A Marseille, 45 000 personnes à la première manifestation de samedi
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« A quelle manif, tu vas, toi ? » L'interrogation a ponctué la matinée des Marseillais, déboussolés. Une manifestation samedi marquée à gauche, sous le mot d'ordre « Combattre tous les fascismes ». Une marche dimanche, sur le même parcours, à laquelle les principaux élus UMP de la ville, dont le sénateur-maire Jean-Claude Gaudin, ont annoncé qu'ils participeront. Ce cafouillage sur un « rassemblement unitaire » scindé en deux, n'a pas empêché une première mobilisation très importante.
« S'IL FAUT SE MOBILISER DEUX FOIS, PARFAIT »
« Marseille se singularise encore, c'est comme ça », souffle Jean-Luc Bennahmias, créateur du Front démocrate, préférant mettre l'accent sur ce qu'il estime être « une gestion très digne et efficace de cette crise par le gouvernement ». « Je suis présent aujourd'hui, je serai présent demain, assure de son côté le député socialiste Patrick Mennucci, rapporteur de la commission parlementaire sur les filières djihadistes. L'heure est à l'union ». Dans le défilé, où les politiques se font discrets, l'idée de « doubler » n'a pas besoin d’être relayée : « S'il faut se mobiliser deux fois, parfait », assurent, parmi d'autres, Béatrice Desgranges et Alexia Kilndjian, venues en famille. « On sera aussi là demain avec les enfants ».
RESTER INTRANSIGEANT AVEC LES DÉRIVES SECTAIRES
« Le monde entier parle d'un journal tiré à 64 000 exemplaires, au bord du dépôt de bilan, et mené par une bande d'iconoclastes… C'est un sacré pied de nez aux barbares qui voulaient l'éradiquer », note Raphaël De Vivo, figure du monde de la culture marseillaise. « Cela dit, poursuit-il en remontant la Canebière, l’avenir reste complexe : notre République démocratique et laïque doit se montrer toujours plus intransigeante avec les dérives sectaires, tout en permettant à nos compatriotes musulmans de vivre en paix dans notre société ».
Gilles Rof
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Les
militants musulmans savent ce qu'ils ont à faire, merci pour eux
« Désolidarisez-vous ! » ;
« Manifestez ! » ; « Indignez-vous ! ». Les
responsables associatifs musulmans ou de quartiers sensibles en ont assez des
injonctions. Aujourd'hui, c'est une autre parole publique qu'ils aimeraient
porter.
Depuis mercredi et comme après chaque acte terroriste, les musulmans
français sont invités à se désolidariser de l’acte commis. Leurs prises de
parole sont guettées, leur présence dans les manifestations scrutée, et des
journalistes, comme Yvan Rioufol ou Philippe Val, demandent qu’ils expriment
leur indignation. Ces injonctions passent mal auprès des responsables
associatifs que nous avons interrogés, qu’ils soient musulmans ou habitants de
quartiers défavorisés et, à ce titre, souvent assimilés.
Si certains ont participé à des rassemblements et entendent manifester
dimanche, Abdelaziz Chaambi, responsable du collectif contre le racisme et
l'islamophobie (CRI) à Lyon, se fait plus réfractaire. Il explique : « Je
ne descendrai manifester que quand on me le demandera comme citoyen français et
non comme musulman. Quand je manifeste contre la réforme des retraites, je ne
le fais pas comme musulman. Parlez-nous comme à des républicains, même si on a
une vision peut-être parfois différente de la république. On nous serine que la
foi doit rester privée, et en fait non, là, elle devrait être étalée dans la
rue… »
Lui, comme d'autres responsables interrogés, use de la comparaison pour se
faire comprendre. « Il n'est jamais venu à l'idée de personne de
demander aux chrétiens français de se désolidariser d'Anders Breivik en Norvège
(après la tuerie d'Utoya), ou aux juifs de France de se désolidariser pour les
morts de Gaza. Ni aux communistes de se désolidariser d'Action directe. »
Même idée chez Ali Rahni, responsable associatif et d’Europe Écologie-Les Verts
à Roubaix : « Quand le Ku Klux Klan ou l’IRA tuent, on ne demande
pas aux catholiques ou aux protestants de s’excuser. »
Pour Nicky Tremblay, qui habite Toulouse et milite à la coordination
nationale des “Pas sans nous”, l’injonction est insupportable et dangereuse,
puisqu’elle fait planer l’idée qu’« il y aurait une solidarité a
priori avec ces actes terroristes. Tous ceux qui se taisent vont être vus
comme complices ? ». Selon Elsa Ray, porte-parole du CCIF
(Collectif contre l’islamophobie en France), cela est « insupportable
d’autant qu’on oublie que dans l’attentat, il y a deux victimes de culture
musulmane. Or on associe les musulmans aux tireurs, pas aux victimes ».
Pour Hanane Karimi, porte-parole de l’association “Les femmes dans la
mosquée”, « cela revient à stigmatiser une frange de la population qui
doit sans cesse faire montre de bonne citoyenneté. Mais je n’ai pas attendu
qu’on me demande de manifester pour le faire. Demander de montrer patte
blanche, c’est être dans l’exclusion. Comme si les musulmans n’étaient pas
capables d’agir seuls, comme s’il fallait qu’on les y enjoigne ».
Doctorante en sociologie, Hanane Karimi n’a pas apprécié l’initiative du
hashtag # notinmyname apparu en Angleterre de la part de musulmans désireux de
dénoncer le djihadisme. « Ceux qui signent “not in my name” ont
intériorisé le discours ambiant. Ils donnent des gages de leur probité :
on est de bons Français, de bons musulmans... » Pour Hanane Karimi, « il
est normal que les représentants religieux, notamment les musulmans, rappellent
le message de paix prôné par les religions, mais pas chaque musulman
individuellement. C’est la différence entre la société civile et les groupes
religieux ».
Ali Rahni ne partage pas ce point de vue sur “Not in my name” : « Cela
ne me dérange pas car c’était un mouvement spontané. Ce qui me dérange, c’est
quand on oublie que les actes de terrorisme relèvent de la responsabilité
individuelle. Il n’y a pas de raison qu’il y ait punition collective. »
Nombre de personnes interrogées se sont accordées sur un autre
"hashtag" à diffuser sur les réseaux sociaux, répondant au
#NousSommesCharlie :
#NousSommesEnsemble.
Sans que cela change quoi que ce soit à leur indignation, plusieurs
militants associatifs tiennent en effet à prendre leurs distances avec Charlie
Hebdo. Adil Fajry, travailleur social, ancien militant au NPA à Istres et
candidat aux législatives, explique : « Évidemment qu'on condamne
et qu'on est émus de ce qui se passe, peu importent les criminels
d'ailleurs ! Ce jeudi midi, je suis allé au rassemblement de solidarité
avec Charlie Hebdo. D'emblée, on me donne un autocollant "Je suis
Charlie". Je ne l'ai pas pris. Désolé, mais je ne suis pas Charlie. À
la limite, je suis plutôt Siné. Je n'ai pas de problème avec le fait qu'on
critique et caricature ma religion, mais j'ai été choqué qu'on assimile le
prophète avec le terrorisme. Ça ne me viendrait jamais à l'idée de mettre un
doigt dans le cul de Jésus sur sa croix. Je ne trouve pas ça drôle. »
Adil Fajry cherche des explications, se remet en cause : « C'est
compliqué pour notre génération de quadras de voir une réalité qu'on ne peut
pas nier, celle des stages à Daech. On porte sans doute une grande responsabilité,
nous qui avons habité et grandi dans les quartiers et qui leur avons tourné le
dos une fois qu'on a réussi à en sortir. Mais c'est aussi parce qu'à notre
époque, il y avait de l'éducation populaire, qu'on nous a appris à monter des
projets et accéder à l'emploi. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas, il y a un
vide social et de l'échec scolaire, ce qui est le terrain le plus propice pour
les charlatans et les instrumentalisateurs. »
Sihame Assbague, porte-parole de Stop contrôle au faciès, s’inquiète aussi
même si, « à l'heure actuelle, il est surtout important de laisser
passer du temps, de ne pas polémiquer pour respecter le deuil des victimes.
Mais il y a besoin de dire aujourd'hui : "Nous ne sommes pas ceux que
vous croyez, nous sommes aussi victimes de ce que vous pensez" ».
Déjà instigateurs d’une tribune parue dans nos colonnes, plusieurs responsables
de réseaux militants des quartiers populaires ont appelé à la tenue d'une
manifestation lundi, à Bobigny (devant la préfecture de Seine-Saint-Denis),
afin de dire leur « refus de la violence aveugle et marquer (leur)
détermination à faire barrage aux extrémismes et à leur
instrumentalisation ».
Nadir Kahia, responsable de Banlieue + à Gennevilliers, n'entend pas non
plus polémiquer. « Mais on veut profiter de l'occasion pour se faire
entendre et être enfin visible dans les médias. Ce qui se passe aujourd'hui
n'est pas la conséquence d'un manque de moyens, mais un problème de volonté
politique. Ça fait des années qu'on dit qu'il faut faire attention, que les
premiers concernés par la délinquance et la drogue sont les habitants des
quartiers eux-mêmes. Mais l'expression même d'une parole est compliquée. »
Hanane Karimi, aussi, a hâte que les vraies problématiques soient posées :
« La question n’est pas que religieuse : elle est politique et
sociale. Comment se fait-il que des personnes formées à l’école de la
République, où elles auraient dû apprendre ce qu’est la liberté d’expression,
en arrivent à faire ça ? Après le temps de la citoyenneté, devra venir le
temps de l’analyse. »
09 janvier 2015 par Stéphane Alliès et Michaël Hadjenberg
In : mediapart.fr 090115
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Manifester pour un réveil citoyen
Il existe au moins deux bonnes raisons de
manifester dimanche : pour rendre hommage aux victimes, mais aussi pour
nous tous. Pour alimenter ce réveil civique contre le terrorisme d'abord, mais
aussi contre le Front national et contre les incendiaires. Nul besoin pour cela
de se plier à « l'union sacrée » voulue par le pouvoir. Bien au
contraire.
Pourquoi aller manifester dimanche ?
Pour les victimes en premier lieu, et pour nous tous ensuite. Pour les
victimes, nombreuses, des actes terroristes sans précédent qui se sont déroulés
depuis le massacre survenu à Charlie Hebdo mercredi 7 janvier. Pour
honorer les mémoires de journalistes et dessinateurs talentueux, participant
pour certains depuis des décennies à la vitalité de notre débat démocratique.
Pour honorer les quatre personnes tuées lors de l’attentat antisémite contre un
magasin casher de la porte de Vincennes. Pour rendre hommage à toutes les
victimes, policiers, correcteur, agent d’entretien. Pour ne pas oublier les
très nombreux blessés tant lors de l’attaque dans les locaux de l’hebdomadaire
satirique que lors des deux prises d’otages qui s’en sont suivies vendredi.
Manifester pour nous tous également. Sans
reprendre à tout coup l’appellation très officielle de « marche
républicaine » voulue par l’Élysée et de nombreux responsables politiques.
Mais par la seule volonté de se joindre à un vaste rassemblement citoyen qui se
tiendra dimanche à Paris, à 15 heures, de la République à la Nation. Car durant
ces journées d’abattement, les meilleures des réponses sont venues de la
société. Elles n'ont pas seulement été portées par une immense émotion – nous
avons tous grandi avec Cabu, Wolinski, Charb, Tignous, avec les scandaleux et
abrasifs dessins de presse. Plus que cette émotion quasi intime, c’est aussi un
énorme sursaut civique qui a donné corps à cette trop abstraite devise
républicaine : liberté, égalité, fraternité.
Liberté et pas seulement liberté de la
presse, tant à travers l’équipe de Charlie se jouait aussi la conquête
de l’esprit, celle de l’expression jusque dans tous ses excès. Il ne s’agit
aucunement là de droits des journalistes, mais bien des libertés fondamentales
des citoyens dont la première est la liberté de penser et de dire.
Égalité ensuite, car à l’exception de
l’extrême droite et de ses relais rassis (Ivan Rioufol du Figaro, Yves
de Kerdrel de Valeurs actuelles, et quelques autres), les amalgames et
polémiques nauséabonds sur la question de la « responsabilité » des
musulmans nous ont été épargnés, aussitôt endigués par d’innombrables appels
venus de toutes parts et que l’on peut résumer en un « Tous égaux, tous
citoyens ».
Fraternité enfin car ces jours ont été un
exceptionnel moment de solidarité et de mobilisation collective. En France,
avec plus de 100 000 personnes qui se sont rassemblées spontanément
mercredi soir, des dizaines de milliers qui l’ont encore fait jeudi soir. Plus
de 700.000 personnes se sont mobilisées dans des dizaines de défilés dès samedi
dans les région. Et, il faut l’espérer, des centaines de milliers qui le feront
dimanche à Paris. Solidarité à l’étranger également où les initiatives, les
messages, les témoignages ont afflué de toutes parts.
Il est des moments rares dans une République
et celui-là en est un. Le 31 décembre, nous vous proposions « les vœux de
courage de François Morel » pour 2015. L’humoriste (et plus que ça) avait
vu juste. « Mon cher compatriote, même si la connerie prospère en même
temps que le racisme, le désespoir et le ricanement, tu résistes,
disait-il. Oui, mon cher compatriote, souvent, tu m’épates, tu m’épates, tu
m’épates. »
Continuons à « épater »
François Morel. Manifestons. Défilons. Et défilons sans cette « union
sacrée » soudain réclamée par François Hollande et Manuel Valls qui, ce
vendredi, nous a asséné un « Nous sommes en guerre contre la
terreur », formule martiale faite pour empêcher de penser, et
renvoyant de manière calamiteuse aux déclarations de George Bush et des faucons
américains au lendemain du 11-Septembre. Nous venons de célébrer le centenaire
de la guerre de 14-18, cette gigantesque boucherie justement conduite sous les
auspices de « l’union sacrée ». Nous ne manifesterons pas avec
François Hollande, Angela Merkel, David Cameron, Mariano Rajoy, Matteo Renzi,
Nicolas Sarkozy ou Brice Hortefeux, et quelques dictateurs patentés … dans
cette unité confuse qui tient lieu d’unanimisme béat, donc dénuée de sens et,
surtout, de projet.
Le sursaut citoyen n’a jamais été l’unité
nationale. Heureusement, de nombreux responsables de gauche l’ont compris en
refusant déjà de convier le Front national à ce rassemblement. Marine Le Pen
dit s’en outrager. Tant mieux. Et tant pis pour François Fillon et Rachida Dati
qui ont cru bon de déplorer cette « exclusion », révélant une
fois de plus la médiocrité de leurs petits calculs.
Le parti d’extrême droite s’est construit sur
la haine de la liberté de la presse. Aujourd’hui encore, outre les nombreux
procès intentés à des titres, le FN dit avoir ses « listes noires »
de journalistes, a régulièrement interdit Mediapart mais aussi l’équipe du
Petit Journal à ses manifestations. Dernière interdiction en date : le
congrès du mouvement des Le Pen, qui s’est tenu à Lyon en décembre dernier... « Ils
ne sont pas des journalistes », a expliqué Marine Le Pen, s’arrogeant
ainsi le droit de décréter qui est habilité à informer et qui ne l’est
pas. Charlie Hebdo, qui entretenait une aversion militante à
l’encontre du FN, a été l’objet de dizaines de plaintes de l’extrême droite. La
seule décence interdit à Marine Le Pen de vouloir manifester.
11-Septembre : qu'en avons-nous appris
?
De plus, ce parti, quoi qu’il en dise, n’en a
pas fini avec les remugles antisémites qui constituent encore aujourd’hui une
lourde part de son héritage comme des raisons de l’engagement de certains de
ses militants. Enfin, faisant de la préférence nationale, de la dénonciation
incessante de l’immigration son fonds de commerce, le Front national ne cesse
de creuser les fractures de la société française. Ses obsessions contre un
islam vite assimilé à un radicalisme susceptible de verser dans le terrorisme
sont l’un des principaux moteurs des peurs françaises. Comment envisager de
défiler auprès d’un parti qui efface la citoyenneté, en renvoyant les individus
d’abord à leurs origines et à leur religion pour mieux justifier ses ambitions
discriminatoires ?
Depuis l'attaque de Charlie Hebdo, les
déclarations de Marine Le Pen, sans parler même de celles d’autres dirigeants
d’extrême droite, résonnent comme un avertissement sur les menaces à venir. Car,
en marge de ce sursaut civique, les ombres sont là, et pas seulement dans les
ignominies énoncées sur les réseaux sociaux.
Depuis mercredi, au moins dix-huit actes
antimusulmans ont été répertoriés. Sept mosquées ou lieux de culte ont été
attaqués. À Corte, une tête de porc et des viscères ont été découverts
accrochés à la porte d’une salle de prière. Quatre coups de feu ont été tirés
sur une mosquée de Saint-Juéry (Tarn). Des inscriptions racistes ont été faites
sur la mosquée de Bayonne. Des croix gammées ont été dessinées à Liévin. À
Béthune, le tag « Dehors les Arabes » était visible sur une
palissade du lieu de culte en construction. À Rennes, les inscriptions « Er
maez » – « Dehors » en breton – et « Arabes »
ont été taguées sur la façade d’un centre cultuel musulman. À Bischwiller,
un tag « Ich bin Charlie » a été découvert sur le mur
extérieur d’une nouvelle mosquée.
L’enjeu est là : dans la dislocation
d’une communauté citoyenne (lire l'article d'Edwy Plenel : L’idéologie meurtrière promue par Zemmour).
Que le Front national, qui n’a pas eu un mot pour dénoncer ces attaques, comme
il n’a pas eu un mot pour s’inquiéter des manifestations contre l’islam qui, en
Allemagne, ont provoqué un tollé, ose prétendre manifester n’est qu’une
provocation supplémentaire. L’embarras est qu’une partie de la droite et de
rares voix à gauche ne s’en soient pas plus indignées. Car l’« union
nationale » demandée par l’exécutif s’accompagne de petites opportunités
tout aussi détestables.
« S’il est bien que les partis
politiques, acteurs essentiels de la vie démocratique, s’emparent de ce débat,
c’est d’abord au citoyen de le mener, écrivent les
associations (Licra, Mrap, LDH, Touche pas à mon pote) qui avaient initialement
annoncé un rassemblement disjoint de celui des partis (lire notre article ici). Voyant leur
initiative comme confisquée par l’exécutif et le Parti socialiste, elles se
sont exaspérées, vendredi, de ces tentatives de récupération.
Cela doit-il nous dissuader de défiler ?
Nullement. Bien au contraire, ce réveil de la société s’accompagnera d’un
réveil de notre débat public. Depuis des années, Mediapart n’a cessé de
documenter les dangereux égarements d’une politique étrangère et d’une
politique sécuritaire ignorant nos nouvelles réalités sociales comme les grands
basculements du monde, et tout particulièrement du monde arabe. Les frères
Kouachi, Coulibaly, comme Merah, ne sont pas plus musulmans qu’islamistes. Ils
sont des Français, passés par la délinquance et la case prison avant de
s’enfermer dans une radicalisation terroriste habillée de quelques minables
oripeaux idéologiques.
Ce terrorisme est né sur les décombres de dix
années de conflit en Irak, d’une « guerre mondiale contre le
terrorisme » voulue par George Bush, guerre qui a légitimité la
systématisation de la torture, l’espionnage généralisé, la mise à bas de
précaires équilibres dans le Moyen-Orient, et des centaines de milliers de
morts. Ce terrorisme s’est développé sur les ruines de la Libye, certes
débarrassée du dictateur Kadhafi, au terme d'un conflit aveugle mais intéressé
engagé par Nicolas Sarkozy, qui a laissé un pays englouti dans les luttes entre
factions sans que la communauté internationale ne tente de construire le début
d’un processus politique.
Quelques jeunes Français peuvent aujourd’hui
commettre l’innommable. En 1995, Khaled Kelkal, actionné par le GIA algérien,
était tué par la police après avoir commis plusieurs attentats en France...
Nous avions alors découvert l’itinéraire d’un jeune immigré de banlieue dont
l’histoire résumait à elle seule les impasses des politiques sociales alors à
l’œuvre (éducation, intégration, ville, formation professionnelle). Vingt ans
plus tard, tous les appels à une « guerre contre le terrorisme »,
toutes les interventions militaires du Sahel à la Syrie ne répondront en rien à
cette question toujours là. À cette question d'abord
franco-française : celle de la construction de notre vivre ensemble au
travers de projets politiques partagés.
Nous n’avons pas peur
Le terrorisme va mettre durablement notre
société à l’épreuve. Et c’est pourquoi, au-delà de sa traque policière, il
appelle une mobilisation de celle-ci, une contre-offensive politique et
intellectuelle qui réussisse à la mobiliser et à la rassembler, sans exclure
quiconque de celles et ceux qui font la France.
Le surgissement meurtrier du réseau
Kouachi-Coulibaly, perdu de vue par les services de renseignement après avoir
été dans leur ligne de mire…, annonce sans doute d’autres crimes, d’autres
drames, d’autres massacres. Or cette terreur ne menace pas que nos vies, elle
menace surtout nos libertés.
Elle est une provocation à sortir de
nous-mêmes, de nos gonds et de nos défenses, à perdre confiance dans cela même
qu’elle vise : la démocratie, cette force fragile, cette apparente
faiblesse qui est ainsi mise au défi de prouver sa force tranquille.
Céder à la politique de la peur, à cet
affolement qui maltraite la démocratie elle-même et qui divise le peuple en
désignant des boucs émissaires, serait la victoire des assassins, précisément
ce qu’ils cherchent, l’engrenage sans fin d’une guerre des civilisations, des
religions et des identités.
Nous connaissons ce piège, d’expérience
mondiale vécue puisque, aujourd’hui, nous en payons, en partie, le prix. C’est
celui dans lequel sont tombés les États-Unis d’Amérique après le 11 septembre
2001, aggravant profondément les désordres du monde plutôt que de réussir à les
réduire durablement.
Dès 2003, un ancien conseiller de Bill
Clinton, Benjamin Barber, mettait en garde contre ce piège. « Ce n’est
pas le terrorisme mais la peur qui est l’ennemi, et au final la peur ne vaincra
pas la peur, écrivait-il dans L’Empire de la peur (Fayard, 2003). L’empire
de la peur ne fait aucune place à la démocratie, tandis que la démocratie
refuse d’en faire une à la peur. »
Un piège, c’est précisément ce mot qu’a
employé l’ancien garde des Sceaux Robert Badinter, dès le lendemain du massacre
de Charlie Hebdo. « Les terroristes nous tendent un piège »,
alertait-il dans Libération tandis que, le même jour, dans Le Monde, l’ancien
premier ministre Dominique de Villepin, aux premières lignes en 2003 face aux
néo-conservateurs américains, lui faisait écho en lançant : « Résistons
à l’esprit de guerre. »
Exprimées par des personnalités de gauche
comme de droite, ces mises en garde sont un appel à ne pas répéter l’erreur
fatale de l’après-11-Septembre. Et surtout à ne pas basculer dans la désignation
de boucs émissaires. « Ce n’est pas par des lois et des juridictions
d’exception qu’on défend la liberté contre ses ennemis, affirme Robert
Badinter. Ce serait là un piège que l’Histoire a déjà tendu aux démocraties.
Celles qui y ont cédé n’ont rien gagné en efficacité répressive, mais beaucoup
perdu en termes de liberté et parfois d’honneur. »
Mais, poursuit-il, le piège tendu par les
terroristes, c’est aussi leur espoir « que la colère et l’indignation
qui emportent la nation aboutiront chez certains à un rejet et une hostilité à
l’égard de tous les musulmans de France. Ainsi se creuserait le fossé qu’ils
rêvent d’ouvrir entre les musulmans et les autres citoyens. Allumer la haine
entre les Français, susciter par le crime la violence intercommunautaire, voilà
leur dessein, au-delà de la pulsion de mort qui entraîne ces fanatiques qui
tuent en invoquant Dieu. Refusons ce qui serait leur victoire. Et gardons-nous
des amalgames injustes et des passions fratricides ».
Aux terroristes, à la peur, s’ajoute donc ce « troisième
ennemi », fait écho Dominique de Villepin : « le
rejet ». « Notre pays se crispe de jour en jour, écrit-il
dans un propos qui contraste, et c’est peu dire, avec les tentations qui
traversent sa famille politique, l’UMP. Ses élites se tournent chaque jour
davantage vers des discours de division et d’exclusion permettant tous les
amalgames. L’Histoire nous enseigne que lorsque les digues sautent, le pays
risque l’effondrement. Si nous aimantons la violence, c’est parce que nous
sommes divisés, faibles, repliés sur nous-mêmes ; un pays blessé qui perd
son sang. Les polémiques littéraires, les démagogies partisanes, nous montrent
que l’enjeu n’est pas tant de nous sauver des autres, d’invasions ou de
remplacements supposés, mais de nous sauver de nous-mêmes, de notre
renoncement, de notre narcissisme du déclin, de notre tentation occidentaliste
et suicidaire. »
Nous manifesterons donc dimanche contre la
peur et contre le rejet, contre cette terreur qui est un appel à la peur et au
rejet. Nous ne vaincrons pas le défi durable que nous lance ce terrorisme issu
de la crise de nos sociétés et nourri des déséquilibres du monde, où le
ressentiment social donne la main au fanatisme religieux, sans mobiliser un
imaginaire supérieur qui appelle des réponses politiques, inventives et
créatrices, dynamiques et audacieuses.
Cet imaginaire, c’est celui des causes
communes qui, autour des idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité, sauront
réunir notre peuple dans sa diversité et sa pluralité. Un peuple à l’image des
victimes de ces trois journées tragiques qui mêlent origines, cultures,
identités, croyances et apparences les plus variées. L’image de la France en
somme. Telle qu’elle est, telle qu’elle vit, telle qu’elle travaille. Telle
qu’elle résiste. Telle qu’elle nous épate.
10 janvier 2015
François Bonnet et Edwy Plenel
www.mediapart.fr
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Un montage photo circule sur Twitter, depuis l'attentat
meurtrier perpétré contre Charlie Hebdo mercredi 7 janvier, qui montre les
amalgames auxquels font face les musulmans en France:
Il présente à droite le policier Ahmed Merabet, de
confession musulmane, mort en tentant d’arrêter les terroristes après leur
attaque meurtrière, et à gauche un des terroristes, qui l'a abattu d'une balle
dans la tête.
Le besoin de clarification n'est tristement pas de trop,
étant donné les violences islamophobes qui se multiplient depuis mercredi.
Actes criminels ou physiques –attaques de mosquée, agressions de femmes
voilées–, ou psychologiques, comme des injonctions explicites ou implicites.
Le Monde a ainsi publié un article évoquant Samir, qui
travaille dans les cuisines d'un lycée de Saint-Germain-en-Laye, dans les
Yvelines, et a appris à côté de ses collègues la nouvelle de l'attentat. A ce
moment-là, il « se rend compte que
le regard de ses quatre collègues se sont mis à le fuir » : «J'ai
compris qu'ils attendaient que je parle, pour donner ma position»,
explique-t-il au journal, parce qu'il est le seul musulman du groupe:
Il se lance. «Ce sont des connards.» Normalement,
il aurait longuement expliqué que «ce n’est pas ça, l’islam». Mais
là, «j’ai utilisé un mot à eux pour bien qu’ils me comprennent. J’avais
l’impression que le monde s’était coupé en deux».
Personne n’a demandé aux non-musulmans de se désolidariser
de ceux qui ont tiré ou jeté des grenades sur des lieux de cultes de l'islam,
alors que ces demandes faites aux musulmans de se désolidariser des actes
terroristes sont constantes. Elles sont même tout à fait explicites dans le
débat public, notamment depuis mercredi: par exemple, quelques heures après
l'attentat contre Charlie Hebdo, Ivan Riouf « somme » les musulmans
« de bien nous faire comprendre qu’ils n’adhèrent pas », choquant
Rokhaya Diallo, musulmane, qui réagit alors:
«Quand j'entends dire qu'on somme les musulmans de se
désolidariser d'un acte qui n'a rien d'humain, oui, effectivement, je me sens
visée. J'ai le sentiment que toute ma famille et tous mes amis musulmans sont
mis sur le banc des accusés [...] Est-ce que vous osez me dire, ici, que
je suis solidaire? Vous avez vraiment besoin que je verbalise? Donc, moi, je
suis la seule autour de la table à devoir dire que je n'ai rien à voir avec ça»
Philippe Val, ancien directeur de Charlie, voulait lui
aussi qu'on entende en France l'équivalent du «#NotInMyName» (pas en mon
nom), lancé par certains musulmans britanniques après les exécutions d'otages
par l'Etat Islamique.
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Ecouter Emmanuel TODD sur France Inter, lundi 04 mai 2015; 8H20_9H
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Mediapart- 16 mai 2015
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