Si le nom d’André Brink n’évoque chez moi que vaguement
l’Afrique du Sud du 20° siècle et les luttes antiapartheid qui lui étaient
opposées, celui d’Assia Djebar me renvoie à des rencontres, à des événements
personnels que j’ai vécus en Algérie. Je pense précisément à mon ami Yaddaden
Abdelkader (Allah Yerhmou), le militant pour les libertés démocratiques. Il
m’avait offert Les enfants du nouveau monde (Juliard), un remarquable livre, parmi les premiers
de Djebar, et sur la première page duquel
il avait amicalement écrit quelques mots.
Assia c'est aussi L'amour, la fantasia, le film issu de son roman et celui-ci. Evoquer Assia Djebar c’est aussi parler du droit des femmes, à ce jour largement bafoué.
------------------ il avait amicalement écrit quelques mots.
Assia c'est aussi L'amour, la fantasia, le film issu de son roman et celui-ci. Evoquer Assia Djebar c’est aussi parler du droit des femmes, à ce jour largement bafoué.
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Assia_Djebar_sur A2 en_1981_ Source Ina.fr
Merci Amine Arezki Ath Wazza
Assia Djebar et André Brink, réunis là-haut
Le week-end dernier,
la foudre est tombée sur le champ des lettres africaines, terrassant deux de
nos plus grands baobabs. Assia Djebar est décédée le vendredi 5 février
dans un hôpital parisien à 78 ans, c’est dans un vol Amsterdam-Le Cap qu’André
Brink a trouvé la mort quelques heures plus tard. Il avait 79 ans.
J’ai connu l’un et
l’autre d’abord en tant que lecteur conquis par la magie et la puissance
d’évocation de leurs livres, puis en tant que jeune collègue touché par leur
écoute et leur attention. Que ce soit à Bâton-Rouge, en Louisiane ou à Bamako,
au Mali, on se retrouvait toujours avec chaleur. Sans le verbaliser, ils m’ont
transcrit quelque chose que je tâcherais, à mon tour, de passer à nos jeunes
plumes. C’est ainsi que vivent les hommes, qu’ils écrivent des livres ou qu’ils
labourent la terre de leurs ancêtres.Longtemps j’ai fréquenté leur œuvre respective comme on côtoie un vieil ami. D’ailleurs, ces amis de papier me sont aussi précieux que ceux qui nous entourent. À forcer de les hanter je me suis surpris à parler de ces amis-là et, comme par contagion heureuse, à écrire moi aussi.
Très jeune, Assia Djebar fit sensation de part et d’autre de la Méditerranée. La suite de sa carrière ne fera que confirmer cette entrée à nulle autre pareille. On oublie de le signaler mais Fatma-Zohra Imalayène eut les honneurs de deux académies. Deux fois immortelle, dès 1999 en intégrant l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique et en 2005 en rejoignant l’Académie française. Qui pourrait nier une trajectoire francophone aussi exemplaire !
Si son œuvre est aujourd’hui largement traduite et reconnue c’est que la native de Cherchell est parvenue, dès le début, à donner chair à la vie quotidienne des Algériennes dans une langue qui leur était interdite et que son père instituteur s’en est fait le prodigieux passeur. L’auteur de L’amour, la fantasia (une merveille à tous égards !) n’a jamais cessé de témoigner de cet interdit mais aussi de ce passage de flambeau. Cette situation complexe, source de schizophrénie pour les autres, est du pain béni pour Assia Djebar.
A l’autre bout… vivait et travaillait André Brink dans le pays qui l’a vu naître. Le petit André et tous les siens ont connu la malédiction de l’apartheid. Ce système n’était rien d’autre que le rêve fou de la minorité blanche de bâtir un monde neuf, sain et coupé du reste du continent. Un rêve très vite devenu cauchemar, dynamité de l’intérieur par des grands écrivains comme Nadine Gordimer, J.M Coetzee et André Brink. Si les deux premiers ont été reconnus par l’Académie suédoise en leur décernant le prix Nobel de littérature en 1991 et 2003 respectivement, le troisième n’est pas resté leur parent pauvre. Il a été largement célébré en Afrique du Sud et à l’étranger.
En France par exemple, on connaît André Brink depuis bientôt quatre décennies ; son 4e roman, Une saison blanche et sèche, y obtint le prix Médicis étranger en 1980. C’est Euzhan Palcy, une Martiniquaise, qui le porte à l’écran dans une production hollywoodien avec notamment Marlon Brando et Donald Sutherland, élargissant de facto le lectorat d’André Brink. Engagée et engageante, son œuvre témoigne aussi des souffrances et des violences que subissent les Sud-africains depuis des générations. Les cycles romanesques se renouvelant avec bonheur, André Brink s’est lancé, plus récemment, dans des fresques historiques qui tout en continuant d’instruire le procès de sa société font voler en éclats les mythes forgés hier par les siens, la communauté afrikaner. Certes l’apartheid a pris fin, ouvrant des nouveaux horizons à la littérature, au cinéma et aux autres arts, il est temps de fourbir des nouvelles armes pour faire advenir un nouveau projet collectif, une nouvelle fraternité. Dans Les imaginations du sable (Paris, Stock, 1996), un vaste roman historique dédié au grand poète zoulou, Masizi Kunene, « ami très cher qui connaît l’exil, le retour, les histoires et les ancêtres », André Brink parvient à incarner ce dessein politique tout en gardant intact son talent de conteur magique.
Il me plaît de rendre hommage aux grandes voix fondatrices de nos littératures à l’instar d’Assia Djebar et d’André Brink. Rendre hommage c’est prendre date. Retrousser les manches car sur la grande route de l’histoire il y a encore et toujours des urgences à affronter, des gorges à rassasier, des récits à partager, des intrigues à dénouer, des feux de brousse à allumer pour parler comme le poète congolais Tchicaya U Tam’si. Lire, rêvasser et écrire, voilà un acte qui n’est jamais gratuit sous les tropiques. Les « secrétaires de l’invisible » que sont, pour reprendre une image de J.M Coetzee, les écrivains et les artistes le paient souvent très cher. C’est pourquoi nous devons leur témoigner notre respect et notre affection.
Par
Abdourahman Waberi
In Le
Monde.fr Le 09.02.2015_ www.lemonde.fr/afrique
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Il y aura ci-dessous deux types d'articles:
Le 1° traite de Assia Djebar
Le second de André Brink
1_ ASSIA DJEBAR
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Il y aura ci-dessous deux types d'articles:
Le 1° traite de Assia Djebar
Le second de André Brink
1_ ASSIA DJEBAR
La_Zerda_ou_les_chants_de_l_oubli_Assia_Djebar_1982_
Merci ArchivesNumCineDZ
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Assia Djebbar est
morte
Assia Djebbar, l'un des noms les plus
connus de la littérature algérienne d'expression française dans le monde, est
décédée ce vendredi soir dans un hôpital parisien des suites d'une longue
maladie. L'annonce a été faite par sa famille alors que des informations
contradictoires ont commencé à circuler sur les réseaux sociaux. Née
Fatma-Zohra Imalayène à Cherchell, wilaya de Tipaza, le 30 juin 1936, Assia
Djebbar est considérée comme l'un des intellectuels maghrébins les plus
influents et les plus traduits ( en 23 langues) et a écrit de nombreux romans,
poésies et essais ainsi que des pièces de théâtre. Elle a également deux films,
«La Nouba des Femmes du Mont Chenoua» en 1978, long-métrage qui lui vaudra le
Prix de la Critique internationale à la Biennale de Venise de 1979 et un
court-métrage «La Zerda ou les chants de l'oubli» en 1982. Elle naît dans une
famille de petite bourgeoisie traditionnelle algérienne amazighe et passe son
enfance à Mouzaïaville (Mitidja), étudie à l'école française puis dans une
école coranique privée. À partir de 10 ans, elle étudie au collège de Blida,
faute de pouvoir y apprendre l'arabe classique, elle commence à apprendre le
grec ancien, le latin et l'anglais. Elle obtient le baccalauréat en 1953 puis
entre au lycée Bugeaud d'Alger (actuel lycée Emir Abdelkader). En 1954, elle
intègre le lycée Fénelon (Paris) et une année plus tard, elle devient la
première algérienne et la première femme musulmane à intégrer l'École normale
supérieure de jeunes filles de Sèvres où elle choisit l'étude de l'Histoire. À
partir de 1956, elle décide de suivre le mot d'ordre de grève de l'UGEMA,
l'Union générale des Étudiants musulmans algériens, et ne passe pas ses
examens. C'est à cette occasion qu'elle écrira son premier roman, La Soif. Pour
ne pas choquer sa famille, elle adopte un nom de plume, Assia Djebar. Elle
épouse l'écrivain Walid Carn, pseudonyme de l'homme de théâtre Ahmed
Ould-Rouis. À partir de 1959, elle étudie et enseigne l'histoire moderne et
contemporaine du Maghreb à la Faculté des lettres de Rabat. En parallèle, aidée
par l'islamologue Louis Massignon, elle monte un projet de thèse sur Lella
Manoubia, une sainte matrone de Tunis. Le 1er juillet 1962, elle retourne en
Algérie où elle est nommée professeur à l'université d'Alger. Elle est le seul
professeur à dispenser des cours d'histoire moderne et contemporaine de
l'Algérie. L'enseignement en arabe littéraire est imposé, ce qu'elle refuse et
quitte alors l'Algérie. De 1966 à 1975, elle réside le plus souvent en France
et séjourne régulièrement en Algérie. Elle épouse en secondes noces Malek
Alloula. En 1999 elle soutient sa thèse à l'université Paul-Valéry Montpellier,
une thèse autobiographique, sur sa propre oeuvre : Le roman maghrébin francophone,
entre les langues et les cultures : Quarante ans d'un parcours : Assia Djebar,
1957-1997. La même année, elle est élue membre de l'Académie royale de langue
et de littérature françaises de Belgique. Depuis 2001, elle enseigne au
département d'études françaises de l'université de New York. Le 16 juin 2005,
elle est élue au fauteuil de l'Académie française, succédant à Georges Vedel,
et y est reçue le 22 juin 2005. Elle est docteur honoris causa des universités
de Vienne (Autriche), de Concordia (Montréal), d'Osnabrück (Allemagne). Auteur
de plus d'une quinzaine d'œuvres entre romans, essais, recueil de poésie ou de
nouvelles, elle a reçu plusieurs distinctions et prix littéraires comme le Prix
Maurice Maeterlinck (Bruxelles), en 1995, l'International Literary Neustadt
Prize (États-Unis), une année plus tard, le Prix Marguerite Yourcenar (Boston)
en 1997 ou encore le Prix international Pablo Neruda (Italie) en 2005. Assia
Djebbar reste aussi la seule algérienne à avoir été proche d'un Prix Nobel de littérature
qui ne lui a jamais été octroyé bien qu'elle ait été à plusieurs fois nominée.
par Moncef Wafi
In Le Quotidien d’Oran dimanche 08 février 2015
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In El Watan- 0! ou 09 fev 2015 |
Assia Djebbar, une
intellectuelle à l'itinéraire exemplaire
par Mohamed Bensalah
«J'écris, comme tant d'autres femmes
écrivains algériennes, avec un sentiment d'urgence, contre la régression et la
misogynie.»
C'est avec beaucoup de tristesse et de consternation que nous venons d'apprendre qu'Assia Djebar s'est éteinte, dans la nuit de vendredi à samedi, sans fêter son 79e anniversaire. Elle sera inhumée, comme elle le souhaitait, à Cherchell, la ville qui l'a vu naître. Fatima-Zohra Imalayène, Assia (celle qui assiste, aide, porte-secours) Djebar (l'écrivaine), n'a pas attendu son élection à l'Académie française (le 16 juin 2005) pour devenir immortelle, même si, avant cette consécration, elle n'a pas eu le privilège d'être fêtée par les siens. Considérée comme l'une des auteures les plus célèbres et les plus influentes du Maghreb, elle n'a jamais cessé de s'interroger à travers sa vingtaine d'ouvrages, tous genres confondus, traduits dans vingt-trois langues (excepté en Amazigh et en Arabe) et ses deux films majeurs, qui n'ont malheureusement pas été distribués. Ses liens avec la France remontaient à ses études à l'Ecole normale. Elle soutiendra plus tard une thèse sur sa propre œuvre «Le Roman maghrébin francophone, entre les langues et les cultures : quarante ans d'un parcours 1957-1997». Elle sera à la Sorbonne entre 1959 et 1961, où elle avait obtenu un diplôme de littérature comparée. Membre de l'Académie royale de langue et de littérature française en Belgique, Docteur honoris causa des universités de Vienne, de Concordia, d'Osnabrück, la fille douée de l'instituteur a très tôt pris le parti de l'indépendance de l'Algérie. Elle enseigne de 1962 à 1965, l'histoire à l'université d'Alger. Puis s'envole vers New York University pour y enseigner la littérature française. Elle, fut tour à tour, représentante de l'immigration algérienne au Conseil d'administration du Fond d'Action Sociale (FAS), avant de rejoindre en Louisiane, Bâton Rouge, où elle prend la direction du Centre d'Etudes Françaises. Fidèle à ses engagements, à ses idées et à ses principes sans concession aucune, Assia Djebar, la défenderesse des droits humains et plus particulièrement ceux des femmes, dispose d'un franc parler qui bouscule les conventions. La fin de son Discours de réception à l'Académie française où elle revient sur ses blessures mémorielles a été l'occasion de revenir sur son expérience cinématographique, et de la situer dans son contexte de production. L'hommage que lui ont rendu ses pairs récompense en quelque sorte plus d'un demi-siècle de combat personnel et d'entêtement à écrire pour exister, pour exprimer «le trop lourd mutisme des femmes algériennes»
La_Zerda_ou_les_chants_de_l_oubli_Assia_Djebar_1982
DES BLESSURES COLONIALES AUX BLESSURES MEMORIELLES
L'écrivaine émérite, profondément attachée à son terroir, n'hésitait pas à pointer du doigt les affres de la colonisation :«L'Afrique du Nord, du temps de l'Empire français, — comme le reste de l'Afrique de la part de ses coloniaux anglais, portugais ou belges — a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses naturelles, déstructuration de ses assises sociales, et, pour l'Algérie, exclusion dans l'enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire, et la langue arabe dont la qualité poétique ne pouvait alors, pour moi, être perçue que dans les versets coraniques qui me restent chers. Ecrire pour exister, tel était le leitmotiv de cette normalienne devenue écrivaine prolifique, enseignante, chercheuse et cinéaste, qui a fini par accepter l'offre qui lui a été faite d'entrer à l'Académie, après une longue hésitation. «En France, je suis considérée comme trop nationaliste et je ne possède pas de partisans dans le milieu littéraire français. En Algérie, je craignais de paraître, non pas comme une écrivaine francophone, mais plutôt comme une écrivaine française».
Après dix années d'écriture assidue (1957-1967), jalonnées par quatre succès de librairie (La soif, son premier roman, écrit à 17 ans, suivi par Les Impatients, Les enfants du nouveau monde, et Les alouettes naïves), Assia Djebar, sentant que les mots s'étaient bloqués, a tenté, non sans difficultés, de pénétrer, par effraction, les arcanes du 7ème Art, provoquant défiance et soupçons au sein de la gent masculine. Dix longues années de silence ont suivi avant que l'écrivaine décide de sortir de l'enfermement qu'elle s'était imposé. En quête de nouvelles formes d'expression, Assia Djebar va, par le biais des images et des sons, poursuivre ce qu'elle a toujours considéré comme étant sa mission, à savoir, déconstruire les mémoires en faisant renaître la mémoire personnelle, dénoncer le patriarcat, lutter contre l'enfermement des femmes en leur donnant la parole, et enfin dénoncer l'obscurité coloniale avec son cortège de malheurs et de déchirements, comme l'illustre parfaitement «La Zerda». Première femme algérienne à avoir franchi le seuil de l'auguste Assemblée française, Assia Djebar fut également la première femme cinéaste dans son pays. Elle cherchait, après un long silence littéraire, à dépasser la limite des mots afin de donner une image aux protagonistes de ses romans. Le 7ème art, de par sa magie, lui permettait de franchir le pas.
Deux récents colloques organisés à Oran et à Boumerdes ont permis de revisiter son œuvre et d'établir des passerelles entre la langue littéraire pratiquée par l'écrivaine et le langage cinématographique, nouveau moyen d'expression dont l'auteure s'est accaparé. Entre disait-elle «la langue qui exprime les pensées à celle qui exprime les émotions». Première œuvre documentaire produite par la télévision : «La nouba des femmes du Mont Chenoua» (1978), une fiction de 120 minutes, greffée d'images documentaires et de renvois au travail littéraire qui a précédé. Ce film, quelque boudée en Algérie, fut récompensé par la Critique internationale à la Mostra de Venise en 1979. La seconde réalisation «La Zerda ou les chants de l'oubli» (1980), d'une durée de 60 minutes, prix du meilleur film historique au Festival de Berlin, 1983, analyse le regard – regard colonial, regard orientaliste – comme hypothèse de travail, auquel s'ajoute le regard de la cinéaste. Mais, le mépris des uns et la misogynie des autres ont fini par avoir raison d'elle, en l'obligeant à fermer rapidement sa courte parenthèse cinématographique, malgré l'immense talent dont elle a fait montre. «J'aurais pu être, à la fin des années 1970, à la fois cinéaste de langue arabe, en même temps que romancière francophone. Malgré mes deux longs métrages, salués à Venise et à Berlin, si j'avais persisté à me battre contre la misogynie des tenants du cinéma d'État de mon pays, avec sa caricature saint-sulpicienne du passé, ou ses images d'un populisme attristant, j'aurais été asphyxiée comme l'ont été plusieurs cinéastes qui avaient été sérieusement formés auparavant […]. J'aurais donc risqué de vivre sourde et aveugle en quelque sorte».
L'ECRIVAINE, VISCERALEMENT ATTACHEE A SON TERROIR, S'INSTALLE A NOUVEAU DANS LA MIGRANCE
Malgré l'hostilité affichée à son égard par ses compatriotes cinéastes, l'écrivaine est restée viscéralement attachée à son terroir, à son passé, à ses origines, à son peuple, à ses aïeuls berbères dont elle était très proche. Avant que ne s'imposent à elle le désir d'images, de voix sonores vivantes, de paroles en langue maternelle, de bruits et de musique, Assia Djebar s'était très jeune réfugiée dans l'écriture, seul moyen à ses yeux d'exprimer sa pensée à défaut d'investir sa langue maternelle, celle qui exprime ses sentiments. «Ecrire m'a ramené, aime-t-elle dire, aux cris des femmes sourdement révoltées de mon enfance, à ma seule origine. Ecrire ne tue pas la voix, mais la réveille surtout pour susciter tant de sœurs disparues». Le 7ème art aura, à tout le moins, permis à Assia Djebar une remontée aux sources avec comme fondement une écoute de la sonorité de la langue maternelle réduite à des murmures. Ses films, d'une grande intelligence et d'une grande subtilité, lui ont permis d'affronter la lumière avec ses chants, ses bruits, ses musiques qui célèbrent les corps dans leur expression corporelle, en rendant visibles les lieux des interdits où l'imaginaire et le réel s'entremêlent à travers le prisme optique qui participe au dévoilement des autres et de soi. Comme le précise un commentaire transmis par «La Zerda…», à l'intention des spectateurs sous forme de chant : «Mon chant parle toujours de liberté, j'intercède pour les femmes martyres et que les autres ne soient plus opprimées… les femmes ne retourneront plus dans l'ombre… au temps de la servitude, on a justifié le voile mais maintenant commence le jour de la liberté».
Quittant bien malgré elle, le 7ème art, Assia Djebar rejoint son refuge linguistique. Après notamment Femmes d'Alger dans leur appartement (1980), L'amour, la fantasia (1985), Ombre sultane (1987), elle fait parler les grandes figures féminines proches du Prophète dans Loin de Médine (1991). Elle poursuivra son œuvre en se penchant encore plus sur le sort des femmes et des intellectuels dans l'Algérie de la violente décennie 1990. Suivront alors, entre autres, Le Blanc de l'Algérie (1996), Oran, langue morte (1997, Prix Marguerite Yourcenar à Boston), Ces voix qui m'assiègent (1999), La Femme sans sépulture (2002). Après La Disparition de la langue française (2003), elle publie un récit autobiographique, Nulle part dans la maison de mon père (2007). La mise en lumière de son parcours littéraire montre à quel point ce dernier repose non seulement sur une stratégie discursive, mais aussi sur une structure linguistique élaborée. L'œuvre s'insère dans un champ interculturel et inter-discursif à partir d'une stratégie intelligente de la perception. D'où l'intérêt, pour qui veut interroger et comprendre le champ des signes linguistiques djebariens, d'analyser ses discours paralinguistiques et de ses représentations cinématographiques. Si la démarche qui consiste à décoder les articulations complexes entre imaginaire, oralité, écriture textuelle et signes iconique et sonores n'est guère aisée, il y a lieu, dans un premier temps, de se focaliser l'attention sur le langage plus que sur la langue qui renvoie à des référentiels multiples et à une polyphonie émotionnelle.
En cette douloureuse circonstance, ayons pour cette grande dame, une pieuse pensée. Nous présentons à sa famille et tous les défenseurs des droits humains nos sincères condoléances.
A suivre, deuxième partie : De la Nouba à la Zerda, l'univers cinématographique djebarien.
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Femmes_d_Alger_Kamel_Dehane_1992_Merci ArchivesNumCineDZ
Hommage : Assia Djebar et ses «sœurs»
Si l’accueil officiel,
jeudi, à Alger, de la dépouille de la défunte Assia Djebar — dont les obsèques
auront lieu vendredi à Cherchell — sera coordonné directement par la présidence
de la République, l’hommage des Algériens sera à l’initiative des femmes du
réseau Wassyla/Avife (Association contre les violences faites aux femmes et aux
enfants) et des associations féministes, avons-nous appris de source familiale
de la femme de Lettres.
Ce sont ces femmes qui luttent encore pour leur émancipation
et l’égalité des droits contre les violences qu’elles subissent dans la société
et la famille qui seront à l’initiative de l’hommage des Algériens
à la défunte Assia Djebar, elle qui durant toute sa vie a écrit «contre la
régression et la misogynie». Elle dont toute l’œuvre a tendu à rendre la voix
et la parole à celles qu’elle appelait «Mes sœurs». C’est le vœu de sa famille.
C’est la volonté de ses proches. Et c’est conforme à l’engagement et aux
convictions de la défunte.
Et c’est donc tout naturellement que l’initiative de cet
hommage qui aura lieu jeudi au palais de la Culture revienne aux associations
de femmes qui prolongent et se reconnaissent dans le combat qu’a mené par sa
plume -et sa caméra Assia Djebar pour le respect de la dignité, de l’intégrité
des «sans-voix».
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Hommage : Assia Djebar et ses «sœurs»
Si l’accueil officiel, jeudi, à Alger, de la dépouille de la défunte Assia Djebar — dont les obsèques auront lieu vendredi à Cherchell — sera coordonné directement par la présidence de la République, l’hommage des Algériens sera à l’initiative des femmes du réseau Wassyla/Avife (Association contre les violences faites aux femmes et aux enfants) et des associations féministes, avons-nous appris de source familiale de la femme de Lettres.
Ce sont ces femmes qui luttent encore pour leur émancipation et l’égalité des droits contre les violences qu’elles subissent dans la société et la famille qui seront à l’initiative de l’hommage des Algériens à la défunte Assia Djebar, elle qui durant toute sa vie a écrit «contre la régression et la misogynie». Elle dont toute l’œuvre a tendu à rendre la voix et la parole à celles qu’elle appelait «Mes sœurs». C’est le vœu de sa famille. C’est la volonté de ses proches. Et c’est conforme à l’engagement et aux convictions de la défunte.Et c’est donc tout naturellement que l’initiative de cet hommage qui aura lieu jeudi au palais de la Culture revienne aux associations de femmes qui prolongent et se reconnaissent dans le combat qu’a mené par sa plume et sa caméra Assia Djebar pour le respect de la dignité, de l’intégrité des «sans-voix».
Ces femmes de son peuple qu’elle évoquait dans son discours devant ses pairs de l’Académie française le 22 juin 2006 quand elle affirmait : «J’ai retrouvé une unité intérieure grâce à cette parole préservée de mes sœurs, à leur pudeur qui ne se sait pas, si bien que le son d’origine s’est mis à fermenter au cœur même du français de mon écriture.
Ainsi armée ou réconciliée, j’ai pris tout à fait le large». Il est à souligner qu’un hommage sera rendu à la défunte à Paris, demain mercredi, de 11h à 12h, au funérarium des Batignolles, 1 boulevard du Général Leclerc, métro Porte de Clichy. Le corps de la défunte arrivera jeudi à Alger à 14h05, où un accueil officiel lui sera réservé ainsi qu’à la famille. Le cortège se dirigera ensuite vers le palais de la Culture où l’hommage se déroulera de 17h à 20h. Le cercueil et la famille seront ensuite acheminés vers la résidence du wali de Tipasa, où une veillée funèbre aura lieu. Assia Djebar sera enterrée vendredi au cimetière de Cherchell accompagnée également des femmes de sa famille de son entourage et de toutes celles qui souhaiteraient être présentes conformément à ses dernières volontés.
Pour sa part, l’Académie française rendra hommage, lors de son audience du 19 février, à la mémoire de la défunte qui occupait le siège n° 5, par une minute de silence et par un discours qui sera prononcé par l’écrivaine Danièle Sallenave, directrice du bureau de l’Académie française.
El Watan, 10 février 2015
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Assia Djebar, une grande figure
C’est avec une profonde
tristesse que je viens d’apprendre le rappel à Dieu d’Assia Djebar. Femme de
cœur et de tête, écrivaine de renommée mondiale, elle a toujours porté haut les
couleurs de son pays.
Personnellement, je perds une amie chère. Je me souviens surtout des
années 1990 où, à chacun des mes passages à Paris, nous nous retrouvions au
café de Flore. Elle aimait que je lui parle de l’Algérie, de son passé glorieux,
de son présent douloureux… elle se lançait alors dans des fictions brillantes
sur son avenir radieux… en même temps, elle ne manquait pas de solliciter mon
avis sur tel ou tel de ses nombreux ouvrages.
En vérité, l’œuvre de Assia Djebar se résume à une quête d’identité à
travers une succession de prises de conscience et qu’est-ce que l’existence
humaine, en définitive, sinon une série de prises de conscience ? Dans son
premier roman, publié en 1957, une jeune Algérienne prend conscience de sa
féminité et elle exprime cette «Soif» dans la langue apprise à l’école
coloniale.
Et elle l’exprime avec talent. A cette occasion, certains
critiques l’avaient comparée à Françoise Sagan. La suite de son parcours allait
démentir ce jugement hâtif et sommaire. Dans son second roman, c’est la prise
de conscience du couple. Mais déjà, la guerre de Libération nationale est
présente à travers ses militants et militantes.
Et c’est la Révolution algérienne qui, poussant Assia Djebar à poursuivre
sa quête d’identité mue la romancière psychologue en romancière historienne :
l’introspection laisse place à l’investigation. Ce qui explique qu’au cours des
années 60 et 70 Assia Djebar produit peu, car prenant conscience de son
algérianité, elle plonge dans l’histoire de son pays, notamment dans le XIXe
siècle,car elle veut comprendre comment ce pays qui vient d’accéder à
l’indépendance a basculé un siècle plutôt de la décadence à la dépendance.
a fresque historique qui
commence par «L’amour, la fantasia » se poursuit par «Ombre sultan». Au cours
de sa quête, Assia Djebar prend conscience en plus de son algérianité, de son
amazighité. Mais cette Algérie qu’elle aime et qui l’angoisse, a une âme, et
c’est ainsi que la grande romancière prend conscience de son islamité.Dans Loin de Médine, à travers des exemples puisés dans les chroniques des trois premiers siècles de l’Hégire (du 7e au 9e siècles) elle met en relief des personnages féminins qui émergent malgré le sexisme des acteurs d’abord, des auteurs ensuite. Je pense que Assia Djebar n’a jamais été si proche de Médine qu’en écrivant Loin de Médine.
Elle reconnaît que ces figures féminines ont éperonné sa volonté d’ijtihad. J’ajouterais que l’acte d’écriture peut devenir aussi désir d’enracinement. Elle montre comment les femmes ont joué un rôle dans les frémissements, les œuvres des grands hommes : la femme guerrière, la femme reine, le femme poétesse, la femme prophétesse…
Elle insiste sur les grandes figures de Fatima et Aïcha; la première, symbole de la contestation, la seconde symbole de transmission. Dans l’histoire que les hommes nous ont léguée, la femme est souvent absente. Au cours de notre discussion sur Loin de Médine, j’émets une hypothèse qui semble séduire Assia Djebar et qu’elle voudrait creuser : parmi les manuscrits qui ont disparu dans les grands bouleversements, comme le sac de Bagdad, ou qui dorment encore dans les bibliothèques, il y aurait peut être un recueil de biographies de femmes célèbres rédigé par une femme. Adieu Assia et rendez-vous dans le «Flore» du Paradis !
Ahmed Taleb Ibrahimi
El Watan, 09 février 2015
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Cherchell : Elle rejoint la femme sans sépulture
Quelle hypocrisie ! Les autorités locales de Cherchell viennent d’engager précipitamment des travaux de nettoyage et de désherbage au niveau du cimetière, dans le cadre des préparatifs de la «cérémonie» pour l’enterrement de l’écrivaine algérienne d’expression française, membre de l’Académie française depuis 2005, Assia Djebar.
L’auteure de renommée planétaire, Fatma Zohra Imalhayène, n’est plus retournée à Cherchell depuis l’enterrement de son père Tahar, à l’hiver de l’année 1997. A Cherchell, qui n’est pas sa ville natale, faut-il le préciser, rares sont les citoyens qui connaissent son œuvre et son parcours. L’ignorance dévastatrice. Mme Milfred Mortimer, une Américaine universitaire connaissait Assia Djebbar après avoir pris connaissance de son œuvre. L’université de Tizi Ouzou avait consacré un colloque à cette grande dame algérienne au mois de novembre 2013.Le corps de la défunte sera rapatrié mercredi. Un hommage lui sera rendu à Alger le jour-même. Elle sera enterrée jeudi, selon sa volonté, au cimetière de Cherchell aux côtés de son père. Mme Assia Djebar demeurera cette authentique algérienne qui n’a cessé de mettre en exergue la situation des femmes et les traditions de son pays, l’Algérie, dans ses œuvres littéraires.
Elle est une descendante des «braknas», une tribu qui avait manifesté une farouche résistance au niveau de la Mitidja et les monts de Menaceur contre l’occupant français.Yamina Oudaï et Assia Djebar, deux héroïnes algériennes qui avaient sacrifié leur vie pour leur pays, l’une au maquis et l’autre dans l’univers littéraire, ne sont pas natives de Cherchell, néanmoins elles sont arrivées à faire la fierté de Cherchell, cette ancienne capitale de Juba II en déliquescence aujourd’hui.
M’hamed Houaoura
El Watan, 09 février 2015
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Amel Chaouati. Ecrivaine : «Assia Djebar a écrit pour lutter contre le silence imposé aux femmes»
Vous qui avez créé le Cercle des amis de Assia
Djebar et dirigé un livre collectif, Lire Assia Djebar, pouvez-vous nous dire
pourquoi votre intérêt pour cette auteure et pour son œuvre ?
Assia Djebar est mon maître à penser depuis que j’ai découvert son œuvre.
Elle a bouleversé mon rapport au monde et aux autres. Elle a nourri ma pensée
chaque instant et elle va continuer à le faire. Je replonge dans chacun de ses
romans régulièrement pour relancer ma pensée ou l’enrichir.
Que représente-t-elle pour la jeune femme qui
n’a pas connu la colonisation ni la guerre d’indépendance de l’Algérie que vous
êtes ?
Assia Djebar m’a transmis de manière intelligente et raffinée mon histoire
avec une rigueur d’une historienne, mais avec l’art d’une romancière. Elle m’a
appris que mon histoire est millénaire.Que les femmes représentent la moitié de
cette histoire mais elles ont été mises à l’écart.
féministe ?
Assia Djebar n’aimait pas les étiquettes. Elle ne se disait pas féministe, mais elle a toujours dit qu’elle écrivait tout contre les femmes porteuses d’une culture orale quel que soit le pays où elles se trouvent. Assia Djebar a écrit pour lutter contre le silence imposé aux femmes. Elle a écrit pour qu’elles puissent marcher libres dans la rue, les yeux rivés vers l’horizon.
Quels sont ceux des engagements de Assia Djebar que vous retenez ?
Assia Djebar était intransigeante comme l’indique son nom d’écrivain. Elle était exigeante dans son travail. Elle a toujours été fidèle à ses engagements dans l’écriture, jamais un texte pour séduire ou pour s’attirer les médias. Elle a toujours su prendre le recul pour penser les événements dans le monde sans céder à aucun bord.
Nadjia Bouzeghrane
El Watan 09 février 2015
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ASSIA DJEBAR, (de son vrai nom Fatima-Zohra IMALAYENE).
Née à Cherchell le 4 août 1936. Père instituteur ancien élève de l'Ecole Normale de Bouzaréa avec Mouloud Feraoun. Etudes en Algérie jusqu'à Propédeutique, fac d'Alger 1953-54. 1954 Khâgne à Paris, lycée Fénelon. Admise à l'ENS de Sèvres en 1955. Arrêt des études en 1956 après participation à la grève des étudiants algériens. Mariage en 1958. Journalisme à El Moudjahid à Tunis. D.E.S. en Histoire. 1959 assistante à l'Université de Rabat. 1962 Université d'Alger. Puis Centre Culturel Algérien à Paris et FAS. Actuellement enseignante dans une université américaine.
Prix de la critique internationale à Venise en 1979 pour "La Nouba des femmes du mont Chenoua" (Film). Prix Maurice Maeterlinck (Bruxelles), 1995. International Literary Neustadt Prize (USA), 1996. Prix international de Palmi (Italie), 1998. Elue à l'Académie française le 16 juin 2005. (http://www.limag.refer.org)
Œuvres
- La Soif, 1957, roman
- Les impatients, 1958, roman
- Les Enfants du Nouveau Monde, 1962, roman
- Les Alouettes naïves, 1967, roman
- Poème pour une algérie heureuse, 1969, poésie
- Rouge l'aube, théâtre
- Femmes d'Alger dans leur appartement, 1980, nouvelles
- L'Amour, la fantasia, 1985, roman
- Ombre sultane 1987, roman
- Loin de Médine, 1991
- Vaste est la prison, 1995
- Le blanc de l'Algérie, 1996 Suite où elle met en scène trois de ses amis après leur assassinat
- La femme sans sépulture, 2002
Assia Djebar a été élue à l'Académie française, le 16 juin 2005, à la place du professeur Georges Vedel décédé.
Le jeudi 22 juin 2006 elle a été accueillie par Pierre-Jean Rémy et a prononcé son discours d'intronisation. Assia Djebar est le premier écrivain du Maghreb à siéger à l’Académie française. Elle sera la quatrième femme à siéger parmi les 38 académiciens.
Discours de réception (www.academie-française)
Réception de Mme Assia Djebar
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE
PUBLIQUE
le jeudi 22 juin 2006
le jeudi 22 juin 2006
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Mme Assia
Djebar, ayant été élue par l’Académie française à la place laissée vacante par
la mort de M. Georges Vedel, y est venue prendre séance le jeudi 22 juin
2006, et a prononcé le discours suivant :
Mesdames, Messieurs de l’Académie,
Je voudrais citer d’abord le poète Jean Cocteau,
reçu ici en octobre 1955, à cette même date où j’entrais à l’École normale
supérieure à Paris, ce dont se souviennent deux ou trois de mes condisciples et
amies, présentes aujourd’hui parmi nous. Jean Cocteau donc, avec la grâce et le
charme désinvolte que conservent ses écrits et ses images, disait, dans
l’introduction de son discours : « Il faudra que j’évite de
m’endimancher en paroles, ce vers quoi nous pousse inconsciemment un lieu historique ».
M’endimancher à mon tour ? Le risque pour
moi est plus grand : je n’ai ni le charme ni le brio de Jean Cocteau, fêté
tout au long de sa vie dans les sociétés les plus distinguées et les publics
les plus divers. Du moins, ces premiers mots du poète de Plain-Chant,
prononcés en cette même salle, me viennent à l’esprit pour vous exprimer mes
remerciements de m’avoir acceptée dans votre Compagnie. Cette voix de Cocteau,
intervenant comme celle d’un souffleur de théâtre, me permet de dominer quelque
peu la raideur de ma timidité devant vous.
Car ces lieux sont hantés par la présence
impalpable de ceux qui, durant presque quatre siècles, se sont succédé dans un
labeur continu sur la langue française, portés là par leur œuvre de nature
scientifique, imaginative, poétique ou juridique. Dans ce peuple de
présents/absents, qu’on appelle donc « immortels », je choisis, en
second ange gardien, Denis Diderot, qui ne fut pas, comme Voltaire,
académicien, mais dont le fantôme me sera, je le sens, ombre gardienne.
« Il m’a semblé, écrit le philosophe en
1751, qu’il fallait être à la fois au-dehors et au-dedans ». Diderot
définit ainsi sa démarche, tandis qu’il termine saLettre sur les sourds et
muets.
Je lui emprunte cette perspective d’approche, me
plaçant donc « à la fois au-dehors et au-dedans » pour faire
l’éloge, selon l’usage, de mon prédécesseur au fauteuil numéro 5, le doyen
Georges Vedel.
Revenons sur la carrière du professeur Georges
Vedel.
Cet homme du Sud-Ouest, né en 1910 à Auch, mais
originaire de Mazamet, est petit-fils, du côté paternel, d’un gendarme qui
n’eut pas tellement d’avancement, parce que, selon le Doyen, il était trop bon
pour sévir ; par contre, du côté maternel, le grand-père circulait, lui,
entre les deux départements de l’Aude et du Tarn, en contrebandier faisant
passer les outres de vin, sans payer les droits de péage, cela, sous le règne
de Louis-Philippe !
Voici cet enfant placé, presque symboliquement,
dès l’origine, de part et d’autre du droit. Diderot dirait « à la fois
au-dehors et au-dedans ! »
Avec des racines si authentiquement populaires,
qui impliquent aussi le double parler, la langue du grand poète Frédéric
Mistral, « langue d’oc » (l’on disait « le patois »), encore
palpitante sous le français, appris à l’école de la III e République,
l’ascension sociale se continua sur trois générations : le père de Georges
Vedel entra à l’école des sous-officiers, gravit les échelons ; il fera la
guerre de 14-18 et finira comme colonel.
Le fils sera élevé, après la Grande Guerre, au gré
des garnisons paternelles. Il fera de sérieuses études secondaires, mais
supportant mal la vie d’internat, après le baccalauréat, bien qu’il penchât un
moment pour la philosophie : pour éviter de retrouver justement la
pension, il choisit de s’inscrire en droit à Toulouse, sans renoncer, au début
du moins, à la philosophie.
Finalement, le droit l’emporta en lui, comme
vocation, peut-être aussi grâce à la qualité de la tradition juridique, à
Toulouse, celle-ci dominée par la « figure tutélaire du doyen Hauriou »,
dont Georges Vedel suivit les derniers cours.
Le professeur Didier Maus, président de
l’Association française des constitutionalistes, pour souligner les origines
familiales de Monsieur le Doyen, caractérisées, disait-il, par « le goût
d’indépendance des hommes et des femmes de ces régions, ajoutait : «
ce passé occitan ancre Georges Vedel dans la continuité. »
Il termina l’éloge funèbre du Maître en ces
termes : « Les plus jeunes de ceux qui nous écoutent pourront
dire : oui, en 2002, il y avait quelqu’un — entendez « Monsieur
Vedel » qui avait connu le doyen Hauriou ! C’est ainsi, concluait-il,
que nos mémoires se construisent et se transmettent. »
Quant au professeur Pierre Delvolvé, sans doute
le plus proche disciple, après avoir insisté sur toutes les parties du droit où
Georges Vedel a excellé, — droit public français, droit civil, droit
international public e,t pour finir, le droit communautaire pour la rédaction
des traités de Rome, de l’Europe d’aujourd’hui — Pierre Delvolvé donc résuma la
richesse de cette biographie par cette formule : « Georges Vedel a
ainsi fait monter à Paris l’école de Toulouse ».
Je ne saurais, hélas, à cause de mon incompétence
juridique, retracer, moi, l’apport décisif de Georges Vedel, dans toutes les
matières du droit. Certes, les manuels du doyen Vedel ont nourri, nourrissent
encore la mémoire de générations d’étudiants, futurs juristes. Il me serait
difficile d’entrer dans les arcanes de ce savoir, moi qui, en fait de
connaissances dans ce domaine, ne garde trace que de mes lectures De
l’esprit des lois de Montesquieu et Ducontrat Social de Jean-Jacques
Rousseau, textes qui relèvent plutôt de la philosophie du droit, ou tout
simplement de la littérature. Mais, parcourant les entretiens auxquels Georges
Vedel avait accepté de participer, peu à peu, j’ai commencé à entendre sa voix,
à sentir sa présence.
Puisque, auteur de narrations, j’ai le seul petit
pouvoir — j’allais dire « le métier » au sens artisanal de
tenter de rendre proche — je n’ose dire de « ressusciter »,
l’être qui n’est plus ; je choisis, à travers quelques scènes de sa vie,
de me placer derrière son ombre, de me glisser tout près, de tenter de le
ramener vers vous, excusez-moi, comme « personnage » comme character,
dirait-on en anglais.
L’époux, le père, le grand père, évoqués par ses
très proches, Madame Vedel en premier, ainsi que l’une de ses filles : je
les ai écoutées longuement et silencieuse car, insensiblement, la vibration
même de cette parole des très proches, nouée pourtant par le vif de la perte,
tournant et se retournant dans le souvenir, vous ramène peu à peu l’absent
autant, peut-être plus intimement, que les hommages publics et les témoignages
d’éloquence admirative.
Car il s’agit ici, sinon de rendre présent un
être cher à ses proches, à ses disciples, du moins de m’approcher au plus près
de l’absent, faire affleurer son image qui pourrait, par éclairs furtifs, nous
émouvoir, me sont revenus quelques mots un seul vers du poème sans nul doute le
plus grand du Moyen Âge européen, je veux dire, La Divine Comédie, et
ces mots tirés du chant 21 du Paradis, nous conseillent comment nous aider
à créer, même pour une seconde, l’illusion de la présence aimée, oui, quelques
mots de Dante :
Mets ton esprit là où sont tes yeux !
Ficca di retro a li occhi tuoi la mente !
Suspendons notre souffle : c’est la voix
même de Béatrice, dont n’a jamais pu se consoler le poète exilé de Florence,
Béatrice donc qui lui parle, à chaque étape du voyage astral de ce vaisseau
imaginaire, puisque nous sommes au Paradis. Rappelons-nous l’élan poétique de
cet extraordinaire aventure : Dante, tel un astronaute de notre temps, par
trois fois, aborde un ciel de lune, puis successivement dix-sept cieux d’astres
différents, ainsi jusqu’à ce chant XXI, où il bénéficie de l’ultime apparition
de Béatrice.
Je répète le vers, prononcé par elle, l’aimée qui
va disparaître à jamais, juste après avoir annoncé :
Nous sommes arrivés à la septième splendeur
.
D’où ce conseil adressé au poète. Ces mots, entre
splendeur et absence sereine, elle les murmure en image d’intercession
bienfaisante et de tendresse : « Mets ton esprit là où sont tes
yeux ».
Dans la vision de Dante, le miracle de pouvoir
rendre présent, dans un éclair d’une seconde, tout disparu survient lorsque ce
dernier — et revenons, malgré ce détour, à mon regretté
prédécesseur — parait plus précieux aux siens que le soleil lui même. Dans
cette irréversibilité de la perte, c’est le seul pouvoir de poésie, sa magie de
l’émotion communicative : Ficca di retro a li occhi tuoi la mente
(vers 16-chant XXI).
Ainsi, cette tension de la mémoire affective,
pour nous faire revenir Georges Vedel au cœur de cette absence, à retourner, à
inverser en présence de l’esprit, sinon des yeux, présence dense mettant en
mouvement l’« imago ».
Parole bouleversante parce que bouleversée, qui
tente de combler le passé qui ne passe pas.
En cet effort de liturgie, le disparu, en une
lueur, vous revient : loué soit l’effort de ceux qu’il a aimés, qui l’ont
aimé, qui le tirent jusqu’à vous, jusqu’à nous, précautionneusement, sans
ménager leur propre chagrin qui, en effet, se ravive.
Oui, Monsieur le Doyen nous revient donc, grâce à
l’affection des siens qui cherchent consolation, de ses disciples qui, dans
l’absence, gardent mémoire de sa rigueur, de la subtilité de ses commentaires,
de son influence restée prégnante en eux ! Et pour moi qui les écoutais,
la vivacité de leurs souvenirs le rapproche de nous : cette filialité et
cette fidélité, l’une et l’autre agissantes, nous le restituent !
Jusqu’à sa voix que je pourrais entendre, moi qui
ne l’ai jamais approché, moi qui me suis demandé si cette voix avait un accent,
je veux dire, un accent de son Sud-Ouest natal ! Le concret, en somme, de
la tradition : son oralité.
Aussi, me demandais-je, selon quel rite archaïque
de mon pays pourrais-je jeter à mon tour quelques grains de sable ou de blé,
quelques feuilles de laurier, ou des pétales de jasmin dans l’eau reviviscente
de la mémoire des élèves et des amis de combat ?
Quant à ce mot de « combat », évoquer
plutôt le labeur de patient échafaudage que représenta pour Georges Vedel, par
exemple, pendant de longues années, l’élaboration de la Charte de l’Europe,
dont il fut l’un des artisans.
De même, j’écoutais le récit fait par l’un de ses
compagnons, d’un voyage en Amérique centrale : le professeur Guy
Carcassonne me narrant, m’expliquant, puis soudain souriant en se remémorant
une escale de nuit... à Cuba. Pourquoi Cuba, vous avez deviné, pour visiter,
même tard, une des haciendas, la plus fameuse, où Monsieur le Doyen put faire
provision des meilleurs cigares du monde, ce péché du maître étant connu de ses
proches...
Descendant du Concorde qu’ils avaient
pris, tous deux, en mars 1998, pour se rendre d’abord au Costa Rica, où Georges
Vedel recevait un doctorat honoris causa, au retour, grâce à une escale
de nuit improvisée, il leur fut possible, par chance, de visiter une ou deux
des plantations de tabac de Cuba ? « Nous voici à La Havane, se
souvient Guy Carcassonne, en pleine nuit, pas très loin de l’aéroport,
pénétrant dans la plantation la plus importante où le maître des lieux nous
reçoit, un vieux monsieur fort sympathique. Notre guide, lui-même impressionné,
me murmure qu’il s’agit d’une gloire chez tous les fumeurs de cigares, Don
Gendro ; de Robaina, en personne, lui dont les cigares sont les plus
renommés dans le monde.
... Notre hôte est courtois. Il me demande
l’identité de mon compagnon. Tandis que commence la dégustation.
« Eh bien, mon ami et confrère que voici,
lui affirmai-je, sûr de dire la vérité, est le « Robaina » du
droit ! »
Ils conversèrent longuement, curieux l’un de
l’autre, et Monsieur le Doyen reprit l’avion, revigoré par la rencontre, et par
sa provision de cigares, bien sûr ! »
Cette scène nocturne évoquée, me voici à imaginer
ces deux maîtres du même âge, le Français et le Cubain, au sommet, chacun, de
son art respectif, dégustant de concert les cigares les plus fameux du monde.
En cette occasion, Georges Vedel dialoguait en espagnol avec Don Gendro de
Robeina, le maître des lieux...
En espagnol, puisque Georges Vedel, prisonnier de
guerre à partir de 1939 durant ses cinq ans de captivité, avait, entre autres
activités, appris la langue espagnole.
Reculons dans le passé de Monsieur le Doyen. Je
tente de fixer au vol les images que le Doyen lui-même a fait lever en moi par
ses réponses au journaliste Marc Riglet.
- « À dix ans, j’occupe
l’Allemagne ! » dit-il, tout de go et avec humour.
Comprenez qu’en 1920, le père de notre héros,
fait partie du corps d’armée française qui occupe en effet l’Allemagne vaincue.
Son garçon de dix ans poursuit sa scolarité au lycée français de Mayence.
« Bien des années plus tard, se
remémore Monsieur le Doyen, je me suis rappelé une scène qui, au moment de
l’occupation de la Ruhr m’avait frappé sans que je la comprenne ».
En effet, en janvier 1923, les troupes françaises
et belges, avec l’accord des autres Alliés, occupent, sur la rive droite du
Rhin, les usines métallurgiques de Krupp, et de Thyssen qui tardaient à payer
la dette de guerre trop lourde. Décision catastrophique qui va retourner la
classe ouvrière allemande — pourtant l’une des plus politisées
alors — vers une réaction de solidarité nationaliste avec ses patrons.
Imposante manifestation donc, à Mayence, chef
lieu de l’occupation des Alliés de 1918, que fixe, par un détail inoubliable,
la mémoire du garçonnet Vedel : « Imaginez, se souvient-il, l’ahurissement
d’un enfant de douze ou treize ans qui, de son balcon, entend des Allemands
chanter... La Marseillaise comme chant révolutionnaire. Et cela, comme défi aux
Français ! »
Le garçon à Mayence, du haut de son balcon, en
témoin oculaire, ajoute même qu’alors des spahis marocains reçurent l’ordre de
disperser la manifestation des ouvriers allemands qui venaient au secours de
leurs patrons !
Georges Vedel donc, longtemps après, fera ce
commentaire quelque peu amer : Pur chef d’œuvre politique qu’Ubu
n’aurait pas renié !
J’entends la voix du Doyen s’attrister ;
comme nous, il se souvient qu’à cette occasion, on entendit parler d’un certain
Hitler, avec son mouvement d’extrême droite naissant, même si, peu après, le
sinistre agitateur est arrêté, pour un court moment. Je note cet instant où le
garçonnet de douze-treize ans est témoin à partir de son balcon,— l’image ici
n’est nullement métaphorique — oui, vraiment, au balcon précisément de
l’histoire, car cette journée devient prémisse de la tragédie européenne qui va
suivre.
Mais si, soudain, je jonglais avec les dates de
cette vie exemplaire ? Sautons pour l’instant le cursus scolaire du garçon
devenu lycéen à Toulouse, puis étudiant en droit, puis professeur agrégé.
Enjambons même le deuxième séjour de notre héros en Allemagne-: les cinq ans de
captivité à l’oflag 18, sur lequel, bien sûr, je reviendrai.
Avançons plus loin encore dans le temps à venir
du garçonnet de 1923.... Arrivons, n’hésitons pas... en l957, c’est-à-dire
trente-quatre ans plus tard ! À Bruxelles, nous trouvons nous, lorsque,
dans la délégation française présidée par le ministre Maurice Faure, Georges
Vedel est, à quarante-sept ans, le juriste chargé de rédiger les articles du
traité de l’Euratom, traité qui, dans une Europe qu’on désire nouvelle, et
solidaire, permettrait de lui garantir une indépendance de l’Énergie par
rapport aux USA.
Six articles sont écrits d’une façon tellement
technique qu’ils pourraient, au dernier moment, entraîner un refus du vieux
Chancelier Adenauer. Or il est important, même urgent, du moins pour le
gouvernement français d’alors, que ce traité soit ratifié.
Se déroule en coulisse, une scène qui aura son
importance pour le traité de Rome qui doit suivre. Le suspense commence lorsque
Guy Mollet lui-même, alors chef de gouvernement, « traîne » (c’est
l’expression de celui qui évoque ce passé), oui, traîne. Georges Vedel, le juriste
rédacteur des articles devant le chancelier Adenauer qui hésite à signer.
Guy Mollet présente au vieux Adenauer le juriste
Vedel qui a rédigé les six articles auxquels personne ne comprend rien sauf les
juristes. Georges Vedel en allemand, résume son texte d’une façon si
convaincante que le vieux Chancelier retrouve confiance...
Dans ces allées et venues de la mémoire, Georges
Vedel commentera, cette fois, à la veille d’être élu à l’Académie en
1997 : « Je pensais qu’il était plus sérieux de faire la
Communauté économique européenne et cet Euratom auquel je m’étais attaché parce
qu’il était riche en problèmes juridiques ! »
Monsieur le Doyen, qui est une mine de souvenirs
de même importance où il est à la fois acteur, négociateur et témoin pour
l’histoire — ajoute d’ailleurs cette remarque si précieuse pour
nous : « Maurice Faure a souvent dit que si cette négociation (de
l’Euratom) a pu se faire, c’était en partie parce que la guerre d’Algérie
occupait beaucoup les esprits »
Mais faisons revivre Georges Vedel, à peine
quadragénaire, en ces années 1950 alors que, pour sa capacité à trouver forme à
cette nouvelle donne internationale, il jouit de la confiance des chefs d’état
de premier plan. Son rôle fut donc décisif dans le rapprochement
franco-allemand qui se noue dans cette décennie. Se rappelant peut-être le
petit garçon de 1923, il soupirera : « L’interminable match
France-Allemagne ne pouvait se perpétuer à jamais de guerre en
guerre ! ».
Et toujours en 1997, presqu’au soir de sa vie, il
conclura : « L’idée de répéter les âneries qui avaient provoqué le
déchirement de l’Europe nous était étrangère. Nous pensions même le
contraire. »
Excusez moi, Mesdames et Messieurs, cette
embardée dans la vie de Monsieur le Doyen : mon voyage
« védélien » parti de 1923 a sauté, trente-quatre ans d’un coup,
jusqu’à 1957, je n’ai pu ensuite m’empêcher de citer ses jugements plus tard, à
la veille de son élection à l’Académie...
Ces allées et venues que j’opère, dans un
apparent désordre, me font sentir combien durant son parcours de vie
(l’enfance, les études, l’expérience de la guerre et des camps), le professeur
est resté sensible à l’équilibre si fragile entre le passé collectif qui
résiste et les formes nouvelles, quelquefois informes, mais préfigurant
l’avenir de l’Europe.
Quand, par exemple, il anima, avec des amis, en
1967, le club Jean Moulin, son instinct de juriste hors pair était soutenu par
une intelligence aigüe des poussées du changement qui, même avec retard,
advient...
Pour ma part, il est vrai, m’a frappée son œuvre
de juriste, je dirais de Grand Sage dans la naissance d’une Europe nouvelle.
Sa pensée du Droit, expérimentée sur des
décennies, lui a fait saisir, au plus près, les mouvements d’un secret
balancier qui tente d’équilibrer stabilité et progrès d’une Europe cicatrisée.
Dont il me parait être l’un des horlogers invisibles.
M’a touchée son expérience de ce problème si
tenace, lame de fonds et de longue durée, disons « de longue
patience », ou même de « longue souffrance », de ce que Monsieur
Vedel appelle « l’interminable match France-Allemagne ».
Aussi reviendrai-je sur son arrestation de 1939,
puis sur son expérience de la captivité qu’il vécut, cinq années durant.
« La guerre ? se souvient-il,
toujours face à Marc Riglet, il est difficile de se rendre compte de l’état
de stupeur dans lequel la défaite nous a plongés ! » Il souligne, «
ce que l’on a presque tout à fait oublié » dit-il, les 100.000 morts
français de la campagne de 39. Il rappelle « ces jours de détresse et de
dégoût », son expression est toute secouée par une colère stupéfaite
encore de jeune homme, car, en 1939, il s’est indigné: « Cela, vingt et un
ans seulement après la victoire, si chèrement acquise des Alliés de
1918 ! »
En 1939 donc, lieutenant dans l’est de la France,
il se retrouve encerclé avec l’état major de la V e armée.
L’ordre est transmis aux officiers de tenter de
gagner, en ordre dispersé, la frontière suisse. Trois d’entre eux avancent au
hasard, dans la forêt vosgienne, en pleine nuit. Le premier, Vedel, butte contre
un obstacle et tombe, c’est sur un soldat allemand : « Je suis
capturé, se souvient-il, par l’unité allemande dont je suis le premier
prisonnier en tant qu’officier ! Je suis envoyé dans un Oflag, où, je dois
dire, est respectée la convention de Genève... Dans le troisième de ces camps,
nous souffrirons certes du froid, de la mauvaise nourriture, mais nous pourrons
recevoir des colis une fois par mois, et même des livres, ensuite ».
En Août 1940, il est transféré en Autriche, à
l’Oflag 18 où sont regroupés plusieurs autres professeurs de droit, d’histoire,
de lettres etc. Tous ensemble organisent une Université. Il redevient donc
professeur de droit, durant les cinq ans qui suivront, mais aussi étudiant, car
il apprend l’espagnol, ainsi que la théologie de Saint Paul. Georges Vedel juge
ces années de prisonnier, « extrêmement fécondes », malgré les
conditions plus qu’ascétiques du quotidien. Il y noue des amitiés nouvelles et
durables.
En 45, lorsque les Russes libèrent ce camp non
loin de Vienne, les officiers français sont remis aux Américains, à l’aérodrome
de Linz. Là, a lieu un choc en lui ; une horreur indicible saisit ces
Français libérés lorsqu’ils rencontrent d’autres déportés, mais dans quel
état : des êtres squelettiques sortent, ou plutôt titubent hors du camp de
Mauthausen qui ne se trouvait qu’à seulement soixante kilomètres du leur :
« Hélas, s’exclame Monsieur Vedel, un troupeau de torturés, de
quasi morts nous apparaît ».
Ce fut un bouleversement de son être tout entier.
Ni lui, ni ses camarades de captivité, tandis qu’ils font face à cette vision
de cauchemar, n’auraient pu imaginer, et si près d’eux, « un tel enfer
de torture, de famine, de mort : un monde sans droit, dit-il, où
l’homme est traité plus mal qu’une bête ».
Sa réaction, dans le train qui le ramène à Paris,
est d’une force qu’il n’oubliera jamais : « il me semble, se
souvient-il, que j’ai commencé à croire vraiment au droit à ce moment
là »
L’horreur qu’il ressent, les jours suivants, se
prolongera. Car, dans ce train du retour, les déportés de Mathausen continuent
de mourir.
Par cette vision, de ce qu’avait pu être aussi la
guerre, il restera marqué, hanté par la proximité d’un « monde sans
droit », une Barbarie au cœur même de l’Europe. « J’ai compris,
conclut-il, que le droit, même rudimentaire, même rugueux, est l’une des
frontières entre l’Homme et la bête ! »
Auparavant, il était un brillant agrégé de droit,
en train de « réussir » sa vie de professeur d’université. Après
1945, le droit n’est plus seulement une « carrière », un métier, mais
une vocation qui l’habite, dont les questionnements ne laisseront plus jamais
son esprit en repos.
George Vedel, donc, grand maître du Droit !
Comme professeur depuis 1936, presque tout le
long du siècle passé, à la Faculté de Droit, à Sciences-Pô et dans de multiples
Universités étrangères, y compris celles des trois pays du Maghreb. Ses cours,
nous dit-on, étaient un modèle de clarté et de rigueur, avec toujours des notes
d’humour.
Comme auteur, c’est surtout en Droit Constitutionnel
et en droit administratif qu’il innova, ainsi par exemple, son manuel datant de
1949, réimprimé en 1994, reste indispensable pour comprendre les transitions
constitutionnelles de la III e à la IV e République.
Au Conseil Constitutionnel enfin, son entrée en
1980 fut sa consécration. II se trouva que, les neuf années suivantes, la
France eut deux Présidents de la République et trois élections législatives. « L’alternance
engendra une activité intense » nous dit Robert Badinter qui rejoignit
le Doyen à cette haute instance. Et Monsieur Badinter de conclure : « Une
vision d’ensemble guidait la démarche du Doyen. Elle donnait à ses écrits et à
ses propos une unité et une densité incomparables »
Pour ma part, ayant trop vite survolé cette vie
si riche et ce trajet exemplaire, je me permets de revenir au choc que l’homme
Georges Vedel reçut à l’aérodrome de Linz, et qui ébranla définitivement son
intelligence, sa sensibilité, qui a donné plus de profondeur à sa conscience de
citoyen.
Certes, par le hasard de la vie, il a été lié
d’amitié avec Maurice Faure, très jeune parlementaire. Celui-ci, ministre en
1956, chargé de la négociation européenne, fait appel à Monsieur le Doyen comme
conseiller juridique pour les accords à élaborer, qu’il faudra soumettre aux
différents partenaires d’une Europe réconciliée.
Peut-être, toutes proportions gardées, pourrait
on revenir à l’origine de la première Europe des célèbres Serments de
Strasbourg, en 842, lorsque parmi les petits-fils de Charlemagne, deux frères
cadets font la paix (chacun, dans la langue de l’autre) : ils partagent
l’héritage paternel, certes, pour se renforcer aussi contre le frère aîné, le
troisième héritier...
Ce schéma, on pourrait dire qu’il fonctionne à
nouveau, au milieu des années 1950. Vaincus et vainqueurs de l’Europe
surgissant, une nouvelle fois, de ses ruines, élaborent des fondations autres
pour une Europe à régénérer. Ils se réconcilient certes, mais, pour
contrebalancer le bloc des « pays de l’Est » et cela, jusqu’ à la
chute du mur de Berlin, en 1989.
Dans ce cadre, un peu comme un expert de la
mécanique européenne, Georges Vedel joua donc un rôle décisif à Bruxelles.
La force qui l’habitera, je J’appellerai son
éthique du Droit, contre le domaine du non-droit . Elle lui vint aussi de sa
confrontation vécue avec les craquements tragiques d’une toute récente histoire
européenne.
Il y a une autre Histoire, Mesdames et Messieurs,
et consécutive à celle-ci... Permettez-moi de l’évoquer à présent : la
France, sur plus d’un demi-siècle, a affronté le mouvement irréversible et
mondial de décolonisation des peuples. Il fut vécu, sur ma terre natale, en
lourd passif de vies humaines écrasées, de sacrifices privés et publics
innombrables, et douloureux, cela, sur les deux versants de ce déchirement.
Il s’agissait, aussi d’une confrontation plus
large de l’Europe avec tout le Tiers Monde. Aux philosophes de l’Histoire de
mesurer pourquoi les deux dernières guerres mondiales ont pris racine sans
doute dans le fait que l’Allemagne, puissance réunifiée en 1870, fut écartée du
dépeçage colonial de l’Afrique, au xix e siècle.
L’Afrique du Nord, du temps de l’Empire français,
— comme le reste de l’Afrique de la part de ses coloniaux anglais, portugais ou
belges — a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses
naturelles, déstructuration de ses assises sociales, et, pour l’Algérie,
exclusion dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère
séculaire, et la langue arabe dont la qualité poétique ne pouvait alors, pour
moi, être perçue que dans les versets coraniques qui me restent chers.
Mesdames et Messieurs, le colonialisme vécu au
jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une
immense plaie ! Une plaie dont certains ont rouvert récemment la mémoire,
trop légèrement et par dérisoire calcul électoraliste. En 1950 déjà, dans son
« Discours sur le Colonialisme » le grand poète Aimé Césaire avait
montré, avec le souffle puissant de sa parole, comment les guerres coloniales
en Afrique et en Asie ont, en fait, « décivilisé » et
« ensauvagé », dit-il, l’Europe ».
En pleine guerre d’Algérie, pour ma part, par
contre, j’ai bénéficié de chaleureux dialogues avec de grands maîtres des
années cinquante : Louis Massignon, islamologue de rare qualité, pour mes
recherches alors en mystique féminine, du Moyen Âge, l’historien Charles André
Julien qui fut mon Doyen à l’Université de Rabat autour de 1960, enfin le
sociologue et arabisant, Jacques Berque qui me réconfortait, hélas, juste avant
sa mort, en pleine violence islamiste de la décennie passée contre les
intellectuels., en Algérie.
J’ajouterai à cette liste, le discret ami
d’autrefois, Gaston Bounoure qui, d’Égypte, venant finir sa carrière de
professeur au Maroc, était l’un des rares à m’encourager dans mes débuts de
romancière ; de même, un peu plus tard, le poète Pierre Emmanuel qui
siégea parmi vous.
Je terminerai surtout avec deux femmes qui
m’avaient communiqué auparavant la force d’être ce que je suis c’est-à-dire un
auteur d’écriture française : l’une, Madame Blasi, au collège de Blida,
par sa simple lecture des poèmes de Baudelaire — j’avais onze ans-—,
l’autre à Paris, le professeur Dina Dreyfus dont l’enseignement de Descartes et
de Kant me transmit un peu de rigueur, j’en avais dix-neuf...
Je voudrais ajouter, en songeant aux si
nombreuses Algériennes qui se battent aujourd’hui pour leurs droits de
citoyennes, ma reconnaissance pour Germaine Tillon, devancière de nous toutes,
par ses travaux dans les Aurès, déjà dans les années trente, par son action de
dialogue en pleine bataille d’Alger en 1957, également pour son livre Le
harem et les Cousins qui, dès les années soixante, nous devint
« livre-phare », œuvre de lucidité plus que de polémique.
Comme Georges Vedel, je me destinais à la
philosophie. Passionnée, étais-je à vingt ans, par la stature d’Averroes, cet
Ibn Rochd andalou de génie dont l’audace de la pensée a revivifié l’héritage
occidental, mais alors que j’avais appris au collège l’anglais, le latin et le
grec, comme je demandais en vain à perfectionner mon arabe classique, j’ai dû
restreindre mon ambition en me résignant à devenir historienne. En ce sens, le
monolinguisme français, institué en Algérie coloniale, tendant à dévaluer nos
langues maternelles, nous poussa encore davantage à la quête des origines.
Ainsi, dirais-je, s’aviva mon « désir ardent
de langue », une langue en mouvement, une langue rythmée par moi pour me
dire ou pour dire que je ne savais pas me dire, sinon hélas dans parfois la
blessure... sinon dans l’entrebâillement entre deux, non, entre trois langues
et dans ce triangle irrégulier, sur des niveaux d’intensité ou de précision
différents, trouver mon centre d’équilibre ou de tangage pour poser mon
écriture, la stabiliser oui risquer au contraire son envol.
La langue française, la vôtre, Mesdames et
Messieurs, devenue la mienne, tout au moins en écriture, le français donc est
lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie,
cible de mon utopie peut-être, je dirai même ; tempo de ma respiration, au
jour le jour : ce que je voudrais esquisser, en cet instant où je demeure
silhouette dressée sur votre seuil.
Je me souviens, l’an dernier, en Juin 2005, le
jour où vous m’avez élue à votre Académie, aux journalistes qui quêtaient ma
réaction, j’avais répondu que « J’étais contente pour la francophonie
du Maghreb ». La sobriété s’imposait, car m’avait saisie la sensation
presque physique que vos portes ne s’ouvraient pas pour moi seule, ni pour mes
seuls livres, mais pour les ombres encore vives de mes confrères —
écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie qui, dans la
décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer
leurs idées ou tout simplement d’enseigner... en langue française.
Depuis, grâce à Dieu, mon pays cautérise peu à
peu ses blessures.
Il serait utile peut être de rappeler que, dans
mon enfance en Algérie coloniale (on me disait alors « française
musulmane ») alors que l’on nous enseignait « nos ancêtres les
Gaulois », à cette époque justement des Gaulois, l’Afrique du Nord,
(on l’appelait aussi la Numidie), ma terre ancestrale avait déjà une
littérature écrite de haute qualité, de langue latine...
J’évoquerai trois grands noms : Apulée, né
en 125 ap. J.C. à Madaure, dans l’est algérien, étudiant à Carthage puis à
Athènes, écrivant en latin, conférencier brillant en grec, auteur d’une œuvre
littéraire abondante, dont le chef d’œuvre L’Âne d’or ou les Métamorphoses,
est un roman picaresque dont la verve, la liberté et le rire iconoclaste
conserve une modernité étonnante.... Quelle révolution, ce serait, de le
traduire en arabe populaire ou littéraire, qu’importe, certainement comme
vaccin salutaire à inoculer contre les intégrismes de tous bords d’
aujourd’hui.
Quant à Tertullien, né païen à Carthage en 155
ap. J.C, qui se convertit ensuite au christianisme, il est l’auteur d’une
trentaine d’ouvrages, dont son Apologétique, toute de rigueur puritaine Il
suffit de citer deux ou trois de ses phrases qui, surgies de ce Il e siècle
chrétien et latin, sembleraient soudain parole de quelque tribun misogyne et
intolérant d’Afrique. Par exemple, extraite de son opus Du voile des vierges
, cette affirmation : « Toute vierge qui se montre, écrit
Tertullien, subit une sorte de prostitution ! », et plus loin,
« Depuis que vous avez découvert la tête de cette fille, elle n’est
plus vierge tout entière à ses propres yeux ».
Oui, traduisons le vite en langue arabe, pour
nous prouver à nous-même, au moins, que l’obsession misogyne qui choisit
toujours le corps féminin comme enjeu n’est pas spécialité seulement
« islamiste ! »
En plein iv e siècle, de nouveau dans l’Est
algérien, naît le plus grand Africain de cette Antiquité, sans doute, de toute
notre littérature : Augustin, né de parents berbères latinisés... Inutile
de détailler le trajet si connu de ce Père de l’Église : l’influence de sa
mère Monique qui le suit de Carthage jusqu’à Milan, ses succès intellectuels et
mondains, puis la scène du jardin qui entraîne sa conversion, son retour à la maison
paternelle de Thagaste, ses débuts d’évêque à Hippone, enfin son long combat
d’au moins deux décennies, contre les Donatistes, ces Berbères christianisés,
mais âprement raidis dans leur dissidence.
Après vingt ans de luttes contre ces derniers,
eux qui seraient les « intégristes chrétiens » de son temps, étant
plus en contact certes avec leurs ouailles parlant berbère, Augustin croit les
vaincre : Justement, il s’imagine triompher d’eux en 418, à Césarée de
Maurétanie (la ville de ma famille et d’une partie de mon enfance). Il se
trompe. Treize ans plus tard, il meurt, en 431 dans Hippone, assiégée par les
Vandales arrivés d’Espagne et qui, sur ces rivages, viennent, en une seule
année, de presque tout détruire.
Ainsi, ces grands auteurs font partie de notre
patrimoine. Ils devraient être étudiés dans les lycées du Maghreb : en
langue originale, ou en traduction française et arabe.
Rappelons que, pendant des siècles, la langue
arabe a accompagné la circulation du latin et du grec, en Occident ;
jusqu’à la fin du Moyen Âge.
Après 711 et jusqu’à la chute de Grenade en 1492,
l’arabe des Andalous produisit des chefs d’œuvre dont les auteurs, Ibn Battouta
le voyageur, né à Tanger ; Ibn Rochd le philosophe commentant Aristote
pour réfuter El Ghazzali, enfin le plus grand mystique de l’occident musulman,
Ibn Arabi, voyageant de Bougie à Tunis et de là, retournant à Cordoue puis à
Fez-La langue arabe était alors véhicule également du savoir scientifique
(médecine, astronomie, mathématiques etc.) Ainsi, c’est de nouveau, dans la
langue de l’Autre (les Bédouins d’Arabie islamisant les Berbères pour conquérir
avec eux l’Espagne) que mes ancêtres africains vont écrire, inventer. Le
dernier d’entre eux, figure de modernité marquant la rupture, Ibn Khaldoun, né
à Tunis, écrit son Histoire des Berbères en Algérie ; au milieu du xiv e
siècle. Il finira sa vie en 1406 en Orient ; comme presque deux siècles
auparavant, Ibn Arabi.
Pour ces deux génies, le mystique andalou, et le
sceptique inventeur de la sociologie, la langue d’écriture semble les mouvoir,
eux, en citoyens du monde qui. préférèrent s’exiler de leur terre, plutôt que
de leur écriture.
À quoi me sert aujourd’hui ma langue
française ? Je me pose presque ingénument la question. Dès l’âge de vingt
ans, j’avais choisi d’enseigner en université l’histoire du Maghreb.
Comme le Doyen Vedel, j’aime de cette profession
l’indépendance intellectuelle qu’elle assure, ainsi que les contacts avec de
jeunes esprits ; leur communiquer ce qu’on aime, rester en alerte avec eux
qui vous aiguillonnent tandis que vous avancez en âge. Je n’ai fait, après
tout, que prolonger l’activité de mon père qui, instituteur dans les années
trente, en pleine montagne algérienne, seul dans une école où ne parvenait même
pas la route, scolarisait en français des garçonnets, il y ajoutait des cours
d’adultes, pour des montagnards de son âge auxquels il assurait une formation
accélérée en français, les préparant ainsi à de petits métiers d’administration
pour que leurs familles aient des ressources régulières.
Dès l’âge de mes quinze ans, j’ai adhéré à une
conception fervente de la littérature. « J’écris pour me
parcourir » disait le poète Henri Michaux . J’ai adopté, en silence,
cette devise.
L’écriture m’est devenue activité souvent
nocturne, en tout cas permanente, une quête presque à perdre souffle... J’écris
par passion d’« ijtihad », c’est-à-dire de recherche tendue vers
quoi, vers soi d’abord. Je m’interroge, comme qui, peut-être, après tout, comme
le héros métamorphosé d’Apulée qui voyage en Thessalie : sauf que je ne
veux retenir, de ce prétentieux rapprochement que la mobilité des vagabondages
de ce Lucius, double de l’auteur, mon compatriote de dix-neuf siècles
auparavant...
Est-ce que, me diriez vous, vous écrivez, vous
aussi, métamorphosée, masquée et ce masque que pourtant vous ne cherchez pas à
arracher, serait la langue française ?
Depuis des décennies, cette langue ne m’est plus
langue de l’Autre- presqu’une seconde peau, ou une langue infiltrée en
vous-même, son battement contre votre pouls, ou tout près de votre artère
aorte, peut-être aussi cernant votre cheville en nœud coulant, rythmant votre
marche (car j’écris et je marche, presque chaque jour dans Soho ou sur le pont
de Brooklyn)... Je ne me sens alors que regard dans l’immensité d’une naissance
au monde. Mon français devient l’énergie qui me reste pourboire l’espace bleu
gris, tout le ciel.
J’aurais pu être, à la fin des années 1970, à la
fois cinéaste de langue arabe, en même temps que romancière francophone. Malgré
mes deux longs métrages, salués à Venise et à Berlin, si j’avais persisté, à me
battre contre la misogynie des tenants du cinéma d’état de mon pays, avec sa
caricature saint-sulpicienne du passé, ou ses images d’un populisme attristant,
j’aurais été asphyxiée comme l’ont été plusieurs cinéastes qui avaient été
sérieusement formés auparavant. Cette stérilité des structures annonçait, en
fait, en Algérie, la lame de fond de l’intolérance et de la violence de la
décennie quatre-vingt-dix. J’aurais donc risqué de vivre sourde et aveugle en
quelque sorte, parce qu’interdite de création audio-visuelle.
Mais, de mes repérages pour quêter la mémoire des
paysannes dans les montagnes du Dahra, en langue arabe ou parfois le berbère
fusant au souvenir des douleurs écorchées— j’ai reçu une commotion définitive.
Un ressourcement ; je dirais même une leçon éthique et esthétique, de la
part des femmes de tous âges de ma tribu maternelle : elles se
ressouvenant de leur vécu de la guerre d’Algérie, mais aussi évoquant leur
quotidien. Leur parole se libérait avec des images surprenantes, des
mini-récits amers ou drôles, laissant toujours affluer une foi âpre ou sereine,
comme une source qui lave et efface les rancunes.
Réapprenant à voir, désirant transmettre dans une
forme presque virgilienne, ce réel, j’ai retrouvé une unité intérieure, grâce à
cette parole préservée de mes sœurs, à leur pudeur qui ne se sait pas, si bien
que le son d’origine s’est mis à fermenter au cœur même du français de mon
écriture. Ainsi armée ou réconciliée, j’ai pris tout à fait le large.
Or là bas, sur cette rive sud que j’ai quittée,
qui regarde désormais sinon chaque femme qui n’avait pas autrefois droit de
regard, à peine de marcher en baissant les yeux, en s’enveloppant face, front
et corps tout entier de linge divers, de laines, de soies, de caftans ?
Corps mobile qui, alors que la scolarisation des filles de tous âges s’impose
dans les moindres hameaux, semble encore plus sous contrôle ?
La jeune femme architecte dans La Nouba des
femmes du mont Chenoua, revient dans sa région d’enfance. Son regard posé
sur les paysannes quête l’échange de paroles ; leurs conversations
s’entrelacent.
Est-ce par hasard que la plupart des œuvres de
femmes, au cinéma, apportent au son, à la musique, au timbre des voix prises et
surprises, un relief aussi prégnant que l’image elle-même ? Comme s’il
fallait s’approcher lentement de l’écran, le peupler, mais porté par une voix
pleine, dure comme une pierre, fragile et riche comme un cœur humain.
Ainsi suis-je allée au travail d’images-sons,
parce que je m’approchais d’une langue maternelle que je ne voulais plus
percevoir qu’en espace, tenter de lui faire prendre l’air définitivement !
Une langue d’insolation qui rythmerait au dehors des corps de femmes circulant,
dansant, toujours au dehors, défi essentiel.
Quant à la langue française, au terme de quelle
transhumance, tresser cette langue illusoirement claire dans la trame des voix
de mes sœurs ? Les mots de toute langue se palpent, s’épellent, s’envolent
comme l’hirondelle qui trisse, oui, les mots peuvent s’exhaler, mais leurs
arabesques n’excluent plus nos corps porteurs de mémoire.
Dire, sans grandiloquence, que mon écriture en
français est ensemencée par les sons et les rythmes de l’origine, comme les
musiques que Bela Bartok est venu écouter en 1913, jusque dans les Aurès. Oui,
ma langue d écriture s’ouvre au différent, s’allège des interdits
paroxystiques, s’étire pour ne paraître qu’une simple natte au dehors, parfilée
de silence et de plénitude.
Mon français s’est ainsi illuminé depuis vingt
ans déjà, de la nuit des femmes du Mont Chenoua. Il me semble que
celles-ci dansent encore pour moi dans des grottes secrètes, tandis que la
Méditerranée étincelle à leurs pieds. Elles me saluent, me protègent. J’emporte
outre Atlantique leurs sourires, images de « shefa’ », c’est-à-dire
de guérison. Car mon français, doublé par le velours, mais aussi les épines des
langues autrefois occultées, cicatrisera peut-être mes blessures mémorielles.
Mesdames et Messieurs, c’est mon vœu final de
« shefa’ » pour nous tous, ouvrons grand ce « Kitab el
Shefa’ » ou Livre de la guérison (de l’âme) d’Avicenne/Ibn Sina, ce
musulman d’Ispahan dont la précocité et la variété prodigieuse du savoir,
quatre siècles avant Pic de la Mirandole, étonna lettrés et savants qui
suivirent...
Je ne peux m’empêcher pour conclure, de me
tourner vers François Rabelais, « le grand traverseur des voies
périlleuses », comme l’appelle François Bon-Rabelais donc qui, à
Montpellier, pour ses études de médecine, dut se plonger dans ce Livre de la
guérison. Dans sa lettre de Gargantua à Pantagruel, en 1532, c’est-à-dire
un siècle avant la création de l’Académie par le cardinal de Richelieu, était
déjà donné le conseil d’apprendre « premièrement le grec, deuxièmement le
latin, puis l’hébreu pour les lettres saintes, et l’arabe pareillement. »
Gargantua ajoutait aussitôt au programme : « du droit civil, je veux
que tu saches par cœur tous les beaux textes ».
C’est pourquoi, Mesdames et Messieurs, j’imagine
qu’en ce moment, au dessus de nos têtes, François Rabelais dialogue dans
l’Empyrée avec Avicenne, tandis que je souris, ici au Doyen Vedel auquel grâce
à vous, aujourd’hui, je succède.
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Assia Djebar dans la
presse algérienne au lendemain de son discours à l’Académie française.
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Le Quotidien d’Oran samedi 24 juin 2006
CEREMONIE DE SON ELECTION A L’ACADEMIE FRANÇAISE
Assia Djebar, désormais «Immortelle»
Figure
emblématique de la littérature maghrébine, la romancière algérienne Assia
Djebar a assisté jeudi à la cérémonie solennelle célébrée à l’Académie
française, à l’occasion de son élection, le 16 juin 2005, au fauteuil du
juriste Georges Vedel.
Par
son entrée dans cette prestigieuse institution, la romancière compte désormais
parmi les 40 Immortels en occupant le fauteuil N° 5 de l’Académie française.
Cette consécration honore les écrivains maghrébins et européens et est synonyme
de renforcement des liens entre l’Orient et l’Occident. Très émue et honorée
par cette distinction à l’âge de 69 ans, Assia Djebar, de son vrai nom Fatima
Zohra Imalayane, a déployé ses oeuvres littéraires pour la défense des droits
des femmes et l’émancipation des musulmanes.
Un
combat qu’elle mène depuis plus de 50 ans en s’exprimant dans ses ouvrages
littéraires, ses oeuvres cinématographiques et théâtrales en langue française.
Une langue qu’elle considère, a-t-elle déclaré, lors de son discours de
réception parmi les Immortels, comme «lieu de creusement de mon travail, espace
de ma méditation ou de ma rêverie, tempo de ma respiration au jour le jour».
Cependant, le choix du français ne change en rien sa grande admiration aux
langues de son pays, l’arabe et le berbère.
Fille
d’un instituteur, née à Cherchell, dans la wilaya de Tipaza, Assia Djebar a
publié son premier roman, «La soif» en 1955, à l’âge de 19 ans. Elle fut la
première femme admise au cours de cette même année à l’école normale supérieure
de Paris. En 1958, elle publia son 2ème roman, «Les impatients», en 1962 «Les
enfants du nouveau monde» avant de faire une interruption de toute production
littéraire et ne revenir à l’écriture qu’en 1980 par la publication de
«L’amour, la fantasia» en 1985 ou «Ombre sultane» en 1987. Le sort des femmes
et des intellectuels, confrontés à l’intolérance et la violence de la décennie
1990 en Algérie, a été aussi évoqué par la romancière qui parle du colonialisme
comme «une immense plaie laissée sur sa terre natale». Ce colonialisme,
dit-elle dans son discours, «fut vécu sur ma terre natale, en lourd passif, de
vies humaines écrasées, de sacrifices privés et publics innombrables et
douloureux». «L’Afrique du Nord, du temps de l’Empire français, comme le reste
de l’Afrique, a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses
naturelles, destruction de ses assises sociales et pour l’Algérie, exclusion
dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire et
l’arabe», a-t-elle souligné.
Intervenant
lors de cette cérémonie, l’écrivain Pierre-Jean Rémy a d’abord ironisé sur ceux
qui se sont étonnés de l’entrée à l’Académie d’une Algérienne, méconnue du
grand public, en déclarant «Assia, c’est la consolation et Djebar,
l’intransigeance. Quel beau choix». Quant au président de l’union des écrivains
tunisiens, Sallah Eddine Boujah, il considère qu’»honorer un écrivain algérien
sert la littérature française, mais aussi la littérature maghrébine en raison
du nombre d’écrivains maghrébins qui produisent en français, ce qui représente
un phénomène international».
B. Mokhtaria
Assia_Djebar_une_fiert_nationale_-_Hommage_
Merci Salah Ziar
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La Tribune du samedi 24 juin 2006, page
cultuelle :
L’écrivaine algérienne a
fait son entrée à l’Académie française. Assia Djebar
«Immortelle»
Par Hassan Gherab
Des monts du Chenoua,
précisément à Cherchell où elle est née, à la Coupole où, à 69 ans, elle a fait
son entrée jeudi dernier parmi les 40 «immortels» de la prestigieuse Académie
française, le chemin d’Assia Djebar, Fatima Zohra Imalayane de son vrai nom,
est tapissé de lauriers. Et ces lauriers, l’Algérienne les doit autant à son
talent d’écrivaine qu’à sa probité intellectuelle et à son attachement à ce
substrat culturel et identitaire dont elle ne s’est jamais coupée et dont elle
a nourri sa muse même quand des océans l’en séparaient physiquement.
Femme, Algérienne, musulmane, amazighe, libre et combattante, pour qu’elle le reste et que toute les femmes le soient, Assia Djebar l’a toujours été, l’est toujours et le restera, plus que jamais assurément. Elle a publié son premier roman, la Soif, en 1955, à l’âge de 19 ans. Depuis, elle n’a cessé de défendre, par le geste et par le verbe, la femme et le droit à l’émancipation des musulmanes. Ecrivaine engagée, Assia Djebar a milité et combattu pour la liberté, la justice et la vérité. Elle a pris le parti de son Algérie contre le colonisateur. Mais quand son pays s’en est pris aux femmes qui l’ont toujours porté, l’écrivaine a mis à nu ses dérives et pris le parti de la femme contre le machisme et son avatar, l’intolérance. Ces positions et cette combativité qui composent la trame de son œuvre littéraire ont aussi constitué l’essentiel de l’introduction du discours de réception d’Assia Djebar à l’Académie.
Citant le grand poète Aimé Césaire qui avait écrit que les guerres en Afrique et en Asie ont «décivilisé» et «ensauvagé l’Europe», la nouvelle «Immortelle» expliquera que les colonisés y ont perdu bien plus : «L’Afrique du Nord, du temps de l’Empire français, comme le reste de l’Afrique a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses naturelles, destruction de ses assises sociales et pour l’Algérie, exclusion dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire et l’arabe.» «La France, sur plus d’un demi-siècle, a affronté le mouvement irréversible et mondial de la décolonisation des peuples. Il fut vécu, sur ma terre natale, en lourd passif de vies humaines écrasées, de sacrifices privés et publics, innombrables et douloureux, sur les deux versants de ce déchirement […]. Le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie !», ajoutera la nouvelle académicienne qui enfonce le clou en mettant dos à dos les politiciens de tous bords qui ont retourné le couteau dans cette plaie dont ils ont «rouvert récemment la mémoire, trop légèrement et par dérisoire calcul électoraliste».
Fatima Zohra Imalayane a ainsi porté le combat de toute une vie jusqu’à sous la Coupole, là où les mots prennent tout leur poids et le verbe son plein sens, là où elle a désormais sa place, bien méritée, n’en déplaise aux détracteurs et détractrices. L’écrivain Pierre-Jean Rémy l’a d’ailleurs bien signifié dans son discours de réponse en disant que «Assia, c’est "la consolation", et Djebar, "l’intransigeance". Quel beau choix !».
Femme, Algérienne, musulmane, amazighe, libre et combattante, pour qu’elle le reste et que toute les femmes le soient, Assia Djebar l’a toujours été, l’est toujours et le restera, plus que jamais assurément. Elle a publié son premier roman, la Soif, en 1955, à l’âge de 19 ans. Depuis, elle n’a cessé de défendre, par le geste et par le verbe, la femme et le droit à l’émancipation des musulmanes. Ecrivaine engagée, Assia Djebar a milité et combattu pour la liberté, la justice et la vérité. Elle a pris le parti de son Algérie contre le colonisateur. Mais quand son pays s’en est pris aux femmes qui l’ont toujours porté, l’écrivaine a mis à nu ses dérives et pris le parti de la femme contre le machisme et son avatar, l’intolérance. Ces positions et cette combativité qui composent la trame de son œuvre littéraire ont aussi constitué l’essentiel de l’introduction du discours de réception d’Assia Djebar à l’Académie.
Citant le grand poète Aimé Césaire qui avait écrit que les guerres en Afrique et en Asie ont «décivilisé» et «ensauvagé l’Europe», la nouvelle «Immortelle» expliquera que les colonisés y ont perdu bien plus : «L’Afrique du Nord, du temps de l’Empire français, comme le reste de l’Afrique a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses naturelles, destruction de ses assises sociales et pour l’Algérie, exclusion dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire et l’arabe.» «La France, sur plus d’un demi-siècle, a affronté le mouvement irréversible et mondial de la décolonisation des peuples. Il fut vécu, sur ma terre natale, en lourd passif de vies humaines écrasées, de sacrifices privés et publics, innombrables et douloureux, sur les deux versants de ce déchirement […]. Le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie !», ajoutera la nouvelle académicienne qui enfonce le clou en mettant dos à dos les politiciens de tous bords qui ont retourné le couteau dans cette plaie dont ils ont «rouvert récemment la mémoire, trop légèrement et par dérisoire calcul électoraliste».
Fatima Zohra Imalayane a ainsi porté le combat de toute une vie jusqu’à sous la Coupole, là où les mots prennent tout leur poids et le verbe son plein sens, là où elle a désormais sa place, bien méritée, n’en déplaise aux détracteurs et détractrices. L’écrivain Pierre-Jean Rémy l’a d’ailleurs bien signifié dans son discours de réponse en disant que «Assia, c’est "la consolation", et Djebar, "l’intransigeance". Quel beau choix !».
H. G.
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El Watan samedi 24 juin 2006
Seuls articles en page
Culture : « Watcua Clan ». Les « Nomades » intègrent le
« bastion » à Oran » et : Djamel
Allam : Concert à la radio nationale, Le barde de la chanson moderne. Dans
son édition du lendemain dimanche 25 juin 2006 : « Bibliothèque
N.A : Hommage à Tahar Djaout »
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Wikipedia:
Assia Djebar, de son vrai nom Fatima-Zohra
Imalayen, née à Cherchell (Algérie) le 4 août 1936,
est une écrivaine algérienne d'origine berbère d'expression française.
Elle épouse Walid Gam, avec
lequel elle a écrit la pièce Rouge l'aube puis se remarie avec Malek Alloula,
également écrivain.
Elle enseigne la littérature française depuis
1997 à l'université de Baton Rouge aux États-Unis.
Le 16 juin 2005,
elle est élue au fauteuil 5 de l'Académie française
succédant à Georges Vedel
et y est reçue le 22 juin 2006.
Honneurs
Œuvres principales
- La Soif, 1957, roman
- Les impatients, 1958, roman
- Les Enfants du Nouveau Monde, 1962, roman
- Les Alouettes naïves, 1967, roman
- Poème pour une algérie heureuse, 1969, poésie
- Rouge l'aube, théâtre
- Femmes d'Alger dans leur appartement, 1980, nouvelles
- L'Amour, la fantasia, 1985, roman
- Ombre sultane 1987, roman
- Loin de Médine, 1991
- Vaste est la prison, 1995
- Le blanc de l'Algérie, 1996 Suite où elle met en scène trois de ses amis après leur assassinat
- La femme sans sépulture, 2002
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http://www.lemonde.fr/
LETTRES
Assia Djebar sous la Coupole
LE MONDE | 23.06.06
Un
an après son élection à l'Académie française, le 16 juin 2005, au fauteuil du
professeur Georges Vedel, la romancière Assia Djebar a été accueillie hier par
Pierre-Jean Rémy et a prononcé son discours d'intronisation. L'auteur de Femmes
d'Alger dans leur appartement (Le Livre de poche) est le premier écrivain
du Maghreb à siéger sous la Coupole.
Née en
1936 à Cherchell, à l'ouest d'Alger, elle a écrit en français de nombreux
livres - romans, nouvelles, théâtre, essais -, traduits en vingt et une
langues. Elle y traite de l'histoire algérienne, de la condition des femmes et
des conflits linguistiques.
Pierre-Jean
Rémy et Assia Djebar ont souligné le caractère symbolique d'une élection qui
marque la reconnaissance de la question coloniale au coeur de cette
institution. "En cette période si grise de la pensée où une même langue
de bois s'étend à tous les domaines du discours (...), en ce lieu
qui demeure l'un des ultimes refuges d'une vraie liberté de pensée, je sais
qu'il peut être difficile d'évoquer le destin d'une Algérienne dont tant de frères
sont morts sous des balles françaises", a affirmé Pierre-Jean Rémy.
Après
avoir vigoureusement rappelé les maux de la colonisation, la romancière a,
comme dans ses livres, rendu hommage à son père, instituteur dans un village de
montagne, ainsi qu'aux femmes de sa lignée maternelle et à leur art de la
parole.
L'universitaire,
qui enseigne depuis 2001 au département d'études françaises de New York
University, a salué ses maîtres intellectuels et les savants originaires de sa
terre et de l'Andalousie arabe, de saint Augustin à Averroès ou Ibn Khaldoun.
Avant
cette séance sous la Coupole, sur un ton moins formel, Assia Djebar s'est réjouie
d'occuper le fauteuil de Georges Vedel, doté du numéro cinq : "Un
chiffre précieux, puisqu'il évoque pour moi le symbole de la main de
Fatma."
Catherine Bédarida
Article paru
dans l'édition du 24.06.06
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Assia
Djebar : « écrire pour ne pas régresser »
« Quand j’écris, j’écris toujours comme si j’allais mourir
demain. Et chaque fois que j’ai fini, je me demande si c’est vraiment ce qu’on
attendait de moi puisque les meurtres continuent. Je me demande à quoi ça sert.
Sinon à serrer les dents et à ne pas pleurer. »
Voilà bien des années déjà un livre
m’est tombé entre les mains. Un peu par hasard. Il s’appelait : «
Loin de Médine ». De son auteur, Assia Djebar, je ne connaissais que
le nom. Tout de suite ce fut l’émerveillement. Un monde mal connu de moi, celui
de l’Islam en ses débuts, m’était offert en une langue riche et belle. On y
rencontrait des destins de femmes de l’entourage du Prophète, épouses, amantes,
guerrières, célèbres ou peu connues. Assia Djebar racontera qu’à l’origine de
ce roman, il y eut pour elle un véritable choc. En octobre 88, l’armée avait
tiré et tué des centaines de jeunes à Alger. Et elle a voulu expliquer comment
les dirigeants se servaient de l’Islam pour régler leurs comptes entre eux.
Assia Djebar est algérienne bien qu’elle
ait choisi le français comme langue d’écriture. Née dans un petit village, près
d’Alger, elle faisait partie de ces familles arabes où les filles dès l’âge de
treize ans restaient cloîtrées pour attendre l’homme choisi par le père. Mais
voilà, son père était un instituteur moderniste. Assia fit de bonnes études d’abord
au pays puis à Paris, elle devint la première algérienne diplômée ès lettres et
put se marier selon son gré. L’écriture, elle va s’en servir pour défendre la
cause des femmes. Dans toute son œuvre, elle parlera d’elles et les fera
parler. L’Histoire aussi sera toujours à la source de son inspiration. Elle a
20 ans lorsqu’elle écrit « La Soif » (1957) bientôt suivi de « Les
Impatients », puis des « Enfants du Nouveau Monde »
(1961), sur fond de guerre. Dans son 4e livre « Les Alouettes naïves »
l’écrivain revit ses souvenirs, ses rencontres avec tant d’amis sortant de
prison, ses idées sur son pays et son combat. Dans tous les romans qui vont
suivre, elle va développer le thème d’une Algérie écartelée, écrasée sous le
poids d’un monolinguisme, en proie à une violence aveugle. Car, dira-t-elle, « l’arabisation
a été menée de telle façon que (je) n’aime plus l’arabe, langue d’hommes, de
pouvoir, d’autorité ».
Elle écrit tour à tour, « L’Amour,
la Fantasia » (1985), souvenirs d’enfance. Puis une série de nouvelles
« Femmes d’Alger en leur appartement » [1]
et aussi « Le Blanc de l’Algérie », pour trois amis assassinés.
Dans « Oran langue morte », elle montrera comment l’entraide,
la solidarité étaient maintenues essentiellement par les femmes. Dans «
Vaste est la prison » (1995), l’écrivain se dresse contre les
effacements, celui de l’écriture, celui des femmes dans une société misogyne.
Son dernier livre « La Femme sans sépulture » [2], est un hommage à Zoulikha, une héroïne
de la guerre, dont les deux filles n’ont jamais pu enterrer le corps. Montée au
maquis à 40 ans, elle est arrêtée en 1958, puis elle « disparaît ».
Sa vie ou plutôt ses vies multiples, ses convictions, son combat, Assia Djebar
les décrit avec sensibilité. Mélange de narrations et des voix des deux filles,
voix de la mère morte. On est saisi à la gorge.
Assia Djebar a écrit également pour
le théâtre et a réalisé plusieurs films. Elle a reçu en 2000, le Prix de la
Paix à Francfort. Elle vit le plus souvent en France ou aux États-unis, où elle
est enseignante. C’est elle qui a choisi l’exil pour exercer, dit-elle, sa
propre résistance. « J’écris, dit-elle, comme tant d’autres
femmes écrivains algériennes avec un sentiment d’urgence, contre la régression
et la misogynie ». Dans son discours prononcé lors de la remise du
prix de la Paix, elle dira : « (...) l’écriture à laquelle je me
vouais dans ce malheur algérien (...) est le dialogue suspendu avec l’ami sur
lequel est tombée la hache, dans la tête de qui a sonné la balle, tandis que,
vous, vous survivez... ».
Dernière modification le : 5 mai 2003
[1]
Ce livre vient de paraître en édition de poche, enrichi d’une nouvelle écrite
au lendemain du 11 septembre.
http://www.amnestyinternational.be/doc
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ASSIA DJEBAR, élue à l'Académie française le 16 juin
2005, a été reçue, hier, sous la Coupole de cette institution, en présence de
nombreuses personnalités, notamment l'ambassadeur de France en Algérie et
l'ambassadeur d'Algérie en France, assis côte à côte. Assia Djebar, écrivain
reconnue à l'étranger, et régulièrement citée pour le prix Nobel de
littérature, est la première maghrébine reçue par les Immortels.
De son vrai nom Fatma-Zorah Imalhayène, l'écrivain
demeure méconnue dans l'Hexagone. Ne nous avait-elle pas affirmé : «En
France, j'ai reçu un accueil confidentiel. Je ne dirais pas que je suis un
auteur qui souffre, mais je ressens une certaine solitude ici. Alors qu'en
Allemagne, en Italie et aux États-Unis, mes livres sont très bien reçus, et
j'ai des lecteurs fidèles». Il est vrai qu'elle a décroché de nombreuses récompenses
littéraires à l'international, notamment le Grand Prix de la paix allemand.
Avec Jacqueline de Romilly, Hélène Carrère d'Encausse et
Florence Delay, elle sera la quatrième femme à siéger parmi les 38 académiciens
(deux sièges restent à pourvoir). Cet aspect-là a valeur de symbole, car
l'oeuvre d'Assia Djebar est indiscutablement marquée par son engagement en
faveur de la liberté des femmes, notamment dans la société algérienne.
Amoureuse de la langue de Molière
Autre symbole : les académiciens vont accueillir une
militante de la francophonie, une amoureuse de la langue de Molière – rappelons
que la Coupole rassemble des hommes et des femmes qu'ils soient poètes,
médecins, philosophes ou hommes d'Église «qui ont tous illustré
particulièrement la langue française». Car cette fille d'instituteur
(première Algérienne à être admise à Normale sup en 1955) enseigne la
francophonie à l'université de New York. Pour la petite histoire, elle avait
même reçu de ses nouveaux pairs la médaille de vermeil de la francophonie, en
1999.
Assia Djebar occupera le fauteuil numéro 5 laissé vacant
par Georges Vedel. À une semaine de ses 70 ans – elle est née à Cherchel, le 30
juin 1936 – la romancière, essayiste et dramaturge ne pouvait rêver à un plus
beau cadeau.
http://www.lefigaro.fr/culture/20060622.
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Un texte inédit de Assia Djebar
El Watan, 14 février 2015
1- Le père est mort,
à Paris. A l’hôpital. Juste avant l’aube et seul. A Toronto. Il est un peu plus
de minuit à Toronto, lorsque le téléphone sonne dans ma chambre du 39e étage.
Je comprends aussitôt avant que la voix, là-bas, ne m’annonce… Après, je reste
les yeux ouverts, fixant à travers la baie l’étincellement des lumières de la
nuit, dans le ciel d’Amérique du Nord.
Après… Trois jours pour le retour, pour les premiers adieux. Accompagner le père, dans son cercueil, au-dessus des flots. Dans l’avion qui rejoint Alger. Il est midi, je me souviens. Il fait soleil. Dans l’avion, je me trouve assise à côté du frère – le fils unique du père – et son épouse. Moi, figée, creusée…Au-dessus de la mer, sommes-nous ? dis-je, après tout le silence de la première partie du voyage. Au-dessus de la Méditerranée ! répond le fils unique, mon frère.
Nous revenons donc tous les trois, le père et ses enfants. Nous volons au-dessus des flots, tous les trois, ensemble. Sauf que lui, le père, est dans la cale ; dans le cercueil plombé. Sauf qu’il ne verra plus jamais la mer, la mer qui l’attend, je me dis, chez nous, dans l’antique cité.
Dans la cale, lui qui s’en revient…
2- C’est alors que je lui parle. C’est alors que je regarde, – m’emplir les yeux de la pleine et vivante lumière – pour lui. C’est alors que je me rappelle. Que, dans la cabine, contemplant par le hublot les poussières de nuages blanchâtres, flottant et masquant la Méditerranée, j’évoque pour lui d’autres traversées. De cette mer dont il fut, encore adolescent puis homme fait, constamment amoureux, et d’abord dans sa ville, avec son port antique, vieux de 2000 ans.
Lui dans la cale, moi près du hublot, tous les trois, dans cet avion du retour jusqu’à Alger.
Dernier voyage ensemble, ces derniers jours d’octobre 1995.
Peut-être parce que nous allons bientôt débarquer dans la fausse capitale, la soi-disant «imprenable», ville des corsaires et des rapines d’autrefois, cité coloniale ensuite, fardée comme une femme galante, puis métropole de la fièvre et des transes, Alger dite «la blanche». Alger aujourd’hui où surgissent, presque chaque jour, des adolescents meurtriers, qui choisissent leurs cibles puis qui disparaissent en la maudissant, elle, Alger la noire, l’éclaboussée…
Est-ce pour ces remous, ces délires sanglants dont tous parlent et que les meilleurs se mettent à craindre, quand ils n’ont pas fui ailleurs, le plus loin ailleurs, est-ce à cause de cette opacité que, flottant ainsi au-dessus de la mer, bleuâtre, immuable, moi juste au-dessus du cercueil plombé, est-ce pourquoi je me remets à lui parler ?
Moi, dans mon silence, avant de fouler le sol natal. Lui parler de mon retour et du sien ! Le père.
3-Après la veillée funéraire – où les tantes, les cousines, les amies entrent, prennent place en rond ou par petits paquets, voile blanc ou foulard sur la tête : murmures revenus de mon enfance que lui, le père doit percevoir, dans les limbes de son ultime voyage, sans nul doute – après cette nuit de tristesse et de longs bavardages, à l’aube, les hommes sont venus pour l’enlèvement.
Dans un coin du jardin, recroquevillée, je regarde : la boîte, enfin, le cercueil, fermé depuis deux jours où seule une lucarne en verre, au niveau du visage, permettait de le voir, endormi, paupières baissées (encerclant la face, une mince lisière de soie verte : je l’ai vu, là-bas, à la morgue de l’hôpital français, je n’ai plus voulu m’approcher de ce visage sous verre, même hier, même chez nous, non…).
Ainsi, quatre ou cinq hommes, les bras en offrande, viennent ; ils le portent, ils l’emportent : son fils unique, ses neveux suivent, puis des hommes d’âge, les épaules courbées, eux encore vaillants, ses derniers amis, ses cadets.
Les femmes, dans la grande maison, soudain sombre, traversent les chambres, sans lui désormais : elles vont se préparer pour leur tour des liturgies, le lendemain matin.
Funérailles en deux temps… Qui l’enterre vraiment, aujourd’hui ou demain ? Fera-t-il encore soleil demain ?
L’enterrer, cela veut dire mettre en terre, non, sous terre, sous, sous… Et le soleil ? Alors qu’ils l’emportent, tout le long de la prochaine heure de voyage, il ne la verra pas ? Vraiment ?... Cela est-il possible ? Enterrer. En… terrer… Non !
La mer. C’est la mer qui attend. Qui attend mon père.
4-Moi, dans le jardin, à l’instant où son corps est hissé dans la voiture, j’entends un long son rauque, tressautant, écorché : ma voix qui continue, gémissement informe, assourdi, pour prolonger quoi, accompagner le père, en dépit des hommes là-bas qui disparaissent.
Une voix de matrone triste soupire en arabe :
– Il avait atteint ses quatre-vingts ans, notre Aimé ! Nous aurions dû, toutes, pousser le «youyou» de gloire, tandis qu’il quittait sa demeure !
– Un youyou de joie, en ces jours de sang ? Non… intervint une autre. Heureux qui meurt comme lui, de mort naturelle !
Pas dans ce quartier, à l’autre bout de la ville, une bombe explose, l’après-midi, devant un lycée : trois jeunes filles y trouvent la mort, ainsi qu’un journaliste de la soixantaine. Je saurai le jour-même le nom de cet homme ; il avait pris sa retraite quelques mois auparavant. Il était allé chercher sa dernière fille à ce lycée qui était visé.
5-C’est la mer – la mer Méditerranée, aux pieds de ma petite ville d’enfance, l’ancienne Césarée – qui me consolera.
Je n’ai pas pu aller au cimetière : chaque aube, les trois jours suivants, je me préparais : nous étions un petit groupe, dix tout au plus, des tantes, des nièces, ma fille, ma mère. Les voitures nous attendaient pour une heure de route, le long des villages du bord de mer : parvenir ensuite au cimetière agreste, dominant tout là-haut la cité et son port, s’asseoir autour de la tombe, regarder l’oranger que sa sœur a planté ; surtout parler, parler de lui, lui parler… L’absent, le présent !
Les trois jours suivants, je me préparais donc. Il faisait toujours soleil, cette fin d’octobre, comme si ce n’était plus un doux automne, mais un glorieux printemps. Au moment de me joindre aux autres, mon sursaut : «Non !» Sans raison.
«Non, je n’irai pas !» Malgré l’assistance et son attente ; sa patience. «Non, je ne peux pas ! Demain, peut-être…»
Je rentre dans la grande maison où vont et viennent quelques cousines, les plus âgées, trop lasses pour le voyage. Mais elles, elles attendent le quarantième jour !... L’une d’elles prépare le repas : avec des précautions, et presque des mines ; comme une fête.
– C’est une fête, prétend-elle : il n’est pas donné à chaque croyant, balbutie-t-elle, de partir ainsi sereinement !
– Il ne voulait pas mourir à Paris, dis-je. Chez lui, dans sa petite ville, il n’aurait pas été ainsi, les dernières semaines, sans désir de lutter !
– N’importe, rétorque la vieille parente. Il est parti comme un prince ! Si tu ne nous l’avais pas ramené pour dormir parmi les siens, je t’en aurais voulu !
– Evidemment !
Je n’ai su que dire, ces matins du premier deuil : «Je n’irai pas, ou pas encore ! Je veux croire qu’à cause de ce soleil, là-bas, enfin chez lui, il s’installe : surtout que de si haut, il contemple la mer, le port rétréci, aux pierres rousses, le phare.
Le père, il se repaît, certes yeux fermés et étendu de tout son long, de ce paysage méditerranéen ; à l’horizon, «sa» mer, il y descendait chaque jour, dans son enfance et sa jeunesse d’abord (l’ombre de son vieux père, assis près du square et il sourit à ce fantôme), il parvenait à la rade où, une fois l’an, il participait au championnat du crawl, sur la plus longue distance : aller et retour du port jusqu’au phare au loin, à demi-englouti… Lui, le jeune homme, devenu champion.
Lui qui, peu après cette première fierté, avait protesté : c’était les années 1930. Avec son meilleur ami, il avait foulé le sable de la petite plage réservée aux Européens : deux jeunes Arabes, très beaux, en maillot, s’étaient dressés devant la plaque : «Entrée interdite aux Arabes». Du pied, en silence, ils l’avaient renversée. Ils avaient ensuite nargué les belles baigneuses…
«Il contemple aujourd’hui son paysage, dans une vue panoramique»… Ses remontées, chaque soir d’été, les cheveux mouillés, les muscles un peu las et quand il se penchait, à l’entrée de la petite maison, pour m’embrasser – moi, son aînée, âgée alors de 4 ou 5 ans, il me semble – je humais sur lui l’odeur troublante, persistante :
– Voici un oursin pour toi, spécialement !
Il m’ouvrait la coque. Me fascinait la chair rosâtre et molle. Je n’osais la manger ainsi toute crue !
– Je veux l’oursin, mais seulement pour l’odeur ! soupirais-je, puis j’exigeais :
– Quand donc me mèneras-tu avec toi, jusqu’à la plage ?
C’était encore l’époque – pour ma mère, ses amies, et même nous, les fillettes – où nous ne pouvions prétendre y descendre : nous admirions un pan de l’horizon marin toujours de loin, en montant sur les terrasses de la maison blanche.
7- Me poursuit encore aujourd’hui cette odeur de l’oursin. A demi-vivant, dans les paumes du jeune homme qu’était mon père.
Je n’ai pu y aller, au cours de ces premiers jours de deuil, avec les officiantes de la famille, au cimetière… J’irai un jour, bientôt, jusque près de l’oranger et de la tombe : ce sera en gravissant la pente, à partir du port, non loin de son phare antique, je traverserai ensuite la place aux belhombras vénérables et aux têtes romaines regardant dans le vide ; puis je suivrai les ruelles familières, celles que j’empruntais, enfant, pour aller de maison en maison – un jeu de vacances d’autrefois – ; parvenue au cirque s’écroulant entre les vieilles maisons arabes, je finirai par trouver le chemin.
Bien sûr, j’arriverai, toujours au matin et dans le même resplendissant soleil, j’arriverai jusqu’à lui : sûre plus que jamais que de là, il contemple sans fin l’horizon bleu d’acier luisant.
La mer enfin, mais de là-haut. Le père, témoin.
Janvier 1998. Louisiana / (Copyright Assia Djebar)
------ LA NOUBA DES FEMMES -------
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Après… Trois jours pour le retour, pour les premiers adieux. Accompagner le père, dans son cercueil, au-dessus des flots. Dans l’avion qui rejoint Alger. Il est midi, je me souviens. Il fait soleil. Dans l’avion, je me trouve assise à côté du frère – le fils unique du père – et son épouse. Moi, figée, creusée…Au-dessus de la mer, sommes-nous ? dis-je, après tout le silence de la première partie du voyage. Au-dessus de la Méditerranée ! répond le fils unique, mon frère.
Nous revenons donc tous les trois, le père et ses enfants. Nous volons au-dessus des flots, tous les trois, ensemble. Sauf que lui, le père, est dans la cale ; dans le cercueil plombé. Sauf qu’il ne verra plus jamais la mer, la mer qui l’attend, je me dis, chez nous, dans l’antique cité.
Dans la cale, lui qui s’en revient…
2- C’est alors que je lui parle. C’est alors que je regarde, – m’emplir les yeux de la pleine et vivante lumière – pour lui. C’est alors que je me rappelle. Que, dans la cabine, contemplant par le hublot les poussières de nuages blanchâtres, flottant et masquant la Méditerranée, j’évoque pour lui d’autres traversées. De cette mer dont il fut, encore adolescent puis homme fait, constamment amoureux, et d’abord dans sa ville, avec son port antique, vieux de 2000 ans.
Lui dans la cale, moi près du hublot, tous les trois, dans cet avion du retour jusqu’à Alger.
Dernier voyage ensemble, ces derniers jours d’octobre 1995.
Peut-être parce que nous allons bientôt débarquer dans la fausse capitale, la soi-disant «imprenable», ville des corsaires et des rapines d’autrefois, cité coloniale ensuite, fardée comme une femme galante, puis métropole de la fièvre et des transes, Alger dite «la blanche». Alger aujourd’hui où surgissent, presque chaque jour, des adolescents meurtriers, qui choisissent leurs cibles puis qui disparaissent en la maudissant, elle, Alger la noire, l’éclaboussée…
Est-ce pour ces remous, ces délires sanglants dont tous parlent et que les meilleurs se mettent à craindre, quand ils n’ont pas fui ailleurs, le plus loin ailleurs, est-ce à cause de cette opacité que, flottant ainsi au-dessus de la mer, bleuâtre, immuable, moi juste au-dessus du cercueil plombé, est-ce pourquoi je me remets à lui parler ?
Moi, dans mon silence, avant de fouler le sol natal. Lui parler de mon retour et du sien ! Le père.
3-Après la veillée funéraire – où les tantes, les cousines, les amies entrent, prennent place en rond ou par petits paquets, voile blanc ou foulard sur la tête : murmures revenus de mon enfance que lui, le père doit percevoir, dans les limbes de son ultime voyage, sans nul doute – après cette nuit de tristesse et de longs bavardages, à l’aube, les hommes sont venus pour l’enlèvement.
Dans un coin du jardin, recroquevillée, je regarde : la boîte, enfin, le cercueil, fermé depuis deux jours où seule une lucarne en verre, au niveau du visage, permettait de le voir, endormi, paupières baissées (encerclant la face, une mince lisière de soie verte : je l’ai vu, là-bas, à la morgue de l’hôpital français, je n’ai plus voulu m’approcher de ce visage sous verre, même hier, même chez nous, non…).
Ainsi, quatre ou cinq hommes, les bras en offrande, viennent ; ils le portent, ils l’emportent : son fils unique, ses neveux suivent, puis des hommes d’âge, les épaules courbées, eux encore vaillants, ses derniers amis, ses cadets.
Les femmes, dans la grande maison, soudain sombre, traversent les chambres, sans lui désormais : elles vont se préparer pour leur tour des liturgies, le lendemain matin.
Funérailles en deux temps… Qui l’enterre vraiment, aujourd’hui ou demain ? Fera-t-il encore soleil demain ?
L’enterrer, cela veut dire mettre en terre, non, sous terre, sous, sous… Et le soleil ? Alors qu’ils l’emportent, tout le long de la prochaine heure de voyage, il ne la verra pas ? Vraiment ?... Cela est-il possible ? Enterrer. En… terrer… Non !
La mer. C’est la mer qui attend. Qui attend mon père.
4-Moi, dans le jardin, à l’instant où son corps est hissé dans la voiture, j’entends un long son rauque, tressautant, écorché : ma voix qui continue, gémissement informe, assourdi, pour prolonger quoi, accompagner le père, en dépit des hommes là-bas qui disparaissent.
Une voix de matrone triste soupire en arabe :
– Il avait atteint ses quatre-vingts ans, notre Aimé ! Nous aurions dû, toutes, pousser le «youyou» de gloire, tandis qu’il quittait sa demeure !
– Un youyou de joie, en ces jours de sang ? Non… intervint une autre. Heureux qui meurt comme lui, de mort naturelle !
Pas dans ce quartier, à l’autre bout de la ville, une bombe explose, l’après-midi, devant un lycée : trois jeunes filles y trouvent la mort, ainsi qu’un journaliste de la soixantaine. Je saurai le jour-même le nom de cet homme ; il avait pris sa retraite quelques mois auparavant. Il était allé chercher sa dernière fille à ce lycée qui était visé.
5-C’est la mer – la mer Méditerranée, aux pieds de ma petite ville d’enfance, l’ancienne Césarée – qui me consolera.
Je n’ai pas pu aller au cimetière : chaque aube, les trois jours suivants, je me préparais : nous étions un petit groupe, dix tout au plus, des tantes, des nièces, ma fille, ma mère. Les voitures nous attendaient pour une heure de route, le long des villages du bord de mer : parvenir ensuite au cimetière agreste, dominant tout là-haut la cité et son port, s’asseoir autour de la tombe, regarder l’oranger que sa sœur a planté ; surtout parler, parler de lui, lui parler… L’absent, le présent !
Les trois jours suivants, je me préparais donc. Il faisait toujours soleil, cette fin d’octobre, comme si ce n’était plus un doux automne, mais un glorieux printemps. Au moment de me joindre aux autres, mon sursaut : «Non !» Sans raison.
«Non, je n’irai pas !» Malgré l’assistance et son attente ; sa patience. «Non, je ne peux pas ! Demain, peut-être…»
Je rentre dans la grande maison où vont et viennent quelques cousines, les plus âgées, trop lasses pour le voyage. Mais elles, elles attendent le quarantième jour !... L’une d’elles prépare le repas : avec des précautions, et presque des mines ; comme une fête.
– C’est une fête, prétend-elle : il n’est pas donné à chaque croyant, balbutie-t-elle, de partir ainsi sereinement !
– Il ne voulait pas mourir à Paris, dis-je. Chez lui, dans sa petite ville, il n’aurait pas été ainsi, les dernières semaines, sans désir de lutter !
– N’importe, rétorque la vieille parente. Il est parti comme un prince ! Si tu ne nous l’avais pas ramené pour dormir parmi les siens, je t’en aurais voulu !
– Evidemment !
Je n’ai su que dire, ces matins du premier deuil : «Je n’irai pas, ou pas encore ! Je veux croire qu’à cause de ce soleil, là-bas, enfin chez lui, il s’installe : surtout que de si haut, il contemple la mer, le port rétréci, aux pierres rousses, le phare.
Le père, il se repaît, certes yeux fermés et étendu de tout son long, de ce paysage méditerranéen ; à l’horizon, «sa» mer, il y descendait chaque jour, dans son enfance et sa jeunesse d’abord (l’ombre de son vieux père, assis près du square et il sourit à ce fantôme), il parvenait à la rade où, une fois l’an, il participait au championnat du crawl, sur la plus longue distance : aller et retour du port jusqu’au phare au loin, à demi-englouti… Lui, le jeune homme, devenu champion.
Lui qui, peu après cette première fierté, avait protesté : c’était les années 1930. Avec son meilleur ami, il avait foulé le sable de la petite plage réservée aux Européens : deux jeunes Arabes, très beaux, en maillot, s’étaient dressés devant la plaque : «Entrée interdite aux Arabes». Du pied, en silence, ils l’avaient renversée. Ils avaient ensuite nargué les belles baigneuses…
«Il contemple aujourd’hui son paysage, dans une vue panoramique»… Ses remontées, chaque soir d’été, les cheveux mouillés, les muscles un peu las et quand il se penchait, à l’entrée de la petite maison, pour m’embrasser – moi, son aînée, âgée alors de 4 ou 5 ans, il me semble – je humais sur lui l’odeur troublante, persistante :
– Voici un oursin pour toi, spécialement !
Il m’ouvrait la coque. Me fascinait la chair rosâtre et molle. Je n’osais la manger ainsi toute crue !
– Je veux l’oursin, mais seulement pour l’odeur ! soupirais-je, puis j’exigeais :
– Quand donc me mèneras-tu avec toi, jusqu’à la plage ?
C’était encore l’époque – pour ma mère, ses amies, et même nous, les fillettes – où nous ne pouvions prétendre y descendre : nous admirions un pan de l’horizon marin toujours de loin, en montant sur les terrasses de la maison blanche.
7- Me poursuit encore aujourd’hui cette odeur de l’oursin. A demi-vivant, dans les paumes du jeune homme qu’était mon père.
Je n’ai pu y aller, au cours de ces premiers jours de deuil, avec les officiantes de la famille, au cimetière… J’irai un jour, bientôt, jusque près de l’oranger et de la tombe : ce sera en gravissant la pente, à partir du port, non loin de son phare antique, je traverserai ensuite la place aux belhombras vénérables et aux têtes romaines regardant dans le vide ; puis je suivrai les ruelles familières, celles que j’empruntais, enfant, pour aller de maison en maison – un jeu de vacances d’autrefois – ; parvenue au cirque s’écroulant entre les vieilles maisons arabes, je finirai par trouver le chemin.
Bien sûr, j’arriverai, toujours au matin et dans le même resplendissant soleil, j’arriverai jusqu’à lui : sûre plus que jamais que de là, il contemple sans fin l’horizon bleu d’acier luisant.
La mer enfin, mais de là-haut. Le père, témoin.
Janvier 1998. Louisiana / (Copyright Assia Djebar)
Assia Djebar
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------ LA NOUBA DES FEMMES -------
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La_Nouba_des_femmes_du_Mont_Chenoua_ Partie 1.2_
La_Nouba_des_femmes_du_Mont_Chenoua_ Partie 2.2_
El Watan, le 14.02.15 |
ASSIA
DJEBAR cinéaste : «LA NOUBA DES FEMMES DU MONT CHENOUA»
Cet article est paru dans «Algérie-Actualités»
du 13 juillet 1978, après la diffusion à la télévision nationale du film de
Assia Djebar qui faisait déjà l’objet d’une vive polémique dans les milieux
culturels. Le chapeau de présentation de l’article y faisait clairement référence :
«Bien des femmes racontent les mémoires de femmes, la Nouba d’Assia Djebar est
aussi et surtout une œuvre controversée. Kheireddine Ameyar prend position».
Rappelons que le film a reçu l’année suivante le prix de la Critique
internationale à la Mostra de Venise. Au-delà du sujet, c’est aussi l’occasion
pour nous de rendre hommage à un grand journaliste algérien. Polyvalent et
érudit, grand débatteur, Kheireddine Ameyar (1946-2000) excellait dans la
critique cinématographique comme dans tous les domaines du journalisme.
Dans son émission «Le Club des téléspectateurs», Ahmed Bedjaoui a eu
l’excellente initiative de nous programmer ce mardi la Nouba des femmes de
Chenoua, de l’écrivaine-cinéaste Assia Djebar. S’il a pris le soin d’aviser le
public — dont il faut bien convenir «dans la foulée», qu’il était privé, on ne
sait pas trop pourquoi, d’un débat qui aurait pu certainement être intéressant
et dont l’absence risque de nuire beaucoup à cette œuvre — que ce film ne
ferait pas que des gens «heureux», le présentateur ne pouvait, bien sûr,
préjuger de l’accueil qui serait fait par le public à cette production.Pourtant, bien qu’il soit encore trop tôt pour se prononcer, il paraît évident que Nouba est entré dans le monde du cinéma par une porte qui n’est certainement pas celle de service. Certains l’aimeront, d’autres le haïront — ceux-ci ont déjà commencé à le maudire — en dépit du fait qu’incontestablement, à partir de ce mardi, le cinéma algérien a une nouvelle et très sérieuse référence. Lorsque nous avions rencontré Assia Djebar il y a quelques jours, le temps n’était pas à ce qu’il est convenu d’appeler le «beau fixe». Rentrée de Tunis-Carthage, déçue et amère du fait que son film n’était pas passé comme prévu dans la compétition (…).
Elle n’était pas du tout ce qu’on pourrait appeler une «personne calme» et tempestait comme une furie contre toute l’humanité qui l’avait certainement trahie et qui avait même presque souhaité, consciemment ou de manière plus inavouée, la mort de cette femme dont le seul tort, à ses yeux, est que toute sa vie fut consacrée à la lutte pour la promotion de la femme.
Chacun luttant comme il le peut, Assia a engagé son combat dans la culture par le livre et, maintenant, le film. Dans de telles conditions, il paraissait sinon important de discuter avec elle, du moins tout à fait prématuré de le faire, d’autant que dix jours auparavant, à Tunis, la prise de contact entre nous ne fut pas, à vrai dire, très heureuse. Mais les choses étant ce qu’elles sont, il eut été parfaitement anormal qu’une telle rencontre, une fois décidée, ne déboucha pas sur l’essentiel, c’est-à-dire, aujourd’hui, pour Assia Djebar et pour tout le monde, son film et, à travers lui, sa seconde et parallèle carrière de cinéaste.
Pourrais-je être «taxé» alors de subjectivisme en disant tout net que le film d’Assia Djebar est non seulement un grand film, mais que, surtout, il risque de poser en termes cruciaux pour bon nombre de cinéastes la «question» de l’écriture scénique ? Ce qu’il convient de mieux pour l’instant serait, peut-être, un statu quo au bout duquel chacun, après avoir laissé les choses se décanter et les passions s’apaiser, reviendrait débattre de cette importante question.
La Nouba des femmes du Chenoua est-il un film de fiction ou un documentaire, ou bien alors cette question serait-elle vide de sens ? «Le documentaire ou la fiction, je ne sais pas trop : l’un dans l’autre, peut-être. Le film, pour moi, c’est la recherche de la parole, du son. De la parole d’autre que moi, qui est celle des femmes du Chenoua, par solidarité pour les femmes de mon enfance.» La parole a dans le film une importance capitale, puisque plus qu’un support, elle devient un élément qui participe directement à l’homogénéité du film. Pourquoi un tel choix ?
Ce qui m’a le plus préoccupée dans Nouba a été le problème de la mémoire. Comment trouver le lien entre ce qui se narrait de vécu et ce qui se déroulait dans un passé plus immédiat ou dans le présent. La parole a été avec la musique une partie essentielle du ‘‘tissu sonore’’ sans lequel mon film n’existerait pas». Le fait culturel investi par les femmes du Mont Chenoua l’est par la parole et celle-ci intervient indépendamment de l’auteur — représenté dans le film par cette jeune femme — trop émancipée pour être vraie, selon les points de vue plus que justes de nombre de nos grands-mères. Cette parole n’est pas «techniquement» la réponse à une question, et l’aspect documentaire dans ce film n’est pas réductible à l’interview : «Poser une question, c’est déjà limiter le champ de la réponse, limiter la personne elle-même.
Ecouter, c’est me faire oublier et essayer de ‘‘voir’’ à quel moment une personne qui parle est vraie, qu’elle touche à la sensibilité. Cela, on ne peut l’entendre qu’en étant en arrière-fond, tout en restant très disponible et totalement réceptif. Avez-vous remarqué comme cela est difficile avec nos mères qui jamais ne s’offrent, ne s’avouent totalement. On ne peut les toucher, nos mères, que lorsque surgit le fond, malgré la pudeur, la retenue, malgré ce que dans notre pays on appelle ‘‘el-hechma’’».
(…) Je la regardais s’ouvrir sur un problème qu’elle connaît trop pour le vivre continuellement, qui est tellement important, mais si méconnu. «Nos mères sont comme des barrages. Il y a en elles une grande retenue et le peu qui en sort n’est jamais que le peu qui s’échappe, par de toutes petites fissures. Ouvrir les digues, c’est non pas leur apprendre à parler — elles le font si bien — mais les écouter. Chez nous, les femmes ne parlent jamais devant l’homme, en face de lui. Même le fils, lorsqu’il grandit, voit s’échapper la réceptivité qu’il avait de sa mère, non pas qu’il ne sache plus l’écouter, mais parce que celle-ci ne lui parle plus comme avant. Il a grandi, il est devenu un homme. La vieille de chez nous, vous l’avez remarqué, s’accapare le discours et parle même à la place de sa bru trop jeune pour être à ‘‘l’abri’’ de ce qui ne ‘‘se dit pas’’. Nos mères disent toujours qu’il y a mille façons de parler, alors qu’en fait cela, pour moi, n’est que l’expression d’un rapport de force défavorable à la femme et rien d’autre».
C’est donc plus sous cette optique — il y en a d’autres — qu’il faut essayer de comprendre Nouba des femmes de Chenoua qui, comme toutes les autres, pratiquent à merveille ce qu’Assia dit être la «litote», ne sont pas dépourvues non plus de l’allusion, de ce «deuxième degré de l’expression orale», même si pour rappeler le passé, Assia Djebar a imposé à son film une retenue qui est une forme élevée de respect de la souffrance des mères dans leurs peines. «Parler du passé, c’est là mon grand problème. Le film est une tentative de remonter le temps avec les femmes, par leurs souvenirs, mais sans jamais les choquer ou raviver leurs plaies. C’est autant la façon de parler du passé que ce propre passé qui est important pour nous».
C’est pour cela que dans son film certaines séquences et certains plans sont significatifs. Ainsi, chaque fois qu’une femme parle, la caméra reste fixe tandis que la voix remonte le temps et, inversement, elle se «balade» à d’autres moments pour arriver à des «raccords» qui sont plus que réussis, parce que toujours étudiés. Une telle approche morale fait comprendre, a posteriori, pourquoi la technique de l’interview eut été inefficace, voire indécente en pareil cas, comme, par exemple, lorsqu’une des femmes rappelait qu’elle avait perdu son mari, ses trois enfants et son frère. (…).
C’est cette forme de profond réalisme qui donne au film une place à part dans le cinéma périphérique ou documentaire, une place qui sera essentielle à l’avenir quoi que nous puissions dire aujourd’hui. Il y a après ce qui s’entend et qui renforce aussi la qualité du témoignage, ce qui se voit, à travers la caméra, de manière tout à fait indépendante de la voix, qui fait même dire, déjà à certains, à tort, que le film pécherait parce que fait par un écrivain : «Réaliser un documentaire parce que le film est un peu un documentaire, c’est voir pour de vrai, c’est y voir un ‘‘regard intérieur’’. C’est tellement évident que je dis qu’il faut faire du cinéma avec des gens qui ont été aveuglés et qui regardent ensuite avec un amour neuf, renouvelé et renforcé».
Etre dans l’image a constitué le problème, en réalité, d’Assia Djebar dans Nouba des femmes du Chenoua, qui voulait se faire oublier, ne pas parler, mais surtout «voir» avec un regard non neutre. «Si je suis dans l’image, je suis dans le regard», dit cette femme qui ne veut pas qu’on la photographie beaucoup. «Ce regard, qui est en fait une question essentielle pour la femme algérienne. Il y a dix mille regards différents, mais il y a comme dans cette phrase accusatrice, ce ‘‘regard espion’’ qui est celui que jette l’homme à la femme et qui la dépossède, en partie, du respect des autres. N’importe quelle femme voilée qui accède au monde par le regard se considère comme ‘‘espionnée’’.
C’est pour cela que plus loin que cet aspect, le documentaire doit, en même temps que la dénonciation du ‘‘regard espion’’, donner à voir. Il doit montrer comment voir autrement ce qu’on voit tous les jours et qu’on oublie tellement. C’est pour cela qu’au lieu des images extraordinaires, montrer ce qu’il y a de simple est plus efficace. Faire un film sur une histoire qui fait pleurer même les hommes ne dérange pas parce que sans lendemain. Montrer la vie d’une femme simplement, avec son enfant, c’est, je crois, plus aimable».
Et puis, il y a la musique sur laquelle, en partie, le film est construit. Le titre évocateur, lui-même n’échappe pas à la référence de la musique, ni sa propre construction «intérieure», modulée en istikhbar en m’sedar, en dardj, en insiraf et puis finalement en khlass. Le film peut se décomposer en autant de parties, comme une nouba.
«Bien que la nouba soit une musique citadine, j’ai choisi ce titre. Les femmes du Chenoua appellent nouba une histoire, celle qu’elles racontent séparément. Mais, en réalité, le problème pour moi est de reconstituer dans le ‘‘tissu sonore’’ ce qui peut permettre de retrouver une unité. Cette unité musicale j’y arrive doucement à la fin du film en puisant dans tout notre terroir musical».
Dépasser le cadre régional de Chechell pouvait être possible surtout lorsqu’on voit la grand-mère sur le lit «kouba» et dans un mouvement arrière de la caméra, les femmes de tout le pays assises les unes à la suite des autres. La musique dans ce film, avec l’image et la parole, devient ainsi une troisième composante, qui a bouleversé la composition classique en y introduisant des éléments de la musique populaire.
Elle n’est ni gratuite ni le fait d’un simple caprice : «Bela Bartock, en étudiant la musique folklorique des pays slaves, a poussé ses recherches en direction de la Turquie et de la Méditerranée. L’un des morceaux que j’ai introduit, et qui est joué à la flûte et au violon, il a fallu en discuter les droits fermement avec la femme de Bartock à Londres. En réalité, j’avais appris que Bela Bartock avait séjourné à Biskra et qu’il avait dans son œuvre expressément fait référence au caractère ‘‘oriental’’ du morceau choisi».
Plus loin que ce «mélange musical», en lui-même très significatif de la somme de travail que les recherches d’Assia Djebar ont nécessité, il est important, me semble-t-il, d’y voir la volonté de l’auteur de trouver le chemin du passé culturel du pays, en l’appréhendant à travers la nécessité du monde moderne. (…).
Assia Djebar, finalement se livre. De tout cela, malgré qu’il y ait encore trois années lumières à dire et à écrire sur ce film et sur ce qu’il peut dégager comme perspectives, il ressort la quête de cette femme vers la permanence de notre identité culturelle nationale. Historienne de formation, elle nous restitue un film qui peut être appréhendé selon une méthode de recherche historique classique. Sociologue en même temps, elle rend, à travers une enquête qui s’éloigne beaucoup du mépris dans lequel «l’ethnographisme» occidental tient l’homme attaché à ses traditions, une réalité culturelle qui, si elle est propre au Mont Chenoua auquel Assia Djebar reste effectivement attachée parce que lieu de son enfance, n’en demeure pas moins nationale en même temps. «Si tu t’enfonces dans ton terroir, tu retrouves l’horizon de tout, d’un coup».
Cette merveilleuse vérité, dite par Assia Djebar tout simplement, de manière qui a trop de comptes à rendre à la
recherche scientifique pour rester encore émotive, explique plus cette œuvre que les prétendues références littéraires du film. Non, il ne me semble pas que l’auteur des «Alouettes naïves» ait fait «Nouba des femmes du Chenoua» comme on écrit un livre. Il a tourné parce qu’il voulait «dire» autre chose, plutôt que l’écrire. Le dire en arabe pour n’avoir pas, pour l’heure, qu’à écrire, sans autre perspective, qu’en français. Ceci est déjà un tout autre problème. Peut-être devrions-nous y revenir à l’occasion ?
Kheireddine Ameyar
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CI_DESSOUS UN TEXTE DE ASSIA DJEBAR A LA SUITE DE L'ASSASSINAT DE ABDELKADER ALLOULA PARU in: En mémoire du futur texte collectif- Ed Sindbad Actes sud(LIRE ICI EN FIN DE PAGE - après André Brink- des articles sur ASSIA DJEBAR)
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2_ ANDRE BRINK
Mort de l'écrivain sud-africain André Brink
Il était l'ami de Nelson
Mandela, un infatigable défenseur des droits humains et surtout l'un
des plus grands romanciers sud-africains. L'écrivain, universitaire et
intellectuel André Brink est mort vendredi 6 février à l'âge de 79 ans.
Avec les Prix Nobel J.M. Coetzee et Nadine Gordimer, disparue le 13 juillet 2014, deux autres figures majeures du paysage littéraire sud-africain, cet humaniste hypersensible aura marqué littérairement et politiquement des générations entières.
Lire l'entretien avec André Brink : "Nous ne sommes pas une espèce tout à fait
réussie"
Né le 29 mai 1935 à
Vrede – une petite ville qui fut un bref moment la capitale de l'Etat
libre d'Orange, pendant la seconde guerre des
Boers, et dont le nom en néerlandais comme en afrikaans signifie
prophétiquement « paix » –, Brink était le fils d'une institutrice et d'un
magistrat eux-mêmes descendants de colons boers installés en Afrique depuis trois siècles. Autant dire
qu'il n'avait pas nécessairement hérité, si l'on peut dire, des ferments de la
rébellion.
Au Monde, en 2010, il décrivait d'ailleurs son adolescence
privilégiée, dans un village afrikaner reculé. Celle d'un garçon ne se posant
guère de questions sur l'ordre établi ni sur la politique de Pretoria. Un jeune homme qui
avouait même n'avoir
jamais connu le nom de la nounou noire qui l'avait porté sur son dos et lui
avait appris la langue sotho. Et puis… il y eut l'éveil — ou la « bifurcation », pour reprendre le titre
d'un de ses livres
. « Une seconde naissance », avait-il
coutume de dire.
LA VOIE DES MOTS
En 1959, après une
double maîtrise d'afrikaans et d'anglais obtenue à l'université de
Potchefstroom, il part pour Paris.
Il a 25 ans lorsqu'il rencontre à la Sorbonne des étudiants noirs qui –
c'est la première fois qu'il voit ça ! – ne sont en apparence aucunement
exclus du système social.
Sa prise de conscience des abominations de l'apartheid coïncide avec une « histoire d'amour » pour la France,
où la littérature – Hugo, Zola, Anouilh, Colette, Simenon et surtout
Camus, dont il était le traducteur en afrikaans – jouera un rôle décisif.
Peu à peu, sa position
contre l'apartheid se durcit, comme en témoigne son œuvre, écrite en deux
langues originales – en afrikaans et en anglais – et entamée en 1964
avec L'Ambassadeur (Stock, 1986), sorti
comme nombre de ses ouvrages d'abord en afrikaans puis en anglais (Die Ambassadeur, 1964, File
on a Diplomat, 1967).
En 1968, ayant fait le
choix de quitter
la France, il regagne son pays et déclare à propos des différents types
d'actions possibles contre l'apartheid : « On
peut opter
pour une action pratique et “efficace” (soit en jetant des bombes, soit en
faisant de la politique)
; ou l'on peut opter pour l'écriture, qui, dans le contexte du tiers monde devient une forme d'action significative
» (Le Monde du 26 octobre 1984 ).
Brink choisit la voie
des mots. Après L'Ambassadeur
viennent plus d'une vingtaine de livres
— romans, mémoires, essais… — parmi lesquels Au plus
noir de la nuit (Stock, 1976, interdit par la censure
sud-africaine), Une saison blanche et sèche
(Stock, 1980, prix Médicis étranger en France), adaptée au cinéma en 1989 par la réalisatrice Euzhan
Palcy, Le Mur de la peste (Stock, 1984), Un acte de terreur (Stock, 1991), ou encore, plus
récemment, Philida (Actes Sud, 2014, « Le
Monde des livres
» du 19 septembre).
ÉCLAIRER LA « RÉALITÉ AMBIGUË »
Relire Brink à la
lumière des attaques djihadistes de janvier est une expérience saisissante.
Prenez Un acte de terreur, par exemple.
L'écrivain y explore justement ce mode
d'action « pratique et efficace » qu'il a
toujours écarté. Son héros, Thomas Landman, un rêveur plongé dans ses livres,
ses photographies et ses pensées, est un solitaire qui au début du roman
s'écrie : « On ne me convaincra jamais, jamais, que la
violence peut se justifier.
»
Pourtant, l'on suit son
itinéraire intérieur qui le conduit à faire
exploser une bombe lors d'une sortie officielle du président — la bombe manquera
sa cible et fera des victimes innocentes. Suspense, émotion. « La réflexion sur le terrorisme aboutit volontiers à une
interrogation sur la condition humaine », disait Tolstoi.
A cette visée
métaphysique, Brink disait qu'il voulait adjoindre
deux buts supplémentaires. « Même dans l'écriture,
plusieurs choix sont possibles, soulignait-il. On peut devenir
si habile et ingénieux que seule une poignée de lecteurs initiés comprendra
l'œuvre. Ou l'on peut descendre
au niveau d'une propagande vulgaire. » Considérant ces deux options
comme « indignes », il soulignait qu'en
littérature, seule doit être
éclairée la « réalité ambiguë » dont parle
Barthes. « Je dois m'efforcer
d'être digne des exigences et des complexités de l'univers sociopolitique
auquel j'appartiens, répétait-il. Et en même temps, je dois m'efforcer d'être
digne des exigences de la création littéraire. Seule la qualité détermine
l'efficacité. » Une conception très haute de la liberté
d'expression.
Par Florence
Noiville
Le Monde.fr
http://www.lemonde.fr/afrique
L'écrivain sud-africain André Brink est mort
Il avait obtenu le Médicis étranger en 1980 pour son roman le plus célèbre, «Une saison blanche et sèche» à l'époque censuré par le régime de l'apartheid contre lequel il était très engagé
L’écrivain sud-africain André Brink, engagé contre l’apartheid et auteur notamment d'Une saison blanche et sèche, est décédé dans la nuit de vendredi à samedi à l’âge de 79 ans, ont rapporté des médias sud-africains. Ancien professeur d’anglais à l’Université du Cap, il est décédé à bord d’un avion qui le ramenait d’Europe, après avoir reçu en Belgique un diplôme honoris causa de l’Université catholique de Louvain.
Plusieurs fois nominé pour le
Nobel de Littérature mais jamais primé, il avait reçu plusieurs prix
prestigieux dans son pays et à l’étranger, dont le Prix Medicis étranger en
1980 pour Une saison blanche et sèche.
Ses liens avec la France remontaient à ses études à la Sorbonne entre 1959
et 1961, où il avait obtenu un diplôme de littérature comparée. Il avait
également reçu la légion d’honneur, en 1983.Né en mai 1935 d’un père magistrat et d’une mère professeur dans un collège anglophone, il écrivait aussi bien en anglais qu’en afrikaans, la langue dominante de la minorité blanche sud-africaine.
Il était membre de «Die Sestigers», un mouvement littéraire qui s’était élevé contre la politique ségrégationniste d’apartheid à partir des années 1960.
En 1973, il fut le premier écrivain afrikaneer frappé par la censure en Afrique du Sud pour son roman Au plus noir de la nuit, qualifié de roman «pornographique». Dès ses premières oeuvres, au titre parfois provoquant comme Orgie, il s'attire la réprobation des milieux conservateurs sud-africains.
Son livre le plus connu est certainement Une
saison blanche et sèche, publié à Londres en 1979 et immédiatement interdit
en Afrique du Sud. Ce roman raconte l’histoire d’un Sud-Africain blanc qui se
lance dans une enquête pour connaître le sort réel de deux amis noirs, un père
et un fils morts pour avoir contesté le régime d’apartheid.
En 2009, Brink avait publié un livre de
mémoires intitulé Mes bifurcations, dans lequel il tirait un bilan assez
sombre des 15 premières années post-apartheid, notant que la liberté chèrement
acquise n’avait pas exorcisé tous les démons de son pays.
Un instant dans le vent, Rumeurs de
pluie, Un turbulent silence, le Mur de la peste et, plus
récemment, Etats d’urgence figurent parmi ses titres les plus connus.
Libération, 07 février 2015
Libération, 07 février 2015
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Docteur honoris causa 2015 de l'Université de Louvain_ le 02 février 2015
Ajoutée le 6 févr. 2015
André
Brink, Eve Ensler et Jean-Claude Guillebaud ont reçu le titre de
docteur honoris causa de l’UCL ce 2 février 2015.Ils ont en commun
l’écriture, celle qui permet de résister, de bousculer, d’alerter. C’est
par leurs écrits, leurs actes engagés que ces trois écrivains se
battent pour faire évoluer les politiques et la société
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Wikipedia
André Brink,
né le 29 mai 1935
à Vrede et mort le 6 février 20151, est un écrivain sud-africain d'expressions afrikaans et anglaise. En 1980,
il obtient le prix Médicis étranger
pour son roman Une saison
blanche et sèche.
Il est né dans une famille afrikaner
descendant de colons boers, arrivés en Afrique depuis trois siècles. Son père
était magistrat et sa mère institutrice.
Il effectue la première partie de ses études supérieures (1953-1959)
à l'université de Potchefstroom (Afrique du Sud), où il obtient une licence,
deux maîtrises (d'afrikaans et d'anglais) et un diplôme d'aptitude à
l'enseignement.
Il poursuit ses études en littérature comparée en France (1959-1961),
à Paris, à la Sorbonne, où il rencontre pour la première
fois des étudiants noirs traités sur un pied d'égalité sociale avec les autres
étudiants. Il prend alors conscience des effets néfastes de l'apartheid
sur ses concitoyens noirs.
Il revient ensuite en Afrique du Sud,
où il devient assistant, maître-assistant puis maître de conférences en
littératures afrikaans et hollandaise, à l'université Rhodes
à Grahamstown.
À l'occasion d'un second séjour en France, de 1967 à 1968,
il durcit sa position contre la politique d'apartheid.
En 1975, il devient docteur ès lettres de l'université Rhodes,
puis en 1985 docteur honoris
causa ès lettres de l'université
du Witwatersrand à Johannesburg.
De 1980, année où il obtient le prix Médicis, à 1990,
il fut professeur d'anglais à Rhodes, et depuis 1991
est professeur d'anglais à l'université du Cap.
Il meurt le 6 février 2015,
en rentrant de son voyage en Belgique, où il venait d'être nommé docteur honoris
causa de l'Université
catholique de Louvain.
Distinctions
- 1965, 1978, 1982 : Central News Agency Literary Award (Plus important prix littéraire sud-africain)
- 1970 : Prix de traduction de l'Académie sud-africaine des sciences et des arts
- 1976, 1978 : second nommé pour le Booker Prize (équivalent anglais du Prix Goncourt)
- 1980 : prix Médicis étranger pour Une saison blanche et sèche et Martin Luther King Memorial Prize pour la version anglaise du roman. Ce livre lui vaut une reconnaissance mondiale mais est censuré en Afrique du Sud
- 1982 : Chevalier de la Légion d'honneur
- 1987 : Officier de l'ordre des Arts et des Lettres
Œuvres
André Brink ayant écrit la plupart de ses œuvres à la fois en afrikaans et en anglais, les deux titres originaux sont
systématiquement mentionnés dans ces deux langues.
Romans et essais
- L'Ambassadeur (Die Ambassadeur, 1964, File on a Diplomat, 1967, réédition sous le titre The Ambassador, 1985)
- Au plus noir de la nuit (Kennis van die Aand, 1973, Looking on Darkness, 1974)
- Un instant dans le vent (‘n Oomblik in die wind, 1976, An Instant in the Wind, 1978)
- Rumeurs de pluie (Gerugte van reën, Rumours of Rain, 1978)
- Une saison blanche et sèche (‘n Droë wit Seisoen, A Dry White Season, 1979)
- Un turbulent silence, 2003
- Une chaine de voix (Houd-den-beck, A Chain of Voices, 1982)
- Sur un banc du Luxembourg : essais sur l’écrivain dans un pays en état de siège (Mapmakers : Writing in a State of Siege, 1983)
- Le Mur de la peste (Die muur van die pes, 1983, The Wall of the Plague, 1984)
- États d’urgence : notes pour une histoire d’amour (States of Emergency, 1988)
- Un acte de terreur (An Act of Terror, 1991)
- Adamastor (The First Life of Adamastor, 1993)
- Tout au contraire (On the Contrary, 1994)
- Les Imaginations du sable (Sandkastele, 1995, Imaginings of Sand, 1996)
- Retour au Luxembourg. Littérature et politique en Afrique du Sud (1982-1998) (Reinventing a Continent, 1998), essais, préface de Nelson Mandela
- Le Vallon du Diable (Devil’s Valley, 2000)
- Les Droits du désir (The Rights of Desire, 2000)
- L'Insecte missionnaire, 2006
- L'amour et l'oubli, 2006
- La porte bleue, 2007
- Dans le miroir suivi de Appassionata , 2009
- Mes bifurcations, mémoires (A Fork in the Road, 2007), 2008
- Philida, 2014
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ARTICLES SUR ASSIA DJEBAR
dimanche 16 octobre 2011
Assia Djebar :
La femme sans sépulture par Ina
A l'occasion de la saison culturelle
"Djazaïr, une Année de l'Algérie en France", l'émission est réalisée
en Algérie.Devant le Mausolée royal de Maurétanie, dans la plaine de la
Mitidja, Olivier BARROT présente le livre de Assia DJEBAR "La femme sans
sépulture", publié aux éditions Albin Michel. Ce roman est un hommage à
Zoulikha, une héroïne de la guerre d'Algérie. Image du M...
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La femme sans sépulture
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Assia Djebar à Blanquefort
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vendredi 18 décembre 2009
Les yeux de la langue
Une nouvelle de Assia Djebar
Revue les Debats. www.lesdebtas.com
Au
plus loin dans la maison du père
Ce matin, le premier en terre américaine, en cette année
1996, ces mots en moi :
-Tu négocies toujours avec ton pays, mais mal. Tu veux le
quitter et ne pas le quitter, l’oublier et ne pas l’oublier, le maudire et le
célébrer…Tu lui tournes le dos, tu vas au plus loin, cela te fait mal- une
déchirure qui n’en finit pas - tu vas le plus loin possible et au plus loin tu
te sens davantage des ailes pour t’envoler, t’alléger, rêver continument et
gratuitement ; tu sens vivacement tes pieds en tous lieux battre le rythme, la
vie, le bonheur ou son illusion.
Oui, tu acceptes d’aller vivre le plus loin possible, en
Louisiane ou en Californie et demain au Japon, en Inde, au Thibet ou dans les
sables des routes d’autrefois, des routes de la soie, au cœur le plus nombreux
de l’Asie, de l’Orient, le plus loin possible jusqu’à te retrouver vers la fin
- lui, le pays - face à toi, te bloquant encore l’issue, révélant ailleurs ses
murs, sa prison, son opacité.
Tu vis le plus loin possible de l’Algérie ; désormais tu
veux lui tourner le dos une fois pour toutes, et là…
Là des yeux larges, des yeux profonds au regard
immobile te poussent dans le dos, s’ouvrent et s’élargissent dans ton dos, oui,
et c’est pour regarder encore ce pays et son drame, et son sang, contempler à
la fois sa traitrise, son martyre et…
Et
sa malédiction.
Des yeux ? Les yeux de la langue, les yeux de la mémoire
perdue…La lampe qui bruisse et qui n’a plus de mot en toi, la muette
souterraine qui n’a pas plus de force pour mouvoir la main et inscrire (quels
en seraient les caractères ?) l’alphabet étrange dont s’entoura, avant de
mourir Tin Hinan.
La langue sans les signes, avec seulement un bruit qui
écorche, qui désaccorde la seconde langue - celle-ci se dit sacrée, elle te
rendait bègue devant ta mère et ses amies poétesses qui déclamaient, qui
improvisaient mais toujours en cette seconde langue, langue du Livre quand
elles pleuraient la mort en vers de lacération -, tout ce temps, la première,
la secrète, la païenne, la langue qui assourdissait, qui réclamait dialogue,
qui au fond de ton larynx soliloquait jusqu’à t’étouffer, tout ce temps, la
langue primitive qu’on prétend barbare, aurait pu danser en toi et te faire
danser, mais trop tard !
Trop tard, tu t’envolais ailleurs, dehors, dans un espace où
les langues et les corps s’emmêlaient en fantaisie, en liberté : chœur et
ballet s’enrichissaient, se diversifiaient - et en premier, pour toi, la langue
franque qui pour te séduire, cachait son prix de sang (les plaies sanglantes de
cadavres de tes ancêtres que ses maitres avaient abattus et qu’elle avait,
elle, enterrés) , la franque donc qui exposait devant toi, en appât, les
mots de ses poètes, de ses rêveurs, de ses chimériques et jusqu’aux chants et
aux plaintes de ses femmes, des sœurs possibles en effet, et au cœur brave.
Il y
eut à sa suite la langue grecque, puis l’italienne, puis…
A quoi bon, tu oubliais la primitive, l’ensauvagée, celle
dans laquelle sans félure, sans blessure, du premier coup, tu aurais virevolté
!
Aujourd’hui et si tard, elle revient, l’effacée, avec ses
yeux inscrits dans ton dos : pour faire de toi, et malgré toi,l’écouteuse du
silence si compact là-bas. Toi, ô toi qui t’en vas au plus loin !
Tu devrais dire non à celle qui prétend revenir, avec ses
yeux voraces, mais sourde et muette à ton mouvement. A ton espoir. Tu devrais…
Ton père est mort, pas encore six mois de cela. Est-ce lui
qui te l’a met ainsi en présence, qui la fait gicler par derrière de là-bas, de
Césarée où tu n’a pu aller -parce que soudain tu l’as compris comme une
insoutenable évidence : ainsi, il serait là-bas fiché, «inhumé» disent-ils et
cela aboutit à quoi, soudain, pour lui et pour toi ?
De là-haut, du sommet de sa cité, de la capitale antique et
rousse, avilie et asservie, oui, là-haut, il ne peut voir la mer, ni même le
port autrefois englouti, sauf le vieux phare de vingt siècles, ce phare vers
lequel lui, le jeune homme qu’il fut, dans un crawl impeccable ou en brassées
régulières, il nageait et parvenait, souffle soutenu, jusqu’à la pierre rougie,
illuminée le soir… il fut champion de natation un jour, lui, le fils du pauvre
; il connut dans cette cité de rois ses premières victoires, ses ivresses ;
également sa nuit de noces.
Lui aujourd’hui aveuglé. Yeux éteints. Enterré, disent-ils,
et les femmes sur sa tombe, coiffées de blanc - elle, sa sœur, ses nièces, ses
cousines…- elles murmurent, elles babillent, répandent des aumônes, parlent de
toi paisiblement, toi le père ; moi, non ! C’est impossible, pas ainsi ;
au-dessus de ton corps, jamais !
Par contre, je t’inscris en jeune homme de vingt ans, en
nageur de fond, le premier autochtone de la ville à régner ainsi.
Ces mots de nouveau, en toi, et qui lancinent :
-Tu devrais dire non à cette langue effacée !
Est-ce le père qui ne veut pas disparaître et qui te la
renvoie, elle : comme une gifle, un coup derrière les épaules, tes épaules de
fugitive ?.. Pourquoi elle, car c’est elle hélas, la langue dans laquelle on
déshérite les femmes, et ses filles en particulier ! La langue qui dévore. Dont
jusqu’à maintenant la distance entre elle et toi a pu te laisser vivre au
dehors : vivre sans voile ni linceul, ailleurs et au plus loin.
Dire
non à ces yeux ? A tes yeux, langue berbère.
En son parler arabe, le père était gourd. Autour de lui on a
crut que, ‘étant passé, à l’âge de sept ans, si rapidement et si aisément dans
la langue des Autres (le français dit «de France»), on a cru qu’il pratiquait
l’arabe sans raffinement, parfois dans une soudaine paralysie, ou en une
bascule précipitée des mots, lorsque la colère, l’impatience ou une exaltation
soudaine l’emportaient trop vite, sa langue, la belle langue arabe, la lugha se
déchirait dans sa bouche, s’effilochait, se trouait même et cela, supposait-on,
sous les coups d’éperon du français ! Ainsi, ne le tatouaient pas vraiment
comme toi aujourd’hui, les yeux de la langue perdue : pas ton père ! Plutôt le
saisissait comme un remord informe, mais inscrit dans son verbe, un couteau
invisible en sa gorge et dont la lame, au creux de son gosier, semblait-il, se
mettait à tourner ; souffrance dont il celait la racine, un mal-être… Il
bégayait donc, au cours de quelque emportement, et seulement en langue arabe.
Mais
toi ?
A l’image de ton père et de ses inhabiletés en ce parler,
pareille tu étais. On disait de toi: «C’est bien la fille de son père» ;
«jusque dans sa naïveté», ajoutait-on…Du moins dans la maison patricienne,
celle de la mère qui y trônait chaque été, elle dépassant à peine vingt ans, et
entourée toujours de ses jeunes compagnes.
Tu renâclais dans la langue maternelle, du moins les trois
ou quatre premières années de l’enfance.
Ce jour devant la mère, alors que tu voulais obtenir d’elle
sourires et complicité : elle, heureuse, dont l’éclat de bonheur
t’attirait, je suppose, elle, tu la revois parmi les jeunes filles, préoccupée
uniquement des histoires de sa ville (il est vrai qu’elle n’y revenait que le
temps des vacances, isolée se trouvait-elle de mois entiers dans un village du
Sahel)… Elle se dressait ce jour-là, rieuse, mutine, ses amies s’esclaffant en
échangeant quelque secret ; or toi, son aînée : «qu’est-ce que je deviens pour
elle, sans ce royaume ?»…
Une pensée qui te brûlait : oui, que représentais-tu pour
elle, alors ? L’année précédente, elle avait perdu, après trois jours de
maladie, son premier fils, un bébé de six mois. Qu’est-ce que tu devenais, toi,
la fillette ? «Que ma mère me regarde !» Tu l’apostrophais en sa langue et,
dans ton débit, portée par l’émotion de devoir titrer à toi la trop jeune mère
: la véhémence te nouait abruptement la langue. Tes mots improvisés butaient ;
tu bégayais, tu t’enrouais.
Par
Assia Djebar
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lundi 6 juillet 2009
Retour aux sources du langage
Assia Djebar
le cinéma, retour aux sources du langage
«J’ai pensé sincèrement que je pouvais devenir écrivain francophone. Mais pendant ces années de silence, j’ai compris qu’il y avait des problèmes de la langue arabe écrite qui ne relèvent pas actuellement de ma compétence. C’est différent au niveau de la langue de tous les jours. C’est pourquoi, faire du cinéma pour moi ce n’est pas abandonner le mot pour l’image. C’est faire de l’image-son. C’est effectuer un retour aux sources du langage».
Nous sommes en 1978. C’est par ces mots(1)que la romancière algérienne Assia Djebar explique son abandon de l’écriture depuis une dizaine d’années et sa nouvelle aventure dans le monde des images en mouvement. Cette nécessité qui l’assaille d’élargir les outils de création artistique pour inventer un espace complexe où texte, poésie, silence, sons, bruits et chants peuvent être représentés. Que cherche-t-elle, sinon une fécondité nouvelle ou renouvelée à travers le métissage des moyens, des grammaires, littéraire et cinématographique, des langues, arabe et française, des signifiants, sons et mots?
Assia Djebar a déjà écrit quatre romans, La soif, première ouvre qui fait scandale, en 1957. Suivent Les impatients (1958), Les enfants du nouveau monde (1962), Les alouettes naïves (1967). Puis elle cesse de publier. C’est donc après un long silence qu’elle entame en 1977 le tournage de son premier film La nouba des femmes du Mont Chenoua, produit par la télévision algérienne et récompensé par la Critique internationale à la Mostra du cinéma de Venise en 1979. Cette première expérience d’image-son – comme elle l’a expliquée à plusieurs reprises – est un double retour aux origines, à ces racines culturelles mais également à son vécu, à cet imprinting subi en tant que femme, aux interdictions liés au sexe féminin. Assia Djebar veut explorer les racines de la crise algérienne, la conquête d'un espace au féminin en terre algérienne. «Je me suis dit que la femme est privée d'image: on ne peut pas la photographier et elle même n'est pas propriétaire de son image. Parce qu’elle est enfermée, la femme observe l'espace interne, mais elle ne peut pas regarder l’espace extérieur, ou seulement si elle porte le voile et si elle regarde d’un seul œil. Donc je me suis proposé de faire de ma caméra l’œil de la femme voilée.»(2)
Assia Djebar, l’œil des femmes, invente surtout un espace cinématographique, une architecture d'images dans lesquelles l'histoire et les femmes circulent librement, où le regard cesse d'être regard dominant, regard voyeur – tel que fut et est encore parfois le regard colonialiste ou orientaliste – pour devenir le regard des «femmes de l'ombre». La voix de la mémoire féminine.
La Nouba des femmes du Mont Chenoua
Son premier film est une fiction, greffée d’images documentaires et de renvois à son travail littéraire. Il met en scène une femme de trente ans, Lila, architecte, et son retour dans la région natale, vers les montagnes du Chenoua, en compagnie de sa fille et de son mari, immobilisé sur sa chaise roulante suite à un accident. Son rapport de couple semble une impasse, le désir de la jeune femme absent. Le mari, qui incarne ici la double impuissance – physique et émotive – par rapport au changement, l’observe dans son sommeil, figé et muet derrière une fenêtre.
Sommeil agité, habité par l'expérience de la prison (résistante, Lila a été libérée à la fin de la guerre), par la douleur de la perte de ses parents. Le silence est accablant dans la maison rustique où la famille réside. Lila entre et sort continuellement de la maison, part à la recherche de témoignages sur la disparition du frère pendant la guerre, questionne les paysannes, les travailleuses saisonnières des coopératives, les femmes qui furent engagées dans la résistance. Des allers et retours entre une maison et l'autre, entre tradition et modernité, entre histoire et présent, entre musique populaire traditionnelle et musique savante incarnée par des œuvres de Bêla Bartok, qui séjourna en Algérie en 1913, dans une «Algérie presque muette», écrit Djebar, pour étudier la musique populaire. Ce film lui est d’ailleurs aussi dédié.
Pendant deux mois, pour préparer le film, elle rencontre donc les femmes de la région de Chenoua, à une centaine de kilomètres à l’ouest d'Alger, paysannes, travailleuses des coopératives, gardiennes du foyer domestique.
La romancière-cinéaste voulait traduire, dit-elle, à travers le son du film, les voix, les cris, les chants des femmes qui se font écho dans les ruelles arabes, les chuchotements des femmes reléguées dans les campagnes: la mémoire dont elles sont les gardiennes...
Assia Djebar essaie de construire une architecture cinématographique où des sons et de la musique deviennent des éléments centraux et signifiants du film, qu'il est structuré comme une nouba, forme musicale traditionnelle andalouse, instrumentale et vocale, en cinq mouvements(3), montée dans la colonne sonore du film, à laquelle elle ajoute les morceaux de Bela Bartok, jusqu'à la chanson finale du film, dont les textes sont écrits par Assia Djebar elle-même et interprétés par un musicien algérien.
Mais la «nouba des femmes» est aussi l'histoire quotidienne racontée par des femmes qui parlent à leur tour du présent et du passé. Comme dans presque tous ses livres, la musique et les termes musicaux – nouba, diwan, melopea, premier mouvement, second mouvement... – font partie de la composition du texte, écrit ou filmique, à son tour rythmé rigoureusement comme une partition musicale avec des éléments d'improvisation.
La mémoire, l'histoire
Le rôle de la mémoire, du passé, des racines culturelles dans la construction de l'identité est ainsi inséré dans l'écriture cinématographique: «La re-possession de l’identité ne peut passer que par l'histoire, c'est-à-dire par le passé. Il faut rétablir le rapport dialectique passé- présent. Ne pas craindre de montrer les ombres, mais remettre en lumière ce que l'on doit garder pour le présent et l’avenir. On ne peut pas concevoir une culture dans les pays autrefois colonisés qu’à travers une recherche des racines. Or nous sommes une société coupée de ses racines au niveau de la mémoire. Entre 1871 et 1930 il y a un trou. «L'Algérie “entre deux guerres», comme l’appelle Jacques Berque, c’est une société bouchée par rapport à ses origines. Pendant cette période elle est muette. Seule demeure la voix des femmes. Évidemment, cette idée de l'histoire orale transmise par les femmes n'est pas nouvelle, mais j'ai voulu la visualiser.»(4)
Histoire et identité sont transposés dans le film grâce aux images d’archives de la résistance du peuple algérien à côté des «images» de l'histoire orale et de l'histoire des femmes: le film n’est-il pas aussi dédicacé à Yamina Oudaï, dite Zoulikha, qui, entre 1955 et 1956, à quarante ans, coordonne la résistance nationale dans les montagnes de Cherchell, puis est arrêtée et «disparaît». «Lila pourrait être sa fille», précise encore la dédicace. Les séquences d’archives sur la lutte de libération sont montés en parallèle avec les images de la fiction et rythment le film traversé de part en part par des plans de femmes. Dès la première scène, une séquence d’époque en noir et blanc montre les soldats français envahir les rues d'une ville (Alger?), puis la caméra se penche sur une femme voilée vêtue du blanc traditionnel qui, reprise en contre plongé, traverse la route, méfiante, pressée, le blanc de son costume contrastant violemment le noir de l’asphalte, le noir des soldats... Et, sans transition, des paysannes traversent la campagne, portant des faisceaux de bois sur la tête. Encore l'histoire, l'histoire niée à négocier avec l'oubli, l'exploration des territoires de la tradition et de la modernité dans une incessante comparaison qui sera présente dans toute son oeuvre.
Le cinéma algérien
Assia Djebar conjugue ainsi sa propre exigence de mémoire et la nécessité «de libérer les mots des femmes» en travaillant le besoin, pour la télévision algérienne productrice du film, de montrer la vie des paysans et de montrer la lutte de libération nationale. Car il lui faut, pour faire entendre sa différence et son extrême nouveauté, se couler dans le mouvement du cinéma algérien.
Jusqu'à la guerre de libération, l'Algérie avait été presque exclusivement le décor de films orientalistes, lieu d'exotisme, scénario abstrait et théâtre de batailles entre les Arabes, rusés et barbares, et les Européens, héroïques et vertueux, à usage des écrans coloniaux, en particulier français. Une poignée de cinéastes et techniciens politiquement engagés, dont René Vautier, Pierre Clément et d’autres, produit des films contre la guerre en Algérie, en payant cher cet engagement. Jean Luc Godard subit la censure avec son film Le Petit Soldat, tourné en 1959 et autorisé seulement en 1962 après les accords de Genève.
Après la libération et le processus de décolonisation, le cinéma algérien fait ses premiers pas, dans des conditions techniques précaires et sans équipements pour la post-production. Mais il se décline exclusivement au masculin. Des films tels que Vent des Aurès (1963) de Mohamed Lakhdar-Hamina symbolisent la naissance du cinéma algérien post-colonial, un monde du cinéma où les rôles sont souvent interchangeables, le même Mohamed Lakhdar-Hamina dirige en 1963 l’OAA (Office des actualités algériennes) et mène en même temps sa carrière de cinéaste indépendant. Son deuxième film de Chronique des années de braise (1975) obtiendra d’ailleurs la Palme d'or au festival de Cannes.
Les thématiques des films reflètent parfaitement le climat politique du post-colonialisme: exaltation de la bataille pour la libération et du rôle des partisans et valorisation des paysans: c’est le cas de films comme Le charbonnier, de Mohamed Bouamari (1972), Les nomades, de Sid Ailes Mazif (1976), Noua, d'Abdelaziz Tolbi (1972), pour ne citer que les plus connus. Le rôle des femmes pendant la résistance et la guerre y est aussi valorisé. La libération de la femme devient même le thème central dans des oeuvres telles que Leila et les autres, de Sid Ailes Mazif (1977), et … La Nouba des femmes du Mont Chenoua d'Assia Djebar (1977)...
Sans véritable stratégie productive ou artistique, le cinéma algérien naissant parie dans le même temps sur les coproductions internationales, en particulier avec la France et l'Italie et cherche à travailler avec quelques cinéastes arabes comme l'égyptien Youssef Chahine (Le moineau, Le retour de l’enfant prodigue, Alexandrie pourquoi?). La bataille d'Alger de Gillo Pontecorvo (1966), L'Étranger de Luchino Visconti (1968), Z de Costa Gavras (1968) sont ainsi produits dans les années 1970 par le ONCIC algérien (Organisme national pour le commerce et l'industrie cinématographique).
Assia Djebar a évoqué l’ostracisme de la télévision algérienne vis-à-vis d'une femme cinéaste et plus encore vis-à-vis d'un cinéma d'auteur, négligé pour lui préférer un cinéma «spectacle pour le marché international»(5)et un cinéma «populiste et démagogique»: «Et pourquoi suis-je encore aiguillonnée par un désir de cinéma, moi qui, toutes ces précédentes années me confrontais à la production algérienne d'État, elle qui aidait aisément des films de cinéastes du Tiers monde (égyptiens, libanais, sénégalais, ou même occidentaux) mais sur place me marginalisait parce que femme, persistant en outre à pratiquer un cinéma de recherche, et non de consommation…?»(6)
Assia Djebar, cinéaste féministe?
Le premier film de la première femme cinéaste maghrébine ne pouvait pas ne pas être revendiqué par le mouvement féministe français et ensuite européen. Assia Djebar, artiste complexe, s’est souvent éloignée de ceux qui voulaient étiqueter superficiellement ses oeuvres, tout en partageant la nécessité de rendre la parole aux femmes algériennes. La question du regard, du voyeurisme de l'image, essentielle dans le cinéma mais occultée par l’interdiction dans la culture de l'Islam, est essentielle pour Assia Djebar. Les femmes ne sont jamais filmées sans leur consentement, car dans la société musulmane rurale, surtout dans les années 1970, la participation de ces femmes au film pouvant provoquer des problèmes familiaux et des conflits. «On s’attend à ce que moi, femme arabe, je montre ce que l’on ne peut pas montrer, et peut-être, dans un premier temps, ai-je moi-même naïvement pensé que je pouvais le faire. Mais je ne fais ni du cinéma pour touristes, ni même pour étrangers qui veulent en savoir plus. [...] L'image en soi peut avoir un potentiel de révolte. Je n'ai pas voulu montrer l'image du dedans. Celle-là, je la connais. J'ai voulu montrer l'image du dehors. Celle des femmes qui circulent dans l'espace des hommes. Parce que, pour moi, c’est d’abord cela l'émancipation, circuler librement dans l'espace. On voit ces femmes dans mon film, mais on voit aussi des portes qui se ferment, des femmes qui se cachent, qui fuient le regard. J'ai voulu finalement montrer ce que l’on voit tous les jours mais d’une autre façon, comme si tu nettoyais ton regard, tu oubliais tout, puis, voyais tout pour la première fois. Remontrer le banal».(7)
Ainsi, le regard masculin, celui du mari de Lila, et par extension celui de tous hommes, est mis «entre parenthèse». Du point de vue cinématographique, il est placé «hors champ» pour laisser aux femmes la possibilité de percevoir l'espace d’une façon autonome. Cette neutralisation symbolique du «mâle» est peut-être unes des raisons des critiques qui enflamment la cinémathèque d'Alger lors de la première projection du film. «Ce que n'a pas supporté le public de la cinémathèque, c’est que j'ai écarté les hommes de mon film. Mais que répondre d’autre que de dire que je n'ai fait que montrer ce qui existe dans la réalité?»(8)
Ce rapport au réel, – montrer de nouveau ce qu’on a oublié en nettoyant le regard – s’offre aussi dans le traitement de la langue au cinéma qui permet à Assia Djebar d'utiliser non seulement un espace géographique mais aussi un espace sonore, donc d'amplifier ses capacités expressives par rapport à l’écrit. D'explorer la langue parlée, la musique. Assia Djebar s'est située souvent dans l'espace de l'inter - langue, l'entre-deux langues, entre deux pays, entre deux cultures. Le français est pour l’auteure «la langue du père», mais aussi la langue du colon, de l'ennemi, enfin la langue dans laquelle elle a choisi de s'exprimer en tant qu’artiste. L'arabe est la langue des émotions, de la mère, de l'histoire orale. Dans le film La Nouba des femmes du Mont Chenoua, l’emploi des deux langues est encore une fois parallèle: dans son long monologue off Lila emploie le français, mais elle parle arabe à sa fille et écoute les paysannes raconter en berbère les épisodes de la guerre. Dans son second film, La Zerda ou les Chants de l’oubli, l'arabe de la voix off et de la prise de conscience algérienne ouvre le film, le français dit par Djebar commente les images et il alterne avec le français des discours officiels coloniaux. Une polyphonie de voix et de langues dans une structure élaborée par fragments mais fortement structurée.
La Zerda ou les chants de l’oubli
Avec La Zerda ou les chants de l’oubli, l’analyse du regard – regard colonial, regard orientaliste – devient hypothèse de travail, corpus à analyser à travers un autre regard, celui de la cinéaste.
Film documentaire, La Zerda ou les chants de l’oubli, sort en 1982. Le scénario est cosigné par la romancière et par Malek Alloula, poète et écrivain, qui était alors le mari d’Assia Djebar. Le prélude du film annonce les buts de la cinéaste: «1912-1942, trente ans au Maghreb. Dans un Maghreb totalement soumis et réduit au silence, des photographes et des cinéastes ont afflué pour nous prendre en images. La Zerda est cette «fête» moribonde qu'ils prétendent saisir de nous. Malgré leurs images, à partir du hors-champ de leur regard qui fusille, nous avons tenté de faire lever d’autres images, lambeaux d'un quotidien méprisé... Surtout, derrière le voile de cette réalité exposée, se sont réveillées des voix anonymes, recueillies ou re-imaginées, l'âme d'un Maghreb réunifié et de notre passé.»
Le titre de la première partie du film réaffirme la position de Djebar: La mémoire est corps de femme... Les précieuses images d'archives montrent les bals traditionnels algériens, la fierté des danseuses, on entend les chuchotements des femmes, puis une voix off – celle d’Assia Djebar probablement – égraine implacablement les années: «1911, le Maroc avec son sultan est encore indépendant pour quelques mois; 1912, en Tunisie le protectorat français est installé déjà depuis une génération… Le Caire à la même époque, les Anglais qui sont déjà là vont mettre fin à l’indépendance égyptienne en 1914…Au Maroc le protectorat français est installé. L’insurrection populaire éclate….». Puis enfin, au dessus des images de révolte et de répression armée contre le peuple, se superpose: «à Alger on embarque des forçats. 1913, après un siècle de révoltes et d'insubordinations le pays entre dans la nuit coloniale».
Ensuite une musique arabe, toujours plus forte, discordante, presque expérimentale, se mélange aux voix, aux murmures...
La mémoire et le regard ou plutôt, le double regard, le regard colonial et celui de la cinéaste, se déploient dans un espace sonore, à son tour construit dans un espace cinématographique. La scène devient donc une succession de couches – visuelles, sonores, imaginaires – que la cinéaste explore comme une archéologue. «Comment affronter les sons du passé» se demande Assia Djebar dans son roman L'amour, la fantasia?(9)
Les critiques ont souvent évoqué le parallélisme entre La Zerda ou les chants de l’oubli et le livre L’Amour, la fantasia, qui le reprend, qui lui fait écho comme auparavant La Nouba des femmes du Mont Chenoua avait introduit et dialoguait avec Femmes d'Alger dans leurs appartements.(10) Le regard voyeur du peintre Delacroix, dans la toile éponyme, montre le regard «vide/vidé» de la femme algérienne, qui, à son tour, baisse les yeux en signe de résistance, résistance au contact et donc à la communication. Baisser les yeux a ici pour Djebar une connotation positive et devient un geste d'affirmation de la personne puisque geste actif. Dans La Zerda ou les chants de l’oubli Assia Djebar baisse les yeux, mais pour mieux regarder, pour regarder les images de l'autre, pour analyser l'expérience coloniale. Pour mieux réfléchir sur la création artistique. Avec la même volonté obstinée de passer au crible l'histoire du Maghreb, l'histoire officielle et la micro histoire, et de produire en même temps de l'art, de travailler sur une structure musicale en plusieurs temps, sur une écriture polyphonique parallèle faite de sons et de mots. Écriture tout court, extrêmement présente dans le film, écriture historique et poétique, qui ne s'oppose jamais aux images. Au contraire, le sens dans cette oeuvre difficile, presque élitiste, est l'harmonie entre création poétique et musicale, entre création cinématographique et historiographie. L'imaginaire de la «fugitive» Assia Djebar a laissé une trace dans le monde des images en mouvement et pas seulement celle des «murmures anciens».
Ici alors, l’image fait texte, texte complexe, en retour de la démarche première qu’on aurait pu simplement dire passage du roman au film, mais qui se révèle ainsi comme entrée du roman dans le film, comme littérature et cinématographe, indissolublement. L’œuvre de Assia Djebar est un moment essentiel dans l’exploration de la polyphonie du monde d’aujourd’hui, sons, images, textes, langues parallèles et communes.
Antonia Naim
1) Des femmes en mouvement n° 3, mars 1978 et in Demain l’Afrique, 1977, interview de Josie Fanon.
2) Benesty-Sroka Ghila, in La parole métèque n° 21, cité dans Littérature et cinéma en Afrique francophone, textes recueillis par Sada Niang, 1996
3) Le mot nouba renvoie aussi à l’époque des Abbasides (750-1258) et aux troupes de musiciens qui se présentaient «chacun à leur tour » dans les réceptions officielles. Dans la langue française «faire la nouba» signifie aussi faire la fête.
4) Des femmes en mouvement, op. cit.
5) Claude Michel Cluny, « Le cinéma algérien », in Dictionnaire des nouveaux cinémas arabes, Sindbad, 1978.
6) Assia Djebar, « Mon besoin de cinéma », in Littérature et cinéma en Afrique francophone, op. cit.
7) Ibidem
8) «La Nouba des femmes du Mont Chenoua: introduction à l’œuvre fragmentale cinématographique», in Littérature et cinéma en Afrique francophone, op.cit.
9) Assia Djebar, L'Amour, la fantasia, Jean-Claude Lattes, 1985, réédité chez Albin Michel en 1995.
10) Assia Djebar, Femmes d’Alger dans leurs appartements, Éditions des Femmes, 1980, réédité chez Albin Michel, 2002.
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samedi 27 juin 2009
L’Impossible exil
ALGÉRIE LITTÉRATURE / ACTION
RELECTURE
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Assia Djebar ou l'impossible exil
par Leïla Zhour
En attendant la goutte qui va faire déborder la terre, où dois-je déposer mon cœur? J'hésite entre la haine brune et les mâchoires de la douleur; toutes deux font crier à aiguiser les couteaux. Ouvre tes bras, ô ma mémoire, il est temps d'accueillir l'oubli. Je gémis chaud comme un été. Je gémis donc je suis. (Nadia Tuéni, "La nuit des étrangers, in Jardin de ma mémoire, Flammarion, 1998.) « Je vous adresse cet article consacré à Assia Djebar, écrit à l’occasion d’un travail sur cette auteur avec des élèves.
C’est en relisant plusieurs de ses ouvrages qu’il m’a paru indispensable d’en faire un peu plus qu’un simple travail de cours. Ainsi cet article est-il né. » Assia Djebar. Voilà. Le nom est écrit. Il y a si longtemps qu'il est en moi que le voir ainsi posé, cela passerait presque pour une trahison. Mais non. Il faut dire, il faut écrire cette fascination, l'expliquer, la décrypter. Assia Djebar est l'une des voix qui m'ont faites. Elle a ouvert devant moi des portes qui demeuraient désespérément closes. Ses hantises ont apprivoisé les miennes, un peu. La force de ses mots dans le silence comme dans le fracas a inventé une cartographie de l'écriture qui a délivré ma parole, qui m'a appris à dire. Oh, bien sûr c'est un grand écrivain, bien sûr tout un chacun sait, pressent, ce que son oeuvre a de majeur, d'immense. Mais ces constats ne disent rien d'elle. Rien de ce qui passe d'elle à moi, lectrice, lecteur, quand de ses écrits jaillissent à la fois ténèbres et lumière, peur et courage. Elle m'a bouleversée de façon définitive. Saurai-je expliquer cette puissance dans laquelle se mêlent à la fois la souffrance et la clarté, l'aspiration nécessaire au meilleur de l'humain et la terrible nécessité du désespoir face à l'abandon de cette même humanité? Le saurai-je? Ce souffle si intérieur surgi de la phrase me propulse dans le texte comme une nef consentante et désorientée soumise au vent du Sud. Pourtant, ce n'est pas une rêve rie exotique mais bien une reconstruction du temps et de l'espace qui s'offre alors à moi, interminable horizon de conscience qui me mène à ce que je suis, femme vivante. S’exiler en terre de lucidité Car l'écriture d'Assia Djebar est une conscience. Elle est juste au-delà de ce Rien qui me leurre. Elle est désillusion là où des mythes trop faciles croient triompher. De quoi parle-t-on? De la colonisation peut-être… de l'indépendance, de la vanité des revanches, de la tristesse des victoires qui vous saignent.
C'est tout cela. Il existe une guerre permanente qui ronge les âmes, qui dévore l'Algérie de l'intérieur, qui lui dérobe sa voix. Le dire, le toucher jusqu'à la blessure inguérissable, c'est s'exiler en terre de lucidité, certes, mais aussi s'exiler sur les frontières d'une souffrance dont on ne revient pas. L'enjeu est tel qu'on ne peut renoncer. Il faut cela, il faut ce mal de la parole, cette mise à nu sobre du passé qu'on n'a pas pu ou pas su exorciser pour avoir le droit d'attendre autre chose par la suite. Quoi, je ne sais. Mais les mots ont ce pouvoir de nous dessiner un bien là même où l’on ne croit déchiffrer
que de la douleur. Je ne m'avance ni en diseuse, ni en scripteuse. Sur l'air de la dépossession, je voudrais pouvoir chanter. Corps nu — puisque je me dépouille de mes souvenirs d'enfance — je me veux porteuse d'offrandes, mains tendues vers
qui, vers les Seigneurs de la guerre d'hier, ou vers les fillettes rôdeuses qui habitent le silence succédant aux batailles. Et j'offre quoi, sinon les nœuds d'écorce de la mémoire griffée, je cherche quoi, peut-être la douve où se noient les mots de meurtrissure. (L'amour la fantasia). Les mots eux-mêmes ne sont pas simples. Elle achoppe encore sur la question des mots. Comme Jabès elle ne cesse de les interroger car ils sont présents, immanents parfois, mais rien ne vient d'eux seuls. La langue les travestit, les trahit aussi. Penser les mots, c'est penser la langue, c'est penser l'architecture de la pensée, c'est douter jusqu'au fondement. Assia Djebar écrit dans une langue d'exil (mais que ce mot revient donc souvent ici) et cette terre de langage est domaine véritable, une indéniable possession qui assoit l'âme, qui abrite l'être. Ce n'est même pas un choix. Écrire en français est imposé, contrainte lourde aux relents d’Histoire terrifiants mais cela comporte à terme une liberté, une possible liberté, celle de dire l'autre, le monde, soi et les liens du sens par les mots de l'appropriation. Est-ce une victoire? Mais sur qui, sur quoi? Non. C'est un fait. Rien de facile, mais un fait qui s'impose. Le français venu dans la souffrance jusqu'aux rives de sa culture, accompagné d'un cortège de morts, s'est transmué en langue de l'évasion parce que les méandres de l'attachement culturel sont multiples et les issues du labyrinthe aussi. Ses premiers pas hors de chez elle, hors du monde des femmes de langue arabe ou du dialecte l'ont menée vers la langue française. "Fillette arabe allant pour la première fois à l'école un matin d'automne, main dans la main du père…" (L'amour la fantasia) Ce sont les premiers pas vers le français et la phrase, lumineuse, limpide, revient à l'envi parce que là se trouve le noeud. Sortir, c'est se confronter à l'autre et l'autre, c'était alors un langage autre. De cette lutte pour accéder à la parole reconnue, il y a eu une mort, petite mort de soi, implosion gravifique d'une culture bafouée qui renaîtra seulement plus tard, sous des mots inconnus, des sonorités étrangères, un chant d'exil. Et l'être devient cela. Il demeure ce champ dévasté où soi a dû affronter soi avant de pouvoir enfin nommer cette souffrance, déracinement-enracinement. La langue vient donc d'un intérieur où s'affrontent en silence des heurts extérieurs. La langue est forgée de conflits, de contradictions. A ce compte, le secret de l’être ne résiste pas à la nécessité littéraire de tout voir, tout embrasser afin d'endiguer la violence intérieure. Impérieuse, la vague du dire brise les tabous et part en quête de ces hiatus qui sont à l'espace intérieur ce que sont les gouffres ou les plus hostiles déserts au réel qui baigne nos corps. La mémoire des femmes Pourtant, la réalité elle-même s'enracine dans les lieux mentaux du langage. Pour éclairer son histoire, Assia Djebar éclaire de son regard l'Histoire. C'est un appui de la pensée. Déconstruire les apparences, mettre à nu les blessures fondatrices et pour cela, nlassablement, relire le discours sur l'hier. Femmes loin de Médine est la plongée dans un passé si lointain qu'il a l'aspect débonnaire des certitudes. Mais de ces certitudes on peut extraire tant de mensonges, tant de mal, que redonner la parole aux premières rawiyates et non répéter inlassablement les légendes, écouter ces femmes qui furent autant que les hommes fondatrices d'une civilisation, d'une culture, c'est se livrer au sacrilège d'une libération. Les femmes qui ont entouré ou rencontré le Prophète avaient une densité, une aura qu'on leur a ôté au plus vite. Rendre à Fatima la justice de sa réclamation et, à travers cela, proclamer le droit de ses innombrables héritières à la justice, à l’humaine justice, rendre à Aïcha la vérité de sa jeunesse, ses sentiments et ses blessures, pour ne citer que ces deux exemples trop connus, c'est se retrouver en tant que femme dans l'imaginaire musulman. C'est ne plus se perdre dans le discours des mangeurs d'histoire. C'est accéder à un seuil sur lequel buttent les structures sociales les mieux ancrées et dépasser l'aveuglement douloureux du silence, du renoncement. Aïcha "mère des croyants" parce que première des rawiyates (…) elle voit son destin se dessiner : oui, nourrir la mémoire des croyants, entreprendre cette longue patience, cet inlassable travail, distiller ce lait goutte à goutte. Préserver, pour toutes les filles d'lsmaël, parole vive. (Femmes loin de Médine) Fille d'Aïcha en un certain sens, Assia Djebar fuit le silence car son regard est celui du langage. Elle passe au tamis l'indéchiffrable sable d'un temps occulté. Tournée vers l'extérieur, à la manière de ces devinettes tifinagh écrites sur le sable comme un envol de syllabes venues du fond des temps, elle exhume sans fléchir les secrets et les
aveuglements qui font de la culture implicite une prison de l'esprit. Écrire devient cette tension dans laquelle on se rejoint. Miroir ou double — et ce ne serait pas la même chose — I'écriture du temps offre à l’être présent une limpidité historique et recompose une réalité sans fard. Si c'est un miroir que d'écrire la quête de soi dans les dédales d'un passé qui nous obsède, c'est que l’Histoire nous fait. Déjouer les pièges des labyrinthes idéologiques donne à voir l'instable du présent, malgré la permanence en nous de ce mouvement pendulaire du passé vers le présent. Nous sommes ces êtres à l'ego puissant,
mais tant d'autres aussi, tant de voix font le siège, oui, de nos savoirs et de nos désirs. Elle a choisi de laisser résonner la clameur de ces voix jusqu'à en être remplie, façonnée. Mais est-ce un choix? Peut-être n'y avait-il pas d'alternative devant l'inéluctable douleur de la conscience. L'Algérie est ma demeure et dans son paysage, des femmes et des hommes ont posé chacune des pierres qui ont fait mon esprit. Et je n'oublie pas qu'ils en ont payé et en payent encore le prix de l'atroce. Le double de l’écriture Si l'écriture révèle en nous un double, c'est qu'on est non seulement l'ensemble de ces voix dans leur simultanéité, mais aussi ce temps, cette mesure infiniment distendue, distante même, qui nous fait partie prenante d'un passé. Depuis ici, maintenant, je plonge dans l’hier. Hier m'appartient par sa vérité et je me dévêts de tous les faux semblants du discours. Écrire me fait regagner cette part de soi qui nous échappe sans cesse, me réapproprier le récit de ce que je suis en un temps diffus et vivant qui abolit les mausolées. Est-ce douloureux?
Dans l'écriture, le double est ce qui apparaît de soi. Cette vérité a cheminé dans les marécages du doute avant d'arriver là. Mais jamais immobile, jamais éternelle,
l'image change. Un mouvement qui me sauve mais n'épargne pas la souffrance. Quand le passé m'atteint de plein fouet, je demeure pantelante, en proie au déséquilibre, mais
forte au coeur de cette fragilité car vraie, un peu plus vraie. Je me prends alors à vouloir plus. A vouloir tout savoir d'elle, auteur qui m'accompagne si bien. Oh, pas son existence privée. Je ne sais rien. Mais elle en ses échos, ses silences, sa lecture du lieu et du temps qu'elle traverse. Moi dans ses pas, je pour suis un autre regard, j'apprends les mots qui disent, qui construisent. Nous, enfants dans les patios où nos mères nous apparaissent encore jeunes, sereines (…) nous, dans le bruissement alangui des voix féminines perdues, nous en percevons encore la chaleur ancienne… mais rarement le recroquevillement. Or ces îlots de paix (…) n'est-ce pas un peu de cette autonomie
végétale des Algéroises du tableau, monde des femmes complètement séparé? (Femmes dans un appartement d'Alger) Je veux sortir. Je veux être hors du tableau de Delacroix. Il est dans mon imaginaire la marque d'une appartenance fallacieuse. Je veux sortir à toute force d'une immobilité qui me rongerait de silence et d'oubli. Je veux vivre la rencontre de l'autre en mots libres et violents. Je veux m'exiler d'une solitude qui n'a jamais trahi que l'espoir. Que les morts aient enfin un nom pour exister parmi les vivants! Je veux dénoncer les rivages de l'inerte et ne pas échouer dans une anse trompeuse d'évidences tacites. Rien n'est donné, rien ne vient seul. Je m'exile de la torpeur d'une souffrance ronronnante pour plonger dans l'acide d'une vérité à découvrir sans cesse. Dans le temps l'écriture est ce double qui révèle à la lumière de l'entendement les visages du passé.
Dans les lieux de l'imaginaire, elle est donc l'exil à la fois douloureux et salutaire qui met toute chose à distance, sur une frontière entre soi et l'absolue indifférence, où tout serait étranger. L'écriture est un passage. Une porte entre moi et l'autre, en ce que l'Autre a de plus immense. L'écriture défait le secret de l'intransmissible, crée cette indispensable
transition de moi en devenir parmi les autres, dans le monde. Que reste-t-il à dire? Une nostalgie brûlante, faite de violence et de désir m'étreint à chaque lecture. Une vie riche de milliers de vies grésille en moi. La voix d'Assia Djebar a cette résonance particulière
qui me dit toute la souffrance tapie sous les silences coupables, qui débusque la malédiction du mutisme sous l'artifice des belles paroles. Ouverture, je le redis, les
mots me délivrent du froid et de l'oubli. Ils jettent des passerelles vers d'inaccessibles trous d'ombres et j'admire, oui, j'admire sans limite cette force déchirante, cette force où
transparaissent toutes les blessures et qui pourtant ne laisse pas l’Être renoncer à sa conscience. Assia Djebar, c'est une rencontre infinie. Elle est carrefour et je me présente devant des textes qui me dépouillent de toutes les prétentions de l'illusion. J'y plonge jusqu'à trouver une main vivante, parole de l'Autre en chemin aussi. Je me réconcilie
au-delà de l'impuissance de chaque propos avec l'acte si doux, si dur, de dire la vie en son insoutenable densité, de lire la vie, cette nécessité intègre.
par Leila Zhour
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jeudi 11 juin 2009
Assia Djebar« écrire pour ne pas régresser »
Voilà bien des années déjà un livre m'est tombé entre les mains. Un peu par hasard. Il s'appelait : « Loin de Médine ». De son auteur, Assia Djebar, je ne connaissais que le nom. Tout de suite ce fut l'émerveillement. Un monde mal connu de moi, celui de l'Islam en ses débuts, m'était offert en une langue riche et belle. On y rencontrait des destins de femmes de l'entourage du Prophète, épouses, amantes, guerrières, célèbres ou peu connues. Assia Djebar racontera qu'à l'origine de ce roman, il y eut pour elle un véritable choc. En octobre 88, l'armée avait tiré et tué des centaines de jeunes à Alger. Et elle a voulu expliquer comment les dirigeants se servaient de l'Islam pour régler leurs comptes entre eux.
Assia Djebar est algérienne bien qu'elle ait choisi le français comme langue d'écriture. Née dans un petit village, près d'Alger, elle faisait partie de ces familles arabes où les filles dès l'âge de treize ans restaient cloîtrées pour attendre l'homme choisi par le père. Mais voilà, son père était un instituteur moderniste. Assia fit de bonnes études d'abord au pays puis à Paris, elle devint la première algérienne diplômée ès lettres et put se marier selon son gré. L'écriture, elle va s'en servir pour défendre la cause des femmes. Dans toute son œuvre, elle parlera d'elles et les fera parler. L'Histoire aussi sera toujours à la source de son inspiration. Elle a 20 ans lorsqu'elle écrit « La Soif » (1957) bientôt suivi de « Les Impatients », puis des « Enfants du Nouveau Monde » (1961), sur fond de guerre. Dans son 4e livre « Les Alouettes naïves » l'écrivain revit ses souvenirs, ses rencontres avec tant d'amis sortant de prison, ses idées sur son pays et son combat. Dans tous les romans qui vont suivre, elle va développer le thème d'une Algérie écartelée, écrasée sous le poids d'un monolinguisme, en proie à une violence aveugle. Car, dira-t-elle, « l'arabisation a été menée de telle façon que (je) n'aime plus l'arabe, langue d'hommes, de pouvoir, d'autorité ».
Elle écrit tour à tour, « L'Amour, la Fantasia » (1985), souvenirs d'enfance. Puis une série de nouvelles « Femmes d'Alger en leur appartement » [1] et aussi « Le Blanc de l'Algérie », pour trois amis assassinés. Dans « Oran langue morte », elle montrera comment l'entraide, la solidarité étaient maintenues essentiellement par les femmes. Dans « Vaste est la prison » (1995), l'écrivain se dresse contre les effacements, celui de l'écriture, celui des femmes dans une société misogyne. Son dernier livre « La Femme sans sépulture » [2], est un hommage à Zoulikha, une héroïne de la guerre, dont les deux filles n'ont jamais pu enterrer le corps. Montée au maquis à 40 ans, elle est arrêtée en 1958, puis elle « disparaît ». Sa vie ou plutôt ses vies multiples, ses convictions, son combat, Assia Djebar les décrit avec sensibilité. Mélange de narrations et des voix des deux filles, voix de la mère morte. On est saisi à la gorge.
Assia Djebar a écrit également pour le théâtre et a réalisé plusieurs films. Elle a reçu en 2000, le Prix de la Paix à Francfort. Elle vit le plus souvent en France ou aux États-unis, où elle est enseignante. C'est elle qui a choisi l'exil pour exercer, dit-elle, sa propre résistance. « J'écris, dit-elle, comme tant d'autres femmes écrivains algériennes avec un sentiment d'urgence, contre la régression et la misogynie ». Dans son discours prononcé lors de la remise du prix de la Paix, elle dira : « (...) l'écriture à laquelle je me vouais dans ce malheur algérien (...) est le dialogue suspendu avec l'ami sur lequel est tombée la hache, dans la tête de qui a sonné la balle, tandis que, vous, vous survivez... ».
[1] Ce livre a été édite en édition de poche, enrichi d'une nouvelle écrite au lendemain du 11 septembre.
[2] Albin Michel - 2002
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L’Humanité
Mercredi 10 Décembre 2003
Assia Djebar Une écriture nomade qui fait ouvre de résistance
Écrire, pour moi, c'est d'abord recréer, dans la langue que j'habite, le mouvement irrépressible du corps au dehors. Et à cette affirmation d'Assia Djebar, Pierre Michon, comme en écho : écrire, c'est plaider pour les siens. On écrit dans la peau de cet être-là, une femme arabo-berbère qui fait usage de sa liberté pour revenir parmi les siens, par le long détour d'une langue étrangère et de l'espace entier du monde.
Tels sont les accents de vérité et d'émotion qui ont marqué les travaux du colloque international Assia Djebar, nomade entre les murs, organisé, dans le cadre de l'Année de l'Algérie en France, par la Maison des écrivains, les 27, 28 et 29 novembre, et qui réunissait, autour de l'auteure, écrivains, universitaires, traducteurs et cinéastes (1) d'une dizaine de pays, tous ensemble dessinant le portrait multiple d'une écriture de résistance. Évoquée par Michelle Perrot, d'abord l'ouvre de l'historienne Djebar, soucieuse d'inscrire la mémoire des femmes en une chaîne indissociable de l'amour de la langue. Mais aussi l'ouvre de poésie dont Khatibi fit jouer les figures de la " guerrière " et de la " vestale ", Jacqueline Risset entendre les affinités avec Dante qui sut inventer une langue pour parler aux morts. Quant à l'ouvre du témoin Djebar, elle s'exprima dans un très beau dialogue avec Andrée Chédid sur les guerres et le terrorisme au quotidien, tandis que François Bon fit apparaître la ressource intérieure de l'écriture contre les violences vécues par les adolescentes des cités.
Cette faculté d'écoute, par l'écriture nomade, des voix ensevelies, Mireille Calle-Gruber (2), coordinatrice du colloque, la nomma une littérature-sakina : mot arabe qu'Assia traduit par " la sérénité des passages ". Sakina-Sérénité, c'est aussi le nom d'un monde sororal équitable tel que l'invoquait l'écrivaine en recevant à Francfort, en 2000, le prix de la paix : " J'en ai l'espoir tenace, les femmes en Algérie, par leurs souffrances et leur parole de vérité, nous libéreront de l'étau de ces années terribles. "
Jean-B. Deloutre
Pierre Samson a réalisé un film vidéo de cinquante-trois minutes : Assia Djebar ou l'écriture dévoilée, entretiens avec Mireille Calle-Gruber, produit par la Maison des écrivains et le département d'études féminines de l'université Paris-VIII.
(2) Auteure de l'essai Assia Djebar, la résistance de l'écriture. Regards d'un écrivain d'Algérie, Maisonneuve et Larose, 2001.
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Jeudi 23 Juin 2005
La Croix
Assia Djebar, première Algérienne sous la Coupole.
Assia Djebar s'était elle-même prédestinée, sans le savoir, à entrer un jour à l'Académie française. Pour ne pas être reconnue, conspuée par ses proches et surtout par son père, pour son premier roman, La Soif, l'histoire d'une jeune Algérienne éprise de liberté, Fatima Zohra Imalyène se choisit un autre prénom, « Assia », qui veut dire en arabe « l'Immortelle ». Elle n'en connaissait pas la signification et l'a apprise il y a seulement quelques années. Et là voilà en ce mois de juin, élue à 69 ans chez les « Immortels », première femme d'origine berbère et maghrébine - et premier auteur maghébin - à entrer à l'Académie française. « C'était écrit », comme on dit chez les musulmans. Quelle belle histoire !
Pourtant, ceux qui lisent et aiment Assia Djebar depuis des années, savent aussi que la France la boudait quelque peu, à la manière dont nos autorités culturelles, scientifiques et autres ont délaissé à une époque, par exemple, le commandant Jacques-Yves Cousteau. Sans que l'on comprenne bien pourquoi. Car Assia Djebar a toujours été une pionnière : en Algérie où elle est née sous la colonisation, elle a été la seule Algérienne, la seule musulmane, pensionnaire au lycée de Blida, la seule encore en classe d'hypokhâgne, la première Algérienne toujours, à être reçue en France à l'École normale supérieure (ENS) où elle fut « démissionnée » pour cause de grève par solidarité avec ses « frères » algériens dès les premiers jours de la guerre d'indépendance. Qui sait en France et en Algérie que le général de Gaulle, en pleine guerre d'Algérie, avait demandé, en 1959, sa réintégration à l'École normale, en raison de son « talent littéraire » ?
Cette rebelle née aimait autant la langue de Molière que celle du Coran. Jeune fille, elle pleurait de ne pouvoir vanter la beauté de la seconde dans une France coloniale tout en servant la première, mieux que certains Français. Elle les manie aussi bien l'une que l'autre, mais c'est la langue française qui lui a donné tous les honneurs... à l'étranger : cette année on a encore parlé d'elle pour le Nobel de littérature alors qu'elle a déjà été honorée dès 1979 en recevant le Prix de la critique internationale à Venise, pour son roman La Nouba des femmes du mont Chenoua, puis le prix américain Neustadt en 1996, et quatre ans plus tard le prix de la Paix à Francfort, après avoir été élue à l'Académie royale de littérature de Belgique au siège prestigieux de Julien Green.
Lucide, légèrement ironique, Assia Djebar a souligné être « touchée d'avoir été élue à l'Académie où sans doute beaucoup de gens ne connaissaient pas mes livres ». La chose peut paraître surprenante, d'autant que l'un de ses derniers romans, Disparition de la langue française, sorti il y a deux ans, rendait hommage au temps jadis du beau parler français en Algérie, par les Algériens musulmans eux-mêmes. Or, les académiciens sont censés protéger la langue française... Son père, « arabe », instituteur en pleine colonisation, fut de ceux-là, qui aimait manier la langue de Molière à la perfection. Il transmit à sa fille cet amour, la poussant aux études supérieures, comme ce fut le cas, et encore de nos jours, de pères arabes, musulmans, contrairement aux clichés maintes fois entendus sur la société musulmane. Du Maghreb au Proche-Orient, nombreuses sont les jeunes filles à raconter la même histoire, qui commence par « Mon père qui voulait que je fasse des études... ».
Assia, le coeur collé à la langue française, alla donc porter la bonne parole aux États-Unis, d'abord à la Louisiana State University de Baton Rouge puis, depuis quatre ans, au département d'études françaises de la New York University. Dans l'indifférence des pouvoirs publics français qui ne lui ont jamais proposé d'enseigner dans une quelconque université française. Il faut donc que l'on se mette à parler de « quotas ethniques » en France, concernant en particulier les Français d'origine maghrébine, pour que, Quai Conti, 39 immortels pensent enfin à Assia Djebar comme 40e membre. Nombreux sont les écrivains algériens, parmi lesquels Tahar Djaout, assassiné par un groupe armé islamiste le 2 juin 1993, il y a donc douze ans, à lui avoir rendu très tôt hommage, en la qualifiant de l'un des « plus grands écrivains francophones ». Alors, ne boudons pas notre plaisir de voir célébrer ainsi une Maghrébine, qui sait conjuguer à merveille, et en français, la liberté d'écrire. Chose toujours exceptionnelle pour une femme dans le monde arabe.
FICATIER Julia
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Le Figaro
Vendredi 23 Juin 2006Assia Djebar reçue à l'Académie française
ASSIA DJEBAR, élue à l'Académie française le 16 juin 2005, a été reçue, hier, sous la Coupole de cette institution, en présence de nombreuses personnalités, notamment l'ambassadeur de France en Algérie et l'ambassadeur d'Algérie en France, assis côte à côte. Assia Djebar, écrivain reconnue à l'étranger, et régulièrement citée pour le prix Nobel de littérature, est la première maghrébine reçue par les Immortels.
De son vrai nom Fatma-Zorah Imalhayène, l'écrivain demeure méconnue dans l'Hexagone. Ne nous avait-elle pas affirmé : « En France, j'ai reçu un accueil confidentiel. Je ne dirais pas que je suis un auteur qui souffre, mais je ressens une certaine solitude ici. Alors qu'en Allemagne, en Italie et aux États-Unis, mes livres sont très bien reçus, et j'ai des lecteurs fidèles ». Il est vrai qu'elle a décroché de nombreuses récompenses littéraires à l'international, notamment le Grand Prix de la paix allemand.
Avec Jacqueline de Romilly, Hélène Carrère d'Encausse et Florence Delay, elle sera la quatrième femme à siéger parmi les 38 académiciens (deux sièges restent à pourvoir). Cet aspect-là a valeur de symbole, car l'oeuvre d'Assia Djebar est indiscutablement marquée par son engagement en faveur de la liberté des femmes, notamment dans la société algérienne.
Amoureuse de la langue de Molière
Autre symbole : les académiciens vont accueillir une militante de la francophonie, une amoureuse de la langue de Molière - rappelons que la Coupole rassemble des hommes et des femmes qu'ils soient poètes, médecins, philosophes ou hommes d'Église « qui ont tous illustré particulièrement la langue française ». Car cette fille d'instituteur (première Algérienne à être admise à Normale sup en 1955) enseigne la francophonie à l'université de New York. Pour la petite histoire, elle avait même reçu de ses nouveaux pairs la médaille de vermeil de la francophonie, en 1999.
Assia Djebar occupera le fauteuil numéro 5 laissé vacant par Georges Vedel. À une semaine de ses 70 ans - elle est née à Cherchel, le 30 juin 1936 - la romancière, essayiste et dramaturge ne pouvait rêver à un plus beau cadeau.
Mohamed AISSAOUI
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9 Avril 2005
Académie Française
Samedi 9 Avril 2005 - 20:00
dépêches ACADÉMIE : l'Académie française a enregistré les candidatures de Mme
Assia Djebar et de M. Dominique Fernandez au fauteuil de Georges Vedel, dans sa
séance du jeudi 7 avril 2005. L'élection à ce fauteuil est fixée au jeudi 16
juin.
-----------------------La Croix
Samedi 17 Juin 2006
Rencontre avec...Dossier. Assia Djebar, une fille d'Algérie à l'Académie française. Contrepoint. Mireille Calle-Gruber,écrivain, professeur de littérature française à l'université Paris III Sorbonne-nouvelle : « Son écriture nomade et de transhumance ». Interview.
«Ce que j'aime chez Assia, c'est qu'elle donne par ses textes un son bien à elle, très travaillé, frappé de l'empreinte rythmique de la langue arabe. Elle est un écrivain de langue française (je n'aime pas le mot francophone, comme si c'était la case en dessous...), ponctuée d'autres voix culturelles, en particulier du monde arabe. Un livre, pour Assia, c'est toujours une architecture : elle le construit, elle l'organise, elle travaille les volumes et les intensités, elle le compose aussi comme un morceau musical. Vous allez voir qu'à l'Académie, elle va construire et faire chanter de nouveaux mots pour le Dictionnaire ! Je m'en réjouis fort.
Son entrée au Quai Conti symbolise cette ouverture de notre langue au monde d'aujourd'hui. Accueillir Assia sous la Coupole, c'est partager pour les Immortels son expérience d'écriture nomade : ce qu'elle appelle elle-même l'écriture de transhumance. Ce n'est pas nous qui l'enfermons dans une institution, mais c'est elle qui nous apporte une respiration à l'air libre. L'Académie française ne peut qu'en bénéficier, qui trouvera avec elle une autre coloration, de nouveaux rythmes à notre langue française, d'autres accents. Et c'est tant mieux ».
Recueilli par J. F.
FICATIER Julia
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Académie royale de littérature de Belgique
Mardi 26 Octobre 1999
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Le Figaro
Vendredi 17 Juin 2005
c'est une première à l'Académie française : l'écrivain, d'origine algérienne, Fatima-Zohra Imalayène, plus connue sous le nom d'Assia Djebar, y fait son entrée, aux côtés de M mes Carrère d'Encausse, Romilly et Delay. Romancière, elle est habituée à être citée parmi les nobélisables, nouvelliste, historienne, professeur dans de nombreuses universités françaises ou étrangères, cinéaste. Elle a obtenu, au troisième tour, seize voix, contre onze pour son rival, Dominique Fernandez, romancier, essayiste, prix Goncourt pour Dans la main de l'ange, dont on tenait les chances pour presque certaines. L'élection de M me Djebar est plus interprétée comme un hommage à la francophonie, que comme le couronnement d'une oeuvre littéraire elle-même. Fille d'un instituteur, M me Djebar fut la première Algérienne à être admise à l'École normale supérieure, en 1955, après avoir fait sa khâgne à Paris.
L'Académie semble avoir aussi distingué en elle son action dans la lutte pour l'émancipation des femmes de son pays. Elle avait 20 ans quand elle publia, en 1958, son premier roman chez Julliard, La Soif. Mais c'est surtout son recueil de nouvelles, Femmes d'Alger dans leur appartement, qui contribua à la faire connaître. Elle utilisait, pour la circonstance, le titre d'un tableau de Delacroix qui passait par Alger. Et le tableau, pour M me Djebar, c'était celui de la société algérienne, où les femmes ont joué un rôle actif dans la guerre que l'on sait. Sans néanmoins se trouver libérées en tant que telles, l'indépendance une fois acquise.
Dans la préface de son livre Les Alouettes naïves (Babel/Acte Sud), M me Djebar donne l'explication de son oeuvre et de ses actes, en parlant de « tangage incessant ». « Soyons francs, écrit-elle, tantôt notre présent nous paraît sublime (héroïsme de la guerre de libération) et le passé devient celui de la déchéance (nuit coloniale), tantôt le présent à son tour apparaît misérable (nos insuffisances, nos incertitudes) et notre passé plus solide (chaîne des ancêtres, cordon ombilical de la mémoire). »
Traduite dans une vingtaine de langues, sa bibliographie comportant une dizaine de titres ( L'Amour, la Fantasia, Ombre sultane, Chronique d'un été algérien, Vaste est la prison, Le Blanc de l'Algérie, Ces voix qui m'assiègent, La Femme sans sépulture), M me Djebar est familière des prix littéraires, surtout quand ils sont décernés à l'étranger, notamment en Allemagne, aux États-Unis - où elle enseigne - et en Italie.
Née en Algérie en 1936, de culture musulmane, la romancière a toujours manié la langue de Molière. Elle avait même reçu de ses confrères d'aujourd'hui la médaille de vermeil de la francophonie, en 1999. Lorsqu'on lui avait décerné le prix de la paix, en 2002, elle a raconté comment elle vivait sa double culture. « J'écris donc, et en français, langue de l'ancien colonisateur, qui est devenue néanmoins et irréversiblement celle de ma pensée, tandis que je continue à aimer, à souffrir, également à prier (quand parfois je prie) en arabe, ma langue maternelle. »
En 2003, elle publia La Disparition de la langue française. Elle y retrace le retour d'un homme en Algérie après un long exil. Pris au piège du souvenir, écartelé entre son éducation française, l'apprentissage de la rue dans l'Alger des années 50 et son engagement précoce dans la guerre d'indépendance, soudain, il ne reconnaît plus la terre natale... Des accents autobiographiques ?
Comme on voit, l'Académie française a salué une femme combative. Déjà, dans Loin de Médine : filles d'Ismaël, on trouvait de larges échos du sort des Bédouines reines de tribu ou prophétesses inspirées, mais d'abord chefs de guerre. Comme si l'auteur regrettait un peu une société matriarcale.
En 1958, quand elle collaborait au journal El Moudjahid, dans ses entretiens et articles, M me Djebar plaçait volontiers le projecteur sur la contribution des femmes à la guerre d'Algérie, rendant hommage à leur participation aux combats, dont les soldats du contingent français firent les frais, et analysant leur condition présente dans la société. Pour tout le Maghreb, mais aussi pour d'autres contrées, la carrière de M me Djebar a valeur de symbole. Son élection, hier, aboutira à la renforcer et à lui trouver des disciples dans les talentueuses Malika Mokkedem, Leïla Sebbar, Leïla Marouane, ou Nina Bouraoui.
Mohamed AISSAOUI
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La Croix
Jeudi 20 Décembre 2007
La déchirure secrète d'Assia Djebar.
L'académicienne franco-algérienne dévoile dans son autobiographie réussie l'histoire de son déchirement entre les deux pays.
Cette petite fille aux yeux verts, élevée dans l'antique Césarée, aujourd'hui appelée Cherchell l'algérienne, se dévoile, loin des images qu'on pouvait attendre d'une « vie sous la colonisation ». La petite Fatima, qui ne s'était pas encore attribué le pseudonyme d'Assia, si pleine de vie, n'a pas cessé de rêver d'aventures. D'abord en littérature... française. Elle a pleuré avec Sans Famille, a reçu Baudelaire et son Invitation au voyage, comme « une invitation à la beauté des mots français, à leur respiration secrète », a découvert l'amitié et dévoré la Correspondance de Jacques Rivière-Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes... Lectures banales pour une jeune Française vivant dans l'Algérie française des années 1950. Mais Fatima la jeune berbère est musulmane. Elle sera l'une des rares « Arabes » qui étudieront dans les écoles françaises d'Algérie et de France grâce à un père omniprésent, l'austère Tarak, au même regard vert que sa fille. Un instituteur « indigène », le mot de l'époque, qui ne s'en laissait pas conter. « Toi là-bas, tu as fait pleurer mon fils ? », l'interpelle, un jour, un parent pied-noir. - « Toi ici, répliqua aussitôt mon père, raconte Assia. À qui crois-tu parler ? À ton berger peut-être ? À ton esclave ? - Tu oses ? », réagit le Français (...) prêt à la bagarre. « J'ai posé mon cartable. Je lui ai fait face. Le provocateur a reculé. Il a soudain réalisé que j'avais quinze centimètres de plus que lui ou simplement que mon regard ne cillait pas », racontera plus tard le père à sa fille. Tel était Tarak qui donna la liberté d'étudier à Fatima après l'avoir empêchée, enfant, de faire de la bicyclette parce que l'on « voyait ses jambes »...
Dans cette Algérie des années 1950, Tarak a laissé sortir Fatima pour l'école, plus tard pour le pensionnat. L'aventure est venue ensuite, par la rencontre de jeunes étudiantes françaises. Celles-ci lui apprirent lors de longues discussions tard le soir au dortoir, les mots « flirt », « accompagnée » qui entouraient, à l'époque, toute jeune fille qui avait un amoureux. Mag et Jacqueline l'initieront à la liberté, interdite à une jeune musulmane. Leurs portraits, comme pris sur le vif, gais, admiratifs, assurent que les deux camps, jeunes filles françaises et arabes, pouvaient se donner la main, loin des histoires de mésentente, d'indifférence ou d'ignorance. Mag et Jacqueline apprirent à Fatima à contourner l'interdit sans penser aux dangers qu'elle courait. Elles lui firent franchir le Rubicon en voulant la faire vivre comme elles.
Fatima eut ses amoureux, tous platoniques, Ali « le Saharien », puis Tarik, le descendant d'aristocrates turcs venus s'installer en Algérie. Magnifiques portraits. Mais avec le dernier, ce fut le drame. Fatima prit peur à l'idée de se promener le soir dans Alger avec celui qu'elle appelait pour elle toute seule « le fiancé ». L'ombre de son père Tarak la poursuivait. Un soir, craignant qu'il l'apprenne, elle roula sous un tramway d'Alger. Tentative de suicide déguisée. Elle ne serait bien désormais, dit-elle, « nulle part dans la maison de mon père ». Coupée en deux entre l'Algérie, ses traditions, et la France, son aventure. Une déchirure.
FICATIER Julia
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