui était la dernière apparition publique de
celui-ci. ....
Enfin, l'objet de ce documentaire ne peut être abstrait de l'environnement
culturel, idéologique et politique dans lequel baignait Yacine auquel il a été
confronté. Les deux régimes –celui de Boumediene et celui de Chadli, les
courants et mouvances politiques (nationalistes panarabistes,
islamistes, communistes staliniens), le milieu théâtral, artistique
local, son cercle d'amis dont le peintre Mhamed Issiakhem. Et aussi le peuple,
ce fameux peuple auquel il vouait tellement d'attention, de respect, qu'il
mythifiait peut-être également. Il faut « pêcher »,
selon son expression, ses personnages atypiques, ces demi-fous, ces errants
(tel ce fameux Si Mohamed Lounissi qui fut son premier père spirituel, dans son
adolescence à Constantine), dans lesquels il se reconnaissait, qu'il
affectionnait et en qui il lisait le destin de l'Algérie. Cette Algérie, il
faudra en restituer le mythe dont il était porteur.....
Brahim Hadj Slimane
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L’ETOILE ASSOMBRIE
( Tragédie d’après l’œuvre de Kateb Yacine)
Brahim Hadj Slimane
Ce spectacle
s’inscrit dans la continuation d’une première création, « Les Insulaires », à la mémoire de
Kateb Yacine ; mis en scène par l’Atelier IMAGIN,E, à Oran, en octobre
1999. Pour la première fois, des poèmes de Kateb Yacine, notamment, étaient
théâtralisés et chantés.
Kateb Yacine
est, avant tout, un poète dramatique et c’est, quelque part, un voyage à
l’intérieur, dans l’intimité de sa poésie, que nous nous proposons
d’entreprendre. « L’Etoile
assombrie » est donc un adaptation théâtrale, libre mais inspirée,
dans l’œuvre de l’écrivain, autour de ce qui a trait au personnage de « Nedjma ». C’est une mise en scène
de ce personnage symbole. Elle fait appel au souffle lyrique.
L’espace
aussi n’est pas fortuit ; la rue des Vandales, celui du « Cadavre encerclé », revisité en la
circonstance.
Prologue
(L’écrivain entre dans le noir, portant un
chapeau de paysan et tenant une canne, comme aimait le faire Kateb Yacine. Il
tient une bouteille surmontée d’une bougie, à la main)
L’écrivain:
Ici est la
rue des vandales. C’est une rue d’Alger
ou de Constantine, de Sétif ou de Guelma, de Tunis ou de Casablanca. Ah! l’espace me manque pour montrer dans
toute ses perspectives la rue des mendiants et des éclopés, pour entendre les
appels des vierges somnambules, suivre des cercueils d’enfants, et recevoir
dans la musique des maisons closes le bref murmure des agitateurs.
Ici je me dénombre et n’attend plus la fin. Nous sommes morts
assassinés.
Ici est la rue de
Nedjma, mon étoile, la seule artère ou je veux rendre l’âme. C’est une rue
toujours crépusculaire, dont les maisons perdent leur blancheur comme du sang,
avec une violence d’atome au bord de l’explosion.
Nedjma :
« O
merveille ! Un jardin parmi les flammes »
(Prélude
musical)
Chant I
Lakhdar:
De toutes les ivresses, je sais laquelle était
fatale
Mais je retourne à
l’étoile assombrie confier mes
doutes
Et je gronde
incompris vers l’incomprise
Comme on découvre
une victime prise pour morte
Et comme on
respire dans l’étreinte un corps tout chaud
Horriblement
proche, et comme si, dans la confusion charnelle,
On s’était
soi-même dévoré dans une autre bouche!
Nedjma:
Non, je ne pleure pas
Tu a vécu comme un
bandit
Comme un bandit
par effraction
Ton ombre est
revenue
Et de nouveau, tu
erres en liberté provisoire.
Tu me provoque à
l’ombre de la patrie des morts
Et toutes les
superstitions viennent de toi, là bas…
A force de rester
seule, j’ai appris dans mes transes,
Le langage des
ombres.
Lakhdar:
Verrais-je pire
beautés sur le chemin du retour?
Verrais-je de
l’incertaine se préciser les exigences?
Mais à quoi bon
revivre pour mourir?
Au seuil d’un
paradis obscur, le vieux malheur nous guette.
Nedjma:
Naïves et
redoutables sont nos armes
Comme le peuple
qui accourt, gagné par la prophétie,
Oui, elle sera
lavée la défaite séculaire
Et notre terre en
enfance tombée, sa vieille ardeur se rallume!
(Intermède musical, chanté)
Chant II
Le Vautour:
Je n’aime que
l’intrus
Disais tu
Nedjma:
Je n’aime que
l’époux secret
Des vierges
L’amant de toute
épouse
A son déclin.
Le Vautour:
Pourquoi m’avoir
séduite
Moi qui craignais
de te séduire
Disais-tu.
Nedjma:
Je n’aime que
l’intrus
L’esseulé
Polygame
Qui toute nous
respira
D’un même souffle
calme
Parmi les herbes
de l’oubli.
Choeur:
« Et tant de
mains
Vers sa
disgrâce »
Le Vautour:
Voici la rose
prise à la gorge
penchée sur son
diadème
a bout de son
destin
Nedjma:
Mais comment supporter
l’agonie de la
rose
Sans vouloir
l’égorger ?
Chœur:
« Sombre
amour
Sans
prémices ! »
Le Vautour:
Verser si peu
De ton sang
C’est le seul
crime dont je sois privé !
Nedjma:
Mutine offerte à
l’obsédé
Souvent la vierge
se dénude
Pour un rapace
Timide et
repoussant
Le Vautour:
Dès que tu parles
à l’oiseau.
Il ne sent plus
ses ailes
Lorsque ton voile
fut tombé
Je n’avais plus la force
De soulever tes
cheveux
Chœur:
« O nudité
Secrète
De la
statue ! »
Nedjma:
En ce duel
inassouvi
Ton regard fut
reçu
Ainsi qu’un sabre
sur un sabre
Et le vainqueur
Est resté sur ses
gardes
Le Vautour:
L’innocence trahie
Prolonge la
torture
Nedjma :
Jamais sur mon
chemin
Aucun lion n’est
endormi,
Seul un aveugle
Un égaré
Peut rêver de
m’atteindre
Avec le mauvais
sort pour complice
Le Vautour:
Et si je dépéris
En trouant des
cœurs ennemis
C’est que j’espère
aussi
A la longue
t’abattre !
Car toute vierge
insoupçonnée
Reçoit le coup de
grâce par faveur
Nedjma :
Quel rapace ne
redouterait
Cet assassinat
sans coupable
Ou vaque le relent
Féminin du fantôme
Dont le hasard
triomphe
Et dont succombe
Le meurtrier
Le Vautour:
Si peu que le
regard
De la bête soit
long
La beauté
s’éternise
Vaincue
Son deuil n’a pas
de fin
Si tu soupires
Le brasier se
rallume
Tes larmes ne
sauraient l’atteindre
Que si tu les
contiens
Jusqu'à crever
comme un orage
Mais puis je
M’empêcher
De fumer sous les
dents
D’une si pure ogresse
Et vierge
Par
surcroît ?
Chœur:
« Sombre
amour
Sans prémices ! »
Le Vautour:
Impubère, elle a
convoité
Ta violence
impunie ?
Laisse –la se
briser sur toi,
Cette baigneuse
entouré d’îles
D’ou ses captifs
Ne veulent
s’échapper
Chœur:
« O vénéneuse
Ardeur
De ses
bonds !
Perle dissoute
En son ardeur
natale »
Le Vautour:
Comment
l’aurais-je découverte
Cette inconnue
célèbre
Pour moi seul
Si ses rivales
Ne l’avaient
rendue
si rare
comment
l’aurais-je découverte
cette inconnue
célèbre
Pour moi
seul !
Tu à semé
tes charmes
Comme autant
d’explosifs
Que faire bouche à
bouche
Quand ce qui
m’empoisonne
Semble vital pour
toi
Quand nous
risquons la chute
A retenir ta robe
Au bord du
gouffre chaleureux
Car jamais tu
n’auras
Que la raideur des
pétales
Déjà mouillés,
pour traverser la cataracte !
Et ta première crue
Loin de ton lit,
hanté de rêves juvéniles
Te livrera aux
fleuves ravageurs
Sachant que tes
noyades
Seront publique,
le nourricier
Des fleuves s’est
enfui
Je n’ai pillé, jaloux
De tes escortes
Que ta nombreuse
obscurité
Chœur:
« O nudité
Secrète
De la
statue ! »
Le Vautour:
Ou t’ai je vue
Ensoleillé
Comme si l ‘amour
Culte de soi- même
Perdu
Offrait toujours
L’immensité
D’un point cardinal
Nedjma :
Ne peut être amoureux
Que celui qui se
fait
La plus haute idée
de l’amour.
(Intermède musical, chanté)
Chant III
L’Ecrivain :
La Femme Sauvage
arriva chez Zohra vers la tombée de la nuit, et repartit le lendemain, au petit
matin; elle n’était jamais venue dans ce village, ne connaissait pas Zohra,
s’était lancée à la recherche de sa “chère cousine” qu’elle avait juste pu
imaginer, à travers les récits de Lakhdar; elle venait d’Alger, disait-elle,
mais pas le Sahara. Une femme vêtue de noir, citadine, certes, mais pas riche;
elle n’avait qu’un couffin en manière de valise; pas vieille, pas laide, mais…
La Femme Sauvage (portant un couffin) :
Je venais
Amante disputée
Musicienne consolatrice
Coiffée au terme de mon sillage
Du casque intimidant de la déesse guerrière
L’écrivain (en voix off) :
Elle fut la femme voilée de la terrasse
L’inconnue de la clinique
La libertine ramenée au Nadhor
La fausse barmaid au milieu des Pieds-Noirs
L’introuvable
amnésique de l’île des lotophages
La Femme Sauvage :
Je fus la Mauresque mise aux enchères
A coups de feu
La fleur
de poussière dans l’ombre du foundouk
Enfin la femme sauvage sacrifiant son fils unique
Et le regardant jouer du couteau
Sauvage ?
Oui
Chœur :
« Elle savait bien
Elle
A chaque apparition du Croissant
Ce que c’est de porter en secret sa blessure »
Lakhdar :
Elle savait bien
Elle
En ses seins plein de remous
Ce qu’était notre fringale
(Intermède musical, chanté)
Chant IV
Nedjma :
- Voyez la poitrine aveugle
Loin de l’amant sevré
Jamais ne sera mûr
Le sein noirci par l’absence
Lakhdar :
- La feinte la plus subtile de la gazelle en fuite n’est
souvent qu’une halte à portée de fusil
Lakhdar :
Je ne sais ce que Nedjma
Porte au milieu
des avenues
Qui la rende si
amicale
Il me semble
qu’elle m’ait pris
Mes volontés pour
elle-même
Je ne sais si je
saigne
Seuls mes Amis crient
Contre la pierre
Dont Nedjma
m’aveugle
Ou me fait briller
Je me rappelle
Les promenades
trop longues
A la vitesse de
ceux qui veulent voir
Je me rappelle une
chevelure
Secoué dans la
main d’un captif
Ce fut une figure
Bien captivante
Mais qui sait
quelle caravane
Prendra mon égarée
par la main
Je vais à une
terre toute proche
Mon corps à la
sépulture opposé
Craque
Je te cherche
Mes camarades font
parler la poudre
Je sens que je
m’échauffe
Je vais être
contraint
De te rendre ma
mémoire
Si tu persiste à
rester immobile
Je t’ai suivi
fidèle à tus
Avec mon propre
corps
Mais quoique j’ai
péniblement
Combattu au-
devant de toi
Je t’ai tant
protégée que
Tu es maîtresse
des lieux
Chœur :
« ses
camarades
Ne sont pas si
loin
Mais il y a elle
Et c’est lui qui
veille
Il a maigri à la même pointe
Ou son cœur a
séché
L’interminable
séjour ou elle –même
dépéris »
Lakhdar :
J’ai entendu un
claquement
Angoissant à mes
pieds
Je suis égaré
Et toi aussi
Tu me fais signe
de courir
Avant même
d’entendre
Tomber sur terre
mes camarades
Massacrés
Dans ta demeure
Adieu vagabonde
surprise par le froid
Je suis prêt à
périr
Pourvu que mes
camarades
Ne soient pas
massacrés
Dans la solitude
Pourvu que ma mère
Me désigne à la
foule
Pourvu que les
villes
Me soient fraîches
aux chevilles
Pourvu que je
garde
Un vif souvenir de
ta mort
Pourvu que je sois
libre
De te montrer à
mes amis
Sans devenir un
nain
A leurs côtés
C’est ça qui
compte
Ce n’est pas ta
mort
Pourvu que je sois
libre
De te montrer à
mes amis
Sans devenir un nain
A leurs côtés
C’est ça qui
compte
Ce n’est pas ta
mort
Ni mon exil
C’est notre joie
D’avoir des mains
bienveillantes
Autours de nous
Qui ramassent ton
corps écrasé
Ma tête enfoncée
dans la foule
Si je sanglote
En trouant des
cœurs ennemis
Si je sanglote de
ta mort
C’est une belle
détresse
Mes camarades déjà
me demandent
Le récit de ta
mort
Mets-toi à ma
place
C’est une dure
nécessité
D’isoler une morte
si vive.
(Intermède musical, chanté)
Chant V
L’Ecrivain :
Sur
mon 31 août : le mois où je suis né ? Quel jour ? Nul ne le
sait. Certaines minutes me reviennent. D’abords, ma mère ayant quitté la
maison, je pleurais dans la nuit, inconsolable, auprès de ma grand-mère
paternelle Fatma. Puis, avant ou après, mon père brisait l’armoire d’un coup de
canne.
Quelqu’un
qui, même de loin, aurait pu m’observer au sein du petit monde familial, dans
mes premières années d’existence, aurais sans doute prévu que je serai un
écrivain, ou tout au moins un passionné de lettres. Mais, s’il s’était hasardé
à prévoir dans quelle langue j’écrirais, il aurait sans doute
hésité : « en langue arabe,
comme son père, comme sa mère, comme ses oncles, comme ses
grands-parents ». Il aurait dû avoir raison, car, autant que je m’en
souvienne, les premières harmonies des muses coulaient pour moi naturellement,
de source maternelle.
Pourtant,
quand j’eus sept ans, dans un autre village, mon père prit soudain la décision
irrévocable de me fourrer sans plus tarder dans « la gueule du
loup ». C’est-à-dire à l’école française. Il le faisait le cœur
serré
-
Laisse l’arabe, pour l’instant. je ne veux pas que, comme moi, tu sois assis
entre deux chaises.
- Ma
mère soupirait ; et lorsque je me plongeais dans mes nouvelles études, que
je faisais, seul, mes devoirs, je la voyais errer, ainsi qu’une âme en peine.
Adieu notre théâtre intime et enfantin… Et le drame se nouait.
…
Ainsi se refermera le piège des Temps Modernes sur mes frêles racines… Ainsi
avais-je perdu tout à la fois ma mère et son langage, les seuls trésors
inaliénables – et pourtant aliénés !
(Intermède musical, chanté)
Chant
VI
(Rachid et Mourad sont assis. Ils boivent du
vin ; on entend, un moment, une vieux raï de Khaled ; Nedjma traverse
le fond de la scène, de temps à autre, son couffin à la main, avec des lettres
et des photos, à l’intérieur)
Mourad :
- Tu te souviens de cette soirée avec les cinq
mille francs ?…
Rachid :
-
Tu étais ivre.
Mourad :
- Lakhdar aussi, et Mustapha aussi. Et Nedjma est
venue. Elle avait une photo de soldat dans son sac. Elle a tout fait pour que
Lakhdar la voie. Et Lakhdar l’a brûlée. Et plus jamais il n’a remis les pieds
dans la villa… Ce soldat, c’était Marc.
Rachid :
- Il connaissait
Nedjma ?
Mourad :
-
Sans la connaître.
Rachid :
-
Il habitait la même ville ?
Mourad :
-
Oui.
Rachid :
-
Dans le même quartier ?
Mourad :
-
Non. Même pas un voisin, mais beaucoup plus.
Rachid :
-
Eh bien, parles ! Un amant ?
Mourad :
- Un Corse taciturne, sans frère ni sœur. Sa mère
paraissait jeune. On l’a trouvait fort belle, pleine de feu. Elle ne se
montrait qu’à son bras, le dimanche, légèrement plus petite. Ils auraient pu
former un couple et firent un peu scandale quand on apprit qu’ils vivaient
seuls. Mais le père était bien vivant. On ne le voyait guère. Personnage tabou,
il couchait dans son bar. Le Bourreau, disait-on. Sa femme allait parfois le
voir. Mais le fils n’entrait pas. Il attendait devant la porte.
Rachid :
-
Il n’aimait pas son père ?
Mourad :
-
Il ne m’en parlait pas.
Rachid :
-
Tu le voyais souvent ?
Mourad :
- Tous les jours,
au lycée. C’était le seul Européen de notre équipe de football. Les autres
l’injuriaient. Nous-mêmes, sans le vouloir, nous ne pouvions manquer de le
blesser. On l’appelait, pour rire, le
Français malgré lui, en faisant allusion à la vente sans gloire de l’Ile de
Beauté. Mais lui ne riait pas. Il se battait. Il m’arrivait de prendre son
parti. On nous croyait amis…
Rachid :
-
Il s’attachait à toi ?
Mourad :
- J’attendais tous les jours Nedjma à la sortie, et
je savais qu’il attendait aussi. Nous marchions tous les trois, un moment. Et
Marc ne disait rien. Mais Nedjma rougissait, et je savais pourquoi. Enfin, sur
l’avenue, il nous quittait. Sans avoir à me retourner, je savais que ses yeux
restaient fixés sur elle.
Rachid :
-
Et tu le laissait faire ?
Mourad :
- Je connaissais
Nedjma.
L’écrivain :
- On connaissait Nedjma sans la connaître, depuis
que lycéenne elle avait échappé à plus d’un clan, plus d’une caste qui eût
voulu en faire sa jument, lui confier les couleurs de telle noblesse de sang…
Les autres ne l’avaient jamais vu que passer dans la rue, ses livres à la main,
à petits pas rapides et comme immunisée contre les sifflements des serpents de
toute sorte dressés sur son passage. Elle n’avait apparemment pour toute
parenté qu’une vieille bigote étrangère à la ville, un cousin fréquentant le
même lycée qu’elle, et comme son époux ne se manifesta que le temps d’un
divorce tacite et prolongé, le sentiment public était à son égard éternellement
divisé, en séducteurs déçus, en soupirants de fraîche date, en spectateurs
perplexes, en farouches détracteurs, en sectes contradictoires augmentant son
mystère, son prestige, son culte.
Rachid :
-
Et tu ne disais rien ?
Mourad :
- Plus d’une fois, j’ai failli lui tomber
dessus, sans avertissement. Tu te rends
compte ! Un Européen ! Avec leur manière de s’introduire tambour
battant dans l’intimité des femmes. La surveiller ? Rien de plus
humiliant. Il avait le champ libre. Déjà, elle me pesait comme un double
boulet, car je l’aimais, tout en étant pour elle un cousin et un frère, selon
nos traditions. Je me disais : « Il l’aime, il l’aime tant qu’il
ne soupçonne pas ma jalousie, ou alors il s’en moque ». Alors, je voyais
rouge. Mais ce n’était pas de la haine. Et tout se compliquait d’une évidente
complicité entre lui et moi. Lui en tant que Corse. Moi en tant que barbare. Le
repousser ? Mais il n’attaquait pas. Simplement, il était là.
Chœur :
« On ne
franchit pas la pénombre où se morfondent, chauffées à blanc, nos vierges en
attente, comme des armes toujours chargées ».
Rachid:
-
Et tu le laissais faire ?
(Nedjma est assise, dans un couffin. Elle lit
des lettres, chagrinée)
Mourad :
- Non, je ne luttais plus pour moi, pour la
reprendre, mais uniquement pour elle, par attachement à son destin, car nous
avions grandi ensemble, et la seule Nedjma que je voulais garder était celle de
l'enfance. Mais je perdis tout à la fois. Je n’avais plus l’initiative. En
tolérant une intrusion, j’avais sapé moi-même le rempart que je voulais être.
Je ne saurai dire à présent combien dura cette période où elle m’échappa. Je
fus conscient de ma défaite, bien avant l’heure de l’explication. Tout me fut
révélé par les absences de Marc. La dernière s’était prolongée. Nedjma me
tourmentait, et je l’avais surprise pleurant. Elle avait négligé de refermer sa
porte, chose nouvelle, car maintes fois j’avais tenté d’entrer en vain. Pour la
première fois, je fus frappé par les volets fermés depuis longtemps. J’eus
l’impression d’être introduit au fond d’un mausolée. Elle avait dû pendant les
longues nuits brûler des cierges pour conduire son propre interrogatoire.
J’étais sans illusion quant à l’issue. Il ne me restait plus qu’à prolonger le
débat, à reculer une échéance. « Tu l’aimes ? » Pas de réponse.
Naturellement, c’en était une. Et je l’ai rudoyée. Ainsi qu’un policier
flairant le crime là où gît la souffrance, j’ai découvert immédiatement tout un
tas de lettres et de photos. Des lettres désespérantes. Il se plaignait d’être
éconduit à cause de sa race, ou de sa religion. Après ça, des prières (il avait
dû se passer quoi ? Je n’en sais rien), comme si elle avait cédé sur un
point (lequel ?), ce qui l’encourageait à employer un ton, des mots plus
graves (la confiance, disait-il) ; ensuite, il proposait un mariage civil.
Je me souviens surtout de cette phrase : « Nous resterons
toujours en Algérie, car je ne puis imaginer ailleurs un vrai foyer ».
Mais tout ceci ne me suffisait pas. Et j’ai continué à la harceler :
« Tu l’aimes ? Tu l’aimes ? Tu l’aimes. Avoue ».
Rachid :
-
Et alors ?
Mourad :
-
Elle n’a pas répondu. Mais quelques jours plus
tard, elle était mariée.
Rachid :
-
Avec un autre, évidemment.
Mourad :
-
Avec un autre, comme tu dis.
Rachid :
-
Et ensuite ?
Mourad :
-
Ensuite, elle disparut.
Rachid :
-
Encore avec un autre ?
Mourad :
-
Avec un autre, comme tu dis.
Rachid :
- Cet autre,
c’était moi. Ecoutes. Je connaissais son père. Tu l’as connu aussi.
Souviens-toi : Si Mokhtar, ce vieil homme comme on n’en voit plus qui
aurait pu, sans doute, être ton bisaïeul et qui passait son temps avec les
étudiants. Sais-tu ce qu’il cherchait dans ta jeunesse ou dans la mienne ?
Une ombre de sa fille. Car Nedjma l’ignorait. Elle ne savait pas que son père
était là, parmi ses soupirants, sans pouvoir l’approcher, au point qu’il
l’appela, un jour, dans son chagrin : Fleur de Poussière. Oui, son vieux
père suffoquant de n’avoir pas le droit de l’appeler « ma fille ».
Chœur :
« Cette fleur solitaire, lointaine, irrespirable, rose noire
échappée à toutes les tutelles, cette sombre orpheline qu’on s’arrachait
toujours comme une arme secrète et dont nul n’était sûr, jamais, d’être le
maître… »
Rachid :
La jalousie d’un père, et d’un
père inconnu, imagine cela. Il avait eu Nedjma d’une ancienne liaison avec une
Française, disparue sans laisser de trace. Et quand, vingt ans plus tard, il
apprit que Nedjma, sa fille illégitime, adoptée entre-temps par je ne sais
quelle mégère – pardon, c’était ta tante, oui la sœur de ton père – quand il
sut que Nedjma, la candide Nedjma, Nedjma la conquérante, avait été victime
d’un mariage forcé, il voulut l’enlever, ou plutôt il me proposa, car il savait
que je l’aimais…
Mourad :
- Donc il te proposa ?…
Rachid :
- De l’enlever avec mon aide.
Mourad :
- Avec ton aide ?…
Rachid :
- Mais pas à mon profit. Bien que mes sentiments lui
fussent apparus, que je me fusse trahi plus d’une fois en sa présence, il ne
pouvait savoir si Nedjma partageait cet amour malheureux, ou si son cœur
appartenait…
Mourad :
- A un autre.
Rachid :
Allons à Constantine.
Mourad :
Non, à Bône
Rachid :
Chaque fois, les plans sont bouleversés.
L’écrivain
( en voix off) :
Elle visite d’autres victimes, qu’elle tire du lit avec
les mêmes promesses, pour les abandonner avec la même aisance, la même comédie,
les mêmes soins cruels… pour les laisser choir et venger son destin, le dur
destin des femmes.
(Intermède musical, chanté)
Chant VII
Le Vautour :
Loin de Nedjma
Déchus
par notre faute
loin de Nedjma
je me dis
elle est morte
elle voyage
d’ailleurs
c’est faux
Nedjma se tient
tranquille
elle est morte
la mémorable
ses sœurs ne
veulent qu’elle rajeunisse
Hélas elles sont
nombreuses
Et toutes
Elles mourront.
Nedjma si je t’ai
bue
Tu fermentais
C’est un excuse
Maintenant
Je suis esclave
Je ne sais
Que ramper vers
ta cuisine
De caserne
encerclée
Nedjma :
Qui fausse le
rayon ?
Qui nous exile
Du centre ?
A la belle étoile
Rapprochons nous
Même si le vent
Disperse
C’est par nous
Que se communique
le feu
Notre chaleur est
détournée
Nous peuplons
Les temples
Nous restons
Désert
Nous sommes
brûlés
Et
Dans nos flammes
Nous avons
Froid
Le
Vautour :
Nedjma
Reviens
De ta mauvaise
fin
Il n’y a plus
De sépulture
Accepte
La chaleur dans
la mort
C’est cela
La métempsycose
Je te la propose
Moi
Ton compagnon de
lit
Tu renaîtras
A ta place
Sous tes propres
traits
Nous n’avons
Rien à faire
Avec les chats
Les chats
voyagent
pour le plaisir
et sans naufrage
ils n’entretiennent aucun feu
c’est pour ça
qu’ils sont
tranquilles
as-tu remarqué
que l’homme seul
Et le scorpion se
suicident ?
et tout les
animaux
sont des
touristes
par la terre
nous seul vivons
s’ils vivaient
ils trimeraient
ils se
suicideraient
quelquefois
ils auraient le
courage
de monter en
avion
pour l’amour de
la vie
car ils
s’emmerde
éternellement
et la
métempsycose
est humaine
elle est dans le
cercle
au centre grandit
Nedjma
mon amour
Chœur :
« Loin de
Nedjma
déchue par notre
faute
loin de
Nedjma »
Le
Vaurour :
Perce
Subtil compas
D’inséparables
poitrine
Le ciel prends
son vol
Voleur au sein de
la morte fugitivement moribond
je m’envole
Je suis un grand
oiseau
L’amour est
picoré
Et Nedjma
sacrifiée
Ouvre son cœur
En parachute
Le temps se
trouble
Et j’erre
Autour du centre
Par Nedjma renié
En tournant le
tournant décisif
C’est le compas
échu
Sur un point plus
sensible
A ce point elle
demeure
Avec dieu
confondue
Je les maudis
tous les deux
Ils vivent de mes
soupirs
Et finissent
avant moi
Victimes de l’art
Heureusement
Il y’ a la soupe
Populaire
Il y a les
dépositaire
Du ciel
Les prolétaires
Ils ont la force
Du nombre et du
rayon
La rectitude
Pour eux j’ai bu
Nedjma
Avec son dieu
amer
C’est que
Je suis un poète
rond
Je vous l’accorde
Nedjma est divine
Elle a
De la chance
Que je sois rond
Elle tue mes poux
Et je fais
Semblant d’être
attendri
Au fond je hais
Cette nécessité
bouchère
Mais elle aiguise
De si tendres
couteaux
Sans le savoir
Elle se trouve
Intelligente
Belle
Et le proclame
Voilà son courage
Moi je tire et
casse
Innocemment
Son âme embobinée
Et je promène son
âme
Au soleil
Ainsi qu’un chien
exigeant
En vain je
mordille
Son cheveu
puissant
Elle seule a
l’habitude
De vivre
Et elle dort
Dans la
simplicité
Faisant peu de
rêve avouables
Rêvant
Et je m’abaisse
Non pas sous ses
pas
Pour épier ses
appas
Mes pour sentir
Errer le compas
Pour attraper
Son pied marin
Remuant
Mon âme en champs
Rarement inondés
en pareil
Soleil
Avare et féminin
Sachant les ponts
fragiles
Et les gouffres
durs
Faisant oublier
Son enterrement
Par sa mort
Elle n’a pas eu
peur
De périr
D’avoir vécu
Légèrement
Si légèrement
Qu’elle est morte
Autant de fois
qu’elle a aimé
Tant est si peu
Choeur :
« Nedjma,
depuis que nous rêvons
Bien des astres
nous ont suivis »
Le
Vautour :
Aussi
Suis-je
Violent avec les
fleurs
Et doux avec les
vaches
J’aboie sans
perfidie
Contre des
voleurs amis
Et je tracasse
La misère
En faisant grève d’endurance
Je trace
Des
circonférences
Martiales
Sur la route
Je suce
Les seins
évanouis
Des nymphes pour
ma santé
Mais surtout
Surtout
Je fais dérailler
les fauteuils
Je médite
Certains
déménagements
Au quai d’Orsay
Je me fais casser
les dents
Je me signe à
l’appel
Des sirènes édentées
du capital
Et je contemple
Tristement
Les Arabes
nageant dans ce monde
Avec des ailes
carbonisées
J’appuie
Sur le torse
Mur
Des esclaves
Pour les blesser
Pour les aimer
Avec plus
d’égards
J’ai laissé des
traces
Vigoureuses
A force de
tourner
En profondeur
Je suis
Une vis
Vagabonde
Abandonnée
Rouillée
Tenace et je
m’échauffe vite
Un jour
Un jour aigu
Et bouffi de
misère
Je marchais
Parmi les
commerçants
J’avais
Peur
De la boucherie
Je pris des
ménagères
Par leur couffin
Assez mangé
De tomate
rabougries
Ménagères
L’une était pâle
Et se grattait le
cul
De découragement
Une autre me
souffla
Sue la conscience
Une malheureuse
Voulut
M’emporter dans
son
Couffin
Mais plus loin
Un aveugle
Se vengeait
En musique
J’allai au cinéma
Viviane
Romance
Se faisait
Baiser la main
Personne
Ne savait
Qu’elle perdait
Sa culotte
Impossible de
Cracher
Dans un fauteuil
Ainsi
Perdant à flots
Mon sang
J’apprends à
nager
D’autre gamins
Plus héroïque
Apprennent
La mécanique
Et je maudis
L’armada
paresseuse
Et pressée
Les hommes
résignés
L’obstination
Et la naïveté des
banquiers
Je maudis ma
futile
Passion de
souffrir
Rêves sans
aéroport
Ouvriers sans
armes
Poètes muets
Peintres
abstraits
Ministres
désabusés
Duellistes
blessés au genou
Putain joviales
Et souteneurs
respectueux de la loi
Je vous maudis
Et la faim
anachronique
Et la froid
malvenu
Et le cadavre de
Nedjma
Et la morgue du
Nouveau Monde
Pour nous
Amants terre à
terre
Il faut crier
Hurler
Plus fort que les
loups
Ceux qui veulent0
Disparaître
Peuvent baisser
le ton
Pour nous il nous
reste
A gueuler
Avec patience
C’est pour cela
Que je m’échauffe
Loin de Nedjma
Morte sans
courage
Chœur :
« Sombre
amour, sans prémices »
Le
Vautour :
Je ne peux aimer
une muette
J’aime
A chahuter le
silence
Comme un jeune
homme
Que je suis
Adieu donc
Volontaire de la
mort
Si l’art te
refroidît
C’est que tu es
éternelle
C’est bien ce que
je craignais
Tu sais bien
Que je hais
Le froid
Les
fonctionnaires
Les prêtres
Ils m’ont torturé
Tu sais bien
Quand j’étais
amoureux
Aujourd’hui
Je suis armé de
secrète poésie
J’ai de l’avenir
Comme tout
laboureur
Assommé par la
grêle
J’ai la douceur
Effrayante des
pauvres
Au fond du crâne
Et la cœur fume
encore
L’hiver est pour
demain
Adieu Nedjma
Et les caprice du
baromètre
Tes aiguilles
sauteront ma chère
Il n’est pas
donné
Aux grenouilles
de tourner
Le cercle
Par nous grandit
Se meurt
Il vous passe
Sur le corps
Vous êtes écrasés
Bien que le
cercle
Soit léger
Honneur au grand
cercle
De justice
Et de foi.
(Final
musical, chanté)
---------
-->
---------
Ces années là..
Ou Les
vagabonds de la guerre
de Brahim Hadj Slimane
(Il s’agit de la période de la guerre civile des années 90, en Algérie.
Les personnages sont des journalistes,
vagabonds de la guerre, Ils témoignent
en portant des fragments d’un même récit sur sept années –1992-1999. A
cette époque-là, la plupart des journalistes durent quitter leur domicile pour
mener une vie errante. Une partie d’entre eux fut hébergée par l’état, dans des
chambres d’hôtel de complexes balnéaires, dans une zone sécurisée sur la côte
d’Alger)
(Le jeu des acteurs est sobre. La lumière est crue, normale. Il n’y a
aucun décor, sauf peut-être des praticable.
Les noms des personnages sont ici provisoires. Des dessins et peintures
d’artistes algériens ayant trait à cette époque sont projetés. Il peut y avoir
une performance plastique sur scène, réalisée par une partie ou tous les
comédiens, durant le spectacle. A Montpellier, se sont ceux de Denis Martinez
et Abdelaziz Zodmi. de Sur scène, un ou deux musiciens sont présents,
produisant des airs populaires. A défaut, des extraits de Amazigh Kateb et du
luthiste Alla qui ont été diffusés. Une comédienne – Camille – a joué de la
derbouka. A la fin, les comédiens ont
chanté en chœur un refrain de chanson de l’Orchestre National de Barbes)
(A Montpellier, deux représentations de L’Archipel des chaos ont été données au Théâtre Jean Vilar. La
partie Algérie a été interprétée par Camille, Nadia, Nathalie, Christophe,
Hugo, Lucas et moi-même. Cette partie a duré 35 minutes).
___________________
La mémoire bariolée (seul sur scène) :
- Je rêve d’un
pays où luit la liberté ravie…. Je suis d’un autre pays que le votre, d’une
autre solitude. Je m’invente aujourd’hui des chemins de traverse…
Je crois que
s’il fallait donner une image de l’Algérie actuelle, c’est ces jeunes qu’on
voit debout, souvent le dos au mur et qui attendent. Ils attendent tout de
nous, ils sont un peu perdus dans l’histoire. Ceux qui sont nés après l’indépendance ont du mal
à comprendre pourquoi et comment l’Algérie d’aujourd’hui en est là.
Evidemment cette jeunesse me
touche parce que je me retrouve en elle. Moi aussi, j’ai connu cette attente,
cette angoisse, au temps où nous nous demandions s’il y avait réellement une
Algérie, si un jour elle existerait. Pour eux c’est peut-être pire parcequ’elle
existe mais que dans leur vie ça se traduit par une impuissance très dure face
à l’avenir.
Ouverture musicale (extrait
instrumental de Amazigh Kateb)
Tableau 1 :Talgua rouha (1)
Vagabond de la guerre 1 :
- Pays de sauvages. Alger manque
de musique et de sourires. Les rues sont peuplées de visages méchants, cheveux
crispés et regards teigneux. Dès que tu ouvre la bouche, ton accent te trahit.
Ils te dévisagent,
Un jeune désoeuvré :
- Tu connais pas Alger ? Tu viens de débarquer.
- Un jeune homme noir passe, rétrécissant à chaque
passage devant un attroupement» de jeunes. Il retient mon regard, déjà
nostalgique, c’est le frère du village. « Yal
kahlouch » qu’ils l’insultent dans un fou rire idiot.
Une apparition survient sur mon
chemin, un homme en longue robe bleu marine, les yeux colorisés au même khol
que les miens, la barbe aussi longue et bleu marine que sa robe. Son bras frôle
le mien lorsqu’il traverse à la hâte la chaussée. Il s’arrête, crache parterre ;
puis lâche à mon intentio :
(voix off):
- créature de l’enfer.
A&&- Un autre
jeune-mal-dans-sa-peau le suit, te colle, te suit, te colle tout en chuchotant
une supplication, la célèbre formule des dragueurs algérois :
Un jeune qui passe :
- Mademoiselle, je peux te
parler deux minutes ?
- Et si tu ne réponds pas, il manque de te gifler en te
sommant d’aller
te regarder plus près dans le miroir. « Maz’ouka va ». (2)
Aujourd’hui, je dois donc vivre
ici ? Alors que je viens juste de faire mes humanités sous le ciel de
Yaoundé ? Pas question de rester ici, Ça fait à peine quarante-huit heures
que j’ai débarqué dans cet affreux Alger humide et suintant le stress de
novembre 1991.
Dans trois semaines, des élections législatives. Cela
fait sept années que pas moyen bouger d’ici. L’Algérie colle et détruit.
(Voix off) :
- Décembre
1998.
Un des vagabonds :
-T’as connu que l’Algérie de la
guerre toi, quel dommage !
- Parce qu’il y en a eu une
autre. J’ai bien du mal à l’imaginer. C’est un peu comme si je l’avais ramenée
avec moi, cette vacherie de guerre, et c’est avec elle que j’ai découvert mon
pays. C’est elle qui m’a accompagnée.
Un autre vagabond:
- A la télé, un gras
ministre annonce le FIS.
(Projection vidéo d’un extrait de meeting du FIS, hallucinant))
Un
des vagabonds :
-
Le président se fait zigouiller en direct à la télé avec son regard de profil
qui vient de comprendre.
(Projection vidéo de l’assassinat du
président Boudiaf))
-
Et mon premier anniversaire au pays, le 26 août 1992, l’attentat de l’aéroport
Houari Boumediene !
Voilà, voilà ce
qu’elle voulait Ghania, ma plus belle rencontre de 1998 veut me tourmenter,
elle veut que je rencontre mes sept années en Algérie. Et tout ce que j’ai
enterré de ma courte vie de reporter de presse remonte, réveillé. C’est comme
si j’étais un charnier ambulant. Inutile.
(extrait musical furtif)
Tableau 2 : Haggarine
(3)
Un des
vagabonds :
- 1993 et
1994,l’année des laisser passer
- Je suis petite
correctrice de presse entre deux cours à la fac, C’est l’époque où les
journalistes font partie des rares hurluberlus à s’aventurer dehors après 23
heures. Ils ont droit à des laisser passer
comme les flics et les pompiers. On doit les renouveler tous les quinze
jours au commissariat pour pouvoir circuler pendant le couvre-feu, après les
bouclages. C’est déjà l’intimité des commissariats où on nous accueille à coup
de…
Un des
vagabonds :
- Ils sont des
nôtres.
- Les flics sont
nerveux la nuit. Ils n’aiment pas que les passagers arrêtés par leurs soins
rigolent. Le rire, dans un barrage de police, est interdit par la loi
antiterroriste. Ainsi que la cigarette d’ailleurs.
1993-1994, c’est les
copains dans les rédactions avec des cabas. Ils viennent le matin sans savoir
où ils dormiront le soir. Noureddine Khellassi en fait partie. Il est
anormalement pale, son épouse et ses enfants habitent un véritable coupe-gorge.
Mais il est toujours soigneusement asticoté. Abed Charef aussi vient d’échapper
à un attentat dans son quartier. On en rigole d’incrédulité, tant la chance n’a
pas l’air d’apprécier sa compagnie. Lui aussi est un vagabond de la guerre.
La rencontre avec un
des visages de la dictature, je la fait la nuit, de l’autre côté du couvre-feu.
Lorsque la voiture est brutalement arrêtée en plein El Biar par des policiers
en civil et en furie. Ils ‘en prennent sous nos yeux imbéciles à un ivrogne qui
a oublié que, la nuit, Alger est interdite. Il est jeté hors de sa voiture. Il
reçoit des coups de pieds, une tonne de coups de pieds puis l’un des policiers,
auto-énervé, dégaine son PA et le lui met sur la temps.
(La scène est illustrée par deux comédiens, de manière juste
intentionnelle et légère)
Il va le tuer devant
nous ? Il va se gêner !
Voix off :
- Yel haggarine !
- Il cherche du
regard d’où sortie la vérité. Personne. L’ivrogne l’a
échappé belle et nous
on a droit à trois heures de réclusion
dans un commissariat pour n’avoir pas renouvelé à temps nos gilets pare-balles,
les laisser passer.
_________________
Vagabond 4 : (4)
-
Dans la rue des jardins
Baghdad
arpente les ruines, puis
Va
se confier au marabout d’Oran,
Ses
tourments prennent
Alors
le paisible cours…
…
d’un sourire qui s’ouvre
Sur
la lumière d’un jour
D’été
Algérien.
La
rue des jardins est un chemin chargé
D’amours
tatoués
Une
pente où les cœurs sont
Tracés au couteau
Un
parcours éclaté où
La
mémoire gémit
Sous
les pas
Elle
porte en elle la grenade
La
rue des jardins est signée :
(En chœur)
EXPLOSION !
Rue
des jardins
Murs
fanés et
Pourtant
chantant
Exhibent
leurs crevasses
Fièrement.
Vagabond
6 :
-
Le visage de Tahar Djaout
Son
jean mouillé
La
barque de ce jour là
Les
iles Abibas
Le phare
Vagabond
4 :
-
L’oppression
La
survie
La
clarté moqueuse
De
ce ciel
Le
legs
Cette terre
(En duo)
-
Notre drôle et pathétique voyage
Tableau 3 : Crapauds
Vagabond de la guerre
3 :
Nazim, photographe, a
décidé de quitter l’Algérie en 1994. Depuis, il est devenu fou. Avant, il
prenait le train pour rentrer chez lui tous les jours. Une heure de train, une
heure de suspense. Les bombes des terroristes qui font la chasse à l’appelé, au
flic, au militaire, au journaliste. Il était déjà un peu agité ici
Un des
vagabonds :
- Ils sont partout, il faut que tu partes toi aussi, ils sont
partout, les
terros, la SM, les
bombes, les flingues, faut que tu te casses…
- C’était pas du jeu,
Nazim. Seulement les signes avant-coureurs.
Un autre photographe
disjoncté, Kader, a tué sa femme d’une
balle dans la tête puis s’est tué avec son arme.
Faut pas trop traîner
à la maison de la presse, il y pleut les mauvaises nouvelles. Et on te brise un
fou rire bien parti. Comme ça, en toute indécence, on t’annonce une telle
nouvelle. Parce que les journalistes aussi ont été armés et que les
photographes, si j’ai bien compris, résistent moins que nous autres journalistes
à ce qu’ils vivent. Kader avait déambulé
des mois durant sous les murs de la maison de la presse, il disait
Un des
vagabonds :
- Ils m’ont arnaqué, ils m’ont pillé, ils ont pris mes photos
et m’ont jeté
- Ils, ce sont les crapauds de la presse privée. Kader,
photographe
parmi les meilleurs,
est resté au chômage plusieurs mois, affamé.
- Les autres de sa
génération ont bien du mal à s’insérer dans le
nouveau moule de la profession de photographe sécrétée par
la presse du terrorisme. Ils sont alcoolos, ils errent dans les rues et
disparaissent des mois et des mois.
Quand
ils réapparaissent aux alentours des journaux, c’est pour brader de véritables
joyaux, leur regard sur ce pays, resté suspendu à l’avant-terrorisme. Tendres,
superbes d’anachronisme, ils dévisagent la nouvelle génération, trépignante,
parcourant tels des guerriers les allées de sang et de chair.
Un des
vagabonds :
- Des dinosaures, maladroits, à l’étroit en eux-mêmes, déchus.
- Lorsqu’ils s’accrochent, qu’ils ne sombre pas dans l’alcool
et le
remords, les images
qu’ils prennent d’aujourd’hui n’ont pas de place dans la presse quotidienne.
Un des
vagabonds :
- Ils deviennent des
tueurs comme Kader
Un second :
- Des fous comme
Nazim
Un troisième :
- Des vagabonds comme
Mosteph.
- Ils sont les
rencontres qui me chavirent, ils sont l’odeur de l’oublié. La
survivance
d’une certaine idée du métier.
Regarder
les photographes aujourd’hui, même les jeunes, surtout les jeunes, c’est
regarder droit dans le visage de la guerre. Ils tournent et tournent à la
maison de la presse. Ils attendent et guettent. Comme des insectes. Comme des
réveils mécaniques remontés pour sonner « l’événement ».C’est leur
excitation qui est le signal d’un « événement » à la maison de la
presse. Les murs de leurs chambres sont souvent tapissés de leurs plus beaux
trophées, de préférence bien sanguinolents. C’est là qu’ils s’endorment la
nuit, épuisés de traquer le cadavre qui vendra la Une, pour un salaire
scandaleux. Après avoir surexposé leur yeux, leur âme, leur cœur à la hideur de
la guerre.
(Extrait musical furtif)
_______________
Vagabond
3 (qui joue aussi de la derbouka)
: (5)
-
Il y a la persévérance de Baghdad qui rêve
Dans
le grand désert
Rêve
d’un soleil
Qui
se lèverait
Desserrerait
les mains
De
l’écharde
Qui
nous étouffe
Dans
l’autobus encore estival
Elles
étaient toutes
Porteuses
de vie
La
mémoire bariolée :
-
L’assassin de Khemisti aimait le mambo
Le
Tcha-tcha-tcha
-
Cela dit
Dans
la chambre de l’hôpital–prison
Prison
Hôpital Mort
Elle
a poussé un cri dément
Elle
a hurlé
Longtemps
hurlé
La
mémoire bariolée :
-
L’Algérie aussi hurle
Puis
se tait
-
Dans l’autobus vacillant
Elles
étaient toutes
Etrangement
fastes
Fleurs
marines plantées dans
Cet
horizon trouble
Pulvérisé
(En duo avec Vagabond 6)
(La
nuit était douce, sous le feuillage de la prison. Des
mains
cousaient tendrement des fils d’or, sur le satin du
kaftan.
Elles y posèrent vingt-neuf coutures).
Tableau 4 : Zaoualia (6)
Vagabond
3 ;
-
1995-97. Deux attentats ont lieu la même nuit d’un jeudi estival de
1995.
Vagabond
de la guerre 4 :
-
Deux voitures piégées font goûter à la population de Club
des Pins
l’animation
quotidienne des Algériens d’ailleurs. Deux « couvertures »
pour
un seul vendredi. Après Club des Pins, la Glacière donc, où les
brigades
antiterroristes nous tombent dessus, nous encerclent en
beuglant
et braquent leurs PA sur la petite tête de Louiza. Ils prennent enfin le temps,
avant d’appuyer sur la gâchette, de lire nos ordres de mission.
(La scène est illustrée)
Le
policier :
-
Ah…vous venez de Club des Pins, alors racontez, y a eu des
huiles
qui
en sont mortes ou c’est toujours les « zaoualias » qui casquent. Vous
pouvez l’écrire dans votre journal
mademoiselle
la journaliste, si vous en avez le courage.
-
Du courage j’en ai eu…
Ce
n’est que bien plus tard, deux ans plus tard, que j’ai véritablement compris ce
que voulait dire ce superflic de banlieue. C’est ce qu’elles disaient toutes,
les mères que j’ai vues cette nuit de Ramadan 1997, sortant leur tête échevelée
des balcons de Belcourt à crier comme des blessées…
Une
mère :
Où
il est mon Mourad ? où il est mon Tahar ?
-
Leur Mourad, Tahar, sont sortis fumer la cigarette du ftour,
avec les
copains..
Les inconscients.
Les
vagabonds (en chœur)
-
Et BOUMBA !
-
Un tonnerre. C’est Belcourt qui explose avec ses Mourad et Tahar en train de
fumer. Tu te mets à courir, dans la même direction que tout le monde dehors,
pas pour couvrir non, tu n’y penses même pas, pour aider peut-être.
Aider ? Quelle idée, tu crois que c’est facile. Le cordon de sécurité
n’est pas encore là, c’est pas lui qui t’empêche d’aider. C’est que tout ton
corps est de verre. Si tu bouges, tu te brises tellement il y en a des petits
corps tout chauds fumant, là sous tes yeux.
Les pompiers, les
yeux remplis d’eau, les ramassent doucement comme s’ils avaient peur de leur en
rajouter, à ces mini-cadavres.
Un vagabond :
- Des bombes comme
ça, des égorgés, ce ramadan-là, il y en a eu…
- Et dans ce festival
de l’insoutenable, l’Algérie a observé une journée
de
deuil national et de grève générale, décrétée par Liamine Zeroual à la seule
mémoire de Abdelhak Benhamouda, secrétaire général de l’UGTA, assassiné sur
l’esplanade de la centrale. Pas un mot sur Mourad, Tahar, les cadavres
miniatures, les pompiers qui les ramassent doucement en pleurant, tant ils en
ont ramassé ce ramadan 1997. Rien, pas une parole, l’assassinat de Benhamouda a
tout pris pour lui.
Un assassinat est un
assassinat, une vie est une vie.
Les vagabonds (en chœur)
- Oubliées les humanités, la guerre a
réussi, tu as perdu.
________________
Vagabond 7 : (7)
-
Rachgoun Tergua Sarcelles
Des
cabanons s’avancent vers la mer
Audacieux
village où cours la fureur
Ruelles
sablonneuses
Présence
du désert
Là
où l’oued prend la mer
L’enlevée
s’ébat
Sur
l’eau douce salée
Comme
des pions joués
La
plage avance
Ses
cabanons ensablés Mais
Dans
une grotte rêche du désert
L’émir
contemple l’enlevée
En
vie encore
Immolée
du désert
Enclavée
du désert
Butin
de guerre
Chair
du Djihad
La
chair
Il
chavire
L’émir
La
chair Le butin
Il
sombre
Croule
Attention
Inceste
L’émir
regarde
L’enlevée
un instant
(En duo)
Viol
Sang !
Mais…
La
voilà qui se lave
A Sarcelles ressuscitée
Sous
les arcades du débarcadère
Sur
la falaise insolente se dresse
Vierge
le regard
De
toute peur
En
la berbère retrouvée
Eloignée
là loin de ses crêtes Buvant
Le
souffle des voyages
Prêts
à venir
Tableau 5 : Kitukistes (8)
Un vagabond (voix radiophonique)
-
Plus de deux cent personnes ont péri sous l’assaut de
groupes
armés,
hier dans une petite localité de la Mitidja, à vingt kilomètres de la capitale
Alger .
Vagabond
de la guerre 6 :
-
C’est le réveil radio d’un dernier matin de vacances 1997, loin là-bas,
au
bord de la mer, presque à la frontière avec le Maroc.
Un
vagabond :
-
Quoi, deux cents ? Ils sont fous ces excités de Médi-1.
Salauds, deux
cents
vous-mêmes, n’importe quoi. Et puis d’abord c’est pas faisable.
-
La Une de la presse nationale confirme la faisabilité,
rétablit la vérité
des
chiffres. Supérieur !s à ceux de la radio-agression.
Après
c’est à coup de 400 qu’on te frappe au réveil pour te rappeler que tu t’es
endormi sur le sol de l’Algérie.
Les
vagabonds (en chœur) :
-
Alger est un volcan de la terreur !
-
Ça débarque en camions entiers, en uniformes de paras, ça
chante
tout
en décapitant, tout près des casernes et ça repart, après avoir bu du café, en
sifflant.. Alors ça attire le folklore international, des arrivages de wagons
bourrés de journalistes, des vrais, des pros de l’investigation, pas « les
journalistes de la Mitidja, fichés, fliqués, listés ». Ils sont venus
faire la vérité sur les massacres en Algérie. Les futés.
Deux
vagabonds (qui s’interpellent) :
-
France
-
Italie
-
Grande-Bretagne
-
Japon
-
Pologne
-
US
-
Chine.
-
C’est ainsi que les matins de l’hôtel Aurassi ont été animés
pendant plus d’un mois non-stop d’un étrange cirque. Les kitukistes s’en vont
en
reportage.
Un
attaché de presse de l’intérieur vérifie la bonne répartition des reporters
selon des listes savamment confectionnées la veille :
Un
vagabond :
-
Madame Paula, vous êtes dans la Land numéro 4, monsieur
Jones,
sans
se demander si dans leur pays cela est permis,s’il vous plait, vous êtes dans
la six, non vous ne pouvez pas vous
asseoir
dans la une, j’ai des instructions.
Et
le convoi démarre.
Un
vagabond :
Et
pour qu’éclate la vérité à la face du monde, les reporters franchissent les
salles de réanimation de l’hôpital de Rélizane et posent des questions a des
enfants.à peine sortis du coma.
-
Sans se demander si cela est permis dans leur pays.
Un vagabond :
- Entre-temps, les
partis politiques ont perdu les élections grâce à la
fraude.
Avec tout mon
irrespect, cela est proprement scandaleux. Mais cela permet à beaucoup
d’Algériens de crier à Zeroual
Les vagabonds (en chœur et avec un mouvement de manif)
- Y en a marre, l’Algérie mechi battoir ! Y’en a marre,
l’Algérie mechi battoir ! Y’en a marre, l’Algérie mechi
battoir ! .
On le lui dit, on a
plus de voix à le crier bien en face des caméras pour être sûr que le message est capté. Et
puis on rentre, fatigués, nous endormir.
______________
Vagabond 3 : (9)
-
Le Pêcheur Parachutiste a exhibé ses
photos la nuit
passée
Oued
EChouli Les accrochages Les embuscades
Il
a compté
Cinquante-huit
opérations de contre guérilla
Le Pêcheur Parachutiste cache des secrets
Des
secrets sous le feuillage
Des
photos maquisardes
Des
secrets enterrés
Lorsque…
(Vagabonds
en chœur)
-FEU
!
Vagabond
6 :
Déluge
de feu !
- Le Pêcheur Parachutiste veut fuir à jamais ses secrets,
mais
n’arrive pas
Tableau 7 :
Accalmies
Sept
est un chiffre magique, dit mon ami Luc.
Un vagabond
- C’est le bon, je
t’assure : septième année, septième ramadan, septième président, c’est
fini les sept ans de vaches maigres
- Ca fait sept ans que j’ai plus le temps de réfléchir. 1998 s’en va. Tant
mieux, il était temps. Bilan : il ne faut pas rire trop fort dans ce pays. Ca déplait au flics dans les barrages, ça attire les très mauvaises nouvelles et ça déclenche la colère des bombes et des hommes dans la rue.
Un vagabond :
- Pleurer ne déclenche absolument rien mais sert à continuer à s’aimer malgré tout.
Un autre vagabond :
- 1998 a été marquée par de nombreuses accalmies.
Juste après les boucheries de l’Ouarsenis, juste avant l’arrivée de l’ONU 1999 en panel, un peu après l’assassinat de Maâtoub Lounes, suivi des événements de Kabylie, entre le décha inement des mères de disparus et la démission de Zeroual. Les accalmies, ça fait du bien parce que je m’y installe. Je m’y étale sans vergogne. Mais au moment où je crois que c’est ça le normal, une bourrasque se déchaîne et réveille tous les cauchemars.
Cette année, les accalmies ont réveillé l’expression des droits de l’homme, des charniers et des victimes du FMI. C’est peut-être cela le signe. Le nettoyage des charniers, partout ailleurs veut dire que c’est la fin de la guerre. L’Algérie c’est pas comme ailleurs ? Alors prions très fort pour que soit l’année d’une interminable accalmie.
Les vagabonds (en chœur)
- Aaaamine.
(Extrait du luthiste algérien ‘Alla)
_________________
Vagabond 1 :
- J’écris pour
célébrer ta mort
Homme sans arme
couché sous le matin
La mer n’a pas reculé
d’effroi
La route ne s’est pas
repliée comme un tapis
Pour ne plus conduire
vers la ville sourde
La terre a bu
simplement un peu plus de sang
La radio dit un peu
plus de mensonges
L’orage a dessiné des
signes au seuil
De ta maison offerte
Les mots ont cherché
en vain ta voix
En vain ta main qui
les assemblait
Comme un troupeau
vers la mémoire
Ils ont ruisselé
autour de ta tête
Pris le dernier pli
vivant de ton corps
Vagabond 6 :
Pourtant se hâtaient
les monstres
Les uns avaient de
vieux masques familiers
Et la mâchoire
éteinte qui ne mordait que par
Sournoise habitude
Mais tenait le temps
prisonnier
Sans le laisser
monter aux étoiles
Les autres avaient
même face
Jeunes ceux-là qui
récitaient leurs versets
Hagards la main déjà
allumée
Ils avaient traduit
le livre dans leur langue
Et en martelaient les
mots nouveaux
Là où il chantait la
tendresse
Eux lisaient la
terreur
Là où il gémissait
d’espoir
Eux déchiffraient le
meurtre
Construisaient des
prisons
Avec ses Sourates
Et chacun de son
souffle lançait une fumée
Qui courrait noircir
le soleil
Vagabond 1 :
- Tu t’es allongé sur
les mots pour mourir
Sous tes mots pour te
couvrir
Tu devenais exsangue
transparent comme une parole
Qui n’aurait plus le
temps de se dire
Le vent a tourné sur
tes yeux
Les arbres ont
désespérément
Allongé leur feuillage sur la lumière
Un enfant a
hurlé parcequ’il venait de naître
(En duo) :
- Alger songe un
cadavre entre les bras
Assise où écume la
mer
La vieille des îles
n’a plus
De prunelles ni de
seins
Elle t’a enveloppé de
son manteau
Elle a pris ta tête
sur ses genoux
Elle cueille les mots
sur ta bouche
Pour les mouiller de
sa salive
Elle repousse du pied
les ordures
Elle compte les croix
à ton chevet
Elle laisse ses
cheveux sécher sur ses épaules
Et répand la cendre
sur le jour
Vagabond 6 :
- Elle attend que
Dieu lui réponde
________________
La mémoire
bariolée :
- Le cercle par nous
grandit
Se meurt
Il va passe sur le
corps
Vous êtes écrasés
Bien que le cercle
soit léger
Honneur au grand
cercle de justice et de foi
Les vagabonds en
chœur :
Chant final (extrait
de l’ONB)
__________________
(1)
J’m’en-foutiste
(2) mocheté
(3) Qui pratiquent
des exactions, une violence gratuite.
(4, 5, 7 et 9)
Extrait du recueil 29 Visions dans l’exil
de Brahim Hadj Slimane
(6) Les démunis
(8) De l’expression
« Qui tue qui ? » qui
désigne un courant d’opinion qui a qui mis en doute la thèse officielle sur les
massacres en Algérie.
(10) Extrait d’un
poème de Djamel-Eddine Bencheikh sur Tahar Djaout, journaliste-écrivain
algérien, assassiné en mai 1993.
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