Je
viens d’achever le dernier roman de Kaouther Adimi, « Les petits de
Décembre ». Éditions Barzakh, Alger, 2019, 248 pages. Il est dédié
« À Koteb, un des petits. » En exergue, figure les deux premiers
tercets d’un poème de Mohammed Dib, L’Enfant-jazz. Ce roman a été écrit,
probablement, jusqu’au premier semestre 2019. Il est paru en août de la même
année. Quel sujet traite-t-il ? Celui
de la résistance contre les puissants, précisément de la résistance d’un groupe
de jeunes devant la toute-puissance de deux généraux.
Nous
sommes à Dely Brahim, dans la périphérie sud-ouest d’Alger, près de Cheraga, et
donc non loin du Club des pins, en février et mars de 2016. Des généraux sont
sur le point de faire construire leurs villas sur le terrain de football des
jeunes de la cité. Un « plan de la cité du 11 Décembre 1960 à Dely Brahim,
Alger » est présenté en page dix. La ville est détaillée dans le chapitre
9 (il y en a 34).
Qui
sont les protagonistes ? D’un côté des enfants qui ont pour habitude de
jouer sur un terrain vague de « un hectare et demi », près de chez
eux, appartenant au Ministère de la Défense et laissé à l’abandon depuis la
construction de la cité. De l’autre deux généraux qui ont acheté ce terrain
pour en faire des villas. Personnages auxquels on ajoute une voyante et une
folle. Il faut noter que presque toutes les familles des personnages ont un
lien plus ou moins direct avec l’armée.
Les enfants :
Ce
sont pour l’essentiel Inès, Jamyl, Mahdi et Youcef. La dizaine en âge pour
les trois premiers qui se connaissent depuis leur première année d’école, 20
ans pour Youcef.
Commençons
par Inès et sa famille.
-
Inès a onze ans. Elle n’a pas connu son père Amine, ni son oncle maternel, tué
il y a vingt ans presque jour pour jour par l’explosion d’un camion devant la Maison
de la presse. Il était étudiant en journalisme. La maman d’Inès, Yasmine, a été
abandonnée par son mari alors qu’elle était enceinte, comme le fut sa
grand-mère maternelle, une mère « de mauvaise vie ». Yasmine est très
active, elle est juriste (pistonnée) dans une « entreprise publique de
l’industrie pétrolière », où elle est harcelée, car sans mari. Yasmine a
créé une association d’aide aux femmes, aime le jazz, fume, et elle est
superstitieuse. La grand-mère d’Inès, Adila, est une ancienne Moudjahida qui ne
se laisse pas marcher sur les pieds. Elle est connue et respectée. Elle a
l’habitude de prendre des notes sur un calepin noir. Elle y raconte son passé,
celui de l’Algérie des années 90, « Le GIA » et « Les GIA »
(il est juste de faire précéder l’acronyme d’un article pluriel, car
contrairement à la propagande officielle relayée par certains médias, ils
étaient nombreux les groupes armés islamistes et sans commandement unifié).
Raconter « la politique de la purge » menée par l’armée, « ai-je
protesté… ai-je aidé ces femmes qui continuent à attendre le retour d’un mari,
d’un fils, d’un père ? Les ai-je soutenues ? »
-
Jamyl a dix ans. « Il est petit, grassouillet ». Il a un faible pour
Inès. Depuis la mort de son père en 2007 dans un attentat à la bombe, il vit
chez son grand-père paternel, un général à la retraite. On ne sait pas grand-chose
de sa famille sinon qu’elle emploie une femme de ménage plus ou moins complice
de Jamyl et des enfants en lutte auxquels elle apporte « un grand couffin
plein de plats. » (C’est « une ancienne pauvre, grosse et très
laide ».
-
Mahdi. Sa maman est militaire. Son père a 47 ans, à 30 ans il fut blessé lors
d’une attaque terroriste à Baraki. Depuis, il est sur un fauteuil roulant, sans
jambes.
-
Youcef a 20 ans. Il a une petite sœur qui fait partie elle aussi des enfants
qui résistent. Youcef « est plus grand que son père » Mohamed.
Celui-ci est âgé de 56 ans. C’est un colonel à la retraite. Il donne parfois
des cours à l’université. Il a créé un parti politique d’opposition.
Les généraux :
Ils
sont deux : Saïd et Athmane. Ils ont 70 ans. Ils se connaissent depuis
vingt ans, « chacun a des dossiers sur l’autre ».
-
Saïd est « un petit homme » qui est atteint d’un cancer. Il a été
formé en URSS où on l’appelait « le nabot ». Il fut l’instigateur des
purges des années 90. Il a trois enfants qui sont tous boursiers en France.
L’un d’eux est impliqué dans une affaire de faux billets.
-
Athmane a fait ses études en Grande-Bretagne. Il n’a eu aucun titre
universitaire. Il a passé son temps à boire. Il a été recruté dans l’armée avec
un faux diplôme. Il a des biens en Europe. C’est un grand et bel homme. Il fait
appel à une voyante pour l’orienter dans ses choix. Il a un frère qui possède
une entreprise de travaux publics qu’il aide grâce à sa position au sein de
l’institution militaire. Avec son épouse « qui est du même village que
lui » ils ont trois garçons et deux filles et cinq petits enfants (un par
enfant).
Deux autres personnages
Le
premier est celui de cette voyante que convoque de temps à autre le général
Athmane et qui se fiche de lui (elle : « Quelqu’un vous veut du mal.
Méfiez-vous des femmes en rouge », lui : Mon Dieu, mais on ne peut
rien faire ?). Le second est celui de cette « vieille folle aux
cheveux rouges tressés en couronne », qui apparaît à de nombreuses
reprises, pour participer à la sauvegarde du terrain des jeunes, pour aider
ceux-ci « Tu as besoin d’aide mon tout petit ? », pour repousser
les généraux ou pour alerter du danger « Au feu ! » crie-t-elle à
la fin du livre en tambourinant aux portes des maisons. La folie qu’exprime
cette vieille édentée « permet
à l’esprit d’entretenir un rapport naturel avec la vérité et le réel
profond » dixit André Breton (rapporté par
Kahina Bouanane.)
L’intrigue
Nous
sommes mardi 2 février 2016. « Depuis vingt ans maintenant, les enfants de
la Cité, mais aussi de tout le quartier ont disputé des milliers de parties de
foot. » Inès joue au foot avec ses camarades garçons, Jamyl et Mahdi. Il
pleut sans discontinuer, mais les enfants sont heureux et rêvent de célébrité. Le
lendemain, deux hommes arrivent « dans une voiture noire aux vitres
teintées ». « Ils portent des lunettes de soleil alors qu’on est en
février » dit Youcef. Le chauffeur des généraux stationne devant le
terrain vague. Les militaires sortent des plans. Ils sont observés par Adila,
depuis sa fenêtre. Ces deux hommes sont les généraux Saïd et Athmane. « On
y est allés tous les trois et ça a vite dégénéré » en bagarre dit Youcef.
Deux colonels à la retraite ont assisté eux aussi à l’altercation de loin
d’abord – Cherif et Mohamed le père de Youcef, « deux amis qui, lorsqu’ils
se rencontrent, « refont le monde » – puis ont essayé de
s’interposer. « Ensuite, les généraux ont sorti leur arme ». Après
l’école, Inès, Jamyl et Mahdi « découvrent des adultes en train de
vociférer et de gesticuler » Youcef hurle, Adila « essaye de
frapper » avec sa canne les deux généraux. Le lendemain, les journaux et
les réseaux sociaux s’emparent de l’affaire. Youcef et Adila sont embarqués à
la gendarmerie. Adila reconnaît les faits alors que le gendarme est
impressionné par elle « je suis l’un de vos grands admirateurs » lui dit
le gendarme. « Elle est relâchée avec les excuses des
gendarmes. »
Youcef
est vertement grondé par son père qui lui reproche d’être mêlé à cette affaire,
mais Youcef ne regrette pas son action et « met son père devant ses
contradictions » lui, son père, qui a créé un parti d’opposition. Mohamed
et son épouse se rendent chez le général Athmane qui les attend ainsi que Saïd
et leurs femmes. Ils présentent leurs excuses autour d’un café avant de se
séparer. « Si un jour vous avez le moindre problème, appelez-moi. Nous
avons besoin d’hommes comme vous » dit le général Athmane à Mohamed. Lui
est content, « si on a les généraux de notre côté, on obtiendra enfin gain
de cause après toutes ces années » confie-t-il à son ami Cherif.
Une
semaine après la bagarre, le 9 février, les jeunes « échafaudent mille
plans » car ils ne veulent pas se laisser voler leur stade… Ils font une
liste de ce dont ils ont besoin. Trois semaines plus tard, les jeunes ont
amassé une tente, des couvertures, sacs
de couchage et toute sorte de nourriture qu’ils entreposent la nuit sur leur
terrain. « Ils préparent leur campement et montent un muret de briques,
ramassent des pierres ». La révolte des « petits de Décembre »
commence le vendredi 25 mars 2016. Des dizaines d’enfants arrivent des environs
en solidarité, ainsi que des adultes, dont les généraux concernés eux aussi
autrement décidés. Ces derniers demandent aux enfants de partir, car les
travaux vont commencer, mais la résistance est forte, Adila filme la scène, la
folle secoue leurs manches, les injures fusent. Les généraux se voient obligés
de déguerpir, l’arme qu’ils dégainent ne leur sert à rien. Les réseaux sociaux
s’y mettent, « la vidéo postée par Adila a été visionnée plus d’un millier
de fois. » Les enfants poursuivent leur sit-in sans que les adultes
dubitatifs ou même « lâches » s’y joignent.
Le
directeur de la Sécurité, en réponse à la doléance exposée par le général
Athmane contre les jeunes, promet qu’il va « faire comme d’habitude :
création de milliers de faux comptes pour attaquer ceux qui diffusent. » Peu
convaincu, le général souhaite que les agitateurs soient arrêtés, ce que veut
éviter le directeur de la Sécurité « Si on intervient pour embarquer des
mômes et une vieille dame qui a subi la torture des Français, les gens
arracheraient les portes des prisons. » Bien au contraire répond Athmane « Les
Algériens font ce qu’on leur dit de faire et ils ne sortent plus dans la rue
depuis bien longtemps. » De son côté, Mohamed culpabilise « qu’ai-je
fait moi pour lutter ? » alors que son fils, Youcef refuse d’écrire
aux généraux pour s’excuser. S’il faut se battre « il faut se battre avec
les mots » dit Mohamed à son ami Cherif.
Les
événements s’accélèrent. Des dizaines d’enfants venus de toute la ville se
dirigent vers le terrain pour en découdre, alors même que les adultes se
contentent de regarder. Cette histoire des généraux ridiculisés par des enfants
a passé les frontières, comme une contagion en Tunisie, au Maroc, « elle
se transforma. »
Athmane
ne sait plus quoi faire et se demande « est-ce que j’ai bien fait
d’acheter ce terrain ? » Il convoque sa voyante « je vous en
prie, il doit être possible de faire quelque chose, non ? »
« Toute
l’Algérie est en ébullition. » « Saurons-nous être à la hauteur de
ces grands petits ? » s’enthousiasment les journaux. Encouragé par la
Sécurité, un imam tente de raisonner les enfants « il ne faut pas se
révolter contre l’ordre établi », mais ceux-ci le criblent de cailloux. Un
vieux chef de parti, veut récupérer le mouvement de contestation. En vain.
Une
nuit de mars, « la folle aux cheveux rouges hurle : « Au
feu ! » On accoure, les pompiers sont alertés, la fumée est de plus
en plus dense, le feu avale tout ce qu’il trouve » « ça ressemble à
l’enfer ». Quelqu’un crie : « Attention, il y a quelqu’un qui
tire avec un pistolet. » Le directeur de la gendarmerie conclut que c’est
un accident. Les adultes demandent aux enfants, qui refusent, de quitter les
lieux. Ils passent une nouvelle nuit sur le terrain mouillé.
Les
deux dernières pages du roman sont écrites en italiques, une lettre laissée à
la postérité par Inès, Jamyl et Mahdi : « Nous avons peu dormi. Deux
ou trois heures, tout au plus… Nous nous sommes réveillés en même temps à cause
du bruit des bulldozers sur le terrain… Sur la route, une voiture noire, et
adossés aux portières, les deux généraux. Nous avons baissé la tête pour que
les généraux ne voient pas nos larmes. Nous ne partirons pas. Ce printemps ne
se transformera pas en une anecdote. Nous arracherons chaque brique qu’ils
poseront et nous rendrons le terrain aux petits. » La bataille des petits
est un échec, provisoire, d’autres batailles sont inscrites dans leur futur,
jusqu’à la victoire. Dans le roman, qui est paru en août dernier, Kaouther
Adimi a réussi a glisser malicieusement, un clin d’œil au Hirak, bien réel
celui-ci.
Le texte :
Ce
qui retient notre attention en ouvrant le roman, c’est le nombre de
« chapitres » : 34. Le plus long contient 13 pages, le plus
court 3 pages. 19 sont construits sur 2 à 5 pages. Un narrateur externe relate
des événements qui se sont déroulés dans un passé récent, en février et mars
2016, dans un présent historique, mais aussi aux temps du passé, selon les
chapitres. J’ai noté quelques confusions dans la concordance des temps dans le
chapitre 3 et 13 avec l’utilisation de l’indicatif plutôt que du conditionnel.
Je me trompe peut-être. Les écrits en italiques sont ceux des personnages,
Adila au chapitre 13, et en fin de livre ceux des trois jeunes Inès, Jamyl et
Mahdi.
On
notera certaines invraisemblances qu’on oubliera aussitôt, car il s’agit non
d’un récit, mais d’un roman et Kaouther Adimi est toute pardonnée. Je vous en
donne quelques exemples. Le premier concerne ces toutes petites filles d’à
peine une dizaine d’années qui passent des nuits à l’extérieur, avec des
garçons qui plus est, comme si de rien n’était comme si on était en Norvège. Un
autre exemple est celui de Yasmine qui fume tranquillement devant la porte de
sa maison comme si l’on était en Norvège, en Suède ou au Liechtenstein. Ces
hauts gradés de l’armée qui prennent le bus comme la plèbe, la populace (c’est
ainsi que les généraux et autres hauts gradés militaires algériens voient ou
désignent le peuple), pas même le taxi. Ou encore ce colonel à la retraite, le
père de Youcef, qui écrit à la mairie comme un simple citoyen lambda le
ferait (plutôt que d’intervenir sèchement en exhibant ses atouts via un
subordonné, ce qui est la vérité). Ou les deux généraux (dont Saïd qui fut
l’instigateur des purges des années 90 » !) qui se font attaquer par
des enfants et qui fuient après avoir sorti leur arme. De vrais pieds nickelés
pas sympathique pour un sou. Si c’est ce qu’a voulu exprimer l’auteure, elle a
bien réussi. Et son roman est agréable à lire.
Last but not least,
comme ont dit (écrit) dans la haute, l’auteure aurait mieux fait de faire appel
à des jeunes, des adolescents, des familles éloignées, très éloignées de toute
attache avec les militaires (en maintenant celles des généraux Saïd et Athmane,
« les salauds ») comme c’est le cas ici. Dans Les petits de Décembre
en effet, presque tous les personnages sont issus de familles qui vivent dans
le giron de l’armée.
Ahmed
Hanifi,
Marseille,
le 1er mars 2020
Lire
également ici :
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Cet article a été ajouté le jeudi 4 février 2021
in: www.livreshebdo.fr/article/kaouther-adimi
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