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dimanche, février 03, 2013

362- James Joyce : 02 FEV 1882 - 13 Janv 1941

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PENELOPE



Oui puisque avant il n’a jamais fait une chose pareille de demander son petit déjeuner au lit avec deux œufs depuis l’hôtel des Armes de la Cité quand ça lui arrivait de faire semblant d’être souffrant au lit avec sa voix geignarde jouant le grand jeu pour se rendre intéressant près de cette vieille tourte de Mme Riordan qu’il pensait être dans ses petits papiers et qu’elle ne nous a pas laissé un sou tout en messes pour elle et son âme ce qu’elle pouvait être pingre embêtée d’allonger huit sous pour son alcool à brûler me racontant toutes ses maladies elle en faisait des discours sur la politique et les tremblements de terre et la fin du monde payons-nous un peu de bon temps d’abord et quel Enfer serait le monde si toutes les femmes étaient de cette espèce-là à déblatérer contre les maillots de bain et les décolletés que bien sûr personne n’aurait voulu la voir avec je suppose qu’elle était pieuse parce que aucun homme n’aurait voulu la regarder deux fois j’espère bien que je ne serai jamais comme ça c’est étonnant qu’elle ne nous ait pas demandé de nous couvrir la figure mais tout de même c’était une femme bien élevée et ses radotages sur M. Riordan par ci et M. Riordan   


par là je pense qu’il a été content d’en être débarrassé et son chien qui sentait ma fourrure et se faufilait pour se fourrer sous mes jupes surtout quand d’ailleurs j’aime assez ça chez lui malgré tout qu’il soit poli avec les vieilles dames comme ça et les domestiques et les mendiants aussi il n’est pas fier parti de rien mais quelquefois si jamais il attrapait quelque chose de grave c’est bien (…) nous avons manqué le bateau à Algésiras le veilleur qui faisait sa ronde serein avec sa lanterne et O cet effrayant torrent tout au fond O et la mer écarlate quelque fois comme du feu et les glorieux couchers de soleil et les figuiers dans les jardins de l’Alameda et toutes les ruelles bizarres et les maisons roses et bleues et jaunes et les roseraies et les jasmins et les géraniums et les cactus de Gibraltar quand j’étais jeune fille et une Fleur de la montagne oui quand j’ai mis la rose dans mes cheveux comme les filles Andalouses ou en mettrai-je une rouge oui et comme il m’a embrassée sous le mur mauresque je me suis dit après tout aussi bien lui qu’un autre et alors je lui ai demandé avec les yeux de demander encore oui et alors il m’a demandé si je voulais oui encore oui dire oui ma fleur de la montagne et d’abord je lui ai mis mes bras autour de lui oui et je l’ai attiré sur moi pour qu’il sente mes seins tout parfumés oui et son cœur battait comme fou et oui j’ai dit oui je veux bien Oui. 

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Monologue de 40.000 mots sans ponctuation (qui commence et finit par « Oui » un « Oui femelle » ) qui restituent le flux de conscience de Mrs Bloom, étendue sur son lit, cherchant le sommeil qui ne vient pas. Si, dans « Ulysse que j’ai (Gallimard/Folio il y a un point en bas de la page 1123, mais c’est une erreur typographique sûrement.) Le monologue commence en page 1057 pour s’achever en page 1135, soit 79 pages sans une seule ponctuation. Un flux. 
A.H.

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http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20042005/macherey18052005cadreprincipal.html

(18/05/2005)

MYTHOLOGISATION DU QUOTIDIEN OU QUOTIDIANISATION DU MYTHE ?

ULYSSE DE JAMES JOYCE

                « Limbes ? Las ?
                Il repose. Il a voyagé. »
        (Ulysse, fin de l’avant-dernier épisode)

Dans son essai sur « James Joyce et le temps présent » (1936), Hermann Broch présente dans ces termes Ulysse de James Joyce, « roman » commencé en 1914, publié en 1922 et dont une première traduction française supervisée par Joyce a paru en 1929 :
« La vie quotidienne universelle de l’époque qui forme la matière de l’épopée de Joyce : Ulysse, est un jour comme tous les autres de Mr. Léopold Bloom, un jour comme tous les autres d’une existence moyenne d’avant 1914, existence dont les liens avec l’histoire universelle ne dépassent pas la lecture du journal. Mr. Bloom, bourgeois banal et un peu comique, d’origine juive, de foi chrétienne, se livre à la profession à peu près sûre d’agent de publicité dans la ville très provinciale de Dublin, et le 16 juin 1905 (il s’agit en réalité de l’année 1904), où nous l’accompagnons de neuf heures du matin (en réalité huit heures) à trois heures du matin est une journée banale de cette vie banale. Banales sont les pensées de Bloom, banales sont ses relations avec ses semblables et ses partenaires, qui eux aussi sont banals. Banale est son épouse Molly qui trompe le brave Bloom avec des scrupules d’une grande banalité et qui doit nécessairement le tromper parce qu’elle est faite ainsi, banal est même l’opposé de Bloom, l’étudiant Stephen Dedalus, intellectuel bohème et dispersé. Et tout ce qui se passe, c’est que l’homme du nom de Bloom se lève le matin, prépare le petit déjeuner de son épouse Molly, part pour sa tournée d’affaires, assiste à un  enterrement, va au bain public, prend un lunch, recommence à vaquer à ses affaires, dîne dans un restaurant, rencontre Stephen Dedalus, puis flâne tout seul sur la plage, attache des désirs érotiques à une quelconque jeune fille indifférente. A la fin de la soirée, il rencontre de nouveau Dedalus, se retrouve au bordel et enfin, après avoir bu du mauvais café dans un estaminet de cochers, en compagnie de Dedalus, arrive avec celui-ci chez lui, où ils philosophent encore un moment avant que Dedalus s’éloigne et que lui-même atterrisse dans le lit conjugal. Dix-huit heures de vie pendant lesquelles les héros vont maintes fois rendre visite aux cabinets, parce que la nature l’ordonne ainsi.
Lorsque dix-huit heures de vie sont décrites sur 1200 pages, c’est-à-dire 75 pages par heure, plus d’une page pour chaque minute, presque une ligne pour chaque seconde, lorsqu’en outre les besoins naturels de l’homme sont retenus dans la mémoire avec précision, on pourrait penser que le caractère de ce livre serait un grandiose enregistrement naturaliste. Ce naturalisme existe, il existe même avec toute l’intensité possible et il n’est même nullement limité, comme beaucoup le pensent, au domaine psychologique ni non plus au monologue intérieur, particulier à Joyce. Au contraire, il comporte toutes les méthodes naturalistes de Zola à Dostoievski, et dépasse celles-ci largement. Cependant, ce portrait réaliste, aux traits accusés jusqu’à la caricature, de Mr. Bloom, de ses partenaires et de la ville de Dublin en 1905 (1904) forme seulement le fond d’un tableau beaucoup plus fantastique, et même ce n’est pas un fond mais une couche intermédiaire à travers laquelle on aperçoit la lueur de choses fantastiques, qui relèvent du conte de fées. Une nature morte de Snyders est seulement naturaliste, le bœuf écorché de Rembrandt est plus que naturaliste. »
(Création littéraire et connaissance, trad. fr., éd. Gallimard/Tel, 1985, p. 193-194)
S’appuyant sur cette analyse de Broch, Henri Lefebvre, dans le prologue du livre qu’il a consacré à La vie quotidienne dans le monde moderne (Gallimard/Idées, 1968, p. 7-19) présente Ulysse comme « l’entrée du quotidien dans la pensée et la conscience, par la voie littéraire, c’est-à-dire par le langage et l’écriture », une entrée qui, de fait, avait été difficultueusement préparée depuis qu’a commencé l’histoire de la narrativité littéraire, ainsi que l’explique Auerbach dans Mimesis. Plus précisément, explique Lefebvre,
« le quotidien entre en scène, revêtu de l’épique, masques, costumes et décors. C’est bien la vie universelle et l’esprit du temps qui s’en emparent parce qu’ils s’y investissent en lui donnant une ampleur théâtrale. Toutes les ressources du langage vont s’employer à exprimer la quotidienneté, misère et richesse. Et aussi toutes les ressources d’une musicalité cachée qui ne se sépare pas du langage et de l’écriture littéraires. »
Broch et Lefebvre s’accordent donc sur ce point : le projet paradoxal d’écrire le quotidien, et non seulement d’écrire sur le quotidien ou à son propos, qui est au cœur de la démarche de Joyce, est traversé par une contradiction, que ce soit celle du naturel et du fantastique (Broch), ou celle de la misère et de la richesse (Lefebvre), et on serait tenté de dire, comme Pascal, celle de la grandeur et de la misère, qui est la marque de l’homme même pris dans sa vie de tous les jours. Que fait la littérature au quotidien ? Que révèle-t-elle en lui ou de lui ? Son intime déchirement qui, tout en l’écartelant, le rend profondément intéressant au point de vue de l’écrivain et de l’anthropologue.

Or, comment Joyce s’y prend-il pour mettre en scène ce déchirement ? En procédant à une amplification démesurée du quotidien, uniquement suggérée, lorsque l’ouvrage a été publié en 1922, par sa page de titre où figure le seul nom d’Ulysse, signal fort qui n’est assorti dans le corps du texte original d’aucune explication ou justification, ce qui, tout en délivrant la clé de l’entreprise, constitue une véritable provocation : l’homme quelconque dont est racontée une journée quelconque, déroulée dans un endroit qui, lui, n’a rien de quelconque, puisqu’il s’agit de Dublin, la ville où Joyce avait lui-même passé toute sa jeunesse avant de s’engager dans une errance qui devait le conduire à Trieste, à Rome, à Zürich et à Paris, cet homme quelconque, dont les affaires sont tout sauf « épiques », c’est Ulysse, faudrait-il dire « un Ulysse » ?, Ulysse dont les pérégrinations menées en de tout autres temps dans des contrées fort éloignées de l’Irlande avaient donné sa matière à l’Odyssée d’Homère, dont Joyce,  qui a poussé le mimétisme au point d’être lui-même un poète presque aveugle dans la vie réelle, se propose ainsi d’effectuer la reprise ou la parodie (Genette, dans Palimpsestes, rapporte expressément Ulysse au genre de la parodie, genre qu’il illustrerait au même titre que le Virgile travesti de Scarron).
    En simplifiant à l’extrême, on peut dire que Joyce était préoccupé par un problème général dont la portée est incontestablement philosophique, qui est celui du rapport du singulier et de l’universel, et que, en vue de faire ressortir la présence de l’universel dans le singulier, il s’est servi du moyen littéraire suivant : placer en surplomb de l’histoire vécue par monsieur N’importe Qui, Mr Everyman, Herr Jedermann, la figure écrasante du héros légendaire de l’Antiquité, qui s’est d’ailleurs lui-même nommé « personne » (Outis) pour tromper le Cyclope, figure brandie comme un masque de carnaval, qui, le tirant du fond de son anonymat, le propulse dans un espace légendaire où ses dimensions se trouvent démesurément accrues, au point que l’amplification confine à la charge, avec tous les excès attachés à ce genre. Lorsque le livre de Joyce a commencé à circuler, accompagné d’un parfum de mystère lié à son obscurité, et de scandale occasionné par l’obscénité supposée de son propos, qui, souvent, fait davantage penser à Panurge qu’à Ulysse, - mais Panurge n’est-il pas lui-même, déjà, un Ulysse modernisé ? -, il a tout de suite éveillé la curiosité savante, et l’on a vite compris ou appris qu’outre le titre de son « roman », et son idée directrice du retour au foyer et de l’errance qui le conditionne, Joyce avait emprunté à l’épopée le canevas de « l’histoire » que celui-ci racontait, son découpage en trois parties (une Télémachie, une relation des voyages d’Ulysse, l’épisode final du retour à Ithaque), et plus précisément encore l’idée de base, tenue soigneusement cachée au départ, de ses dix-huit épisodes (1/Télémaque, Nestor, Protée, 2/Calypso, les Lotophages, Hadès, Eole, les Lestrygons, Charybde et Scylla, les Rochers Errants, les Sirènes, le Cyclope, Nausicaa, les Bœufs du Soleil, Circé, 3/Eumée, Ithaque, Pénélope). Sous-jacents aux expériences vécues par les trois principaux protagonistes du « roman » de Joyce, Léopold et Marion Bloom et Stephen Dedalus, ce dernier réincarnation de l’auteur jeune en personne, ou du moins sous-jacents à la relation de ces expériences, se trouvent donc les principaux événements qui, symboliquement, ont jalonné les aventures extraordinaires du héros antique, ce qui conduit à réévaluer la nature de ces expériences, et à les doter d’un surcroît de significations, bien au-delà de celles normalement assignées à une journée ordinaire de l’existence de gens quelconques.
    On mesure immédiatement l’enrichissement apporté à la représentation de la vie quotidienne par l’ouverture de cette perspective mythologique, qui la dote d’arrière-plans insoupçonnés et la creuse en profondeur. Mais, simultanément à cette opération, n’y a-t-il pas action en retour de la visée propre au quotidien sur le plan du mythe ? Qu’a fait au juste Joyce ? A-t-il mythologisé le quotidien, de manière à en révéler des potentialités inouïes, généralement inaperçues, ou quotidianisé le mythe, en le ramenant dans les limites de ce que raconte banalement un roman, ce qui revient à en dégonfler perfidement la portée ? Il n’est pas aisé de répondre à cette question, sans doute parce que la démarche de Joyce poursuit à la fois ces deux objectifs, de façon à la fois concurrente et complémentaire, en nourrissant son travail de l’effet d’ambiguïté ainsi installé.

    Au cœur du problème auquel nous nous confrontons se trouve le fait que le récit de Joyce se déroule en suivant rigoureusement le découpage des heures d’une unique journée, d’ailleurs précisément datée, puisqu’il s’agit du 16 juin 1904, où, dans sa vie personnelle, Joyce a eu son premier rendez-vous d’amour avec celle qui allait devenir sa femme, Nora : 8h, 9h et 10h pour ce qui concerne les événements vécus au cours des trois premiers épisodes par Télémaque-Dedalus, puis à nouveau 8h de la même journée lorsque entre en scène Léopold Bloom (de même, Ulysse n’apparaît qu’au cinquième livre de l’Odyssée), dont nous suivons pas à pas, heure par heure, les déplacements, qui l’amènent à plusieurs reprises à croiser la route de Dedalus jusqu’à ce qu’ils se rencontrent effectivement, vers minuit, au bordel de Circé, qu’ils quittent ensemble deux heures plus tard, y ayant fait ce qu’on a coutume de faire dans ce genre d’endroit mais y ayant aussi beaucoup causé et assisté à des scènes extravagantes dignes d’une nuit de Walpurgis, avant que Bloom ne rentre enfin à son domicile du 7 Eccles Street, où il se couche, en position tête-bêche, dans le lit conjugal où son épouse peine à s’endormir, ce que, après s’être remémoré confusément certains épisodes marquants de sa vie sentimentale et sexuelle, elle finit par faire en prononçant pour elle-même le mot final de l’histoire : « Oui », ce « oui » que, dans la vie réelle, Nora avait sans doute consenti à dire à James Joyce en cet inoubliable 16 juin 1904 qui n’était donc pas tout à fait une journée comme les autres, ce qui justifiait qu’elle fût commémorée dans un livre destiné à devenir un monument de la littérature universelle.
    Vers la fin de son livre, Joyce effectue, par l’intermédiaire de son héros Léopold Bloom qui, avant d’aller se coucher, rumine les événements qu’il vient de vivre, une récapitulation ironique des successives étapes de cette journée, qu’il rapporte à l’exécution strictement ordonnée d’actes rituels :
« La préparation du déjeuner (sacrifice du rognon) ; congestion intestinale et défécation préméditée (Saint des Saints) ; le bain (rite de Jean) ; l’enterrement (rite de Samuel) ; l’annonce d’Alexandre Cleys (Urim et Thummim) ; le lunch sommaire (rite de Melchisédec) ; la visite au musée et à la Bibliothèque nationale (Saints Lieux) ; la pêche aux bouquins dans Bedford Row, Merchant’s Arch, Wellington Quay (Simchath Torah) ; la musique  à l’Ormond Hotel (Sira Shirim) ; l’altercation avec un truculent troglodyte dans le débit de Bernard Kiernan (Holocauste du bouc émissaire) ; un laps de temps indéterminé impliquant une course en voiture, une visite à la maison mortuaire, des adieux (le désert) ; l’excitation sexuelle engendrée par exhibitionnisme féminin (rite d’Onan) ; l’accouchement laborieux de Mme Mina Purefoy (Oblation) ; la séance dans la maison close de Mme Bella Cohen, 82 Tyrone Street, Lower et la dispute et la rixe fortuite qui s’en suivirent dans Castor Street (Armageddon) ; la déambulation nocturne pour aller à l’Abri du Cocher, Pont Butt, et pour revenir (Expiation). » (épisode d’Ithaque, trad. supervisée par l’auteur et Valéry Larbaud, éd. Gallimard, 1949, p. 653)
Profane et sacré se répondent en permanence au cours de cette déambulation qui, sans répit, les entrelace, comme sur les pages savamment ornementées d’un livre d’Heures : des actes aussi élémentaires que la consommation du déjeuner ou la station dans les lieux d’aisance élevés au statut de Saint des Saints sont transcendés du fait d’être rapportés à la célébration d’un cérémonial dont les appellations compliquées, qui évoquent des traditions remontant à la nuit des temps, soulignent le caractère quasi magique ; mais, du même coup, ce cérémonial, qui se présente comme une sorte d’encyclopédie religieuse portative, - Joyce, qui avait été formé par les Jésuites, pratiquait un agnosticisme offensif : il en bouffait à tous les repas et de tous les cultes -, ressort quelque peu dévalorisé, littéralement mis à plat, de sa confrontation avec des épisodes de la vie courante, épisodes dont le caractère organique est souligné avec une particulière insistance, ce qui tend à leur contester tout caractère spirituel. Dans le cadre de cette célébration carnavalesque, le rite est retourné : ce qui était en haut passe en bas, l’esprit se met à la traîne du corps, selon la procédure démontée par Bakhtine dans son livre sur Rabelais, dont la plupart des analyses s’appliqueraient aussi bien à Joyce
    Le quotidien, c’est, au sens strict, ce qui se déploie ainsi dans les bornes d’une simple journée, qui doit le lendemain recommencer selon cette même forme ou allure d’une simple journée marquée par le retour sempiternel des mêmes occupations rituelles. Mais, une simple journée, qu’est-ce que c’est ? Si on y regarde d’un peu près, cela n’a rien du tout de simple, mais c’est au contraire, pris dans le détail, extrêmement compliqué, et c’est cette complication qui, avant tout, intéresse Joyce : c’est elle qu’il a cherché à restituer, en bousculant les traditions de l’art imitatif, et en convoquant, pour rapporter chacun des épisodes dont la succession constitue cette journée, un style différent d’exposition, passant sans transition du grandiose au grotesque, du pédant à l’argotique, de l’émotionnel au constat scientifique, du rêve à la réalité, comme, sans d’ailleurs s’en rendre compte, et a fortiori sans pouvoir le contrôler, chacun peut en faire à tout moment la déstabilisante expérience dans sa vie de tous les jours.
    Ressort alors ce qui fait essentiellement une journée : à savoir sa nature de cycle, lui-même inclus dans d’autres cycles, qui à la limite lui confère, au-delà de ce qui est immédiatement vécu par tel ou tel, une dimension cosmique universelle. Dans sa philosophie de l’histoire, Hegel s’était servi de la métaphore de la « Grande Journée » pour représenter le mouvement global de l’Histoire, avec ses trois moments capitaux, celui de l’aube, où, dans la lumière naissante du jour, tout est encore à l’état de l’immédiateté en puissance, c’est-à-dire de l’abstraction de l’ineffectif, celui de midi, qui correspond à la laborieuse réflexion médiatisante du pour soi, et enfin celui du crépuscule, où, le travail de la journée une fois accompli, peut en être effectuée la récollection sur le plan pur du concept qui en totalise les éléments épars et leur confère leur signification universelle. Il ne semble pas que Joyce, dont la culture était considérablement étendue, ait beaucoup pratiqué Hegel, mais il était un grand lecteur de Vico, dont la Scienza Nuova devait lui fournir le canevas de son livre suivant, Finnegans Wake, comme l’Odyssée l’avait fait pour Ulysse. Vico avait lui aussi élaboré une vision cyclique de l’histoire au point de vue de laquelle sa progression est inséparable d’un regard en arrière vers ses poétiques origines, dans lesquelles réside le secret de tout son mouvement : or telle est justement la leçon des pérégrinations d’Ulysse, puisque celles-ci le portent, sans qu’il en ait clairement conscience, tant elles ont l’air de l’en éloigner, vers son point de départ, image de la condition  humaine en général, telle qu’elle se déploie entre les deux pôles de l’éveil et de l’endormissement, de la naissance et de la mort, qui, elle aussi, est une sorte de retour à la case initiale. Comme l’écrit Henri Lefebvre :
« Les correspondances dévoilées par les symboles et par les mots (et leurs réapparitions) ont une portée ontologique. Ils se fondent dans l’Etre. Les heures, les jours, les mois, les ans, les périodes et siècles s’impliquent. Répétition, évocation, résurrection, sont catégories de la magie, de l’imaginaire, et aussi du réel dissimulé sous l’apparence. Ulysse, c’est véritablement Bloom ; Bloom revit Ulysse et l’Odyssée. Le quotidien et l’épique s’identifient comme le Même et l’Autre dans la vision du Retour éternel. Autant qu’un mystique ou qu’un métaphysicien et parce que poète, Joyce récuse l’événementiel. La quotidienneté le lui permet. Il saute du relatif à l’absolu, en se servant de cette médiation. » (La vie quotidienne dans le monde moderne, p. 16-17)
A la croisée du relatif et de l’absolu, le quotidien regarde simultanément des deux côtés : et c’est ce qui fait de lui l’irremplaçable révélateur de la condition humaine.

    Sur un plan très général, l’esthétique joycienne est hantée par cette question du passage du relatif à l’absolu, qui a pour corrélat le passage de l’absolu au relatif. Le texte autobiographique Stephen le Héros, ensuite retravaillé par Joyce dans Dedalus, Portrait de l’artiste jeune par lui-même, fait état de ses premières spéculations à ce sujet qui ont été à la source de toute son œuvre d’écrivain poète et narrateur du quotidien, de Gens de Dublin à Ulysse, puis à Finnegans Wake. Ces spéculations sont ordonnées à une définition de la beauté empruntée à saint Thomas d’Aquin, « pulchra sunt quae visa placent », qu’il interprète dans le sens d’une séparation radicale entre la recherche du beau et les valeurs du vrai et du bien, cette séparation étant la condition pour que l’opération poétique cesse d’être asservie à des fins qui lui sont étrangères, comme par exemple la renaissance du celticisme dont l’idée obsédait les écrivains irlandais contemporains de Joyce, Yeats par exemple. Ceci étant posé, de quoi dépend l’appréhension du beau ? Toujours selon saint Thomas, « ad pulchritudinem tria requiruntur, integritas, consonantia, claritas » : rendre compte de chaque chose dans son intégralité, comme un tout (integritas) ; faire apparaître la correspondance et l’équilibre de ses composantes (consonantia) ; discerner son identité propre (claritas) ; telles sont les exigences que Joyce au départ assignait à son travail d’écrivain ayant en charge de restituer la beauté du monde, ce qui cependant, un esprit malin ne manquerait pas de le souligner, ne l’a pas détourné de pratiquer systématiquement, à contre-pied de ces règles, la partialité, la dissonance et la confusion.
Ces réflexions débouchent sur un projet « épiphanique », selon le terme utilisé par Joyce, qui le définit ainsi :
« Par épiphanie, il entendait une soudaine manifestation spirituelle, se traduisant par la vulgarité de la parole ou du geste ou bien par quelque phrase mémorable de la mentalité même. Il pensait qu’il incombe à l’homme de lettres de noter ces épiphanies avec un soin extrême, car elles représentent les instants les plus délicats et les plus fugitifs. Il déclara que l’horloge du Bureau du Lest était susceptible d’épiphanie… : « Que de fois je passe devant, j’y fais allusion, j’en parle, j’y jette un coup d’œil. Ce n’est qu’un article dans le catalogue mobilier des rues de Dublin. Puis un jour je la regarde et je vois aussitôt ce que c’est une épiphanie… Représente-toi mes regards sur cette horloge comme des essais d’un œil spirituel cherchant à fixer sa vision sur un foyer précis. A l’instant où ce foyer est atteint, l’objet est épiphanisé…» » (Stephen le héros, trad. fr., éd. Gallimard/Folio, p. 246-247)
Un philosophe spinoziste parlerait à ce propos de la connaissance de troisième genre, ou amour intellectuel de Dieu, qui fait saisir les essences singulières, c’est-à-dire ce qui, dans chaque chose ou de chaque chose, si infime soit-elle, constitue la marque immanente de l’absolu, logée au cœur même de ce qui la constitue comme relative, au point où nature naturante et nature naturée, en dépit de ce qui les oppose, se rejoignent et se fondent l’une dans l’autre pour constituer une seule et unique nature. Pour rendre cette idée, Joyce utilise le terme « épiphanie », qui signifie littéralement « apparition » : épiphaniser le réel, c’est faire ressortir dans ce qu’il comporte de plus singulier ce qui le transporte sur le plan de l’universel, qui l’habite au plus intime de sa singularité. C’est ainsi que, dans Gens de Dublin, Joyce s’est employé à capter au vol, et systématiquement de biais, des instants de vie à première vue anodins dont leur restitution par les moyens de l’art fait les révélateurs de quelque chose d’essentiel, qui les illumine de l’intérieur. Dans le même esprit, mais à une autre échelle, Ulysse métamorphose la relation d’une journée banale en une expression de la condition humaine, vue sous ses aspects fondamentaux d’exil et d’errance. L’œuvre d’art devient ainsi le lieu où s’effectue la conjonction des extrêmes de la petitesse et de la grandeur. Dans le livre qu’il a consacré à son frère, Stanislaus Joyce rapporte ce propos révélateur :
« Ne penses-tu pas qu’il y a une certaine ressemblance entre le mystère de la messe et ce que j’essaie de faire : transformer le pain de la vie quotidienne en la permanence de l’art ? » (My brother’s kepper, cité par J.J. Mayoux, Joyce, Gallimard/La bibliothèque idéale, 1965, p. 72)  
Ayant jeté son froc aux orties, Joyce n’a pas pour autant renoncé à célébrer le mystère de l’eucharistie, ce qu’il fait en épiphanisant ou en transsubstantiant le pain de la vie quotidienne par le moyen de l’art qui en effectue, bien plus qu’une imitation, une véritable résurrection, du type de celle opérée par le prêtre dont les gestes et les mots font revivre le corps du Christ dans un dérisoire bout de pain.
En résulte une conséquence très importante pour l’art en général :
« L’art n’est pas une évasion hors de la vie. Il est exactement le contraire de cela. L’art, c’est l’expression même, l’expression centrale de la vie. » (Stephen le héros, p. 97)
    « Aux yeux de Stephen, l’art n’était ni copie ni imitation de la nature : le processus artistique était un processus naturel. » (id., p. 199)
L’art, c’est la nature même ramenée à sa source, et non un vague double de celle-ci destiné à n’être qu’un agrément du goût. Le raisonnement suivi par Joyce l’a conduit fort loin, on le voit, de la définition initiale de la beauté reprise de saint Thomas, « pulchra sunt quae visa placent ».

    Ceci dit, comment l’écrivain procède-t-il concrètement pour épiphaniser le réel, c’est-à-dire pour faire apparaître ce qu’il comporte d’éternel en prenant appui sur ce qui est en lui le plus passager ? Pour répondre à cette question, il n’est pas possible de se tenir, comme on vient de le faire, sur un plan de généralité, mais il faut tenter de pénétrer les secrets de l’alchimie littéraire, qui repose sur le travail de l’écriture et du style, un travail dont Joyce a révolutionné les formes.
    Joyce, qui était leibnizien sans le savoir, pensait que le moindre événement insignifiant comportait des implications dans lesquelles l’histoire mondiale était en jeu, et que la vie d’un habitant de Dublin sans caractéristiques notables était susceptible, si une seule de ses journées était pleinement relatée, en étant placée sous la triple lumière de l’integritas, de la consonantia et de la claritas, de représenter l’essence humaine en totalité. En écrivant Ulysse, il souhaitait que son livre pût être abordé par ses lecteurs par l’importe quelle page, et que celle-ci lui fournît une ouverture sur l’ensemble du livre. C’est pourquoi il n’est pas absurde, en vue de rendre compte de sa démarche d’écrivain, de choisir dans ce livre un paragraphe, apparemment anodin, et, par le biais de son analyse, d’arracher à Joyce le secret de son métier d’écrivain ou du moins une parcelle de celui-ci révélatrice de l’ensemble. On reprendra dans cet esprit l’extrait qui a été choisi par David Lodge, dans le chap. 10, consacré à la technique du monologue intérieur, de son livre L’art de la fiction (trad. fr., éd. Rivages, 1996), auquel nous empruntons l’idée principielle de son commentaire, qui pourrait être appliquée à n’importe quel autre passage d’Ulysse. Il appartient au quatrième épisode, « Calypso », sur lequel s’ouvre la deuxième partie du roman, dans laquelle apparaît le personnage de Léopold Bloom autour duquel Joyce a centré l’essentiel de son livre. Voici ce passage dans les deux traductions françaises actuellement disponibles d’Ulysse :
“Sur le pas de sa porte, il se mit à chercher le passe-partout dans sa poche de derrière. Pas là. Laissé dans mon autre pantalon. Faut aller le chercher. La pomme de terre je l’ai. La penderie grince. Inutile de la déranger. Elle avait encore sommeil en se retournant tout à l’heure. Il tira la porte d’entrée sur lui, posément, encore un peu, jusqu’à ce que la latte du bas vînt effleurer le seuil, couvercle contre à contre. Ca paraissait fermé. Ca ira bien comme ça jusqu’à ce que je revienne… » (traduction par Auguste Morel assisté par Stuart Gilbert entièrement revue par Valery Larbaud et l’auteur, éd. Gallimard, 1948, p. 56).
« Sur le pas de la porte il tâta sa poche de derrière à la recherche de la clé. Pas là. Dans le pantalon que j’avais hier. Dois la récupérer. La pomme de terre je l’ai. L’armoire grince. Inutile de la déranger. Elle avait encore sommeil quand elle s’est retournée tout à l’heure. En sortant, il tira la porte d’entrée très lentement, un peu plus jusqu’à ce que le rabat du jet d’eau vienne doucement recouvrir le seuil, flasque couvercle. A l’air fermé. De toute façon, ça ira jusqu’à ce que je revienne. » (trad. M. D. Vors, réalisée sous la direction de J. Aubert, éd. Gallimard, 2004, p. 75)
Ces quelques lignes évoquent un moment tout à fait banal et a priori inintéressant de la vie de Léopold Bloom : mais tout l’art de Joyce est de faire de quelque chose d’apparemment inintéressant en réalité quelque chose qui devient captivant par la manière dont il le raconte.
Le sens général du passage est facile à saisir : il décrit le comportement de quelqu’un, Léopold Bloom, qui, étant sorti de sa maison pour faire des courses (en vue de célébrer le sacrifice matinal du rognon, rite peu familier aux populations continentales mais régulièrement pratiqué en Angleterre et en Irlande), s’aperçoit qu’il a oublié ses clés à l’intérieur ; mais, pour ne pas réveiller sa femme, il renonce à rentrer les chercher et se contente de pousser la porte, de manière à ce que, paraissant fermée, suffisamment pour décourager de possibles intrus, elle puisse, d’une simple pression, lui céder passage à son retour, geste que tout un chacun peut avoir l’occasion d’accomplir dans la vie de tous les jours.
Mais ceci est raconté d’une manière parfaitement originale, cette originalité consistant principalement dans le passage constant du « je » (point de vue du personnage qui accomplit l’action) au « il » (point de vue du narrateur extérieur qui observe son comportement).
« Sur le pas de sa porte, il se mit à chercher le passe-partout dans sa poche de derrière » « Sur le pas de la porte il tâta sa poche de derrière à la recherche de la clé. »
Est ici employé le mode de narration objective, dont le type est fourni par la fameuse phrase « La marquise sortit à cinq heures », qu’on s’attend normalement à trouver dans un roman, dont la lecture est destinée à représenter à des gens qui ne participent pas à leur existence des êtres et des événements comme vus de l’extérieur.
Suit, sans transition, une séquence composée selon un mode narratif complètement différent, à la première personne, dont la particularité est la suivante : le sujet de l’énonciation, Léopold Bloom, qui est complètement seul à cette heure matinale, semble s’y parler à soi-même ; la phrase reproduit donc directement ce qu’il « se dit », sans avoir à ouvrir la bouche, au moment où il fouille dans sa poche :
« Pas là. » « Pas là. » C’est une contraction pour « elle n’est pas là » ; mais comme personne ne l’entend, il n’a pas besoin de s’exprimer correctement ; de là une liberté, un débraillé qui donne l’illusion de pénétrer au plus profond du fonctionnement intérieur de la pensée de Bloom.
« Laissé dans mon autre pantalon. Faut aller le chercher. La pomme de terre je l’ai .» « Dans le pantalon que j’avais hier. Dois la récupérer. La pomme de terre je l’ai. » Le monologue intérieur se poursuit selon le même principe, en usant de formulations sans apprêts qui bousculent systématiquement les règles de la grammaire. La toute dernière phrase est déconcertante : le lecteur apprendra seulement par la suite que Léopold Bloom, par superstition, porte sur lui en permanence une pomme de terre, emblème comique de son irlandité, dont il se sert comme talisman, disponible en permanence dans sa poche pour qu’il puisse le tâter. 
« La penderie grince. Inutile de la déranger. Elle avait encore sommeil en se retournant tout à l’heure. »  « L’armoire grince. Inutile de la déranger. Elle avait encore sommeil quand elle s’est retournée tout à l’heure. » « La » « elle » : il s’agit de sa femme Marion ou Molly, comme il n’a pas besoin de se le préciser à lui-même.
Cette succession de phrases hachées, en style télégraphique, dont la juxtaposition est à première vue incongrue, permet donc de suivre le fil des pensées qui se bousculent à cet instant dans l’esprit de Léopold Bloom.
    Après quoi on en revient à la narration à la troisième personne : « Il tira la porte d’entrée sur lui, posément, encore un peu, jusqu’à ce que la latte du bas vînt effleurer le seuil, couvercle contre à contre » « En sortant, il tira la porte d’entrée très lentement, un peu plus jusqu’à ce que le rabat du jet d’eau vienne doucement recouvrir le seuil, flasque couvercle. » La première traduction, qui met entre virgules l’incise « encore un peu », donne, de façon intéressante, l’impression que la relation objective à laquelle est consacrée la plus grande partie de la phrase, est parasitée par une formulation à caractère, cette fois, subjectif : c’est comme si Léopold Bloom s’adressait à lui-même, au moment où, avec soin, il pousse la porte de chez lui, cette injonction : « encore un peu ». Que ce soit où non conforme à ce que Joyce a écrit dans la version originale de son texte, ceci est parfaitement dans l’esprit de son travail d’écriture, qui entremêle systématiquement les points de vue objectif et subjectif, au point que ceux-ci en viennent à cohabiter dans une même phrase.
    « Ca paraissait fermé » « A l’air fermé. » La première traduction laisse apparaître une équivoque : la phrase serait écrite en narration subjective si elle était composée au présent (« ça paraît fermé ») ; mais, la plus grande partie du paragraphe étant rédigée au passé simple (« il se mit à chercher », «  il tira la porte »), sauf les passages en monologue intérieur qui sont composés au présent (« la pomme de terre, je l’ai »), à l’exception des moments où Bloom se remémore à sa propre intention des événements antérieurs (« elle avait encore sommeil »), l’utilisation du passé semble lui restituer le caractère de narration objective ; toutefois un narrateur objectif aurait sans doute écrit : « cela paraissait fermé » et non « ça paraissait fermé », plus familier, qui évoque à nouveau l’idée du discours intérieur. La seconde traduction lève le doute : elle fait relever la phrase de l’ordre de la narration subjective ; celle-ci permet de lire dans la tête de Bloom, comme s’il se disait, sans chercher à formuler correctement sa pensée : « A l’air fermé ».
    « Ca ira bien comme ça jusqu’à ce que je revienne » « De toute façon, ça ira jusqu’à ce que je revienne. » Donc, pour clore la présentation de cet insignifiant épisode, à nouveau une phrase en narration subjective, sans équivoque possible.
    Ceci est par excellence un morceau de littérature, où la manière de dire les choses a le pas sur leur contenu factuel : tout est bien ici affaire de « style ». En jouant avec une virtuosité confondante de l’emploi des pronoms personnels et du temps des verbes, et en passant de phrases syntaxiquement correctes aux abréviations du langage parlé (avec cette particularité qu’il s’agit ici d’une parole complètement silencieuse, que la lecteur du roman est seul à « entendre »), Joyce donne l’impression que son personnage est considéré à la fois du dehors et du dedans. Par une sorte d’opération magique, qui relève du sortilège de l’écriture, on voit Léopold Bloom sortir de chez lui et en même temps on l’entend se parler à lui-même, comme si on était dans sa tête. Joyce introduit ainsi dans les procédures de l’écriture littéraire des formes analogues à celles du montage cinématographique, qui, elles aussi, permettent de changer abruptement de point de vue.
    Et il y a là quelque chose d’extrêmement troublant, qui soulève implicitement une question de fond, celle de l’identité du sujet. Qu’est-ce qu’être quelqu’un ? En regardant tout d’abord, par l’intermédiaire d’une phrase en narration objective, Léopold Bloom sortir de chez lui, on peut penser au passage de la 1e Méditation Métaphysique où Descartes, observant depuis sa fenêtre des gens qui passent dans la rue, se demande : sous ces manteaux, sous ces chapeaux, y a-t-il réellement des hommes (c’est-à-dire, comme il le théorisera ensuite, des « choses qui pensent ») ? Léopold Bloom, que nous voyons se mettre à chercher dans sa poche ses clés qu’il a oubliées est-il réellement « quelqu’un » ? Justement, nous savons bien que non, puisque c’est seulement un personnage de roman que nous nous représentons à travers les signes d’écriture et les phrases qui en évoquent fugitivement la silhouette et le comportement dans notre tête à nous, de manière hallucinatoire. Mais lorsque, en narration subjective cette fois, nous nous mettons à l’entendre, tel qu’il se parle à soi-même, dans l’intimité secrète de sa pensée, saisie par bribes, nous changeons d’avis : le Léopold Bloom qui, en serrant dans sa poche sa pomme de terre, se dit avec jubilation : « je l’ai », c’est le sujet du cogito, qui peut déclarer comme le fait Descartes au début de la 3e Méditation : «Je suis, moi, une chose qui pense, c’est-à-dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui connaît peu de choses, qui en ignore beaucoup, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent ». Toutefois, dans le texte de Joyce, ce type de certitude est à nouveau ébranlé lorsque, sortant de la tête de Léopold Bloom, nous le considérons à nouveau de l’extérieur, s’agitant comme une marionnette manipulée par ce malin génie très rusé qu’est l’auteur en personne, qui, tel Dieu même, a sur lui tout pouvoir puisqu’il l’a créé.

    Nous commençons alors à comprendre comment Joyce s’y prend pour écrire le quotidien, de manière à en exhiber les ressorts cachés, comme par exemple ce basculement permanent du subjectif à l’objectif et de l’objectif au subjectif qui est la condition du Dasein humain et de son « être au monde » : l’homme n’est ni pur dedans ni pur dehors, mais la résultante de leur intrication réciproque telle qu’elle s’effectue sur la bordure incertaine d’un véritable anneau de Moebius. Mais ce n’est pas la seule leçon qui se dégage d’Ulysse, œuvre somme qui concentre autour de la présentation de la vie quotidienne une encyclopédie de la culture humaine sous tous ses aspects. Le découpage du livre en épisodes dont le principe est emprunté à l’Odyssée n’est pas son unique clé de lecture, d’autres étant fournies par la topologie urbaine (la tour, l’école, la plage, la maison, le cimetière, la maternité, le bistrot, les rues, etc.), par la symbolique des couleurs (l’épisode Calypso dont venons de lire un passage est soumis tout entier à la domination de la couleur orange ; celui de Nausicaa au cours duquel, à la vue des dessous affriolants d’une jeune fille, Léopold Bloom accomplit sur la plage le rite d’Onan à celle du gris-bleu ; celui des Bœufs du Soleil, qui relate un accouchement, à celle du blanc, etc.), par la typologie des figures de rhétorique (l’épisode d’Eole, qui se situe dans la salle de rédaction d’un journal, obéit à celle de l’enthymème ; celui de l’accouchement est restitué par le moyen d’une succession de pastiches des grandes œuvres de la littérature anglaise du Moyen-Age à nos jours qui représente le processus de maturation de la langue ; celui d’Ithaque, qui correspond au moment où Bloom réintègre le domicile conjugal, est rédigé selon la structure question-réponse propre au catéchisme, etc.), par la scansion des heures de la journée qui reproduisent les étapes d’une liturgie (le sacrifice du rognon doit être accompli aux premières heures de la matinée, sans quoi il perd toute valeur), et bien d’autres encore, que Joyce a soigneusement cachées entre les lignes de son livre et qui sont en attente de révélation ; l’une de ces autres clés pourrait venir de la psychanalyse, pour laquelle Joyce avait peu d’estime, mais dont il s’est sans doute beaucoup inspiré (en particulier en retravaillant le modèle du triangle oedipien : Dedalus y occupe la place du Fils, Léopold Bloom celle du Père , et Molly Bloom celle de la Mère). L’une des plus suggestives de ces innombrables clés de lecture pour Ulysse est celle qui est fournie par l’anatomie corporelle : à 8 plombes du mat, l’existence de Bloom est placée sous le signe des reins (le rognon qu’il va faire savourer à son épouse) ; déjeunant vers treize heures, il est  alors obsédé par son œsophage ; à seize heures, lorsque, dans une salle de concert, il écoute le chant des Sirènes, il est tout oreille ; et, l’heure suivante, quand il affronte à mains nues dans la taverne le citoyen-Cyclope, qui dans la vie réelle est un invraisemblable patriote irlandais, ce sont ses muscles qui travaillent, etc.. Ceci nous ramène, par un biais inattendu, à la question que nous avions déjà rencontrée : l’homme universel que représente Bloom associe tous les aspects d’une vie corporelle normale, c’est-à-dire complète ; il est la réunion en principe harmonieuse d’un cœur, d’un ventre, d’un cerveau, d’organes sensitifs, etc., sur lesquels peut se fixer, à l’occasion, l’attention de médecins spécialistes. Quand on va chez l’oculiste (Joyce, qui souffrait de la vue, a eu souvent l’occasion de faire cette expérience), on n’est qu’une paire d’yeux, qui fonctionnent plus ou moins bien ; chez le gastro, on est un appareil digestif, et rien d’autre, etc.. Lorsque Léopold Bloom, entre 8h et 9h du matin est aux cabinets, c’est son anus et les tuyaux qui y conduisent qui le préoccupent ; lorsque, à 14h, il  se rend à la Bibliothèque où il dispute, entre Charybde et Scylla, des mérites comparés de Platon et d’Aristote, son cerveau est principalement mobilisé ;  Mrs Purefoy, qui accouche vers 22h du même jour est une matrice, etc.. Et l’homme dans tout cela ? L’homme-rein qu’est Bloom à 8 h du matin est-il le même que l’homme-cerveau qui, six heures plus tard, discute de questions spéculatives ou que l’homme-œil qu’il est devenu à la tombée de la nuit lorsqu’il se livre à son exercice de voyeurisme ? Qui est Bloom ? Laquelle des figures qu’il a revêtues au cours de sa journée est la bonne, est la vraie ou la plus vraie ? Un doute s’insinue à ce sujet : et le quotidien est le terrain privilégié où ce doute trouve à s’épanouir, avec son foisonnement et son morcellement, avec ses moments d’intensité et de détente, avec ses extases et ses déceptions, toujours menés entre vie et mort, Spinoza dirait entre activité et passivité, ce qui est la marque de l’incertitude de la condition humaine déchirée par la précarité de ce que Pascal appelle le divertissement.

    Pour finir cette présentation d’un livre qui a été écrit de manière à ce qu’on n’en ait jamais fini avec lui, tant sa lecture soulève de problèmes et suggère des lignes d’interprétation divergentes (ce n’est pas pour rien qu’il s’était choisi pour pseudonyme en littérature « Dedalus », du nom du concepteur du labyrinthe et des statues animées), disons quelque chose au sujet de ce qui en constitue le mot de la fin, que, bien sûr, Joyce n’a pas choisi au hasard. L’épisode final de Pénélope est placé entièrement sous le signe de Molly Bloom qui, à moitié endormie, à moitié éveillée, se raconte à elle-même sa vie au long d’une phrase étirée sur une cinquantaine de pages, comprenant 2500 mots et coupée à huit reprises par un passage à la ligne, qui plonge le lecteur au plus profond de son  intimité ; c’est un des passages les plus frappants du livre, qui depuis a été souvent imité, mais jamais égalé sans doute. Il est remarquable que Joyce ait confié à une voix intérieure féminine, à une parole de Mère, le soin de conclure son évocation de l’existence humaine considérée dans la globalité de ses aspects. Dans les dernières lignes de cet épisode, Molly, sur le point de s’abandonner au sommeil, se rappelle le jour où, pour la première fois, elle a cédé aux avances de celui qui allait devenir son époux :
« … c’est pour vous que le soleil brille comme il me disait le jour où nous étions couchés dans les rhododendrons à la pointe de Howth avec son complet de tweed gris et son chapeau de paille le jour que je l’ai amené à me parler mariage oui d’abord je lui ai passé le morceau de gâteau au cumin que j’avais dans la bouche et c’était une année bissextile comme cette fois-ci oui il y a 16 ans de ça mon Dieu après ce long baiser j’en avais presque perdu le souffle oui il a dit que j’étais une fleur de la montagne oui c’est bien ça que nous sommes des fleurs tout le corps d’une femme oui pour une seule fois il a dit quelque chose de vrai et c’est pour vous que le soleil brille aujourd’hui oui c’est pour cela qu’il m’a plu parce que je voyais qu’il comprenait ou qu’il sentait ce que c’est qu’une femme et je savais que je pourrais toujours en faire ce que je voudrais et je lui ai donné tout le plaisir que j’ai pu pour l’amener à me demander de dire oui et d’abord je ne voulais pas répondre je ne faisais que regarder la mer et le ciel… je me suis dit après tout aussi bien lui qu’un autre et alors je lui ai demandé avec les yeux de demander encore oui et alors il m’a demandé si je voulais dire oui ma fleur de la montagne et d’abord je lui ai mis mes bras autour de lui oui et je l’ai attiré sur moi pour qu’il sente mes seins tout parfumés oui et son cœur battait comme fou et oui j’ai dit oui je veux bien Oui. » (trad. revue par l’auteur, p. 709-710)
Il y aurait énormément à dire sur cette page d’écriture, où le banal et l’exceptionnel cohabitent. La parole assez vulgaire de Molly, dont les souvenirs font penser à ceux d’une midinette, fait remonter au jour, dans une lumière très amortie, mais d’autant plus émouvante, un épisode ancien que chacun peut vivre, Joyce l’a lui-même vécu avec Nora le 16 juin 1904 dont son livre Ulysse est la célébration : cet événement, on se le remémore, à mi-voix, parce que ce n’est pas tous les jours qu’il peut avoir lieu ; mais le fait qu’il ait eu lieu un jour n’en colore pas moins tous les autres jours de la vie d’une nostalgie équivoque, faite d’un mélange de satisfaction et de regret. Ce qui marque stylistiquement la manière dont Joyce restitue cet événement de la vie qui est à la fois unique et commun, c’est le retour musical du « oui » qui en scande l’évocation, et qui culmine dans un dernier « Oui », écrit dans le texte avec une majuscule, à la différence des précédents, ce qui en confirme le caractère capital. Dans des lettres à Frank Budgen datées de 1921, donc écrites au moment où il achevait de composer Ulysse, Joyce déclare :
« Le dernier mot (humain, trop humain) est laissé à Pénélope. C’est l’indispensable contreseing au passeport de Bloom pour l’éternité. » (lettre de février 1921, citée dans la biographie de Joyce par R . Ellmann, James Joyce, trad. fr., éd. Gallimard, 1962, p. 504)
« Pénélope est le clou du livre … Il commence et finit par le mot femelle « Oui ». Il tourne comme l’énorme boule terrestre lentement sûrement et uniment, il se dévide et redévide, ses quatre points cardinaux étant les seins, le cul, la matrice et le con exprimés par le mot « Because », « Bottom » (le fond dans tous les sens, fond de creuset, culot de la classe, bas-fond, fond du cœur), « Woman », « Yes ». Bien que probablement plus obscène que tous les précédents, Pénélope semble être la parfaitement saine pleine amorale fertilisable fausse subtile limitée prudente indifférente Weib . Ich bin das Fleisch das stets beyaht .» (lettre du 16 août 1921, citée dans Elmann, p. 504)
Autrement dit, le « Oui » imperceptiblement murmuré par Molly au moment où elle s’endort, sombrant dans l’espace du sommeil qui donnera son cadre au livre suivant de Joyce, Finnegans Wake, qui est de bout en bout un discours de rêve, ce « Oui » offre un caractère épiphanique : c’est lui, le mot femelle, le mot-mère, qui fait basculer le singulier dans l’universel, en éternisant les apparences, conformément à l’ambition littéraire que Joyce s’était fixée dans ses jeunes années. Dans Stèle pour Joyce, Louis Gillet rapporte ce propos qui va dans le même sens :
« Dans Ulysse, pour peindre le balbutiement d’une femme qui s’endort, j’avais cherché à finir par le mot le moins fort qu’il m’était possible de découvrir. J’avais trouvé le mot Yes qui se prononce à peine, qui signifie l’acquiescement, l’abandon, la détente, la fin de toute résistance. » (cité par Ellmann, p. 720)
Au cours d’un entretien avec Benoist-Méchin, Joyce aurait encore dit à celui-ci :
« Le livre doit se terminer sur « Oui ». Il doit se terminer sur le mot le plus positif du langage humain. » (cité dans Ellmann, p. 523)
A prendre ces déclarations à la lettre, « Oui » est à la fois le mot le moins fort et le mot le plus positif, celui qu’on prononce lorsque tout motif de résistance est levé, lorsqu’il n’y a plus de raison d’être agressif ou sur la défensive, lorsqu’on s’abandonne, lorsqu’on consent. Dire « Oui », ce qu’on peut avoir l’occasion de faire, ou de ne pas faire, à n’importe quel  moment de l’existence, c’est quelque chose de très étonnant, à la fois le plus facile et le plus difficile. A quoi dit-on « Oui » ? A quoi acquiesce-t-on lorsqu’on accepte de prononcer le moindre petit oui, par exemple lorsqu’on cède au sommeil qui vient, comme le fait précisément Molly lorsqu’elle prononce mentalement sans remuer les lèvres son dernier « Oui » ? Peut-être ne fait-on rien d’autre alors que dire « Oui » à oui. Spinoza nommait acquiescentia, mot qui était à l’époque un néologisme, et qu’on peut rendre en français par « sérénité », « tranquillité d’esprit », la vertu suprême que procure l’amour intellectuel de Dieu, dernier degré de la sagesse, qui n’est rien d’autre au fond qu’un oui à la nature et à la vie. Qu’est-ce que l’amour intellectuel de Dieu ? C’est, pour Spinoza, la connaissance qu’a l’âme de son union avec la nature tout entière. En écrivant Ulysse, Joyce, qui pensait peut-être à Spinoza qu’il connaissait, a voulu donner comme point d’application à cette connaissance la vie quotidienne, qui, sous toutes ses facettes, tourne comme la boule terrestre autour de son soleil qui est « Oui ».

Copyright Pierre Macherey
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