Alors que l’Algérie bouillonnait , l’homme de la Colline oubliée revenait de la Sorbonne où il avait été élevé au titre de docteur honoris causa. Malheureusement, quelques mois plus tard, le 26 février 1989, il meurt des suites d’un accident de voiture. Il revenait du Maroc où il participa à un colloque. L’accident eut lieu à hauteur d’un virage à la sortie de la ville de Aïn Defla. L’écrivain fut ébloui par les feux d’un véhicule arrivant en sens inverse. Il décèdera à l’hôpital de Aïn Defla une heure après. Mouloud Mammeri fut inhumé le 28 à Taourirt Mimoun en présence de dizaines de milliers de personnes, hommes et femmes, vieux et jeunes. Aucun membre de l’Etat n’a été présent. Toute présence de l’Etat eut été fortement chahutée.
Voici l'hommage que lui rendait Pierre Bourdieu en 1989
Mouloud Mammeri ou La Colline retrouvée
Écrit par Pierre Bourdieu
Par Pierre BourdieuAlgérie Littérature Action N° 7 - 8
Comme tous ceux qui ont réalisé, en l’espace
d’une vie, l’extraordinaire passage d’une culture à une autre, du village de
forgerons berbères aux sommets de l'enseignement, de l’enseignement à la
française, Mouloud Mammeri était un être dédoublé, divisé contre lui-même, qui
aurait pu, comme tant d’autres, gérer tant bien que mal sa contradiction, dans
le double jeu et le mensonge à soi-même. En fait, toute sa vie aura été une
sorte de voyage initiatique qui, tel celui d’Ulysse, reconduit, par de longs
détours, au monde natal, au terme d’une longue recherche de la réconciliation
avec soi-même, c'est-à-dire avec les origines; un difficile travail d’anamnèse
qui, commencé avec son premier, significativement intitulé La Colline oubliée,
mène aux derniers travaux consacrés aux poètes et aux poèmes berbères anciens,
ces chefs-d’oeuvre qu’il avait patiemment recueillis, transcrits et traduits.
Le romancier de La Colline oubliée parlait de la
société kabyle, mais à la façon d’un jeune agrégé de lettres plein de talent;
le fils du poète démiurge — le poète homérique, on le sait aujourd’hui, était
un demiougos, c’est-à-dire un artisan, et sans doute en lui la culture berbère,
il se fait le porte-parole de toute une civilisation aujourd’hui menacée de
disparition.
En se retrouvant, il retrouve son peuple; en
reconnaissant pleinement le lien de filiation spirituelle qui l’unit à ces
poètes “barbares” (du point de vue de la culture d’école) et à la forge kabyle
où, étrange cénacle, les armuriers des Aït Yenni forgeraient des vers ciselés
comme des bijoux anciens et aussi subtils, raffinés et complexes que les plus
ésotériques compositions de poètes symbolistes, il renoue avec lui-même, mais
aussi avec les croyances, les valeurs, les convictions, les aspirations de tous
ces gens qui, en Kabylie ou en France, sur leur terre natale ou en terre
d’exil, portent dans leur mémoire et dans leurs mots tout un héritage oublié ou
refoulé. Et le transfuge, à mesure qu’il redécouvre le sol originaire, devient
naturellement, sans avoir besoin de le vouloir, le porte-parole de tous les
exilés, de l’intérieur et de l’extérieur.
Porte-parole en un sens très singulier, et très
rare, il n’est pas celui qui prend la parole en faveur de ceux qu’il est censé
exprimer, mais aussi à leur place.
Il est celui qui donne la parole, qui rend la
parole, Awal (titre de la revue d’études berbères que M. Mammeri avait fondée
en 1985 à la Maison des sciences de l’homme), celui qui se fait le porteur, le
rapporteur, le colporteur de la parole, de tous ceux qui sont condamnés au
silence jusque dans leur propre pays. En se faisant l’ethnologue de sa propre
société, il met la culture qui l’avait un moment séparé de sa culture. Ce
faisant, il retrouve le rôle traditionnellement imparti à l’amusnaw, dont il
avait redécouvert la figure : poète qui est aussi le dépositaire de la sagesse
de tout un peuple, tamusni, l’amusnaw est celui qui, parce qu’il sait “donner
un sens plus pur aux mots de la tribu”, mobilise son peuple en mobilisant les
mots dans lesquels celui-ci se reconnaît.
Mouloud Mammeri s’est ainsi trouvé investi, en
plusieurs occasions critiques, de la confiance de tout un peuple qui se
connaissait et se reconnaissait en se reconnaissant en lui. Le poète, disait
Mouloud Mammeri, est celui qui mobilise le peuple, il est celui qui l’éclaire.
Et il citait un poème de Yusef u Kaci, qui commence ainsi :
Au nom de Dieu, je vais commencer,
Hommes avisés, écoutez-moi.
Je chante les paraboles avec art,
J’éveille le peuple.
En défendant cette sagesse profane qui s’est
toujours maintenue, envers et contre toutes les dominations, et en particulier
contre la censure du discours religieux, Mouloud Mammeri était loin de
sacrifier à une forme quelconque de nostalgie passéiste et régressive. Il avait
la conviction de travailler à l’avènement, en Algérie, d’une démocratie
pluraliste, ouverte aux différences et capable de faire triompher la parole de
l’échange rationnel contre le silence buté ou la parole meurtrière des
fanatismes politiques et religieux.
Texte publié dans Le Monde du 3 mars 1989
In : marsa-algerielitterature.info/hommage
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