06
Hier nous avons célébré le 40°
jour des martyrs de Benatallah. Je me suis associée à plusieurs familles du
village pour, discrètement car cela ne se pratique plus ostentatoirement comme
par le passé, organiser une soirée pour nos morts durant laquelle une dizaine
d’hommes érudits ont récité pendant une heure des sourates du Coran en
commençant et en clôturant par la fatiha :
‘‘Au nom de Dieu le Très Miséricordieux, le Tout Miséricordieux. Louange à
Dieu, Seigneur des mondes, le Très Miséricordieux, le Tout Miséricordieux,
Maître du jour de la Rétribution. C’est Toi que nous adorons, et c’est Toi dont
nous implorons secours…’’
Une soirée pour que les âmes des
centaines d’hommes, de femmes et d’enfants innocents reposent en paix sous la
protection de l’Eternel. J’en suis encore toute retournée. Nous les femmes nous
étions dans un espace réservé, à préparer le couscous funèbre. En même temps
nous nous racontions des moments d’avant, des moments morts, qui ne reviendront
plus jamais, dans un brouhaha continu ni triste ni joyeux. Mais lorsque l’une d’entre
nous évoqua cette nuit noire de septembre qui planait autour de nous sans que
jusque-là aucune n’ait eu à l’évoquer, une nuit noire, la plus noire de toutes
les nuits noires, alors un profond silence est tombé sur nous. Seules nos mains
continuaient de s’agiter machinalement dans la gasâa, l’écuelle en
frêne. Le silence n’a pas tardé à être recouvert par les voix monotones des
hommes qui psalmodiaient assis en tailleur dans la pièce voisine qui leur avait
été affectée, et que nous n’entendions pas auparavant. ‘‘…Là ils auront des
fruits, et ils auront ce qu’ils réclameront…’’ La psalmodie frappait à nos
oreilles et à nos cœurs pour nous rappeler à notre devoir de mémoire.
Ce jour de géhenne, comme les
jours précédents, quelque chose d’impalpable se dessinait dès le matin. Depuis
plusieurs semaines nombreux parmi nous appréhendaient le pire. Quelques-uns,
ceux qui étaient plus au fait des grandes manœuvres, redoutaient depuis
plusieurs mois qu’un massacre anéantisse notre région. Depuis le début de l’été,
chaque semaine, des populations entières de villages sont décimées. Une
comptabilité macabre précise même trois mille cinq cents morts. La grande
majorité des habitants n’ayant où aller, attendait le pire avec une certaine
résignation. Fatalité.
A Benatallah le temps des
épreuves tant redoutées était arrivé. L’enfer s’est abattu sur nous ce soir de
septembre noir. La géhenne a englouti notre village durant plus de cinq heures,
de 23h10 à 4h45 du matin exactement. Avec la même détermination qu’ils auraient
mis à dépecer un troupeau de moutons, une centaine d’hommes en treillis
militaires et en djellabas, sortis du néant, s’en prirent méthodiquement à
chaque maison du quartier Ibn-Khattab, un ensemble de blocs de maisons
individuelles, situées à l’une des extrémités de Benatallah, coincées entre
l’oued, le chemin de wilaya et les immenses vergers. Plus de quatre cents
personnes, hommes, femmes, enfants et vieillards, furent étripées, égorgées,
massacrées à l’arme blanche puis brûlées par les assaillants qui hurlaient à la
mort comme des hyènes affamées avec cette différence que ceux-là invoquaient ‘‘ Allah
Akbar ! ’’ tout au long de leurs horribles forfaits, ne faisant
aucun cas des rondes incessantes des hélicoptères de l’armée nationale
populaire qui tantôt actionnaient leurs projecteurs escamotables, balayant
d’importants secteurs du village dans leur totalité, tantôt les éteignaient.
Cela s’est passé à quinze kilomètres d’Alger, au cœur d’une des zones les plus
militarisées du pays où stationnent en permanence plus de quatre mille soldats.
Mahfoud Allah yerhmou,
était ce soir-là dans ce quartier. Il était invité à la circoncision du plus
jeune des garçons de l’un de ses amis. Mahfoud, comme son hôte, ses enfants, sa
femme et ses voisins, a été emporté dans le cataclysme entre youyous
démoniaques, explosions terribles, cris et râles insoutenables. Son corps,
comme tant d’autres, a disparu. Il gît probablement dans la fosse commune
d’Avellaneda, anonyme parmi les anonymes : ‘‘X, Algérien.’’ Des rumeurs,
des informations, des interrogations de toutes sortes ont suivi ce carnage
planifié. Il ne pouvait qu’être minutieusement programmé. Les assiégeants ont
mutilé, égorgé, pillé, brûlé, en invoquant Allah le Très Miséricordieux, le Tout Miséricordieux, puis sont repartis
à pieds à travers les vergers lorsque l’aube hideuse du mardi s’est enfin
levée. Des voisins téméraires et courageux ont répété à des journalistes
étrangers que les terroristes avaient quitté le village sans être véritablement
inquiétés par les blindés militaires BTR stationnés sur le flanc du village. Le
lendemain du massacre un haut gradé de l’armée et plusieurs ministres sont
arrivés sur les lieux, le visage décomposé comme il se doit en de telles
circonstances, escortés par une quinzaine de véhicules en tous genres, blindés.
Le militaire s’en est pris d’abord aux islamistes les qualifiant de tous les
mots gras. Il s’en est pris aussi à la France et au Maroc puis il a stigmatisé
les rescapés de notre village venus réclamer des secours : ‘‘vous êtes la
racine du mal’’ leur a-t-il lancé devant de nombreux journalistes passablement
curieux. Trois villageois dit-on, se sont insurgés spontanément contre ces
propos : ‘‘Voilà près d’un mois que nous avons déposé un dossier pour
constituer notre comité d’autodéfense. Nous attendons toujours la réponse sid
el-akid, monsieur le colonel.’’ Hakim, mon gendre, m’a dit que dix-huit
jours auparavant, ce même officier algérien, Ali Cheklal qu’on appelle aussi
Samir, un des grands patrons de la lutte antiterroriste, qui s’auréole de
toutes les arrogances, s’était exprimé ainsi dans un hebdomadaire
français : ‘‘Certains parmi nous
estiment que les gens qui ont soutenu ou qui soutiennent les islamistes ne
méritent pas d’être défendus et qu’ils n’ont qu’à se débrouiller tout seuls
s’ils sont attaqués’’. La Ilaha illa Allah Mohamed rassoul Allah. Hakim
a ajouté que, selon la presse française, plusieurs responsables militaires ont
aussitôt désapprouvé ces propos. De nombreux officiers avaient, par le passé,
ouvertement critiqué certaines méthodes de lutte engagées contre les islamistes
armés. ‘Quoi de plus indiqué en effet, ont-ils affirmé sous le couvert de
l’anonymat, que l’Etat, s’il ne veut agir dans l’arbitraire, protège l’ensemble
de ses citoyens, qu’il les protège ou les sanctionne, dans le respect de la
légalité, c’est à dire en se conformant à toutes les normes juridiques
supérieures existantes, y compris les conventions internationales qu’il a
ratifiées’.
Ce Cheklal est un homme
redoutable et redouté. Lorsqu’on l’évoque, on ajoute volontiers en murmurant
des mots comme Tcheka ou Stasi. Son cabinet noir est considéré comme le
bouclier et l’épée du régime. C’est un homme impitoyable connu pour être
fortement impliqué, parfois directement, dans les tortures de centaines
d’adolescents durant les grandes révoltes d’octobre 1988. Au lendemain de
l’innommable, il est venu jusqu’ici pour nous insulter, nous humilier. Que la
Géhenne de Dieu l’emporte dans son vaste feu, lui et ses semblables.
Les trois malheureux villageois
ont été convoqués par la gendarmerie dès la semaine suivante au motif qu’ils
n’étaient pas en règle de l’impôt foncier. Quelques jours après le massacre deux 4X4 Nissan chargés d’hommes
cagoulés et lourdement armés tournaient dans les rues principales de
Benatallah. Ils traînaient comme des trophées, deux corps à moitié dénudés,
attachés à des câbles par les pieds, pour montrer à tous les villageois le sort
qu’ils réservaient aux terroristes. Pour nous terroriser.
Le couscous au mouton d’hier, je
n’ai pas pu le mettre en bouche. Il m’est apparu indécent et sale autant que
celui que nous avions préparé au lendemain de la boucherie.
07
Cet après-midi Razi mon cousin de Paris m’a appelée
pour me dire que mardi et mercredi derniers plusieurs parents de disparus
forcés en Algérie sont intervenus auprès de députés européens à Bruxelles. Il y
avait parmi eux Jamila, la femme du marchand de légumes de l’avenue de la
Révolution enlevé par des miliciens en 1995. Il m’a dit aussi que Isqat,
l’ancienne ministre venue défendre le régime, celle-là même qui, au début de ce
mois, le quatre exactement, avait écrit dans un journal du matin ‘‘l’Algérie
profonde est musulmane, madame Houisa ne l’est pas’’… Mais qui lui donne le
droit de décider de qui est croyant ou non ? Madame Houisa est une
responsable politique respectée par de nombreux citoyens. Madame Isqat donc n’a
convaincu aucun député, elle les a au contraire fortement irrités, m’a dit mon
cousin qui possède des informations souvent de premier ordre. Cette femme est habitée
par la haine ou par l’ignorance sobhène Allah, gloire à Dieu. Par
contre, a ajouté Razi, les députés ont été bouleversés par la dernière
intervenante, une femme menue, courbée par le poids de l’âge. Elle a marché,
lentement, appuyée sur une canne, presque portée par elle. Elle agitait
les mains comme pour solliciter l’indulgence pour son apparente nonchalance.
Elle est montée à la tribune, aidée par un agent de la sécurité et a prononcé
des paroles d’une grande simplicité, mais tellement puissantes, engendrées par
une douleur profonde. Chaque auditeur a dû les recevoir comme si elles lui
étaient directement adressées. La salle avait suspendu sa respiration pendant
l’intervention de la vieille dame.
Elle a dit : ‘‘Je
m’appelle Hali Khdija, j’habite à Sidi-el-Essghir. Les policiers, les
‘patriotes’, les militaires, venaient souvent inspecter notre région, c’est une
zone isolée. A chaque fois ils faisaient le tour du bourg, ils contrôlaient
l'épicerie, l'atelier de fabrication de pâtisserie et le dépôt où l'on stocke
la farine. Parfois ils se servaient, d’autres fois non. Un jour de la première
semaine de ramadan ils sont arrivés tôt le matin pour enlever mes deux fils
Zahir et Slimane. Ils les ont emmenés au poste de police de Ouled-Aïda. Deux
heures plus tard ils sont revenus en force. Ils étaient une trentaine d'agents
à bord de quatre camions bâchés. Ils nous ont tout pris : le pétrin, le
congélateur, les machines, les sacs de farine et la pâtisserie. Le peu qui
restait, ils l’ont entièrement saccagé. Depuis ce jour je n’ai plus revu mes
enfants. De nombreux villageois sont prêts à témoigner. Ils vous raconteraient
ce qu'ils ont vu et entendu. Dieu vous rendra grâce de faire ce qui est en
votre possible pour nous aider. Nous n’avons plus que Dieu et vous, aidez-nous.
S’il vous plaît aidez-nous ! ’’ La petite femme a éclaté en
sanglots aussitôt emportés par un tonnerre d’applaudissements. Elle est retournée à sa place comme elle est
arrivée à la tribune, courbée, appuyée sur sa canne, peu soucieuse des éventuels
reproches que lui feront les envoyés officiels.
Ahmed Hanifi - à suivre...
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