Boualem Sansal au quotidien
Le Monde daté 29 mai : "La pièce est écrite depuis longtemps"
Armée, islamisme et
Bouteflika : bienvenue chez les Borgia : c'est sous ce titre que l'écrivain
Boualem Sansal intervient dans le débat de l'heure sur le quotidien français Le
Monde.
Par Boualem Sansal
(Ecrivain)
Franchement, je ne suis pas particulièrement excité à
l'idée d'écrire un papier sur l'Algérie. Il ne se passe rien dans le pays, je
veux dire de neuf, de piquant, quelque chose qui date de ce siècle, qui
interroge l'avenir et fait vibrer les jeunes. Des articles pour dire qu'il ne
se passe rien de neuf, j'en ai écrit des tas ces douze dernières années, ils
n'ont jamais rien appris à personne. Toujours les mêmes vieilleries, du
réchauffé, des rumeurs de harem, les sempiternels trucages, des rodomontades
d'anciens combattants, des discours creux, des successions poussiéreuses entre
vieux de la vieille. Pff, c'est ennuyeux à mourir.
Je voudrais pouvoir parler de choses belles et neuves,
mais ça n'existe pas, ça me rend triste. Il y a trois raisons à cette misère
lancinante : l'armée, l'islamisme et Bouteflika. Il faut les voir un à un et
les considérer ensemble dans leur relation intime. Nocifs, ils le sont
pareillement, mais leur rapprochement est atomique, c'est la réaction en
chaîne, l'apothéose du "Mal", et une radioactivité installée pour des
siècles. Cela, chacun le sait, depuis toujours. Je l'écrivais déjà en 2000. Je
n'étais pas le premier. En 1964, deux années à peine après l'indépendance,
Mohamed Boudiaf, opposant lumineux au régime noir d'Alger, réfugié au Maroc,
publiait un livre, Où va l'Algérie ? (Editions Librairie de l'étoile), dans
lequel précisément il s'interrogeait sur l'avenir du pays qui pourtant avait
fait de la planification socialiste et de l'héroïsme au travail sa ligne de
conduite. Il n'a rien vu de rassurant. Boudiaf est le premier révolutionnaire
algérien : en 1954, il a créé le Front de libération nationale (FLN) et
déclenché la lutte armée contre la France. A l'indépendance, écoeuré par les
agissements des nouveaux dirigeants de l'Algérie, enivrés par le pouvoir, il
les dénonça et dut fuir à l'étranger pour échapper à leurs tueurs. Ils le
rattrapèrent trente-huit ans plus tard, l'attirèrent dans un guet-apens et
l'assassinèrent d'une rafale dans le dos, sous le regard effaré du public et
des caméras. C'était le 29 juin 1992, il avait 73 ans. Crime parfait, on
connaît les assassins, trois généraux, on sait où ils habitent, où ils
travaillent, mais aucune justice ne peut les atteindre. Même le diable a peur
d'eux. Ces messieurs ont vieilli, ils ont tous le cancer et des cirrhoses
carabinées, mais leurs enfants sont là, beaux, brillants, polyglottes,
efficaces comme des managers de multinationale, ils trafiquent avec le monde
entier ; ces dernières années ils le font avec les Chinois, les Russes, les
Hindous, les Turcs, et l'incontournable Dubaï. On travaille en confiance avec
eux, ils ne collaborent jamais avec la justice internationale. L'argent, ils le
gagnent là mais le dépensent en Occident, où la démocratie sait protéger les
riches et les voleurs. Ils y retrouvent leurs copains, les fils de dictateurs,
les Kadhafi, les Moubarak, les Trabelsi, les Wade, les Bongo... avec qui ils
font du business et prennent du bon temps dans les boîtes à la mode. Pour eux,
le pays de papa n'est qu'une planche à billets.
Massacres aveugles
Après dix années de terrorisme et de massacres aveugles,
les islamistes ont compris le sens de l'histoire, ils ont abandonné les maquis
des montagnes et intégré les maquis des villes. Ils ont pignon sur rue, ils
tiennent la quasi-totalité du commerce de gros et demi-gros. Voici le deal que
les généraux ont conclu avec eux avant de signer la loi d'amnistie générale,
appelée "réconciliation nationale" : les généraux tiennent le haut
bout de la chaîne de l'argent – ils contrôlent la Sonatrach, les banques,
décident la politique économique du pays, imposent les modalités budgétaires,
fiscales et autres. Ainsi, ils connaissent d'avance ce qu'ils vont gagner et ce
que le peuple va perdre ; les barbus tiennent l'autre bout de la chaîne, ils
réceptionnent les conteneurs des généraux, répartissent la cargaison entre
leurs émirs et leurs troupes. Avec les miettes, ils dotent les mosquées et
aident les pauvres à survivre. En plus d'une portion de la rente, ils ont aussi
leur quota de ministres, députés, sénateurs, ambassadeurs, hauts
fonctionnaires. De cette façon, ils font le lien avec l'internationale
islamiste pour leur compte et pour le compte des têtes pensantes de la junte
militaire. Et tout là-haut, replié en son palais blockhaus, imprévisible et
redoutable, il y a Bouteflika. Sa maladie mystérieuse et son air hagard
ajoutent à la menace. En fait il faut dire "les Bouteflika".
Abdelaziz n'est rien sans sa fratrie autour de lui. C'est un peu les Borgia,
ces gens, en plus fort. Le plus efficace est le cadet, Saïd, un génie de
l'intrigue. Il n'a pas de fonction officielle mais il décide tout, surveille
tout. On dit qu'il est féroce. Les ministres pissent dans leur froc quand il
les convoque. Les généraux le détestent, un jour ils le tueront. Dès
qu'Abdelaziz rendra l'âme, Saïd le suivra dans la tombe. Les dossiers qu'il a
constitués ne l'aideront pas, la justice les réfutera. Le président, qui a
l'esprit dynastique, lui a confectionné un puissant parti pour le soutenir,
dirigé par des apparatchiks capables de faire élire n'importe qui à n'importe
quel poste ; ils feront barrage contre les généraux et les islamistes, mais au
final ils trahiront, c'est la règle. Le pauvre Saïd aura du mal, voler dans
l'ombre du frère président est une chose, voler de ses ailes sans bouclier ni
parachute en est une autre. En attendant, tout ce beau monde amasse de l'argent
par camions, c'est le carburant des guerres à venir. Grâce à Dieu, le prix du
baril tient la cote, l'argent coule à flots, la réserve déborde de partout.
Jusque-là, il a permis une cohabitation acceptable, personne n'est vraiment
lésé, les milliards qu'on nous chaparde le matin, on les refait l'après-midi.
Et voilà, nous avons tous les éléments de la pièce qui va se jouer dès
l'annonce de la mort d'Abdelaziz Bouteflika : les acteurs, l'intrigue, le
décor, les figurants. Il y a les parrains des uns et des autres, Français,
Américains, Russes, Saoudiens, Qataris, mais on ne les voit pas, ils sont
derrière le rideau.
En vérité, la pièce est écrite depuis longtemps et se
joue déjà dans les coulisses, les trois coups ont été frappés à l'instant où
Bouteflika a été évacué à Paris, dans son hôpital préféré du Val-de-Grâce.
Ombres, murmures et courants d'air. On pourrait se poser les questions qu'on se
pose depuis le premier putsch en 1962, mais cela sert-il ? Nous recevrons les
mêmes fausses réponses. Bouteflika mort, l'armée fera le ménage et adoubera
Tartempion VI. Le roi est mort, vive le roi et Allah est grand.
B. S.
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