Pastiche et cacahuète: Le
Petit Pichet de Borges dans les chantiers des dix Turcs de Perrault
La semaine
dernière Omar, le plus jeune de mes fils, a trouvé un livre dans la cour de
récréation de son collège. Omar, qui est un garçon très curieux, n’a pas jugé
utile d’en parler à ses camarades de classe ni à ses professeurs, ni plus tard
à ses camarades de quartier. Il a préféré le glisser en douce sous sa chemise,
puis dans son cartable. Il a du probablement préféré découvrir le contenu de ce
livre au titre étrange, avant de me le proposer et peut-être d’en parler à ses
camarades ou à ses professeurs. Hier. J’étais enfoncé dans le vieux canapé du
salon, les pieds croisés, posés à l’angle de la table basse, je regardais
tranquillement une émission de divertissement ennuyeuse sur l’Île de Pâques, en
parcourant Télérama, l’hebdomadaire des programmes TV préféré de ma femme. Comme
dans la plupart des émissions de divertissement (ou d’économie ou de politique…)
l’animateur autant que les invités de l’émission, peut-être un peu plus, essayait
de noyer le poisson plutôt que de faire acte de pédagogie : les œufs des
tortues, les récifs, les Moaïs, les coûts… Pâques m’ennuyait autant que
l’animateur et ses invités. Bref, mon fils qui avait saisi au premier coup
d’œil mon profond sentiment d’insatisfaction, me proposa la lecture d’extraits
du dit ouvrage qu’il avait trouvé dans la cour de récréation de son collège la
semaine dernière. pour interrompre mes divagations silencieuses. « L’histoire s’appelle Le Petit
Pichet dans les chantiers des dix Turcs » me dit Omar. C’est un livre
très intéressant, mais hélas peu connu, écrit par un certain Ts’ui Pên, grand
philosophe et architecte chinois (1) est-il crayonné sur une des pages blanches
d’ouverture. Je trouve personnellement étrange
qu’un grand philosophe chinois de je ne sais quel siècle s’intéresse à des
Turcs. Quelque chose ne tourne pas rond. M’enfin.
Hier donc, vers
vingt et une heures, Omar s’est assis à mes côtés, sur le canapé cuir vieilli.
Il ne posa pas les talons sur la table basse. Il plia ses jambes sous lui,
ouvrit le livre à la page qu’il avait écornée. Le livre est un court (2) récit
d’une petite vingtaine de feuilles aux caractères assez imposants. Il ouvrit
donc le livre à la page sept et lut, d’abord d’une voix mal assurée :
« … Le Père et la Mère déposèrent sous mes yeux leurs sept Pichets dans
l'endroit de la Forêt le plus épais et le plus obscur, sous une grosse pierre
près du labyrinthe. Le Père et la Mère ne savaient pas que les Pichets
possédaient des dons féeriques. Aussitôt qu’ils les eurent déposés les méchants
parents s’en allèrent... »
Je pensais à
voix haute, une main posée sur le bras de mon fils qui s’interrompit : ‘‘quel
parent peut ainsi se lancer dans une telle entreprise, tellement étrange et
maléfique ? Ces parents ne peuvent
envisager d’avenir que le plus noir, aussi noir que leur entreprise…’’
Omar
continua d’un ton, cette fois stabilisé : « Le plus petit des Pichets
ne se chagrina pas beaucoup de tous ces arbres anglais, de toute cette forêt immense,
humide et noire parce qu'il croyait retrouver aisément son chemin grâce à ses
dons spéciaux et précieux plus importants que ceux que possédaient ses
frères ; mais il fut bien surpris lorsqu'il s’aperçut que sans aide il ne
pouvait rien. Il fallait en effet aux Pichets se soustraire du gros bloc de
pierre sous lequel leurs parents les avaient coincés. Un groupe de Turcs qui
s’acharnaient à leur besogne entendirent les cris aigus et continus des petits Pichets.
Ils ne me virent pas. L’un des Turcs signala à ses coreligionnaires ‘‘Ca vient
de par là !’’ Puis ensemble les six frères crièrent au plus petit d’entre
eux, au petit Pichet –ils étaient sept petits Pichets – qu’ils avaient peur.
Ils murmurèrent à la suite de leur cri autre chose que je n’entendis pas,
qu’ils craignaient le loup ou qu’ils avaient froid. La nuit vint, et il s'éleva
un grand vent qui leur faisait des peurs épouvantables. Les Turcs qui ne
trouvèrent pas les Pichets abandonnèrent leur recherche et s’en allèrent tard
dans la nuit. Les Pichets croyaient n'entendre de tous côtés que des hurlements
les uns plus effroyables que les autres. C’est ce moment que je choisis pour
libérer les Pichets. Aussitôt, à la rencontre de l’air libre, ils se
transformèrent en sept matous bien portants, chaussé chacun de magnifiques
bottes. Ils sautèrent sur mes épaules, léchant cheveux, nuque, oreilles. Nous
avons pris sans attendre un chemin qui descendait et bifurquait. Une musique
syllabique s’approchait, nous accompagnait. Comme ils se sentaient en sécurité,
les sept chats sautèrent à terre. Nous marchâmes toute la nuit avant d’atteindre
le premier village. C’est là qu’habitent le Père et la Mère des sept Chats. En
passant devant leur maison ils se mirent à miauler méchamment comme des chats
d’égouts malingres et affamés. Un moment ils hésitèrent, tournèrent leur tête
triangulaire à gauche, à droite. Ils se mirent un instant sur leurs pattes
arrières puis disparurent dans la brume du jour levant… »
Mon fils
ressentait mon impatience. Il dit « puis disparurent dans la brume du jour
levant… » un ton au-dessus, en brandissant le livre comme un trophée en
dépliant ses jambes engourdies. Je trouvais personnellement qu’à l’heure qu’il
était, des histoires comme celle-ci ne devaient pas être racontées entièrement.
Trois pages suffisaient amplement. Aussi lui ai-je proposé : « Merci Omar.
Je souhaiterais que tu me lises la suite une autre fois, tu es d’accord ? Il
se fait tard et je suis fatigué. » Il était d’accord et m’a cru. Omar a
refermé le livre, a posé ses lèvres sur mon front, a sauté du canapé fatigué
puis est monté dans sa chambre en sautillant sur les marches de l’escalier. Je
l’ai entendu éternuer. Je vais à mon tour éternuer. Et voilà, c’est fait. Et
deux fois !
Attendez, j’oubliai ! à la dernière page du livre il est
écrit : « Buenos Aires 1944. Traduit de l’espagnol par P.
Verdevoye. »
Il y est écrit aussi :
« Notes : 1- Ts’ui
Pên : célèbre auteur qui périt de la main d’un étranger (lui-même
assassiné par un Irlandais) dans son propre labyrinthe.
2- Aristote avait
souligné dans sa Poétique la nécessité de restreindre l'étendue du récit afin
que le lecteur puisse embrasser l'ensemble du récit et qu'il puisse le
mémoriser ‘‘[...] les histoires doivent avoir une certaine longueur, mais que
la mémoire puisse retenir aisément.’’ »
Ahmed Hanifi novembre 2009 et avril 2013
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