(suite)
Le mercredi matin les deux partenaires se rendent à l’office de tourisme
où sont exposés des outils de mineurs, des animaux empaillés, ours bruns, noirs,
blancs, renards, corbeaux, rennes… L’après-midi ils découvrent la vieille ville
et le mythique WildCat Café. Un grand panneau planté devant la porte signale « Restauration project. Reopening on
may ». Tant pis se disent-ils. Ils se rabattent sur le Bullock’s
Bistro, non loin, lui aussi très réputé pour la qualité de sa cuisine
essentiellement faite de poissons. Ils prennent deux bières et discutent avec
la patronne qui apprécie qu’on la photographie. Elle est loquace comme un
présentateur de télévision et sourit abusivement. Elle demande à Véro
« vous êtes journaliste ? » La propriétaire est venue de Berlin
il y a vingt ans, les mains dans les poches et des rêves d’argent enfûtés. Les
murs à l’Est s’écroulaient les uns après les autres comme des châteaux de
cartes. Aujourd’hui, même si sa peau n’a plus la fraîcheur d’une libellule ce
dont elle se plaint, elle est ravie de sa situation, de son ascension sociale.
« Avec les prix qu’elle pratique, je comprends bien qu’elle soit
contente » dit Omar entre ses dents et la dame lui sourit encore.
Deux jours plus tard, en début d’après-midi arrivent à la maison Joneen
et son compagnon, pour procéder à l’enregistrement de l’entretien. Ils
expliquent aux Marseillais ce qui les intéresse : parler de la Cité phocéenne,
dire pourquoi le choix du Grand Nord… « en anglais uniquement s’il vous
plaît » précise Joneen. L’enregistrement fini, ils prennent un café. Dire
« Minaret », « insolite », « transport sur
barge » ou « à but non lucratif » en anglais n’est pas une sinécure.
Les Marseillais s’en sortirent grâce à la salutaire intervention de la
journaliste qui est bilingue.
Le week-end et les jours suivants Véro et Omar passent beaucoup de temps
au Folk on the Rocks, le plus grand festival de musique du Nord canadien. De
nombreux chanteurs Inuits s’y produisent comme Kulavak et la belle Elisapie
Isaac. Elisapie tinte comme une cloche de Noël, elle chante, légère comme une
chrysalide sur le point d’éclore « In
my life there is a dark hole/ In that hole there is a future butterfly/ I
become a shelter of fear and desire… » Kulavak est un duo de femmes
qui interprète d’étranges et saisissants chants de gorge. Plusieurs centaines
de personnes applaudissent frénétiquement. Certains spectateurs sont sagement allongés
directement sur le sable fin de la plage, le bras soutenant la tête. D’autres,
derrière ceux-ci, sirotent un verre, assis sur des bancs colorés. D’autres
encore, à un mètre de la grande scène, dansent et chantent au rythme des
musiques que la plupart des spectateurs connaissent par cœur. Ils affichent
tous un air radieux. Les gens du Grand Nord dit-on, ont le cœur sur la main,
prêts à l’offrir chaque été. Durant la période estivale, la luminosité et la
longueur des jours dissipent le spleen et l’obscurité que répandent les longs
mois blancs.
Le mercredi vers 17 heures, Omar et Véro se rendent à l’église
désaffectée Glad Tidings, derrière l’Association francophone. C’est là que se
déroule l’atelier d’écriture conduit par Jean-Pierre. Ils sont près d’une
quinzaine, dont Marie, Victor, Rosalie, et Pascaline de l’Association. Ils sont
de bonne humeur, ils se connaissent tous. Ils plaisantent autour de gâteaux, de
fruits et de bières. Parmi eux un homme, « il doit avoir mon âge »
pense Omar. Il s’approche de lui « tu es Algérien ? » L’homme se
nomme Razi. Il dit être de passage. Puis il dit être en vacances. « En
fait je dois bientôt me rendre à Stockholm ». Il est confus. Omar ne
saisit pas tout ce qu’il raconte. Il est question de sa fille, de la fuite du
temps, d’un accident… Il est arrivé dans les territoires il y a quelques
semaines… Jean-Pierre interrompt leur discussion et les autres. « Je vais
vous lire un poème d’Émile Nelligan, soyez très attentifs. Je vous donnerai
ensuite la consigne d’écriture.
N’écrivez pas, écoutez bien : ‘‘Ce fut un grand
Vaisseau taillé dans l’or massif:/ Ses mâts touchaient l’azur, sur des mers
inconnues ;/ La Cyprine d’amour, cheveux épars, chairs nues,/ S’étalait à
sa proue, au soleil excessif…’’ Puis il lit la consigne, d’autres suivent…
Le vendredi 15 juillet, vers sept heures du matin, les Marseillais
entament le long voyage en direction du Cercle polaire, d’Inuvik et de sa
mosquée. La veille, par précaution, « méfiez-vous des distances »,
les avait-on prévenus, ils achetèrent et remplirent trois jerrycans de
carburant. À la sortie de Yellowknife, un doute soudain traverse l’esprit de
Omar qui se confie à Véro. « Personne ne connaît cette histoire de mosquée
des Inuits. Et si elle n’était qu’une blague, un poisson péché en avril et
réchauffé en été ? » « Comment est-ce possible, alors que des articles
de journaux en parlent comme d’une réalité concrète ? Elle existe bel et
bien ! » lui répond Véro quelque peu irritée. Omar le sait bien
évidemment. Plusieurs journaux rapportèrent dans le détail les aventures vécues
par les transporteurs routiers de cette mosquée. C’est un préfabriqué de cent quarante-cinq mètres carrés, de style
totalement canadien. Il voyagea durant
quatre mille cinq cents kilomètres, pendant un mois, de Winnipeg à Inuvik.
La
mosquée faillit plusieurs fois se renverser n’étaient l’expertise et la
hardiesse des camionneurs. Pour prévenir tout risque, de longs tronçons de
route furent entièrement interdits à la circulation des journées entières, car
l’engin transporteur circulait sur deux voies. Les distances entre les
villes sont grandes, elles font penser à celles qui relient entre elles les
villes du Sahara.
Merci snowangelfilms |
De Yellowknife à Fort-Providence, la route est longue de trois cent
trente kilomètres. Nommée Yellowknife Highway, elle n’est pas asphaltée, mais
praticable et très bien entretenue. Par contre lorsqu’un véhicule croise ou
double le Westfalia, celui-ci est entièrement recouvert de poussière. Il faut
être vigilant et vérifier que les vitres du Kombi sont bien remontées. Les
aires de repos sont quasi inexistantes tout comme la circulation. À mi-distance
se trouve un petit village autochtone appelé Rae-Edzo ou Bechchokǫ̀, en fait
se sont deux villages regroupés. Véro et Omar s’y arrêtent. Sur le bord de la
route, deux grands panneaux préviennent, en anglais et en français pour le
premier : « Vous entrez
maintenant dans le pays du bison des bois. » En anglais seulement pour
le second, orienté vers l’agglomération : « Alcohol prohibited withing Bechchokǫ̀ corporate
limits. » Il semble à Omar que moins de cinq cents personnes
y vivent. Mais on ne les voit pas. Un vieux couple entre dans l’unique église.
Son clocher surmonté d’une croix ressemble à un grand tipi. À l’intérieur le
vieil homme et sa compagne sont agenouillés au premier rang. À l’entrée, bien
en vue, de nombreux missels paroissiens, écrits en langue locale, le flanc-de-chien,
sont posés en vrac sur un banc. Sous de grands vitraux figurant le Christ, des
anges et Marie, une imposante affiche invoque des prières en langue
locale : « T’aahodi Adi Nehwho
Yedàiyeh Età, T’aahodi Adi Nehwho Età, Wezha Jesus Christ… »
Le temps est couvert ce matin. La végétation est
dense, mais ce qui frappe c’est la hauteur des arbres, assez peu imposante. La
responsabilité incombe à la sévérité du climat, au pergélisol. Une très
grande partie du Nord canadien est ainsi constituée d’une couche de glace quasi
permanente de soixante-dix centimètres environ. Elle serait à l’origine de la
physionomie de toutes les plantes, qui s’animent toutefois et s’épanouissent
durant la période du dégel, en été. Le permafrost – terme anglais qui désigne
le pergélisol – influe donc beaucoup sur la qualité de la végétation. Omar et Véro croisèrent peu de véhicules, par
contre ils aperçurent d'innombrables corbeaux, mais aussi des bisons, des
renards, des chèvres et des marmottes.
Des armées de moustiques leur rendent la
vie exécrable dès lors qu’ils mettent à découvert un bras ou un doigt de pied,
sans compter d’autres insectes piqueurs, les grasses mouches bleues… Ils
arrivent à Fort-Providence, mais ne s’y attardent pas. À l’entrée du village
autochtone, comme à Bechchokǫ̀, un panneau avertit le touriste :
« Alcool interdit. » Ils se dirigent directement vers le bac. Ici on
ne capte plus la radio et les téléphones portables ordinaires ne servent à rien.
Même s’ils activaient les leurs, ils ne fonctionneraient pas ici. Seuls
fonctionnent les téléphones satellites. Pour poursuivre leur aventure, les deux
compagnons doivent passer de l’autre côté du Mackenzie. Le bac Merv Hardie, ou « traversier »
c’est ainsi qu’on désigne le bac, est gratuit et évolue sans interruption de 6
h à 0 h 50, de mai à novembre. Dans quelques mois il ne sera plus que
souvenir. Les travaux de construction du gigantesque pont reliant les deux
rives du Deh-Cho sont bien entamés.
En moins de dix minutes, le bac atteint l’autre rive du Mackenzie avec
ses quinze voitures et leurs passagers. Sur l’une et l’autre, les nombreux
ouvriers, grues et semi-remorques des chantiers Ruskin s’activent pour achever
à temps le pont en construction, le « Deh Cho Bridge », long d’un
kilomètre cent. Véro et Omar prennent le temps de déjeuner. Puis de marcher, de
longer la rive alors qu’une sensation de plénitude les étreints. Le fleuve, le
plus grand du pays, prend sa source dans le Grand lac des Esclaves à trois
centaines d’encablures du pont en construction. Le prochain village, Fort
Liard, se trouve à cinq cent vingt kilomètres. Tout comme lui, la Liard Highway
porte le même nom que la rivière qu’elle côtoie sur une grande partie de son
étendue. Elle n’est pas bitumée. Elle est recouverte de gravier compacté et les
nuages de poussière ocre soulevés par le passage des véhicules font disparaître
un instant tout repère. Faire de la vitesse serait un pari inutile et risqué.
En certains endroits la route est glissante à cause des averses ou des
cailloux. Les travaux y sont nombreux et des ouvriers portant des gilets à
bandes rouges et jaunes fluorescents affectés aux tronçons concernés, tiennent
des panneaux de signalisation verts ou rouges signifiant l’autorisation de
circuler ou l’obligation de stopper selon que les engins, chargeur
Carterpillar, tombereau, pelle mécanique… empiètent ou non sur la voie qui ne
leur est pas attribuée. Sur un grand panneau circulaire blanc, il est indiqué
« Maximum 20 », sans indication de l’unité de mesure. Plus loin, une
plaque énigmatique signale « Bouvier
CR ». Au-delà, l’étendue est vide de toute construction. Les immenses domaines
forestiers sont comme des maîtres absolus. De temps à autre une maison, comme
sortie du néant, apparaît. Probablement un abri de chasseur au centre
d’innombrables bouleaux et d’épinettes. La monotonie est rompue par de petits
groupes de bisons progressant le long des larges accotements touffus de la
route. À mi-parcours, un panneau indicateur informe qu’à trois kilomètres, en
prenant à droite, une voie mène à un village. Les Marseillais prennent la
bifurcation pour y faire une halte. « J’espère qu’il y a une station
d’essence, cela nous évitera d’utiliser les jerrycans » dit Omar. C’est Jean-Marie River, un village autochtone Déné d’une cinquantaine
de maisons individuelles avec jardin, posées ça et là sans ordre apparent sur
un immense terrain. Il n’y a nulle trace de bitume. Un groupe d’enfants
poursuivi par des chiots excités se dispute un ballon. Omar s’arrête à sa
hauteur et demande à l’un des gamins s’il y a une station d’essence. Ses joues,
fortement marquées par l’effort, sont rouges et sa peau est desséchée,
rugueuse, effet probablement des conditions climatiques rigoureuses de l’hiver.
L’enfant grimace ou sourit, puis montre une maison. Omar craint que le garçon
ne l’ait pas compris. Il descend de voiture, va vers la trappe à carburant de
son Volkswagen. Il donne quelques coups avec ses doigts sur le métal et répète
« diésel, diésel », puis fait voltiger sa main, balayant l’air. Il
dit, peu convaincu, « here diésel ? » L’enfant secoue la tête et
d’un bond rejoint ses camarades. Omar se dirige vers la l’habitation indiquée
par le jeune footballeur. C’est un long pavillon entièrement bleu avec deux
entrées. Au-dessus de la première porte il est écrit « B and B », rien sur la seconde qui est ouverte. C’est
par celle-ci que Omar entre dans la maison. Une petite femme se lève pour
l’accueillir. A-t-elle passé la trentaine ou bien la quarantaine ? Elle
est corpulente et son visage buriné. Le châle rouge qu’elle porte sur la tête
ne cache pas le bas de ses cheveux noirs tressés qui tombent sur la poitrine.
Elle est vêtue d’une longue robe, de même couleur que le foulard. Elle lui
arrive aux mollets. La femme fait signe à Omar d’avancer dans ce qui est une
épicerie ou un bazar. Il est pris de vertige à la vue de l’enchevêtrement des
mille et un objets disparates posés en vrac ou suspendus au plafond :
casseroles, sacs de farine, téléviseurs, bouteilles, bocaux, enseignes, bonnets
de rats musqués, des bottes en peau de caribou ou Muklik, des pièces non
identifiables… un fouillis gigantesque. Sur un mur est placardé un avis de
recherche avec photo et numéro de téléphone : « Nunavut crime stopper's is seeking the public’s assistance in
locating the following missing person… » Omar est un instant perturbé.
Il dit, hésitant « I’m looking for fuel. » « Ya » fait la
petite femme en tendant le bras pour lui signifier que c’est à l’extérieur.
Elle décroche un trousseau de clés, lui demande de la suivre. Elle ne ferme pas
la porte du fourre-tout. Derrière, se trouve un enclos cadenassé. Sur le seuil,
trois gros huskys sont attachés chacun à une longue corde.
Véro et Omar reprennent la route, contents d’avoir fait le plein. Ils
roulent pendant une heure avant un nouvel arrêt à Blackstone Territorial
Park qui fait face aux montagnes des Rocheuses et au Parc national Nahanni
Butte, inscrit au patrimoine mondial.
La photographe s’en donne à cœur joie. La journée décline
lentement bien que la lumière demeure intense. La forêt partout imprime sa forte présence. Elle forme un gigantesque plateau
vert. De temps à autre elle dégorge un abri, une maison avec son garage, son
jardin ouvert, ou un ours, un bison, pour impressionner le touriste, le
routier. Ils sont à près de mille kilomètres à l’ouest de Yellowknife. Ils parcoururent
des centaines de kilomètres de mauvaise route depuis Fort-Providence. Route non
goudronnée et sur laquelle on ne peut rouler à plus de soixante à l’heure et
parfois même quarante, car les dos d’âne et les nids de poule, les ‘bump’, ainsi que les travaux y sont nombreux.
Il leur faut une sacrée dose de patiente pour arriver vers 20 h à Fort
Liard. Le village, autre village indien, porte le même nom que la rivière qui
longe son flan. Il est tout en longueur. Là aussi les habitations sont toutes
des maisons individuelles en bois. Chaque résident possède son propre
espace avec beaucoup de carrés gazonnés. Dans le jardin de certaines de ces
maisons, d’étranges petits rectangles ornés de croix sont aménagés, et sur
lesquels des objets sont posés. Les Marseillais jureraient que ce sont là des
sépultures. Un jeune pêcheur arrive vers eux. Il met bien en avant sa belle
prise de plus de cinquante centimètres, peut-être un grand brochet, mais ils
n’en sont pas sûrs, tandis que Véro le prend en photo. Le jeune homme leur
donna le nom de la capture, mais ils ne le retinrent pas. Épuisés ils passent
la nuit dans les sous-bois, à quelques dizaines de mètres du General Store and
Motel qu’ils évitent à cause du prix prohibitif pratiqué, près de deux cents
dollars la chambre. S’ils désirent dormir dans un motel, dans un hôtel ou dans
un camping c’est avant tout pour l’utilisation des douches. Ici ils les
auraient chèrement payées. Dans la supérette qui jouxte le motel, ils ne
trouvent rien d’intéressant à acheter. La nuit est courte au pays du soleil
sans elle, et Omar a
ronflé. « C’est vrai ? » fait-il lorsque Véro le lui fait
remarquer. Ils déjeunent dans le
Westfalia avant de se rendre au Centre indien Acho Dene Native Crafts,
où ils
achètent deux paniers d’écorce de bouleau joliment décorés, entièrement faits à
la main. Véro prend aussi un pendentif qui ressemble étrangement à une amulette
« that’s not » lui dit la vendeuse en riant. Ailleurs, à part le
General Store and Motel, le village est comme anesthésié. Comme hier il est
désert et rien n’indique que c’est un jour de fin de semaine. Ils quittent les lieux vers onze heures. Trente-cinq
kilomètres plus tard, ils franchissent la frontière interne et se retrouvent en
Colombie-Britannique où spontanément apparaît une route goudronnée qui porte le
même nom que celle qui les éreinta la veille, la Liard Highway. Avec elle le
plaisir de conduire est ressuscité. La route figure un long tunnel cerné de
chaque côté par des milliers d'hectares de forêt de résineux et autres
feuillus : sapins baumiers, bouleaux, pins gris, mélèze... Mais, les
moustiques, ou plutôt leurs cousins les maringouins, sont d'une part
extrêmement nombreux et d'autre part constamment sur la peau. Omar et Véro ne
cessent de se flageller. Il faut ajouter d'autres insectes volants telles ces
mouches noires, énormes, aussi furieuses que les moustiques, qui les assaillent
quoi qu’ils fassent. Les Marseillais disposent d’une protection pour le visage,
une moustiquaire ad hoc, mais elle est ridicule et les gêne plus qu’elle ne les
protège.
(à suivre)
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