04
Hakim, Houria et Houda ont dû
partir tôt ce matin. Peu avant midi de nombreux voisins préoccupés par
l’arrestation de mon fils se sont regroupés devant la maison s’interrogeant sur
le sort d’Amine et de ses camarades qui habitent aussi dans notre village. Cela
faisait trois jours qu’ils avaient disparu. Mon fils et ses amis ont été
arrêtés vendredi dernier. Les voisins ne me demandaient rien. Ils savaient que
je n’avais rien à leur dire. Rien de plus que ce que j’avais vécu vendredi et
samedi et dont ils connaissent le moindre des détails. Des camarades d’Amine
présents au café Ennajah le jour de l’enlèvement racontaient avec la minutie de
l’observateur avisé, pour ne rien omettre, ce qu’ils avaient vécu
vendredi : les blagues entre eux, le persiflage contre tel ou tel, puis
l’arrivée du camion, leur fuite et la capture de leurs amis qui avait mis en
émoi toute une partie des habitants. L’apparition inattendue de Merwan, alors
même que Mourad et Lakhdar évoquaient sa fuite puis sa capture a coupé net leur
intervention.
Emportée par mon cœur, de
manière irréfléchie, je me suis précipitée en direction de l’adolescent. Sans
retenue je répétais ‘‘Merwan, mon fils Merwan !’’ Le monde m’indifférait.
Arrivée à sa hauteur, au bas du lotissement, j’ai jeté mon bras sur son épaule
en pleurant. Je le suppliais de me dire ce qu’il savait de la situation
d’Amine. Je le pressais de toutes sortes de questions. Confusément je lui
parlais, je ne sais pourquoi maintenant, de son père Si Zitouni. Merwan
avançait comme un automate, les yeux fixant le vide. J’ai pensé ‘‘est-ce qu’il
m’entend ?’’ Je répétais ‘‘Merwan wlidi
où est Amine ?’’ Le groupe nous avait rejoints et Merwan semblait toujours
hésiter à émettre un son. Il finit par avancer ‘‘non je le jure, je ne sais pas
où est Amine.’’ Puis encore ‘‘je ne sais pas où il est, il n’est pas
ici ?’’ Mourad, Lakhdar puis d’autres l’ont embrassé à leur tour. Moi je lui
répétais, la voix étranglée par l’émotion : ‘‘qui était avec toi, où
t’ont-ils emmené, que t’ont-ils fait, win’ dawek wech amloulek ?’’
Merwan ne réalisait toujours pas qu’il était au centre de nos préoccupations.
Il semblait solliciter notre soutien. Il regardait Mourad, passait lentement la
paume de sa main droite sur ses yeux, puis a fini par se décider. Il parlait
lentement, sans hausser le ton. Hésitant par moments, cherchant ses mots. Son
regard avait du mal à se fixer. Le haut de son visage portait encore des traces
de tuméfaction. ‘‘Lorsque le J5 s’est arrêté devant le café Ennajah, on a eu
peur.’’ On aurait dit que Merwan cherchait à capter les mots ou à secouer sa
mémoire. Il a continué : ‘‘on s’est levés et spontanément on a couru de
toutes nos forces. Vous deux vous avez couru en direction de la sortie du
village vers El-Barki, disait-il à l’adresse de Mourad et Lakhdar, Omar et moi
avons emprunté la rue de la Révolution, comme nous l’avons fait le jeudi. Kamel
n’a pas bougé. Les gars du J5 nous ont rattrapés Omar et moi, à cause de deux
cyclistes qui nous ont renversés. Les agents nous ont jetés dans le fourgon en
nous donnant des coups de pieds et de poings. Dans le camion il y avait un
homme dont le visage était dissimulé par une cagoule noire comme celles que
portent les Ninjas. Trois trous difformes laissaient entrevoir des yeux
d’assassin et une bouche défigurée par la haine. Cela ne pouvait être que de la
haine. Sous la cagoule je devinais un casque et contre l’oreille comme un gros
récepteur. C’est lui qui criait le plus. Il nous a demandé pourquoi on restait
encore devant la caserne à l’heure qu’il était. ‘Hier on vous a prévenus alors
pourquoi vous êtes toujours là ?’ qu’il répétait en criant. C’étaient
presque les mêmes types que ceux de jeudi. Ils n’arrêtaient pas de nous
insulter, de nous secouer et de nous frapper ‘Froukha, pourquoi vous
lancez des pierres, fils de putes ?’ ’’ Dieu me pardonne mais je rapporte
le témoignage de Merwan comme il nous l’a présenté. Lui-même s’excusait devant
le groupe en précisant que ces mots il les répétait comme il les avait
entendus. Il a poursuivi : ‘‘après ils nous ont forcés de leur montrer où
habite Amine. Ils n’arrêtaient pas de nous frapper. Quand nous sommes arrivés
ici ils nous ont bandé les yeux et nous ont retenus avec une corde contre
l’armature au niveau des roues arrière du fourgon.’’ Merwan s’est essuyé le
haut du visage sur la manche de sa veste à hauteur de l’ourlet qu’il retenait
avec ses doigts. Mourad l’a enlacé en lui tapotant le dos. Un autre lui a tendu
une bouteille de Selecto. Il a pris quelques gorgées et a poursuivi ‘‘On
l’entendait crier, on t’entendait crier toi aussi khalti, ma ‘tante’, mais nous ne pouvions rien faire. Après qu’ils
ont jeté Amine dans le J5, le chauffeur a accéléré, nous étions fortement
secoués et stressés comme des moutons dans une bétaillère transportés vers
l’inconnu. On a roulé plus d’une heure avant d’arriver dans ce qui m’est apparu
d’emblée comme une caserne militaire. Ils m’ont détaché et enlevé le bandeau.
Amine et Omar restaient retenus dans le camion. Ils ne disaient rien, ils
sanglotaient. Je me retrouvais dans une grande cour cernée de plusieurs
bâtiments de deux étages, mais je n’en suis pas sûr. Je distinguais mal, il y
avait beaucoup de poteaux électriques avec des ampoules puissantes. J’étais
près de l’entrée car je distinguais une barrière automatique pour les
véhicules. Sur le côté il y avait un grand espace avec beaucoup de fleurs.
Après, deux hommes m’ont demandé d’avancer le long d’un des grands bâtiments.
Ils m’ont fait traverser un long couloir puis d’autres encore. Puis on a
descendu une dizaine de marches. Ils m’ont jeté dans une petite pièce de quatre
mètres sur deux, sans fenêtre, humide, avec des murs nus, en mauvais état et
très sales. Dès l’entrée une odeur m’a pris à la gorge. C’était peut-être de
l’urine hachakoum, pardonnez-moi. Au
plafond pendait au bout d’un fil sombre une petite ampoule qui diffusait une
lumière pâle. Le fil électrique de l’ampoule était noir de chiures de mouches
ou de je ne sais quoi. Ils n’ont pas arrêté de me poser des questions sur tout,
sur n’importe quoi. Ils m’ont empêché de m’asseoir. Avant de partir ils m’ont
averti ‘tu vas te reposer et tu vas bien réfléchir sinon’, et là, hachakoum,
ils ont fait des gestes obscènes. Impossible de dire qui étaient ces hommes.
Ils portaient tous des vêtements de civils. Lorsqu’ils ont quitté la pièce, je
me suis allongé à même le sol tout habillé, sans me défaire des chaussures. Il
y avait bien un banc en ciment, mais dans un état qui suscitait en moi une vive
répugnance. J’ai préféré me laisser tomber sur le plancher, lui aussi en
ciment. Lui aussi sale, par endroits couverts de tâches brunâtres. On aurait
dit du sang séché. Ils ne m’ont rien donné à manger ou à boire. J’étais
persuadé qu’ils allaient faire entrer à un moment ou à un autre Amine et Omar.
Mais non, je suis resté seul dans la pièce. Le lendemain, au réveil, les mêmes
hommes m’ont apporté du pain rassis avec du café tiède dans un récipient en
plastique. J’ai très peu dormi, peut-être deux ou trois heures. Ensuite ils
m’ont emmené dans un bureau au
rez-de-chaussée. De ma cellule jusqu’au bureau j’avais les yeux bandés. Dans le
bureau il y avait une personne en civil aussi, un homme plus âgé que les
précédents. J’ai pensé qu’il était leur chef. Le bureau était celui d’un chef.
Sur le mur était accrochée une grande carte d’Alger sur laquelle on avait
épinglé à différents endroits de petits bouts de papiers noircis au stylo. Plus
haut à gauche de la carte on avait accroché le portrait d’un militaire avec
beaucoup de grades. Ce n’était pas Zeroual, notre président. L’homme m’a
demandé pourquoi je lançais des pierres contre les forces de l’ordre, puis il a
reproché à mes parents et à moi-même, d’avoir des liens avec des terroristes.
Lorsque mes réponses ne les satisfaisaient pas, je recevais des coups de
ceinture des deux hommes qui m’avaient enfermé dans la pièce nauséabonde. Le
chef m’a demandé ce que j’avais fait lundi. Où est-ce que j’étais lundi, avec
qui j’étais lundi ? Il m’a demandé de lui parler de Omar, d’Amine et
d’autres et aussi de leurs parents, de ammi,
mon ‘oncle’ Mahfoud, de toi khalti
Fadia. Il a renouvelé plusieurs fois ces questions. Ensuite les deux mêmes
hommes m’ont traîné au sous-sol jusqu’à la même petite cellule et m’ont forcé à
me déshabiller entièrement en me lançant des injures et des blasphèmes. Ils
m’ont encore giflé avant de m’enfermer de nouveau. Ils sont revenus, peut-être
deux heures après, peut-être trois, non quatre. Peut-être quatre heures. Je ne
sais pas. De nouveau ils m’ont déshabillé, ils ont jeté à terre mes effets sur
lesquels l’un des deux, pardonnez-moi, a uriné. Il s’est approché de moi…’’ La
voix de Merwan a hésité, s’est étranglée. Nous avons compris qu’il avait enduré
le pire. Il a éclaté en sanglots puis s’est mis à crier ‘‘un jour je le tuerai,
je le jure devant Dieu, un jour je le tuerai. Lui ou son chef, je le jure.’’
Lakhdar a porté son bras autour de ses épaules et l’a serré contre lui.
L’atmosphère se transformait, devenant de plus en plus lourde. Je suis
persuadée que si les trois hommes s’étaient retrouvés devant nous à ce
moment-là, ils auraient été trucidés. Merwan a repris son récit peu après,
encouragé par chacun. ‘‘Les fils du pêché ont recommencé en me menaçant ainsi
que mon père. Ils m’ont encore frappé en m’accusant de trop parler de
politique. En sortant ils m’ont encore adressé des gestes obscènes. Vers deux
heures, il devait être deux ou trois heures, on m’a apporté un sandwich :
deux œufs durs coupés et des tranches de tomates. Et une bouteille d’eau. Je
n’ai rien eu d’autre. Après je ne me souviens pas de ce qui s’est passé, sinon
que je me suis allongé à même le ciment comme la veille. J’ai eu beaucoup de
difficultés pour m’endormir. Je voyais ma mère et mes frères pleurer, mon père
courir de commissariat en caserne. Je ne pouvais pas dormir. J’avais très faim
mais je n’aurais certainement rien pu avaler. J’entendais les cris et les
supplications d’une femme à quelques mètres de ma cellule, peut-être dix ou
quinze. J’ai cru au début que c’était un cauchemar, mais c’était vrai, je
l’entendais bien, elle criait qu’elle ne savait rien, que son mari était parti,
mais qu’elle ne savait pas où. Elle ne disait que cela. Je n’entendais que
cela. Elle répétait en pleurant, souvent en criant. Un homme hurlait aussi fort
qu’elle, il l’insultait, insultait ses parents, son mari et Dieu. Il lui disait
des choses hachakoum que je ne peux pas reprendre ici. Elle criait ‘ne
me touche pas, mon Dieu, ne me touche pas, aidez-moi ! Ô Dieu
aide-moi !’ ’’ De nouveau Merwan s’est mis à pleurer. De nouveau il
répétait ‘‘un jour je le tuerai, je le jure devant Dieu.’’ Il a continué :
‘‘La femme a crié et pleuré toute la nuit. Plus tard il me semble avoir entendu
au loin des chiens hurler à la mort sans discontinuer. C’était bizarre. Dans
mes cauchemars ils hurlaient encore. Hier matin j’ai eu droit de nouveau à un
café noir avec une demi-baguette de pain. Je ne me suis pas lavé depuis mon
arrivée. Ils m’ont accompagné deux fois aux WC, les yeux bandés. Ils se
trouvent sur le même niveau que la cellule. Après le café, ils m’ont forcé à
porter la chemise souillée et m’ont emmené jusqu’à la grande cour entourée de
bâtiments jaunes. Dans un coin, ils m’ont obligé à garder le visage plaqué
contre un mur et les mains croisées derrière le dos. Je suis resté ainsi
jusqu’à ce qu’ils m’aient fait monter à l’arrière d’une voiture, entre deux
hommes qui m’ont enfilé un sac de jute. Je ne peux pas dire de quelle marque
était la voiture, mais elle était haute. Je ne peux non plus dire grand chose
de ces hommes ni du chauffeur. Leurs voix étaient nouvelles à mes oreilles. Ils
m’ont demandé de garder les mains croisées derrière la tête qu’ils ont
maintenue enfoncée entre mes genoux pendant peut-être une demi-heure ou une
heure, je ne sais pas. Mes mains et ma nuque se sont engourdies. Ils m’ont
relâché au milieu de l’après-midi sur la Moutonnière en me menaçant et en
m’injuriant eux aussi. La voiture a filé à toute allure. C’était une 4X4
anti-émeutes. Toute noire. J’ai appris que Omar avait lui aussi été libéré le
même jour, mais dans un quartier différent. Il a été raccompagné par son
cousin. Quant à Amine, je ne sais pas où il est. Franchement, je pensais le
retrouver ici. Moi je suis rentré en stop. J’ai retrouvé ma mère entourée de
nombreuses voisines aussi accablées qu’elle. Mon père est rentré plus tard. Sa
première réaction a été de me gifler, puis de s’excuser. Tout ce que je vous ai
raconté, je l’ai raconté à mes parents, sauf quelques détails que la pudeur m’a
empêché de leur dire.’’
Merwan débitait son histoire le
regard par moment profondément absent. Ses derniers mots ont fait naître en moi
une excitation aussi éphémère qu’intense. Je n’avais pas tout compris. Je
n’avais pas saisi tout ce qu’ont dit ou ont voulu dire Mourad et Lakhdar avant
l’arrivée de Merwan concernant l’intervention des forces de l’oppression le
vendredi au café Ennajah. Etait-ce vendredi ou jeudi ? Il me fallait plus
de précision. Je me demandais comment m’extraire de ce terrible cauchemar qui
n’est ni terrible ni cauchemar, qui n’est rien d’autre qu’une mauvaise passe de
la vie à traverser. J’ai empoigné Merwan avec ma main droite et l’ai tiré vers
l’intérieur de ma maison. Aux voisins j’ai juste fait un geste de l’autre main.
Ils ont sûrement compris qu’il était un signe de l’excuse, celui de
l’impatience d’une mère éplorée, angoissée. J’avais besoin d’entendre Merwan me
raconter, me raconter à moi seule, ce qui s’est passé. J’avais besoin
d’entendre de nouveau comment ils avaient été arrêtés, où ils avaient été
emmenés, comment ils ont été traités et comment ils ont été libérés. Et jeudi,
que s’est-il passé exactement ? ‘‘La Ilaha illa Allah Mohamed rassoul
Allah.’’
05
Merwan m’a tout raconté sans
omettre les détails les plus insoutenables, les plus incongrus et les plus
futiles : son cachot, le lit en ciment, les ampoules électriques, la
couleur des murs, du hall de l’immeuble où il a été détenu, et les tentatives
de vol ou viol, je n’ai pas saisi, mais aussi la journée du jeudi, le jeudi 16
veille de mon grand malheur.
La journée commençait à
décliner. Comme il le fait souvent à la sortie du collège avant de rentrer à la
maison, Amine retrouve son ami Kamel devant le café Ennajah à l’angle de la rue
de la Révolution, l’artère principale du village, et du chemin de wilaya 14 qui
le traverse du sud au nord ; face à la caserne militaire. Même si le jeudi
après-midi Amine n’a pas classe, comme les autres jours, il s’en va rejoindre
son ami. Depuis qu’il a abandonné l’école, Kamel s’installe devant ce café pour
vendre des cigarettes à l’unité, du tabac à chiquer Makla qu’affectionnait
Mahfoud Allah yerhmou, des bonbons et des œufs bouillis, rangés dans un
caisson sur roulements à billes qu’il a bricolé seul. Ses clients sont des
enfants du village ou des adultes, des clients du café et même des soldats. Ce
jeudi-là, comme souvent, d’autres amis étaient assis près de Kamel, certains à
même le sol, d’autres sur des parpaings ou des blocs de pierre, s’échangeant
les dernières blagues : Lakhdar qui, à 22 ans, est le plus âgé, est beznassi,
c'est-à-dire qu’il vit de petites combines et de débrouille. Il achète des
produits de toutes sortes qu’il revend à même le trottoir. Omar le fils du
boulanger de la rue de la Révolution, c’est le plus jeune, il vient d’avoir 15
ans. Merwan habite dans notre quartier, Haouch Miloud. Il y avait aussi deux
autres jeunes, Farid et Jamel, moins proches du groupe. Kamel n’oublie jamais
sa petite chaise pliante de pêcheur. Il ne peut s’en dispenser car il passe de
nombreuses heures sur le même lieu du samedi au vendredi. Le jeudi, premier des
deux jours de fin de semaine, est relativement animé, alors on s’attarde un peu
plus. A Ennajah on joue encore aux dominos ou aux cartes malgré les tensions palpables
depuis de nombreux mois. On essaie seulement d’être discrets car ces jeux ne
sont pas toujours bienvenus. Ici à Benatallah nous sommes pieux et très
majoritairement proches des mouvements musulmans, moins parce que nous trouvons
dans les harangues catégoriques de leurs leaders quelque matière à alimenter
nos esprits, mais parce que ces organisations pointent avec justesse l’origine
de notre grand malheur : le taghout et ses garagouz, le gouvernement tyrannique et ses marionnettes. Alors
lorsque la rumeur court selon laquelle quelque émir de la région a lancé une fatwa, un avis juridique, sermonnant
ceux qui se vautrent devant les chaînes de télévision occidentales impies,
nombreux sont ceux qui s’empressent de démonter les antennes paraboliques
fixées sur le toit, à la vue et au su de quiconque se donne la peine, par
curiosité ou avec l’intention de nuire, de voir et de savoir. Mahfoud Allah
yerhmou et moi nous ne nous sommes jamais intéressés à la politique, mais
nous avons voté pour les islamistes à chaque fois que l’occasion nous a été
offerte. ‘‘Nous sommes musulmans, nous
votons pour l’islam’’ répétait el-marhoum, le défunt. C’est vrai.
En juin dernier nous avons voté pour Ennahda.
Le jeudi commençait donc à
décliner, mais on voyait néanmoins assez clair encore. La demi-douzaine de
copains autour de Kamel chahutaient comme chahutent tous les gamins du monde.
Comme de nombreux enfants dans le monde ceux de Benatallah aiment à taquiner
les forces de l’oppression voire même à les provoquer. C’est ainsi qu’il leur
arrive de lever les bras pour exécuter des gestes, parfois équivoques, lorsque
des motards ou des policiers passent à toute allure en actionnant la sirène ou
le gyrophare. Parfois il arrive à nos enfants de vouloir imiter les enfants de
Palestine : jeter des pierres contre les soldats de l’occupation. Kamel
n’a jamais été d’accord avec ses camarades. Mahfoud Allah yerhmou et moi
en avons souvent fait le reproche à Amine. Dans ces moments-là Kamel supplie
ses camarades d’aller s’exercer un peu plus loin. Un jour de la semaine
précédente, précisément le jour anniversaire des grandes révoltes d’octobre
1988 qui avaient spontanément embrasé tout le pays, ils avaient lancé des
cailloux sur un camion de militaires qui rentraient à la caserne, juste en face
du café. Il est vrai que depuis l’assassinat de son père Amine est très remonté
contre les forces de l’oppression. Comme beaucoup parmi nous, Amine est
persuadé que ces forces, quelles soient militaires, paramilitaires ou
policières ont volontairement abandonné notre village le 22 septembre. ‘‘C’est
pour cette raison qu’on fait comme les jeunes palestiniens’’ nous disait Amine.
Exaspérés par les jeux dangereux des enfants, certains militaires et supplétifs
n’usent pas de tendresse avec eux, leur reprochant même à tort de noter leurs
allées et venues et le nom des ‘patriotes’ du village qui pénètrent dans la
caserne. Ce jeudi 16 octobre vers 19 heures 30 deux voitures noires,
banalisées, de la marque Daewoo, avec des vitres teintées, sont passées sirènes
hurlantes devant le café Ennajah, excitant les enfants qui se sont mis à
expédier des mots tortueux et à faire des gestes pas clairs. Les véhicules
étaient suivis à moins de trois minutes d’intervalle par un fourgon J5 beige
aux vitres teintées, banalisé lui aussi. Le fourgon a freiné brusquement à
hauteur des adolescents qui se sont levés pour courir de toutes leurs forces.
Des hommes en civil, armés, ont sauté par la porte latérale coulissante du
véhicule pour prendre en chasse les jeunes. A deux ou trois cents mètres de là
ils ont rattrapé Farid et Merwan qu’ils ont jetés dans le camion qui les avait
rejoints. Le J5 a fait demi-tour en direction du café. A l’intérieur du fourgon
il y avait, outre les hommes en civil, le chauffeur, un gendarme, un grand moustachu
et un militaire en uniforme. ‘‘Froukha, bâtards, pourquoi ces
agissements hein ? pourquoi vous lancez des pierres ?’’ Les hommes
accompagnaient leurs interrogations et insultes par des coups de pieds et des
gifles, ‘‘c’est la dernière fois, vous comprenez, c’est la dernière
fois !’’ Ils ont menacé les deux gamins, et leurs familles, puis ils les
ont extirpés du véhicule, les ont traînés sur quelques mètres, avant de leur
donner de nouveau des coups de pieds puis les relâcher. De leur côté mon fils
et Lakhdar ont réussi à s’enfuir. Avant de remonter dans le fourgon, un des
hommes en civil, le plus âgé, le menton fendu en deux par un stigmate
indélébile, est revenu sur ses pas jusqu’à l’étal de Kamel qu’il a renversé en
lui donnant un violent coup avec son rangers droit. ‘‘L’indic, el-khamej’’
l’indicateur, le pourri, a murmuré Kamel. Lorsqu’ils se sont de nouveau
retrouvés, Kamel a avoué aux autres avoir eu très peur. Il s’est demandé si le
balafré l’avait entendu.
Et la nuit est tombée sous les
ronflements réguliers de MI-24 qui tournoyaient depuis longtemps dans une
certaine indifférence ou lassitude générale. Le treize octobre un policier en
civil avait été assassiné par un GIA à quelques kilomètres d’ici, au nord
d’El-Barki. ‘‘La Ilaha illa Allah Mohamed rassoul Allah’’. Que Dieu
bannisse à jamais les groupes islamistes armés et leurs semblables.
Kamel a raison. Le balafré est
un traître et tous les anciens le savent. ‘‘L’indic el-khamej’’, cette double injure depuis des lustres le
suit comme l’ombre de Satan sous le soleil. Les plus anciens du quartier savent
que la taillade qui déforme le bas de son visage n’est pas l’œuvre d’un membre
de l’OAS comme il l’avait prétendu à l’époque auprès des autorités qui lui ont
délivré en conséquence une carte de Combattant, de Moudjahid. C’est au cours
d’une tentative de vol dont il était l’auteur dans une villa aux premiers jours
de l’indépendance, qu’il a été fortement malmené par les dogues du
propriétaire. Il n’a dû son salut qu’à l’intervention de sa victime, qui a
neutralisé ses chiens de garde en leur lançant des ordres incompréhensibles
accompagnés d’os. Nous savons tous ici qu’il avait joué, peu avant
l’indépendance, à la perfection le rôle de délateur que lui avait attribué le
commissaire Fontanel de Maison-Carrée. Le bouche à oreille faisant son œuvre,
sa conduite le marquera à vie, où qu’il réside. Quel pays au monde fait appel à
des traîtres pour enlever, frapper, handicaper, tuer sa jeunesse ? Quel
pays au monde ?
Hakim, Houria et Houda sont
partis le matin. Ils ne pouvaient demeurer ici une quatrième nuit. Houda n’est
pas allée à l’école depuis mercredi. Hakim se déplacera pour justifier ses
absences auprès du directeur de l’école. C’est une simple formalité car nous ne
doutons pas que le directeur comme tous les enseignants sont au courant de ce
qui nous arrive.
Lorsque Merwan a fini de raconter son enlèvement il est aussitôt parti.
J’ai alors saisi le magnétophone dont il m’avait expliqué le fonctionnement en
souriant tristement. J’ai tout enregistré. J’espère n’avoir rien omis. Si,
j’ajoute encore ceci : Je le dis et je le répète, je ne me laisserai pas
faire. Il me faut continuer de raconter, de dire. Ne pas laisser aux chiens la
possibilité de travestir notre réel. Mon
esprit est encombré de vide. Aucun ressentiment, juste un grand vide. Les
larmes qui noient mes lèvres dans le silence et l’obscurité de la pièce,
traduisent ma détermination enfouie, d’aller jusqu’au terme. Chercher. Dire
encore. Raconter.
Ahmed Hanifi - à suivre...
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