Durant de nombreuses années mes grands parents et leurs enfants ont eu
pour voisine une famille qu'ils appréciaient sans limite. Je la nommerai
Révétsi. C’était une famille nombreuse. Les Révétsi à leur tour et sans le change,
aimaient bien la compagnie des miens. Les plus jeunes de leurs enfants étaient
mes amis les plus proches. D’aucuns disaient de cette famille qu'elle venait
d'Italie de Malaisie ou de Tataouine. D’autres affirmaient qu’elle était des
nôtres depuis la nuit des temps. Ces conjectures évidemment ne me concernaient
point, moi qui baignais dans un présent éternel. Ma préférence juvénile
s’arrimait à la jupe irisée de V..., la plus belle de mes connaissances. Elle
était tout à la fois ma Mrs Dalloway, ma Nedjma, je veux dire mon étoile. Nous
avons traversé ensemble notre enfance, main dans la main, dans une atmosphère
pourtant peu encline à la sérénité.
Elle était jolie ma Révétsi. Mon
éducation sentimentale se nourrissait à sa peau métissée, à son sourire naïf et
à ses paroles roses. Ses étreintes maladroites enserraient mon regard dès lors
qu'il s'alanguissait pesamment. Elle était polie, avenante et tout et tout,
éclatante de mille feux, mille arcs-en-ciel, mille vérités. Ma Révétsi était un
kaléidoscope pour tout vous dire. Cela me peinait de la voir affronter seule et
dans le silence, les tourments qu’infligent les dogmes. Le contexte aliénait,
aveuglait beaucoup de nos semblables - et je ne m'en exclus pas malgré des
circonstances atténuantes que je peux évoquer, ma jeunesse d'alors – nos
semblables dis-je à la recherche d'une issue monochrome quelle qu'elle fut,
noire ou blanche ou jaune, au détriment parfois de leurs convictions ou de
l'évidence élémentaire. Elle m'a fait aimer le Capitaine Fracasse ma Révétsi,
Moby Dick ainsi que les nuances des pastels de Cézanne et Pissarro.
Plus tard, l'adolescence traversée,
nous nous sommes séparés. J'avoue avoir été responsable de la rupture de la
relation qui se tissait patiemment entre nous deux, tant bien que mal au gré
des jours. Les lauriers de notre jardin commun furent coupés. Il demeure en moi
le regret de n'avoir jamais su ou pu adopter alors son unique défaut :
l'intransigeance. J'aurais gagné du temps. Il lui était intolérable que l'on
évoquât en mal ou même égratignât, ses frères, ses cousines ou ses parents, ses
proches. Quelles que soient les critiques, elle les récusait avec une grâce
toute personnelle qu'elle savait envelopper dans un argumentaire choc cousu de
fil d’or. Avec ou sans subterfuges, nul ne parvenait à la cheville de ses
démonstrations. A son âge, entre le rose et le rouge, entre le rouge et le noir
elle fricotait avec les aventures de la dialectique sans même le moindre remord
à l’ère du soupçon généralisé. Lorsque sa force, sa pertinence et sa faconde me
montaient au nez, souvent et souverainement ; je me consolais de n'être jamais
seul à y être assujetti. J'étais toujours perdant, mais jamais seul dans la
défaite, dans la chute. Tout cela me donnait forcément la nausée. Flairant la
rupture elle se ravisait modérément, atténuait ses élans et même parfois se
reculait puis lançait l'un de ses mots scapulaires étoffés comme "lis
!" terme qu'elle ponctuait d'une exclamation qu'elle me plaquait aux
oreilles, impérative qu'elle était, et qu'elle est encore j'en suis convaincu ;
"lis !" disait-elle, ou bien lorsque nous tentions une intimidation
en meute, "lisez !"
Un jour, au sortir de
l'adolescence, alors que mes arguments me revinrent encore une fois à la figure
comme un boomerang fissuré, éclaté; mes combinaisons erratiques abandonnèrent
lamentablement. Démuni, je renonçai définitivement à la partie, humilié tout de
même. J'ai alors mis à profit la liberté que m'offraient mes nouvelles
connaissances qui commençaient à s'échafauder au-delà des premiers cercles
spatiaux (de quartier). Lorsqu'elles se firent nombreuses et disparates, elles
m'incitèrent à larguer les amarres. Ma futile jalousie s'estompait. Jusqu’à la
rupture.
Nous nous sommes séparés donc. Je
suis devenu l’étranger. Mon unique soulagement fut que je n'étais pas seul dans
la confrontation achevée, définitive alors. Je m'en suis remis à la comédie
humaine, et aux âmes mortes. Le sac à dos et quelques monnaies de singe pour
uniques compagnons de fortune, m'éloignèrent pour longtemps de ma Vérité
puérile. Je me suis jeté corps et âme dans le bruit et la fureur du monde tel
l'Ulysse de nos rêves mythiques ; de Samarkand au ventre de Paris en passant
par et cetera...
Plus mes désirs d'éloignement de V... se prenaient en charge, plus je pénétrais l'univers des crimes et
châtiments, plus le temps passait et plus une force intérieure inconnue,
façonnait minutieusement ma conscience mon être et mon néant, irrémédiablement,
tel un Rodin de Claudel otage de ses passions. Elle me dictait les mots d’une
loi que peu à peu j'assimilais. Elle m'ordonnait de revenir à ma Révétsi de mon
berceau, de ma source opaline. Cela dura des années et des années au terme
desquelles j'ai entrepris de la retrouver. Alors j'ai cherché, cherché, car
évidemment, elle aussi, naturellement, vivait sa vie. Cette recherche de ma
Révétsi, cette recherche du temps perdu ne fut pas vaine. Le serment des
barbares n'avait désormais plus prise sur mes convictions débarbouillées,
armées des mots mâts de ma Révétsi, des mots totems et tabous, que j’ai
embrassés.
Les eaux ont coulé jours et nuits
sous tous les ponts Mirabeau et sous ceux de toutes les certitudes, de tous
leurs messages et de tous leurs procès inhérents. Elles craquelèrent de toutes
parts telles des remparts sablonneux. Le jour et les soupçons se sont
définitivement levés alors que j’étais loin des miens, bien avant l'année
dernière, à Marienbad.
Ma Révétsi m'accompagnait sans être
physiquement à mes côtés. Elle me guidait, m'encourageait, m'ouvrait au nouveau
monde retrouvé. Dans mes solitudes souvent noctambules, devant l'affront que
lançaient à mon désarroi des lignes entières de romans, j'implorais son aide.
Dans ma quête quotidienne, je ne percevais pas de solution qui fasse l'impasse
sur ma Révétsi.
Aujourd'hui à mon âge, j'avoue que...
Je dis qu'aujourd'hui à mon âge,
j'avoue fièrement que les passions de mon âme pour V... sont plus fortes que
jamais. Elle est ma conviction, ma force, ma vie. Elle est mon salut, mon
arc-en-ciel, mes fruits d'or, ma vérité métissée. Elle est ma Révétsi. Elle est
là dissimulée - comme un intrus, mais sans l'être - dans ce dédale de mots,
tapie derrière le premier homme, entre le planétarium et le livre de sable...
Elle s'y trouve, blottie, éclatante telle un kaléidoscope et patiente telle
Grisélidis, la Révétsi. Je continue de l’y rechercher, mon amie véritable.
Ahmed Hanifi, octobre 2004 et mars 2013
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