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lundi, avril 08, 2013

385- 131135185, cette ombre silencieuse.









Ce bout de terre, Talassa, est un bout du monde, coincé entre les Bni Merzoug les Bni Tamou et les Bni Tadjena. Et ces hameaux de toub, cette terre glaise et battue, sont unis les uns aux autres par des lianes de codes et d'us, par des liens de sang et par des zerdas tournantes prétextes a
ux rassemblements sains et naïfs. Taâm, psalmodies, méchouis cachectiques et lait caillé étaient à l’époque acheminés par des sentiers sinueux et cahotants récusés par toutes les cartes routières, malmenés par les vas et viens des grisons et mulets, rongés par des éternités de ronces, de jujubiers et de figuiers de barbarie sur la défensive plantés au gré du vent et du hasard des hommes sur des collines souvent colorées et odorantes, tant oubliées. Tel un voile, les lendemains de fête, une torpeur générale s'abattait alors sur les villageois qui déjà attendaient la prochaine réunion. Elle serait heureuse ou malheureuse. Où qu’ils se trouvassent, le moindre buisson, le moindre caillou, la moindre ombre, acculés dans leurs abris, retenaient leur souffle au passage insensible et lent des jours et des nuits. Même pas une agitation, même pas un murmure. Blotties au creux des vallées, les racines des lauriers-roses aspiraient les rares filets d’eau des oueds ridicules et silencieux. Rien n’étonnait jamais personne. Elle est nommée Dahra cette terre de soleil, de mouches et de bourdons insomniaques, cette terre assoiffée, outrageusement craquelée, ridée, qu’embaument depuis toujours les parfums des lentisques et des absinthes en folie. Aujourd’hui comme hier, ce pays n'a jamais été celui des sorcières ni celui de la magie, encore moins celui des ânes d'or, mais il est bien celui de mon père, de ma mère, de nos aïeux et des ancêtres de nos tribus, de nos lignées. Une terre antique. Je la revois, je la sens. Oui, je la revois, revois ma mère, porteuse comme toutes les femmes et oubliée. Usée et silencieuse aujourd’hui, je la revois, belle et fière comme trois quinquets Lempereur, je la revois, mais je l’entends aussi fredonner un air léger de femme heureuse, un brin espiègle, « Ma jach el-barah, ma jach el-youm, Danitou sayeh weddah ennoum… », chevelure de jais, frisée, parfumée à l’huile d’olive, dénouée sans ambages, ondoyant sous ses mouvements aérés. Revois aussi el-graba, les chemins, les foules assiégeant l'autocar, et mon père. Diable ou fichtre, mon père, ce jour-là, au soug es-sebt, laissa glisser ma main. ’Heureux d’être enfin arrivés à Ténès – la ville se trouve à une poignée de kilomètres de nos bourgades – pour le grand marché hebdomadaire, les passagers du car se dispersèrent aussitôt, pourchassés par des nuages de poussière et par un soleil de feu baignant dans un ciel bleu de mer. Usagé à l’outrance, le vieil autocar gondolé de la famille Grandella parcourait invariablement trois fois par jour dans un sens puis dans l'autre la distance entre Talassa et Ténès. Invariablement quel que soit le mois de l'année ou le jour de la semaine. Samedi il était toujours bondé et toujours conduit par le même chauffeur à l'haleine aillée, à cent lieues repérable. Il regardait droit devant, l’œil et l’oreille aux aguets, son bleu de Shanghai empestant la Bastos la plus prisée des cigarettes chez les couches populaires et indigènes fatiguées, lancées dans une intoxication mutuelle. Le type, qui ne perdait jamais une miette de paroles interdites, avait toujours une sèche qui pendait à son bec gercé. Elle semblait collée à ses lèvres fendues. Normalement, ce jour-là, comme les autres, il nous déposa donc devant la mairie. Chassés ou poursuivis par un soleil de feu baignant dans un ciel azuré, les passagers se dispersèrent aussitôt. Il n'était pas encore dix heures ce samedi-là lorsque nous traversâmes, main dans la main, la grande place du monument aux morts, mémoire de la nuit coloniale déclinante et gardien des lieux conquis. Enivrante chaleur et pas un nuage. Une fois encore, mon père qui tenait ma main, allait à son corps défendant, m’abandonner à mon sort, pour la dernière fois. Sidi Chewel, notre marabout, règne en maître sur la grande place, la tahtaha, qui se trouve à quelques centaines de mètres de la mairie. Et, pour atteindre tahtahat Sidi Chewel Abderrahmane nous empruntâmes le pont de l'oued Allala. ,Plus qu’une grande place la tahtaha est un grand espace, une esplanade surdimensionnée et immensément poussiéreuse, défiant toute autre place, où se côtoyaient par centaines, hommes, femmes, bêtes de somme et carrioles, sardines fraîches, seiches propres, animaux divers, bonbons et étoffes soudanaises bariolées, branis, haïks, chéchias, bérets et tant d'objets hétéroclites et vains, à vendre, vendus ou troqués. L’on venait de loin pour chercher, peut-être trouver, dans ce marché du samedi, soug es-sebt, si populaire, ce qui faisait défaut, une clé ce jour-là pour mon père. Utopiste ou résignée, tous les sept jours, l'affluence y était telle que la nonchalance renonçait à ses droits jusqu'au lendemain. Se faufiler entre ceux qui courent vers des besoins spirituels, ceux qui se pressent vers des besoins bien matériels, ou les deux à la fois, était un art enfantin. Que
fut devenue la main de mon père, « où est-il ? » pleurais-je. Ulysse aurait, murmurait la mémoire populaire pied-noire, caressé Ténès, belle ville adossée à la Méditerranée plus qu’à la colline. ’Hier comme aujourd’hui Ténès a toujours été plus proche de la bourgade que de la ville. Images de cartes postales, les petites bâtisses tassées et alignées comme des dominos peinturlurés, sont prêtes à plonger dans la baie bleue de la mer miroir. Enveloppés par la modernité coloniale, ces édifices occupaient des espaces cohérents, complémentaires. Richement décoré, bâti à des époques différentes, chaque groupe de maisons nargue le précédent. Et, naturellement, chaque période nouvelle s'impose un temps aux autres, avant qu’elles ne déteignent sur elle, qu’elle finisse elle-même par leur ressembler. S'insérer discrètement parmi les autres et attendre les suivantes. Ténès est une contrée pudique dont on a gardé si peu de son histoire mille fois agressée depuis Cartennas. Méditerranéenne, son eau est d’un bleu du temps suspendu d'une carte postale. Avoir un temps figé son identité au-devant d'un trésor romain découvert il y a tant d'ans autour de la tombe de Victoria, Clarissima fémina – voyez braves gens le trésor de Ténès ! – n’était-ce pas une grossière tromperie ? Mère, mer quelle courte mémoire ! Elle est Ténès, la perle pudique et puritaine que notre saint poète Ibn-Amsaïb alliait à six autres villes saintes, identiquement par un T représentées, dans un espace-patrimoine commun éternel. Romaine ! ont-ils trop vite décidé, alors qu’elle est la terre des Aguellid Juba père et d'autres, bien avant ces trésors, bien avant les Romains ! Elle est cette autre terre de mes ancêtres et de ceux de Sheshonq.


Cette ombre aujourd’hui silencieuse, plus qu’hier je l’aime. Je la revois, je l’entends hurler notre douleur, non loin de la rue du Douar M'aïn, là-bas vers le bas du bled où vécurent Isabelle et Slimène héros furtifs de Ténès dont l'histoire officielle voila la liaison. « Je n’ai plus personne, je n’ai ni frère ni père ! » Non loin, dans la multitude bigarrée, la main de mon père de nouveau glissa. Définitivement. Non loin, et de tous côtés, apparurent mains et têtes de toutes les formes et couleurs. Mille et une, mais pas celles de mon père. Je ne bougeai plus. La foule autour, belliqueuse, s'agitait toujours. J’accompagnais ma mère dans ses hurlements « bouya ! » Je criais à tue-tête, mon père, mon père ! Maman !
Trois coups claquèrent dans l’air. Peut-être beaucoup plus. Une folle chantait « Ô mon fils, cesse tes malices, Ton père va mourir, Ô mon fils, je meurs de souffrance... » 1956, la nuit nous était trop longue, trop noire. Mon Dieu que de souffrances. Mon père avait disparu. Emporté. 

Des années plus tard alors que j’étais encore, à ses yeux lucides, son fils, ma mère m’a offert une clé unique. L’objet, tombé peut-être du ciel, se présente sous la forme de cinquante lettres formant une longue farandole. Chaque lettre de cette clé, telle une locomotive, remorque des wagons vers le futur. Et cette ombre aujourd’hui silencieuse, plus qu’hier je l’aime. Faut-il pleurer le grondement de son silence ou le silence de sa mémoire ?

Ahmed Hanifi. Paris 2001, revisité à Marseille en avril 2013.
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1 commentaire:

  1. de toute son histoire tenes connais le plus bas niveau actuellement vidée de ses habitants authentiques de sa culure elle subit les affres des disparitions dans tous les domaines.cette belle ville cotiere connue mondialement pour sa beauté sauvage et sa coure pleine des personnalité scientifique de tous les coins d'algerie du maghreb et du monde entier d'ailleur comme toutes les grandes villes d'algerie et de la medditerrannée musulmane.son histoire est eternelle et aucune colonnisation ou autre imperialisme d'ou qu'il soit ne changera son identité.

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