J’avais 16 ans, je venais de perdre mon père, et brusquement tout s’écroula autour de moi. Au lycée personne ne s’en est aperçu, ou plutôt personne ne se préoccupa de ma détresse. Évidemment j’alertais mes camarades de classe par mes silences devenus quasi-permanents. Les enseignants, y compris ceux qui appréciaient mes travaux, constataient mes chutes de résultats sans broncher. Du lycée je fus donc exclu pour cause de contre-performance manifeste sans autre curiosité. Comme de nombreux gamins de mon âge je plongeai dans le monde de la débrouille. Gagner sa vie pour la famille. Passer du statut serein d’enfant scolarisé à celui d’enfant soutien de famille n’est pas chose aisée, c’est passer du cocon protecteur à l’enfer.
Bien que j’acceptais d’assumer ce rôle d’adulte trop grand pour moi - avais-je la possibilité de le refuser ? – je me promettais de me venger de ce destin qui semblait me cerner. Je souffrais en silence. Une porte se présenta à moi. Celle du Centre culturel français d’Oran qui se trouvait à la fin des années 60 à l’emplacement de l’actuel Centre de recherche en information documentaire des sciences sociales et humaines (CRIDSSH), rue Larbi Ben M’Hidi.
Certains de mes amis fréquentaient le centre culturel, alors je me suis mis à mon tour à le fréquenter. Je me suis fait établir une carte. Et mon assiduité fut réelle. Je lisais toute sorte de revues, de romans et d’essais. Mes amis écrivaient tout le temps. Ils faisaient leurs travaux scolaires, écrivaient des lettres diverses. Moi j’écrivais des poésies, je racontais ma vie d’errance morale, je recopiais des extraits de romans. Un jour je suis « tombé » sur un texte qui me bouleversa. Il sera gravé longtemps dans ma mémoire. Aujourd’hui encore je peux le réciter (quoique partiellement). Ce texte sera à la base du décuplement de ma volonté qui finira par me sortir de l’enfermement qui fut le mien des années durant. Le cœur de ce texte le voici :
« Ayant donc formé le projet de décrire l'état habituel de mon âme dans la plus étrange position où se puisse jamais trouver un mortel, je n ai vu nulle manière plus simple et plus sûre d'exécuter cette entreprise que de tenir un registre fidèle de mes promenades solitaires et des rêveries qui les remplissent quand je laisse ma tête entièrement libre, et mes idées suivre leur pente sans résistance et sans gêne. Ces heures de solitude et de méditation sont les seules de la journée où je sois pleinement moi et à moi sans diversion, sans obstacle, et où je puisse véritablement dire être ce que la nature a voulu. (…)
Pour me contempler moi-même avant mon déclin, il faut que je remonte au moins de quelques années au temps où, perdant tout espoir ici-bas et ne trouvant plus d'aliment pour mon cœur sur la terre, je m'accoutumais peu à peu à le nourrir de sa propre substance et à chercher toute sa pâture au-dedans de moi. (…)
Je m'attendrissais sur ces réflexions, je récapitulais les mouvements de mon âme dès ma jeunesse, et pendant mon âge mûr, et depuis qu'on m'a séquestré de la société des hommes, et durant la longue retraite dans laquelle je dois achever mes jours. Je revenais avec complaisance sur toutes les affections de mon cœur, sur ses attachements si tendres mais si aveugles, sur les idées moins tristes que consolantes dont mon esprit s'était nourri depuis quelques années, et je me préparais à les rappeler assez pour les décrire avec un plaisir presque égal à celui que J'avais pris a m'y livrer. Mon après-midi se passa dans ces paisibles méditations, et je m'en revenais très content de ma journée, quand au fort de ma rêverie j'en fus tiré par l'événement qui me reste à raconter. J'étais sur les six heures à la descente de Ménilmontant presque vis-à-vis du Galant Jardinier, quand, des personnes qui marchaient devant moi s étant tout à coup brusquement écartées je vis fondre sur moi un gros chien danois qui, s'élançant à toutes jambes devant un carrosse, n'eut pas même le temps de retenir sa course ou de se détourner quand il m'aperçut. Je jugeai que le seul moyen que j'avais d'éviter d'être jeté par terre était de faire un grand saut si juste que le chien passât sous moi tandis que je serais en l'air. Cette idée plus prompte que l'éclair et que je n'eus le temps ni de raisonner ni d'exécuter fut la dernière avant mon accident. Je ne sentis ni le coup ni la chute, ni rien de ce qui s'ensuivit jusqu'au moment où je revins a moi. Il était presque nuit quand je repris connaissance. Je me trouvai entre les bras de trois ou. quatre jeunes gens qui me racontèrent ce qui venait de m'arriver. Le chien danois n'ayant pu retenir son élan s'était précipité sur mes deux jambes et, me choquant de sa masse et de sa vitesse, m'avait fait tomber la tête en avant : la mâchoire supérieure portant tout le poids de mon corps avait frappé sur un pavé très raboteux, et la chute avait été d'autant plus violente qu'étant à la descente, ma tête avait donné plus bas que mes pieds. (…)
Dieu est juste ; il veut que je souffre, et il sait que je suis innocent. Voilà le motif de ma confiance, mon cœur et ma raison me crient qu'elle ne me trompera pas. Laissons donc faire les hommes et la destinée ; apprenons à souffrir sans murmure ; tout doit à la fin rentrer dans l'ordre, et mon tour viendra tôt ou tard. »
(In : http://mecaniqueuniverselle.net)
Ce sublime extrait est de Jean-Jacques Rousseau. Il naquit le 28 juin 1712, il y a exactement 300 ans.
Jean-Jacques Rousseau fut un de mes premiers soutiens, rempart contre la dérive. Il y en aura d'autres.
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