Stigmates
Comme toi qui me
lis, je suis né avec des cicatrices. Comme chacun de nous. Comme toi, comme
l’autre (comme Federman, comme Erving), comme tout le monde. Je suis constitué
avec et par elles. Les mêmes cicatrices. Naturellement, il y en a neuf. Je suis
né avec neuf cicatrices. Mais dès les premières années de ma vie, une dixième
est venue se greffer aux neuf premières qui, ai-je dit, sont naturelles. La
dixième n’est pas naturelle. Elle n’est pas la première, mais longtemps elle fut
la plus importante de toutes mes cicatrices. On me l’avait injectée (oui, je
dis bien « injectée »), comme un virus ou comme du venin. Je ne me
suis aperçu de rien. Certes, il m’est arrivé de me poser des questions:
« pourquoi s’adresse-t-on ainsi à
moi ? » « Qu’ai-je fait pour que l’on se moque de
moi ? » Mais ces questions étaient inutiles. Futiles. Inutiles et
futiles, car ceux qui injectent le poison ont (selon eux) toujours raison. Ont
toujours la vérité qui leur colle aux dix doigts de pieds. Ma dixième cicatrice
était connue de mes seuls amis et de mes proches. La plupart des gens que je croisais
ou rencontrais ne la voyaient pas ou mieux, ne la soupçonnaient même pas. Pas
immédiatement. Je ne suis pas né avec cette cicatrice, je le répète, mais j’ai
grandi avec elle. Elle ne m’a pas été offerte, ces choses-là ne s’offrent pas,
mais jetée à la figure comme on marque au fer un animal de bétail. On achève
bien les chevaux n’est-ce pas (c’est bien connu) ? Une marque indélébile (ou
presque). Très tôt je fus disqualifié. Dès l’enfance. On me l’a confirmé à l’adolescence.
Depuis, cette cicatrice m’a accompagné au gré des déambulations de la vie.
Tantôt elle prenait le dessus sur moi, tantôt c’est moi qui la vainquais. Je
dois à la vérité de dire que plus le temps a passé et plus je l’ai dominée. C’est
pourquoi j’en parle au passé. Lorsque l’homme (ou la femme) avance dans l’âge, il
apprend à relativiser l’importance des choses. A accepter un certain nombre de
choses qu’on rejette ou renie lorsqu’on a vingt ans. Il apprend à relativiser
l’importance des choses, à tolérer, éventuellement à pardonner. Mais le
corps-à-corps, car il s’agit bien de cela, un rapport de force terrible dans
lequel les points sont comptés, ce corps-à-corps est insidieusement permanent.
Lorsque c’est elle, cette dixième cicatrice qui dominait, lorsque ce stigmate refaisait
surface, lorsqu’il menait (gagnait) aux points, cela réduisait mon être à une
sorte de machin ou de pantin qui perdait partiellement ses moyens, qui bégayait,
qui ne savait plus dire les choses sans trébucher, sans rougir ou sans se
récuser. Se taire et parler à son journal (son journal, véritable ami intime). Certains
de mes amis d’alors, qui savaient tout de moi, ils connaissaient mon histoire
comme je connaissais la leur, certains de ces amis donc se mettaient à me
secouer « reprends-toi vieux ! » Nous étions jeunes. Mais lorsque
c’est moi qui la dominais cette dixième cicatrice (laquelle, je le rappelle, n’est
pas naturelle hein,
mais bien sociale, n’est-ce pas) lorsque c’est moi qui la
dominais, alors je me sentais pousser des ailes ! Je chantais à tue-tête,
j’adressais la parole à l’étrangère, j’interpelais les conférenciers, et même,
j’écrivais des textes complètement fous que je lisais à haute voix pour me
faire plaisir. De nouveau, encore et encore j’ai chanté à tue-tête, j’ai adressé
la parole à l’étrangère, j’ai interpelé les conférenciers, j’ai écrit des
textes complètement fous que j’ai lus à haute voix pour me faire plaisir. Des
inconnus attentifs m’ont un jour (taquin, je me suis demandé comment) entendu.
Ils ont tapé des mains, applaudi, souri. L’écriture, pensais-je, c’est ma vie. La
honte, la timidité, la maladresse, la tare, la mocheté, le complexe ; tous
les poisons qu’on m’injecta jadis fichèrent progressivement le camp. L’antidote
est pourtant à portée de chacun de nous. On n’en use pas ou bien très peu. Il
suffit pourtant de tendre simplement sa main, son être : écouter. Ne pas
juger. Comprendre. Conjuguer l’humilité. Se convaincre que la vérité est
arc-en-ciel.
Quant aux neuf
autres cicatrices (j’allais les oublier), bof, elles sont si banales et
communes à l’humanité entière que je me contenterai d’en rappeler les caractéristiques :
goût, odorat, regard, ouïe, jouissance et nécessité.
L’enfer cela
peut être les autres, ce n’est pas drôle du tout et j’y crois plus que jamais
(l’égalité comme le respect aussi).
A.Hanifi
Marseille 2010,
Paris 2013.
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