Rechercher dans ce blog

dimanche, février 26, 2006

19- Le TAS: RUE DES MOINES, LE SOIR

(Suite)

"Eva-H och Katarina". C'est la signature au bas d'un texte en français appréciable. Je me suis pincé autant de fois que j'ai lu cette lettre ou que j'y ai pensé. Mille fois au plus bas mot. Je la reprends encore pour la survoler. Je n'ai même pas besoin de la lire. Je la connais par cœur. Il me suffit de la regarder comme on admire un visage, une œuvre. Et je regarde cet objet, cette feuille de papier comme si elle était la seule chose présente dans cette chambre illuminée. L'espace entre le mur et une grande partie de la feuille est rempli par une ombre, reflet de la feuille qu'elle dépasse pour former une auréole noire autour d'elle. Pas une fois, pas un instant je ne doutai de cette certitude -ma certitude- qui depuis le début s'imposa à moi. Ce fut le soulagement, la libération. Une attente de plusieurs décennies." Farsta, December 11Cher Razi,Mon nom et Eva-Housia. Ma mère (mother) et Katarina Rusbjerg. Il fait très froide ici mais je suis très heureuse. J'ai enfin retrouvé mon père. Mon vrai père. Mon cher Razi ; Katarina m'a apprit que tu es mon père. J'ai mise beaucoup de temps, de nombreux années avant d'écrire. C'était difficile pour nous… Mais nous avons peur pour vous. Katarina, elle a beaucoup hésité pour me raconter notre histoire. Je lui veux pas. Je veux te connaître c'est tout. C'est très importante pour moi… Peux tu me répondre le plus tôt que tu peux. Katarina insiste aussi pour que tu viens. Il faut venir. Nous t'embrassons beaucoup. Nous te souhaitons an happy new year ! Bonne nouvelle année. Eva-H och Katarina.Eva-H och Katarina Rusbjerg. Hoggerudsbacken,147-12351-Farsta. Email: evahousia@aftonbladet.se-Tel: (+46) 8.940.08.51 "Découvrir Housia, revoir Katarina. Dieu ! Souvent nous étions emportés l'un et l'autre. L'un contre l'autre, corps unique dans un tourbillon de mots de gazouillis de couleurs de paysages et de parfums ; de bonheur et de silence. D'émotions. Je dois la lecture de cette lettre à Rian. C'est lui qui me l'a apportée, il y a cinq mois. Ma mère que j'avais eue au téléphone en février ou mars me parla bien d'un courrier arrivé de l'étranger et qui m'était destiné. Elle ne put en dire plus, sinon que ce furent nos anciens voisins qui lui firent suivre la lettre. Je n'ai pas eu la force de téléphoner à Katarina ni à sa fille, ma fille. Ma fille ! Quel âge a-t-elle? Drôle de question. Je ne les ai pas appelées mais nous avons correspondu durant plusieurs semaines jusqu'à ce que ma raison rattrape ma certitude et en fasse une réalité définitive. Il faut venir écrit-elle simplement. Ce soir je frissonne à l'idée qu'une poignée d'heures nous sépare. Sortir enfin de France ! Voilà une occasion, solide comme un hêtre et bienvenue comme mille vacances d'Aïd et de Noël réunies. Cela fait des années que cela ne m'était arrivé. Partir ! La plus belle des chances pour enfin partir, apaisé, presque heureux. Presque.La journée d'aujourd'hui fut belle bien que le ciel fut nuageux. Le matin, au square je pris quelques notes sur mon carnet. que j'achevai par un quatrain peint par Umar-el-Khayyami de Nishapur et je pensai à une toile gauguine : … Je n'ai jamais appris de personne pourquoi je suis venu, pourquoi / je dois quitter ce monde.L'état d'esprit qui est le mien en cette heure est tout autre de celui du matin. Brusquement ces vers me paraissent déphasés. Je les trouve beaux, juste cela. La raison et les forces qui m'y conduisirent se sont envolée.L'après-midi je fis un tour au marché aux puces de saint Ouen, toujours baignant dans l'extravagance et les couleurs. J'ai tellement marché que j'en suis courbatu. Je m'allonge face à la télévision sur le lit froid. Mes yeux impassibles sont grands ouverts. Je ne les cligne pas. Ils fixent le vide. Deux éclats de porcelaine terne. Le journaliste débite une marée de paroles hautes en couleurs sur un même ton ; un ton qui cache mal une indifférence à la lisière de l'exaspération : "voyage du Premier ministre dans le Finistère, manifestation des pilotes de la compagnie aérienne, mariage de la princesse… En Colombie en Inde, le feu ravage… En Algérie le 'Rassemblement des enfants naturels du temple exclusif' este en justice soixante-deux parmi ses membres pour parjure. Cette association de descendants d'anciens combattants exige du président…" Mes yeux fatalement, dépêtrés de leur torpeur désertent le vide pour l'image. Par moments j'ai la vague impression que le commentateur me regarde avec une insistance marquée par la réprobation. L'intonation elle, est imperturbable. Je suis fatigué. J'éteins le poste et la lumière. L'écho de la dernière phrase me transporte : "…Cette association de descendants d'anciens…" Tant d'années d'absence… Je revois mon pays, ma ville.(La cité elle-même on doit le reconnaître a beaucoup changé, paroles d'ami. C'est un air connu. Honni soit qui mal y pense ! Et les anciens ont tort d'ironiser doctement. Oran s'est embellie pour celui qui se donne la peine d'ouvrir les yeux. La ville est fraîche et agréable avec beaucoup de pigeons assoiffés, d'arbres sur les avenues et sur les belles places, avec des problèmes comme en ont toutes les villes. Mais avec les monuments qu'elle a érigés à la gloire de Thésée d'Ariane et de leurs fils, Oran se distingue des autres villes. La "maison du colon" n'est plus qu'un pénible souvenir. Les porteurs d'eau de l'abbé maire Lambert ont bien évidemment disparus -prestige oblige. Les aouled, ces vendeurs à la criée partirent aussi à la suite de l'Echo-d'Oran. Tant pis pour la nostalgie détournée. Tout n'est cependant pas rose. Le mal ; cette calamité cette peste que l'on croyait définitivement vaincue, refit insidieusement surface. Il s'installa de nombreuses années. Il fut tenace et Général. Pour dormir tranquille les yeux bien clos, on l'a dit importé de Ligurie ou de Lombardie ou encore d'Orient depuis la libération sauvage et carnassière. D'aucuns à l'affût par atavisme, cherchant à le domestiquer, le qualifièrent de spécifique. La peste se greffa sur le choléra. Importées ou spécifiques, les deux calamités tombèrent sur la ville comme une malédiction. Rian n'eut pas le choix. Il en fut victime comme beaucoup d'autres. Un jour qu'il fêtait le nouvel an berbère qui coïncide avec son anniversaire, quatre individus entrèrent chez lui se confondant avec les invités, hurlant et menaçant avec des objets contondants. Pourtant quelques semaines auparavant il fit pareil pour l'autre nouvel an sans que rien ne se passât, rien sinon que tous ses hôtes en eurent pour leurs espoirs. Il est vrai que nous avons cette chance dans nos contrées de pouvoir fêter plusieurs fois le nouvel an. Une fois en l'honneur du prophète Mohammed le dernier -QPPASSL- une deuxième en celui de sidna Issa le crucifié - PSL- et enfin et surtout en celui de notre Pharaon préféré, maître de la vingt-deuxième dynastie égyptienne. Ainsi -périodiquement- nous faisons un pied de nez à tous ceux qui décidèrent mais échouèrent de coloniser le temps les codes de la pensée et le tiers monde ! Les combattants diaboliques enfermèrent les présents dans le salon puis les ligotèrent tous sauf Rian duquel ils exigèrent un coup de main. Il m'avoua l'avoir fait un temps avec un certain zèle, autant que ses forces le lui permirent : vider tout, libérer l'espace, le purifier ! "Le temps avait fortement ralenti. Cela m'autorisa à leur dire ce que j'avais à leur dire, mais sans réfléchir. D'une traite. Noir sur blanc. Deux mots. J'ai pas eu peur. Ou alors la peur s'est transformée ! Ce n'est qu'après que j'ai tremblé ! Je pensais fortement au moulin-à-vent ! A rrab, s'ils l'avaient trouvé j'étais cuit ! Je l'avais précieusement dissimulé".Pour me signifier -peut-être- que la lumière finit toujours par l'emporter sur les ténèbres il murmura : Jamais ne grêle en une vigne, qu'en une autre il ne provigne !. Je lui dis le premier mot qui me vint à l'esprit : "Amen". Rian -Aussi loin qu'il m'en souvienne, nous avons toujours appelé Rian par son nom de famille.- Rian aida donc les assaillants à vider sa maison de tous les objets convoités, de valeur ou encombrants : valises, sacs de voyage, machine à laver, magnétoscope… A la suite des biens ils vidèrent les lieux. Plusieurs jours plus tard alors qu'il était revenu de ses émotions, une nouvelle menace lui parvint par courrier à son magasin : "Nous te prévenons, c'est la dernière fois." Ces mots étaient accompagnés d'un bout de chiffon blanc ainsi que d'un dessin représentant une bière défiant les canons musulmans. Il ne comprit pas. Il laissa tout en l'état et pris la fuite non sans avoir préalablement tenté de porter plainte au commissariat du quartier. Le jeune agent de police, officiellement chargé de recueillir ses récriminations ; poli et condescendant lui glissa d'une voix désincarnée : Ya cheikh, crains ton Dieu. Si tu veux mon conseil, pars ! Tel quel me dit Rian. Me dire cela à moi fils de Souk Ahras et de Cheikh Tayeb-el-Mehadji ! J'étais fou furieux et en sueur. Comment ne pas l'être alors? Puis j'ai éclaté. Je suis sorti en claquant la porte non sans mot dire. J'étais hors de moi" - Maudits ! Tous pareils pareils pareils !C'est à Souk-Ahras évidemment qu'il se réfugia. Il m'appela de chez ses parents pour me raconter en quelques phrases à peine fardées sa mésaventure. Souk Ahras. SA, est le pays des ancêtres. Celui de tous les Rian. Rian a toujours aimé au moins une fois par an -généralement durant les grandes chaleurs- aller rendre visite à ses parents grands-parents cousins oncles frères et amis à S.A. Il préférait y aller en été car c'était à cette période paradoxalement que son activité commerciale à l'autre bout du pays hibernait. Il disait souvent "c'est mon pèlerinage". Lorsque nous étions plus jeunes il m'arrivait de l'accompagner. C'est de là donc qu'il prit et m'apprit sa décision.- Je fiche le camp, m'a-t-il simplement déclaré.

(A suivre...)
--------------------------------------------------
Notes:


Une toile gauguine :
Dans une reproduction d’une toile de Gauguin (reprise dans un livre de Michel Butor). On peut lire en haut à gauche de la toile du peintre ceci, sur 03 lignes : « D’où venons-nous / Que sommes-nous / Où allons-nous ». La toile originale fait 3m75 X 01m30. Elle se trouve au Musée de Boston. Ce « D’où venons-nous… » fait lien avec « Je n'ai jamais appris … quitter ce monde ».

Sur Oran et Camus…: Pour Herbert R Lotman, « Le mélange d’attraction et de répulsion qu’exerça cette ville (Oran) sur Camus est longuement exprimé dans l’un des textes les plus transparents de sa période algérienne, dédié à cet Oranais par excellence : Pierre Galindo. Pour Camus les Oranais étaient dévorés par un Minotaure, et ce Minotaure était l’ennui. »
« Le Minotaure ou la halte d’Oran » (Camus a d’abord titré « Oran ou le Minotaure » puis il l’a rayé).
Camus: « Forcés de vivre devant un admirable paysage, les Oranais ont triomphé de cette redoutable épreuve en se couvrant de constructions bien laides. On s’attend à une ville ouverte sur la mer, lavée, rafraîchie par la brise des soirs. Et, mis à part le quartier espagnol on trouve une cité qui présente le dos à la mer, qui s’est construite en tournant sur elle-même à la façon d’un escargot. Oran est un grand mur circulaire et jaune [fauve?] recouvert d’un ciel dur. Au début on erre dans le labyrinthe, on cherche la mer comme le signe d’Ariane. Mais on tourne en rond dans les rues fauves et oppressantes, et, à la fin, le Minotaure dévore les Oranais : c’est l’ennui. Depuis longtemps les Oranais n’errent plus. Ils ont accepté d’être mangés… »

Ironiser doctement :
Camus ironise doctement. Emmanuel Roblès écrit que Camus disait que ses écrits sur Oran sont plus ironiques que méchants… »

A la gloire de Thésée d'Ariane et de leurs fils : Les fils ; fils de laine mais aussi enfants de Tésee et d’Arianne : Enfants ou fils symboliques, spirituels (car même s’ils furent une période ensemble, Thésée et Ariane ne furent ni mariés, ni n’eurent d’enfant).

Le mal … fut tenace et Général :
Clin d’œil à la responsabilité de l’hécatombe des années 1990 qui fit 150.000 morts et dont la responsabilité originelle incombe à des généraux au pouvoir en Algérie qui ont arrêté le processus démocratique en janvier 1992.

QPPASSL :
Que La Prière et la Paix d’Allah Soient Sur Lui et PSL = Paix et Salut sur Lui

Un pied de nez … tiers monde ! : Dans « Un captif amoureux » Jean Genet fait dire à l’un des personnages, un vieux palestinien « vous [occidentaux] avez colonisé le temps après l’espace ».

Les codes de la pensée : Ces modes de construction de la pensée complètement remis en cause après mai 1968 par Deleuze, Foucault, Derrida…. Ils voulaient « déconstruire » les codes de cette pensée philosophique qui « colonise » le monde.

Le temps avait fortement ralenti :
E.T Hall explique bien comment dans certaines situations plus ou moins critiques, situation de grande peur, comment le temps ralentit, se compresse, se dilate.

Moulin à vent :
Prestigieux vin du Beaujolais.

Jamais ne … provigne !:
Extrait d’un texte de 1752 [poème?] de Le Roux, traitant du « thème de la justice distributive ». Il s’agit probablement de « Le Roux Gaspard, compositeur et claveciniste (fin 17° , début 18°). Lier le dicton au « Moulin à vent. »

Cheikh Tayeb-el-Mehadji !:
Saint patron d'Oran comme Sidi-el-Houari. (Un de mes grands oncles paternels fut l'un de ses élèves)

J'étais Fou Furieux et en Sueur :
Clin d’œil au parti FFS.

vendredi, février 03, 2006

18- Le TAS: THALYS, 1440 BREMEN - suite -

(Suite)

Sans transition, sans autre forme de relation cet autre vers né des images évanouies, me rappelle à l'ordre. You gotta tell your story boy, before it’s time to go.

- Thank you !

L'agent de la police des frontières sourit comme un agent en ordre commandé et nous rend nos passeports. Le contrôleur a disparu. Je suis content… Quel froid. J’aime les trains. J’aime leurs couloirs que je parcours en chantonnant comme le fit à son époque Larbaud, le visage découvert. Il me semble parfois ne les avoir jamais quittés. J’ai toujours aimé bouger. J’ai beaucoup voyagé. Je connais beaucoup de pays, de villes, de quartiers. J'aime à conquérir les étendues. J'ai toujours voyagé. Je suis toujours content de retrouver Copenhague, caresser une à une les façades de ses maisons, couleur après couleur, découvrir ses habitants, ses filles de Dieu, parcourir ses rues, ses pâtés d'immeubles, ses quartiers du sud au nord ; de Christiana à
Amalienborg en passant par Kongens Nytorv et par la fontaine de Géfion. J'aime à entendre partout des saluts sincères. "Velkommen tilbage !"

- Hé ! S'énerve Rian, puis interrogateur :
- Tu rêves?
- Peut-être, je n’en sais rien ; à quoi veux-tu en venir?
- Aux idées reçues. C’est toi qui as commencé. A quoi rêvais-tu?
- Tu es trop naïf ! Penser un instant qu'au nom de je ne sais quelle construction historique ou humaine l'on puisse supprimer les frontières ! Elles sont dans les têtes !
- Comme l'enfer?
- Que crois-tu?
- Je ne crois pas !
- Si. Tu as dit…
- Mais non, mais non !
- Nos vies sont tramées par le temps de la même manière qu’un conspirateur patiemment, l’air de rien, froidement prépare jour après jour le dernier sommeil d’un adversaire longtemps côtoyé et choyé.
- Tiens, prends ton sac et tais-toi. Tu es hors sujet. Laisse passer. Tu planes sérieusement. Grave Ya Ssi !
Nous arrivons à Central-station, au cœur de Copenhague, à vingt heures et vingt-deux minutes la tête dans les nuages. Nos premiers pas sur la terre ferme du Danemark sont légers, agiles, alertes. Au buffet de la gare peu éclairée -jadis City-Market- nous prenons notre première et excellente bière locale -fierté nationale, elle décapsule les sentiments de culpabilité chaque soir que Dieu fait. On vous le jurerait- toujours aussi forte que deux éléphanteaux jumeaux taillés dans le roc. Nous avalons les premières bouchées du seul plat chaud proposé à cette heure-ci. Il pleut tout autour et sur les toits de la gare.

- Adieu veaux, vaches, hallal et haram dit Rian. Il marmonne, coincé entre la faim et Dieu : à notre âge, c'est une catastrophe, une catastrophe ! Il repousse sincèrement l'assiette de frikadeller encore bien garnie. Une pointe de regret se dessine malgré tout sur ses lèvres et ses paupières plissées. Je tente à la fois de l'impressionner et de le rassurer : "nous n'avions que ce choix voyons !" Il dit : "prends-la", mais il ne m'en donne pas le temps. "Bon" ajoute-t-il bougon, "va pour les choux, je prends les choux". Il les avale tous sans toucher au porc et serein, change de sujet.

Nous ne traînons pas. Vesterbrogade est vide et mouillée. Quelques voitures filent à vive allure et font chanter la chaussée. Nous prenons sur la gauche… (Katarina me promit qu'une chambre à l'hôtel eût été plus romantique. Main dans la main nous balancions nos bras et nos corps. Nous y fûmes. Elle sourit, plongea ses yeux dans les miens puis s'évanouit). Inquiet, Rian s'en va au pas de charge, malmené par ses kilos d'effets.

- Là Rian, à gauche, juste après la pharmacie.

Il est vingt et une heures et vingt minutes nous reproche l'horloge agrippée au mur à hauteur d'homme, derrière la réception de l'hôtel. L'accueil est chaleureux. Nous jetons nos charges à terre et prions quand même pour trouver des chambres libres.

- Yes please, one room for two. How much is?

Il n'y a pas de chambre unique pour deux. Nous sommes bien obligés de croire le réceptionniste et en prenons une chacun au rez-de-chaussée. Un tableau géant est accroché contre le mur là bas. La grande dame haute en couleurs semble inviter les admirateurs de passage.
Le lendemain nous avons plus de chance. Peut-être parce que nous payons en une fois quatre nuits d'avance : plus de cinq cents euros. L'hôtelier nous réserve une chambre double avec douche au même niveau. Payer plusieurs nuits d'avance permet de prendre facilement ses aises ; dans l'hôtel mais aussi dans la ville. C'est ainsi que dimanche matin nous rejoignons directement notre hôtel que nous avions déserté la veille. Nos vues sont troubles et nos pieds las.
Une grande dame dans une toile vissée sur la cloison là-bas nous fait un geste. "Suivez-moi" suggère-t-elle. Elle est de dos. La main droite est posée sur la rampe de bois. Je me retourne inutilement. Face à moi il n'y a pas de miroir. C'est un cadre. Elle est bien là devant nous, accrochée… Elle monte en effleurant une à une les marches. J'ai le plus grand mal à la rejoindre. Mon unité mentale se disperse.

- Katarina !

- Chchchch…répond gêné le jeune homme les yeux faussement posés sur une revue.

(Unis par le hasard Katarina et moi longions ce samedi-là la Vesterbrogade. Nous voilà à hauteur de l’entrée majestueuse du parc d'attraction. Une entrée immense flanquée d’un drapeau aux couleurs locales et de six lettres dorées : T.I.V.O.L.I. Nous nous dirigeâmes ensuite vers le théâtre de plein air. Sur le chemin paradaient quelques majorettes. Katarina connaissait parfaitement les lieux qui nous regardaient déambuler. Il y avait foule à ces heures là. Les vendeurs de friandises et hot dogs étaient débordés. Je lui lançai sur un air entendu, peu spontané : "Le Roi est mort, vive la Reine !"

- Vive mon Roi plaisanta Katarina, Du gam-la, du fri-a, du fjäll-hö-ga Nord !

Coup sur coup on eut un Roi et une Reine ! Nous traversâmes de magnifiques jardins. Nous mimâmes un clown hagard qui faisait le fou mais manquâmes la relève de la garde. Nous tentâmes par l'est un tour du lac puis renonçâmes à mi-chemin. Il y avait trop de monde et le jour ne finissait pas de s'étirer.
Nous étions emportés par les rythmes de Dibango, Soul Makossa déversés par un haut-parleur excité. Katarina m’emmena fissa vers la sortie du parc. Nos ombres nous précédaient. Elles nous guidaient, s'allongeaient sans encore nous abandonner. Mais nous menaçaient.
L'adolescence à nos trousses à une poignée d'années, et autant de rêves dans nos têtes et nos cœurs que de palpitations, nous faisaient sautiller de bonheur. Nous ne partîmes pas chez le Chinois. "D’ailleurs", me fit-elle remarquer "il n’est pas chinois". Comme nous évitâmes aussi le Britannia-Inn.
Hier, pensai-je, j'y ai laissé mes papiers et presque une dent contre un mot indigeste. On ne peut faire un meilleur effet au pays des sirènes : plusieurs coups de pieds et de poings sur mon corps le jour même de mon arrivée ! Katarina lançait contre l'agresseur toutes sortes de mots inintelligibles, abstrus -Il me semblait que c'était plus des onomatopées que des mots civilisés qu'utiliserait dans la même situation le commun des mortels- Des mots durs forts gros, qui ne firent pas fuir les assaillants mais qui eurent le mérite -je le reconnais- de nous permettre de sortir la tête haute.
Nous franchîmes Andersens boulevard. Devant l'hôtel de ville au style mi-renaissance italienne nous ralentîmes le pas alors que tantôt nous traversâmes Rådhus Pladsen sans lui prêter plus d'attention qu'il n'en méritât. Coincé entre la tour et l’entrée l'évêque Absalon sous les derniers rayons lumineux tout de cuivre vêtu veillait. Nous contournâmes la fontaine du Dragon ma main sur sa hanche, sa tête et l'éternité sur mon épaule fragile et naïve. A quelques mètres, affalés sur un banc, un couple gesticulait mollement. Je pensai : Il n’est pas d’ici. La lumière du soleil frémissant allongeait quelques ombres discrètes, distraites. Une lumière spécifique aux contrées du nord nous invitait aux désirs les plus excentriques, les plus fous. Katarina qui lut dans mes pensées me relaya.

- Le soleil avait sa force, il n’en restait plus que le souvenir dans une douce lueur qui se répandait sur le paysage.
- Que c'est joliment dit ! Je ne te savais pas poétesse !
- C'est du Soren
- Soreil ?
- Soren ! Soren le danish. J'aime pas beaucoup les danish. Ils sont trop sombres et parfois méchants, n'est-ce pas? Et si on mangeait, il se fait tard !
- OK but where?
- Come-on, ça te dit d’aller aussi danser?
La proposition me parut si généreuse. Les mots que je tentai d'extraire de mes pensées anesthésiées glissèrent, puis s'évanouirent. Ca ne sortait pas. Alors, impuissant j’éclatai d'un rire nerveux.
Les réverbères substituaient des ombres à d'autres.
- Ca me ferait plaisir insista-t-elle. Je connais un endroit sympathique. C'est ta fête non, ton anniversaire?
Je n'osai rectifier pour ne pas la contrarier. Mon anniversaire ! Pourquoi pas. Lui ai-je menti? A sept heures onze -Je crus Katarina sur parole : eleven past seven- nous entrions dans un bistrot-dancing présomptueux au nom de Casanova. Il y avait là un monde fou. Une chaleur humide aromatisée se répandait dans les salles. Nous liâmes connaissance avec deux américaines, un Italien et un Egyptien : Sandra, Susie, Carlo et Khorshd. Et puis Kristine la norvégienne. On y vient pour cela me confia Kat, on discute facilement ici. Nous dansâmes jusqu'à l'épuisement… Killing me softly… et encore… Those where the days…Mais nous attendîmes plus de deux heures pour manger. A une heure du matin, peut être deux ; à moins que… dans la confusion la plus totale entre cris et échanges de poings et de pieds, Katarina et moi quittâmes les lieux. Une histoire de jalousie chez un couple de danois dégénéra. Nous nous retrouvâmes sur le trottoir vide et noir. Nos amis d'un soir disparurent. C'est souvent ainsi. La distance est toujours aux aguets ; au moindre indice elle se faufile entre les êtres qui s'aiment et c'est la séparation. On se quitte amicalement ou bien avec des coups. Un monde fou. Kat me sauta au cou. Je savais le Danemark fiévreux mais là… Recevoir une double volée de bois vert deux soirées de suite… Le dix au matin nous quittâmes Green-camp pour le confort et le calme relatif d'un hôtel du centre. Absalon ! Dans la chambre, Katarina plongea sur le matelas. Elle se retourna. Elle se déchaussa par le seul doigté de ses orteils puis tendit de part et d'autre de son corps, au plus loin, les deux bras à la fois. La voilà dos au lit comme dos au mur ou contre la croix. Son sourire put alors irradier la pièce. Je voulais lui dire, lui répéter, lui crier : I love you Kat ! Ma tête était prête et mon corps aussi. Ma bouche elle, se paralysa. Elle m'entendit dire : why are you smiling? Puis elle m'entendit répéter comme un souffleur pas rassuré : why are you smiling? Les quelques objets qui, par leur présence et leurs formes capricieuses atténuaient la sobriété de l'espace, ne bougeaient pas. Nous étions emportés l’un et l’autre. L’un contre l’autre, corps unique dans un tourbillon de mots de gazouillis de couleurs de paysages et de parfums ; de bonheur et de silence. D'émotions.)

(A suivre…)

Notes :

J’aime les trains… le visage découvert. : : extrait de « Ode » poème de V. Larbaud. Il écrit dans « Poésies d’A.O Barnabooth » ceci : « J’écris toujours avec un masque sur le visage ».

J’aime à conquérir les étendues : Michel Picard écrit: « Irreprésentable, mais pensé abstraitement comme « coordonnée du réel, le temps, on le sent bien, se neutralise d’autant plus qu’il se confond davantage avec l’espace. (Plusieurs générations de potaches se sont efforcées de méditer la phrase naguère célèbre du vieux Lagneau : « L’espace, signe de ma puissance, le temps de mon impuissance ») »

Nous arrivons…Copenhague : Je règle son affaire au temps. Toute une partie du trajet Allemagne / Danemark est « évacuée ».

Vive la Reine !…: En 1972 mort du roi du Danemark, Frédérick IX. La princesse héritière Marguerite (II) lui succède. Et en Suède le 15/09/1973, mort du roi Gustave VI Adolphe son petit fils Charles XVI Gustave lui succède

Uniforme sombre… : Stig Dagerman sous-entend dans un de ses écrits que c’est le regard que portent certains Suédois sur les Danois/ idées reçues:
------------------