Ce bout de terre, Talassa, est un bout du monde,
coincé entre les Bni Merzoug les Bni Tamou et les Bni Tadjena. Et ces hameaux
de toub, cette terre glaise et battue, sont unis les uns aux autres par des
lianes de codes et d'us, par des liens de sang et par des zerdas tournantes
prétextes a
ux rassemblements sains et naïfs. Taâm, psalmodies, méchouis
cachectiques et lait caillé étaient à l’époque acheminés par des sentiers
sinueux et cahotants récusés par toutes les cartes routières, malmenés par les
vas et viens des grisons et mulets, rongés par des éternités de ronces, de
jujubiers et de figuiers de barbarie sur la défensive plantés au gré du vent et
du hasard des hommes sur des collines souvent colorées et odorantes, tant
oubliées. Tel un voile, les lendemains de fête, une torpeur générale s'abattait
alors sur les villageois qui déjà attendaient la prochaine réunion. Elle serait
heureuse ou malheureuse. Où qu’ils se trouvassent, le moindre buisson, le
moindre caillou, la moindre ombre, acculés dans leurs abris, retenaient leur
souffle au passage insensible et lent des jours et des nuits. Même pas une
agitation, même pas un murmure. Blotties au creux des vallées, les racines des
lauriers-roses aspiraient les rares filets d’eau des oueds ridicules et
silencieux. Rien n’étonnait jamais personne. Elle est nommée Dahra cette terre
de soleil, de mouches et de bourdons insomniaques, cette terre assoiffée,
outrageusement craquelée, ridée, qu’embaument depuis toujours les parfums des
lentisques et des absinthes en folie. Aujourd’hui comme
hier, ce pays n'a jamais été celui des sorcières ni celui de la magie, encore
moins celui des ânes d'or, mais il est bien celui de mon père, de ma mère, de nos
aïeux et des ancêtres de nos tribus, de nos lignées. Une terre antique. Je la
revois, je la sens. Oui, je la revois, revois ma mère, porteuse comme toutes
les femmes et oubliée. Usée et silencieuse aujourd’hui, je la revois, belle et
fière comme trois quinquets Lempereur, je la revois, mais je l’entends aussi
fredonner un air léger de femme heureuse, un brin espiègle, « Ma jach el-barah, ma jach el-youm,
Danitou sayeh weddah ennoum… », chevelure de jais, frisée, parfumée à
l’huile d’olive, dénouée sans ambages, ondoyant sous ses mouvements aérés. Revois
aussi el-graba, les chemins, les foules assiégeant l'autocar, et mon père. Diable
ou fichtre, mon père, ce jour-là, au soug es-sebt, laissa glisser ma main. ’Heureux
d’être enfin arrivés à Ténès – la ville se trouve à une poignée de kilomètres de
nos bourgades – pour le grand marché hebdomadaire, les passagers du car se
dispersèrent aussitôt, pourchassés par des nuages de poussière et par un soleil
de feu baignant dans un ciel bleu de mer. Usagé à l’outrance, le vieil autocar
gondolé de la famille Grandella
parcourait invariablement trois fois par jour dans un sens puis dans l'autre la
distance entre Talassa et Ténès. Invariablement quel que soit le mois de
l'année ou le jour de la semaine. Samedi il était toujours bondé et toujours
conduit par le même chauffeur à l'haleine aillée, à cent lieues repérable. Il
regardait droit devant, l’œil et l’oreille aux aguets, son bleu de Shanghai
empestant la Bastos la plus prisée des cigarettes chez les couches populaires
et indigènes fatiguées, lancées dans une intoxication mutuelle. Le type, qui ne
perdait jamais une miette de paroles interdites, avait toujours une sèche qui
pendait à son bec gercé. Elle semblait collée à ses lèvres fendues. Normalement,
ce jour-là, comme les autres, il nous déposa donc devant la mairie. Chassés ou poursuivis
par un soleil de feu baignant dans un ciel azuré, les passagers se dispersèrent
aussitôt. Il n'était pas encore dix heures ce samedi-là lorsque nous
traversâmes, main dans la main, la grande place du monument aux morts, mémoire
de la nuit coloniale déclinante et gardien des lieux conquis. Enivrante chaleur
et pas un nuage. Une fois encore, mon père qui tenait ma main, allait à son
corps défendant, m’abandonner à mon sort, pour la dernière fois. Sidi Chewel,
notre marabout, règne en maître sur la grande place, la tahtaha, qui se trouve
à quelques centaines de mètres de la mairie. Et, pour atteindre tahtahat Sidi
Chewel Abderrahmane nous empruntâmes le pont de l'oued Allala. ,Plus qu’une
grande place la tahtaha est un grand espace, une esplanade surdimensionnée et
immensément poussiéreuse, défiant toute autre place, où se côtoyaient par
centaines, hommes, femmes, bêtes de somme et carrioles, sardines fraîches,
seiches propres, animaux divers, bonbons et étoffes soudanaises bariolées,
branis, haïks, chéchias, bérets et tant d'objets hétéroclites et vains, à
vendre, vendus ou troqués. L’on venait de loin pour chercher, peut-être
trouver, dans ce marché du samedi, soug es-sebt, si populaire, ce qui faisait
défaut, une clé ce jour-là pour mon père. Utopiste ou résignée, tous les sept
jours, l'affluence y était telle que la nonchalance renonçait à ses droits
jusqu'au lendemain. Se faufiler entre ceux qui courent vers des besoins
spirituels, ceux qui se pressent vers des besoins bien matériels, ou les deux à
la fois, était un art enfantin. Que
fut devenue la main de mon père, « où
est-il ? » pleurais-je. Ulysse aurait, murmurait la mémoire populaire
pied-noire, caressé Ténès, belle ville adossée à la Méditerranée plus qu’à la
colline. ’Hier comme aujourd’hui Ténès a toujours été plus proche de la
bourgade que de la ville. Images de cartes postales, les petites bâtisses
tassées et alignées comme des dominos peinturlurés, sont prêtes à plonger dans
la baie bleue de la mer miroir. Enveloppés par la modernité coloniale, ces
édifices occupaient des espaces cohérents, complémentaires. Richement décoré, bâti
à des époques différentes, chaque groupe de maisons nargue le précédent. Et,
naturellement, chaque période nouvelle s'impose un temps aux autres, avant
qu’elles ne déteignent sur elle, qu’elle finisse elle-même par leur ressembler.
S'insérer discrètement parmi les autres et attendre les suivantes. Ténès est
une contrée pudique dont on a gardé si peu de son histoire mille fois agressée
depuis Cartennas. Méditerranéenne, son eau est d’un bleu du temps suspendu
d'une carte postale. Avoir un temps figé son identité au-devant d'un trésor
romain découvert il y a tant d'ans autour de la tombe de Victoria, Clarissima
fémina – voyez braves gens le trésor de Ténès ! – n’était-ce pas une grossière tromperie ?
Mère, mer quelle courte mémoire ! Elle est Ténès, la perle pudique et puritaine
que notre saint poète Ibn-Amsaïb alliait à six autres villes saintes,
identiquement par un T représentées, dans un espace-patrimoine commun éternel. Romaine !
ont-ils trop vite décidé, alors qu’elle est la terre des Aguellid Juba père et
d'autres, bien avant ces trésors, bien avant les Romains ! Elle est cette autre
terre de mes ancêtres et de ceux de Sheshonq.
Cette ombre aujourd’hui silencieuse, plus qu’hier je l’aime. Je la
revois, je l’entends hurler notre douleur, non
loin de la rue du Douar M'aïn, là-bas vers le bas du bled où vécurent Isabelle
et Slimène héros furtifs de Ténès dont l'histoire officielle voila la liaison. « Je
n’ai plus personne, je n’ai ni frère ni père ! » Non loin, dans la multitude bigarrée, la main
de mon père de nouveau glissa. Définitivement. Non loin, et de tous côtés,
apparurent mains et têtes de toutes les formes et couleurs. Mille et une, mais
pas celles de mon père. Je ne bougeai plus. La foule autour, belliqueuse,
s'agitait toujours. J’accompagnais ma mère dans ses hurlements « bouya ! »
Je criais à tue-tête, mon père, mon père ! Maman !
Trois coups claquèrent dans l’air. Peut-être beaucoup
plus. Une folle chantait « Ô mon fils,
cesse tes malices, Ton père va mourir, Ô mon fils, je meurs de
souffrance... » 1956, la nuit nous était trop longue, trop noire. Mon Dieu que de
souffrances. Mon père avait
disparu. Emporté.
Des années plus
tard alors que j’étais encore, à ses yeux lucides, son fils, ma mère m’a offert
une clé unique. L’objet, tombé peut-être du ciel, se présente sous la forme de
cinquante lettres formant une longue farandole. Chaque lettre de cette clé,
telle une locomotive, remorque des wagons vers le futur. Et cette ombre
aujourd’hui silencieuse, plus qu’hier je l’aime. Faut-il pleurer le grondement
de son silence ou le silence de sa mémoire ?
Ahmed Hanifi. Paris 2001, revisité à Marseille en avril 2013.
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de toute son histoire tenes connais le plus bas niveau actuellement vidée de ses habitants authentiques de sa culure elle subit les affres des disparitions dans tous les domaines.cette belle ville cotiere connue mondialement pour sa beauté sauvage et sa coure pleine des personnalité scientifique de tous les coins d'algerie du maghreb et du monde entier d'ailleur comme toutes les grandes villes d'algerie et de la medditerrannée musulmane.son histoire est eternelle et aucune colonnisation ou autre imperialisme d'ou qu'il soit ne changera son identité.
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