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jeudi, avril 20, 2006

25- Entretien avec Guillaume VIGNEAULT


Entretien avec Guillaume VIGNEAULT

Guillaume Vigneault est né en 1970. A effectué des études de littérature à l’université du Québec à Montréal. Il a publié deux romans, « Chercher le vent » (Ed. Seuil, 2006) et « Carnets de naufrage » (Ed. Balland, 2003). Il a été récompensé par le prix France Québec ainsi que par l’Académie des Lettres du Québec.

AHMED HANIFI : Pouvez-vous vous présenter ?

GUILLAUME VIGNEAULT : Je suis Québécois, je viens de Montréal, j’ai 35 ans, je suis écrivain et scénariste. Je suis au Salon du livre pour présenter mon deuxième roman qui vient de paraître au Seuil qui s’intitule « Chercher le vent ». Comme pour le premier je me suis inspiré de la tradition américaine en littérature, du « road , no road» si on veut catégoriser, peut-être aussi de Jack Kérouac. Parmi les écrivains qui m’ont influencé il y a bien sûr Kérouac, John Erwin, John Fante, Charles Bukowski aussi, en France il y a les existentialistes que j’ai lus comme tous mes confrères à l’école, Camus, pour les contemporains Jean Paul Dubois.

- Sur quoi portent vos écrits?

Ce sont des histoires qui se passent sur les routes américaines. Ce sont des romans de déracinements, d’exils volontaires, à la recherche de quelque chose d’intangible. Je me retrouve toujours à mettre mes personnages sur la route pour exorciser les vieilles choses que j’essaie de mettre à jour. Il y est question d’amitié, d’amour, puis de petites trahisons, comme il y est aussi question de rédemption quelque part aussi. Ce sont des romans assez optimistes. On m’a dit que je faisais de l’équilibrisme entre le gris et le rose sans jamais tomber. J’ai trouvé cela assez juste. J’essaie d’être tendre, d’être lucide, j’espère y arriver. C’est ce qu’on entendait quand on me disait que j’étais sur une fine ligne entre le gris et le rose.

- A quels genres de lecteurs s’adressent vos romans ?

- Mes livres sont des bouteilles lancées à la mer, je n’ai absolument aucune idée du lieu où elles échoueront.

- Un mot sur la francophonie…

- Ma première surprise c’est qu’on parle beaucoup ici de littérature française et francophone et pour moi c’est comme de dire ‘‘il y a les oranges et puis il y a les fruits’’. Je ne comprends pas cette distinction. Je crois qu’on est des écrivains de langue française. Etre écrivain c’est par définition s’extirper dans une bonne mesure des déterminants géographiques, historiques, politiques qui nous entourent, donc avant d’être des écrivains Québécois, Marocains ou Suisses, on est d’abord des écrivains. Cette distinction entre un centre et une périphérie paraît quelque peu factice d’autant plus que si on regarde le nombre de locuteurs francophones il n’y a pas une majorité absolue en France, loin de là. C’est insultant pour la littérature française aussi dans la mesure où cela suppose une espèce d’hégémonie qui n’existe pas. On n’écrit pas de la même façon à Toulouse qu’à Lille et tout cela conditionne. Celui qui écrit à Lille ou en Normandie est plus proche de certains thèmes des Belges ou des Anglais, le Toulousain est peut-être plus proche des Espagnols et des Méditerranéens, enfin je trouve que ce sont des divisions factices, à l’inverse on dit littérature francophone pour décrire toutes les autres littératures comme si elles avaient tant de points communs que cela. J’adore ce que je vois et ce que je découvre dans la littérature congolaise ou sénégalaise ou marocaine mais j’y trouve très peu de points de ressemblance, en fait, c’est le même exotisme qui me touche quand je lis ces littératures. On vient d’histoires tellement différentes. A la rigueur je me sens plus proche de la littérature franco-française que de certaines de ces littératures-là avec lesquelles je ne partage aucune référence géographique, environnementale, historique, culturelle, raciale aussi, voilà.

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Extrait de « Chercher le vent » : « J’ai toujours eu une constitution relativement fragile. Mes gueules de bois s’étirent sur trois jours, mes grippes sur deux mois. Il est toutefois une chose pour laquelle je démontre une endurance hors du commun, c’est la route. J’aurais dû me faire camionneur, soixante litres d’essence, un café, deux sandwichs, six heures à planer sur le bitume, Pennsylvanie, Maryland, Virginie, Caroline du Nord, six heures du soir, un steak triste dans un Road-Johnson désert en banlieue de Rocky Mont. Le café qui fuit depuis des lustres, la serveuse s’ennuie…J’ai l’esprit qui s’égare, la lucidité qui s’effrite, le vernis qui craque »

Ahmed Hanifi – Paris 20 mars 2006

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24- Entretien avec Noëlle REVAZ


Entretien avec Noëlle REVAZ
Noëlle Revaz est née en 1968. A suivi des études littéraires. Elle vit à Montreux (Suisse). Publie en 2002 « Rapport aux bêtes » (Ed. Gallimard), pour lequel elle reçut de nombreux prix.

Noëlle Revaz a créé une langue paysanne comme d’autres ont créé une langue urbaine ou de banlieue. Son roman raconte l’histoire d’un paysan suisse qui pourrait être un paysan du monde, Paul. Il est fruste et déchaîné envers sa femme qu'il appelle Vulve, la réduisant ainsi à sa fonction génitale. Un jour apparaît un ouvrier portugais qui va tout bouleverser. Grâce à lui, le paysan irrespectueux va changer. Le journal suisse Le temps écrivait à son propos en 2002 : « Noëlle Revaz a créé un style hybride, jouant sur les ruptures, mêlant quelques helvétismes à des tournures savantes, transformant les adjectifs en noms, inventant des détours qu'on croirait parfois traduits d'une langue étrangère ou antique, où chante le rythme d'un vers. »

Entretien avec Noëlle REVAZ

AHMED HANIFI : Pouvez-vous vous présenter ?

NOELLE REVAZ : Je suis Suissesse et vis en Suisse, j’ai écrit un roman chez Gallimard dont le titre est « Rapport aux bêtes ». Actuellement j’écris et exerce quelques travaux alimentaires d’écriture, des sketches pour la télévision Suisse. J’ai fait une maîtrise de lettres puis j’ai enseigné quelques temps. Mais l’écriture est encrée en moi depuis l’enfance.

- Avez-vous écrit avant « Rapport aux bêtes ? »

- Oui j’ai écrit durant une année pour une émission culturelle de la radio Suisse Romande, à raison d’une nouvelle par semaine. Je pense que cela m’a beaucoup aidé, cela m’a permis de réfléchir constamment à mon style et de l’améliorer.

- Parlez-nous de votre roman.

- C’est un monologue. J’ai voulu m’exprimer en utilisant la caricature d’un monstrueux personnage. C’est un texte dur, un écrit oral. Paul le narrateur, est un paysan frustre et violent qui vit avec sa femme qu’il appelle Vulve. Il n’a jamais une pensée ou une parole positive pour elle. Il ne l’aime pas contrairement à ses vaches pour lesquelles il a des sentiments d’affection. Ses enfants (les petits) sont comme la volaille dans la basse-cour, il ne sait pas combien ils sont, ils sont là comme un décor.

- Paul est très dur à l’égard de sa femme, est-ce un roman à message sur les rapports de couple ou sur la condition des femmes ?

-Non et d’ailleurs je suis assez d’accord avec Borges qui dit que le seul cas où une œuvre littéraire est ratée c’est quand elle correspond aux intentions de l’auteur. On a toujours des intentions de départ mais en général on fait un voyage dans l’écriture et on découvre ce qu’on a à dire en écrivant. Au départ j’avais l’intention d’écrire sur les rapports homme/femme mais j’ai été dépassée pour arriver à décrire tout un monde, toute une conscience et c’est beaucoup plus riche que ce que j’avais envisagé. Au début comme je ne connaissais pas bien encore les personnages, c’était comme une fresque ancienne dont je découvrais petit à petit les couleurs, c’est normal je ne pouvais pas pressentir ce qui allait se passer. A mon sens c’est cela qui est intéressant dans l’écriture, partir à la découverte de quelque chose.

- Dans votre roman les lieux ont été dites-vous « gommés » comme si vous aviez le souci de ne pas être cataloguée.

-J’ai vraiment volontairement gommé tous les éléments des paysages pouvant rappeler la Suisse. Par exemple vous ne trouverez pas le mot montagne dans le roman. La figure du paysan est universelle. Je pense qu’en France ou même en Algérie ou ailleurs on pourrait retrouver les mêmes traits de caractère car lorsqu’on travaille la terre, en général on est opiniâtre on est silencieux on est rude à la tâche et on est en contact avec les éléments naturels. Je pense qu’un paysan du fin fond de l’Algérie pourrait se retrouver avec un paysan de l’Emmental en Suisse ou de la Beauce en France ou du fin fond de l’Italie, c’est universel.
Et puis, nous les Suisses on a envie d’en finir avec le folklore, les montagnes… on en a assez. C’est pour cela que mon histoire - nos histoires à nous les écrivains Suisses - ne sont pas liées à des lieux précis, indiqués comme se situant à tel ou tel endroit.

- Cette édition du Salon du livre honore la francophonie…

- Le choix de la langue française ne m’a pas été donné, je suis née avec. Je fais ce que je peux avec la langue qui est la mienne. Parfois j’utilise le patois pour mieux exprimer une idée… Chaque langue a sa propre beauté. Les langues peuvent se retrouver sur l’esthétique. Je ne comprends pas ces distinctions de nationalité, elles me semblent vaines. Je crois très fort en l’individualité de chaque écrivain, on a chacun un univers et un monde…


Extrait de « Rapport aux bêtes » : « Ces jours-là où je la guette, Vulve le sent parce-qu’elle profite à chercher à m’amadouer en faisant tous ces soupirs : elle croit que c’est que je veux bien aller coucher avec elle, puisqu’elle bâcle à nettoyer. Mais moi j’essaie de parler, en faisant semblant de donner aux petits les ordres et en même temps moi j’observe et qu’est-ce que je vois ? Que cette Vulve sait pas parler, que cette Vulve elle comprend rien à ce qu’on cause… ça fait des mois qu'elle me harcèle avec ces histoires de bassin. Elle dit qu'elle a une boule au ventre, mais c'est pas vrai : c'est juste qu'elle engloutit comme vingt, même qu'elle nous coûte en patates, et on peut pas me tromper là-dessus : quand on mange tant, c'est pas tellement qu'on est malade. Vulve le soir elle veut toujours que je touche la boule, pour montrer comme elle est grande. Ben oui, c'est vrai, il y a une boule. « Mais c'est qu'une poche d'eau plein de graisse, je lui dis, si tu manges moins tu verras qu'elle ratatine. » Et c'est même pas l'estomac, c'est bien plus bas, c'est en bas vers le bas de ventre, que je pense que Vulve elle fait exprès pour que je mette là-haut la main ».

Ahmed Hanifi – Paris 20 mars 2006
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mardi, avril 18, 2006

23- Entretien avec Boualem SANSAL


Entretien avec Boualem SANSAL
Salon du livre le lundi 20 mars 2006

AHMED HANIFI : Dans vos romans d’un côté vous sculptez, habillez la langue française et de l’autre vous racontez des histoires. Vous distinguez le réel et ses blessures de l’écriture qui porte ce réel, vous rusez avec l’Histoire...

BOUALEM SANSAL : J’ai besoin de raconter des histoires vraies. Je n’aime pas la fiction. Je m’inscris dans le réel et dans des histoires auxquelles je suis personnellement mêlé. Je raconte cette histoire ensuite je fais un travail sur la langue. La réalité est complexe, derrière elle il y a un monde insoupçonnable, un monde imaginaire ; notre âme se tapie derrière cette réalité, alors je déplace cette réalité dans un autre univers.

- La réalité n’est-elle pas justement la fiction ?

- Oui effectivement et cela est bizarre, moi qui n’aime pas la fiction je pars d’histoires réelles que j’explore que je dépasse pour me retrouver dans un au-delà de la réalité, dans la fiction ou plutôt dans un univers magique. On se rend compte que la langue du récit ne suffit pas pour rendre compte de ça. Il faut une langue magique pour ce faire, mais comme il n’y a malheureusement pas de langue magique, j’essaie avec ce qu’il y a de meilleur dans la langue française, que je malaxe et qui me malaxe afin de pénétrer cet imaginaire abstraction.

- Vos personnages sont tourmentés par leur propre sort et par celui qui est fait aux leurs et aux lieux mêmes dans lesquels ils vivent ?

- Absolument, absolument. Mes personnages à l’image des Algériens, sont tourmentés. Par la violence par les questions religieuse, identitaire. Mon pays vit dans une tourmente séculaire, voire millénaire. Les Algériens portent en eux une profonde déchirure. Ils sont tourmentés, plus que la tourmente ils portent en eux l’incompréhension du monde. Un esprit rationnel aurait du mal à comprendre mes compatriotes dans leurs tourments. Nous ne savons pas qui nous sommes ou nous allons. Alors oui, mes personnages sont tourmentés.

- L’auteur et son écriture sont tourmentés ?

- Oh oui, je me pose beaucoup de questions sans trouver la moindre réponse.

- Est-ce que vous écrivez pour, je reprends vos propos « casser la langue de bois » créée de toute pièce pour réprimer ?

- Il y a une langue qui est en train de s’abattre sur le monde qui n’est ni l’anglais ni une autre langue mais une langue de bois qui formate les esprits. On pourrait penser que la modernité est la liberté mais en fait non, la modernité mal comprise formate les esprits, inculque des idées politiquement correctes…c’est cela la langue de bois. Evidemment dans des pays comme le mien, l’Algérie, cette langue de bois péremptoire se caractérise par la véhémence qui avilit l’être humain.

- N’y a-t-il pas contradiction entre d’une part l’omnipotence de cette langue de bois qui « formate » qui interdit qui empêche de dire et d’autre part le fait que vos romans se vendent en Algérie ?

- C’est une des contradictions de ce pays. C’est vrai que l’Algérie est un pays contraint par la dictature par l’islamisme par les traditions… et en même temps un auteur comme moi qui essaie de dire les choses comme il les sent est diffusé même si les contenus de ses écrits choquent. Oui je suis distribué en Algérie ; on me lit, on me critique. Peut être parce que je suis médiatisé, on veut savoir ce que je dis pour mieux me combattre, peut être. Je prends cela comme ça vient.

- Avez-vous choisi la langue française ou bien s’est-elle imposée à vous du fait de la situation coloniale de l’Algérie de l’époque ?

- J’ai une relation apaisée avec la langue française. J’ai été scolarisé normalement à l’école française. L’apprentissage de cette langue étrangère s’effectuait aux côtés de celui des langues du terroir que sont les langues arabe, dialectale et berbère. Il faut dire que j’ai beaucoup lu essentiellement en français. Le français est ma langue, je le ressens ainsi, je n’ai par conséquent aucun souci avec la question.

- Peut-on considérer que des écrivains francophones de pays tels que la Hongrie, le Canada, la Suisse ou l’Espagne font la même littérature, ont les mêmes choses à dire que des écrivains de pays africains, de Haïti, des Antilles… ?

- La francophonie a une dimension culturelle, une langue en partage, il est intéressant de constater comment chacun, marocain, malien, québécois… joue avec cette langue qui s’adapte à tous les imaginaires, à tous les univers. L’autre dimension est politique, faite de non-dits et de choses bizarres qui tourmentent des auteurs francophones qui ont l’impression d’être « ghettoïsés » comme l’a dit Alain Mabanckou…Je pense qu’il faut sortir de cette typologie des auteurs. On ne peut classer les auteurs en francophones du sud, du nord…Nous écrivons dans la même langue que nous déclinons chacun à sa manière quel que soit le lieu d’où nous sommes.

- Pensez-vous comme il a été dit que les écrivains français sont égocentriques ?

- Il me semble que la littérature française est nombriliste. Les auteurs français se racontent, racontent leurs histoires de famille, même si cela est bien écrit. Il y a un académisme, un formalisme…Ils gagneraient à s’ouvrir sur d’autres façons de raconter le monde, mais bon…

- Quel lien y a-t-il entre Boualem Sansal du Serment des barbares, de Harraga et Boualem Sansal du dernier livre- réquisitoire « Poste Restante : Alger » ?

- Dans tous mes romans, au-delà du récit, du travail sur la langue, j’ai abordé des questions qui tourmentent mon pays, les Algériens, c’est la question de l’identité, des langues, de la religion, des institutions, de la démocratie…Toutes ces questions se retrouvent en filigrane dans mes romans. Dans « Poste restante » j’ai rassemblé toutes ces questions sous forme pamphlétaire, notamment celles qui portent sur ce qu’on appelle en Algérie « les constantes nationales » afin de déclencher un débat.

- Que pensez-vous de la décision du gouvernement Algérien (reportée à juin) relative à la fermeture des établissements privés d’enseignement du français ?

- C’est une décision qui m’a bouleversé. Je n’aurais jamais cru que Monsieur Bouteflika qui est un homme très ouvert, puisse accepter cela. De quoi il ressort ? pour de multiples raisons l’école algérienne est sinistrée ; à cause de la politique d’arabisation, du départ de nombreux enseignants du fait de la guerre civile …Face à cette situation des gens ont réagi, notamment des femmes qui ont eu le courage de créer avec peu de moyens des écoles et donc des emplois, des parents se sont saignés pour mettre leurs enfants dans ces établissements afin de recevoir une bonne éducation. Ce processus qui a donné de très bons résultats est malheureusement « cassé ». En brisant tous les espaces de liberté que sont l’école, la presse indépendante, en réprimant les journalistes, les écrivains et cetera, le régime est entrain de se recroqueviller une nouvelle fois. C’est inquiétant pour l’avenir.
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NB: Cet entretien a été proposé à La Tribune (Algérie), à La Marseillaise, à Marianne (France)
NB2 du 10 mai 2006
Je comprends mieux le refus de La Tribune (Algérie) de publier l’entretien que m’a accordé B. Sansal. Ce dernier indique à ‘‘24Heures’’ (Suisse) du 9 mai 2006 : « On m’a appris récemment que le livre [Poste restante : Alger – Gallimard – 03-2006] faisait l’objet d’une mesure de censure, mais de nombreux compatriotes partagent mon point de vue, même si mes adversaires me font passer pour un « agent de la France ».
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Dans tous les romans de Boualem Sansal ( Le Serment des Barbares, L’enfant fou de l’arbre creux, Dis-moi le Paradis, Harraga ; édités par Gallimard), c’est l’Algérie qui est mise en scène et à nue, l’Algérie d’aujourd’hui, schizophrène tournant sur elle-même, crapahutant avec ses malheurs et ses bonheurs, plus hantée par son passé décomposé et travesti que par son devenir. Les personnages sont à la fois réels et fictifs, tourmentés par leur destin. Les lieux sont chaotiques, blessés tout autant que les hommes, tout aussi merveilleux qu’eux.

L’écriture « fuyant par tous les bouts », libérée de nombreuses contraintes est artificiellement provocante. La raillerie et l’humour postés aux avant-gardes abritent en définitive des tragédies vivantes enchaînées dans des culs-de-sac infranchissables où « il ne se passe rien. Comme dans un cimetière, un jour d’automne d’une année morte dans un village abandonné d’une lointaine campagne d’un pays perdu d’un monde mal fichu » (Harraga). L’esthétique, telle un nectar, imbibe le récit qui explose, atteignant le lecteur attentif au plus profond de ses certitudes. Elle emporte tout sur son passage ; elle est un hymne à la liberté de l’Homme. La liberté de la femme et de l’homme : « Chérifa roulait du nombril et du popotin comme une vraie de vraie, pour ma part je la jouais modeste, mes formes ne sont pas celles d’une nymphette squelettique. Derrière, nous filant le train, réglés sur nos élans, les malades attendaient le déclic pour nous bondir dessus. Un peu avant le clash, je me transformais en femme à scandales et les voilà s’égaillant dans les venelles comme des cafards. Encore des lâches qui travaillent à leur honte ». (Harraga) Et l’espoir pointe alors nécessairement son petit bout de nez. Il en va légèrement différemment avec le décapant et dérangeant « Poste restante : Alger ». Paru mars 2006 aux éditions Gallimard, ce petit livre (49 pages) n’est pas un roman. C’est un pamphlet, une lettre de colère et d’espoir, composée de dix parties de quelques pages chacune. Une lettre cri du cœur, que l’auteur-citoyen adresse à ses compatriotes, ses amis, ses frères et sœurs, comme dans tous ses romans, même si là nous ne sommes plus (tout à fait) dans la littérature. Le récit règle leur compte à de vieux et solides tabous. L’auteur est brut, direct, violent parfois, querelleur même. Une diatribe contre le régime autoritaire Algérien manipulateur de mémoire, un libelle, contre les islamistes usurpateurs d’identités, contre les lâches et les corrompus : « Nos voix ont été réquisitionnées pour amnistier ceux qui, dix années durant et jusqu’à ce jour, nous ont infligé des douleurs…Que s’est-il passé ? les urnes ont été bourrées, d’accord, mais pourquoi n’avons-nous pas réagi ? Amnistier en masse des islamistes névrosés et blanchir des commanditaires sans scrupules tapis dans les appareils de l’Etat n’est pas comme élire un Président imposé… C’est douloureux de vivre avec l’idée que nos urnes ont servi de machine à laver le linge sale des clans au pouvoir… retenons ceci mes chers compatriotes : le devoir de vérité et de justice ne peut tomber en forclusion. Si ce n’est demain, nous aurons à le faire après-demain, un procès est un procès, il doit se tenir. Il faut se préparer ».
A.H.
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jeudi, avril 13, 2006

22- Le TAS : THALYS 1440, COPENHAGUE

(Suite)

- Nay, come, let's go together ! crie un jeune, probablement anglais qui traverse le couloir comme un courant d'air épais, suivi par plusieurs camarades agités par le voyage et l'atmosphère. Une dizaine. Les voilà qui reviennent au bout d'un moment chargés de bonbons de tablettes de chocolat et d'autres sucreries. Quelques-uns bousculent le barman qui n'avait que faire sur leur passage. Ils chahutent et le train ralentit. Helsingor surgit des eaux.
- Elseneur, Elseneur ! Crie l'un d'eux le bras tendu vers le lointain, le visage incliné et les yeux ronds. Son regard glisse le long du bras et file jusqu'au château :
- Kronborg !
Les autres enfants mais aussi des voyageurs se retournent.
- The time is out of joint. O cursed spite, dit un deuxième très inspiré.
- That ever I was born to set it right ! répond un autre.
La panique s'invite à bord ! Rian est nerveux. La force de ses incompréhensibles paroles leur impose le silence : "Malhoum ichalou" dit-il, qu'ont-ils à s'agiter? Puis il replonge dans le quotidien. L'homme qui là, lit un étrange récit où pullulent d'étranges signes abstrus, ne bronche pas, ne cille pas. Les mêmes gamins osent un murmure, lucides mais effrayés : Ogier, Ogier…
Une heure plus tard nous sommes sur l'autre rive du Kattegat, dans les bras de la ville suédoise jumelle. La traversée est rapide, et nous sommes jusque là restés chacun à sa place. Il faut peu de temps au train pour se dégager des entrailles du ferry-boat et s'enfoncer de nouveau dans les terres. Rian et moi -mais d'autres aussi- préférons la froideur tonifiante du zinc du bar aux accotoirs mous des sièges. Je prends la carte des boissons et sandwiches proposés, posée sur une tablette en retrait. Le serveur arrive au même moment plié en huit, le plateau haut sur la tête, débordant d'une kyrielle de verres de soucoupes et de bouteilles vides, des restes de sandwichs ainsi que des pièces de monnaie posées à même le métal.
- Yes? demande-t-il.
- Deux Carlsberg s'il vous plaît. C'est cela hein? fit Rian.
- Carlsberg dis-je spontanément sur un ton monocorde. Nous mangerons plus tard.
Rian prend sa canette, suit le serveur un moment puis disparaît. Avec sa boisson.
Nous prîmes Le Thalys G4 - J 1440 en provenance de Paris à dix heures vingt-et-une. Direction Stockholm. Par ma faute nous avons failli le rater. Fichu train ! Notre train ! Le même train. Les places six et huit de la voiture cinq près du bar étaient inoccupées. Nous nous y assîmes et nous nous observâmes. Il n'y avait point là matière à superstition. Mais nous nous regardâmes néanmoins. Lorsque je repris mes esprits et maîtrisai ma respiration j'ouvris Libération que j'achetai peu avant. Il est daté de ce matin mardi douze. Le titre, en couleurs et sur trois colonnes est affolant. "Alerte à l'astéroïde". Le contenu l'est beaucoup moins. Je lis à haute voix : selon l'astrophysicienne Angellina D. de l'observatoire de Meudon, il est aujourd'hui assuré qu'une collision avec notre planète est à écarter. L'astéroïde XF.11 passera à plus de 518.700 km de la planète terre le vingt-six du mois. Il n'y aura pas d'hiver planétaire…
- Quel mois, quel mois, montre voir !
- Un autre scénario moins réjouissant avait été prédit, il y a quelques années tu t'en souviens, dis-je à Rian dont les yeux balaient avidement le bas des colonnes.
- Pas de panique lit-il à haute voix en guise de réponse et, peu soulagé : tu parles !
(Ces deux derniers jours furent assez calmes après le tumultueux samedi soir. Promenades au bord de mer et dans les rues piétonnes… Mais le samedi, quelle soirée ! Nous l'avons passée dans ce qui fut le Casanova vers la Nybrogade que j'ai aisément retrouvée. Les habitués du club sont moins jeunes. Le style et l'enseigne ont changé. Le temps en a fait son affaire. Dans l'ensemble il demeure agréable. Je proposai à Rian d'y entrer. "Bien sûr" lança-t-il toujours preneur. Trois bouteilles d'échauffement plus tard, nous balayions la piste tant bien que mal, sur des airs poussiéreux comme Pillow Talk, Papa was a rolling stone… Mon corps est aussitôt emporté . Il disparut, totalement inutile, chair encombrante et vaine transportée par mes rêves ivres impalpables mais vrais, incrustés d'infinis espoirs bercés par Lou Reed… I said, hey honey take a walk on the wild side and the coloured girls say dou-doudou-doudoudou-dou-dou…Nous dansions dos à dos ou face à face mais sans ambiguïté : toujours côte à côte. Je sentais que l'on me tirait par la manche au moment où, fatigué, j' avais décidé de m'assoupir.
- Yes dis-je.
Une créature souriait à deux doigts de mon œil. Manifestement elle me demandait quelque chose. Je ne saisis pas ses paroles mais je fus troublé. Les vapeurs me montèrent à la tête. Katarina. Je la voyais bien.
- C'est Katarina, comme tu es jeune !"
La piste est trop étroite. Nous dansâmes jusqu'à l'écœurement. Kat!
- Hey !
C'est fortuitement lors d'une promenade dans Paris sur le quai de Jemmapes, dans une atmosphère de farniente et de rêveries non loin justement de l'hôtel du nord que je la croisai. Un mercredi. Le mercredi trente et un. Flash. Cent watts. Elle se retourna. Idem. Je revins sur mes pas. Qu'ai-je hasardé pour qu'elle rît de bon cœur? Alors j'ai ajouté quelques mots ou fait quelques gestes mais j'ai dû les dire ou les faire autrement que je ne le souhaitais car elle rit de nouveau. Ce n'était pas des choses ou des mots risibles que je voulais qu'elle entendît ou vît. Néanmoins je n'en demandais pas mieux. Alors, banalement, bêtement je lui dis : "Wh're you from ?" Elle susurra : "Norrköping". Elle dit autre chose. Elle parlait encore, elle s'agitait. Elle parlait mais je n'entendais plus que quelques mots. Je la regardais sans la voir ou l'inverse je ne sais plus. Peu importe. Elle précisa : "Norrköping. That's near Stockholm", puis attendit ma réaction. J'eus alors chaud. Les jambes fuirent sous moi. Sciées. Ma langue s'alourdit. Sciée. Je pensais : "C'est pas possible, mon Dieu, c'est pas possible !" Même dans mes pensées mes émotions lâchèrent prise. Les mots comme les émotions lâchèrent prise. Un sentiment de joie intense inonda mon esprit un moment. Attelée aux mots qui décidèrent le black-out ma pensée patina dans l'obscurité. Mon esprit fit immédiatement le lien entre ces paroles, cette fille et le billet d'avion que j'avais dans la poche intérieure de mon veston. Il pensa : "Pourquoi faut-il que cela lui arrive maintenant? Il n'a même pas eu le temps de découvrir une partie de Paris qu'un ange passe et s'arrête. De toute sa vie il n'a vu quelqu'un ou quelque chose d'aussi beau. Vers quelles latitudes va-t-il s'embarquer?". Le sourire soyeux de l'ange naviguait dans le bleu de ses yeux. Bleus. Ce ne sont pas des yeux mais des coupoles de quelque mosquée de Samarkand. Samarkand oui, Samarkand ! Un sourire bleu, glissant, sous une toison naturelle flavescente. Deux corolles de pervenches, posées sur un bouquet d'épis de blé à couper le souffle -aussi. Cet échange provoqua un trouble lumineux et parfumé qui s'installa entre nous.
Elle me proposa un drink. Le zénith. Nous entrâmes dans "le pont tournant" devant nous. Les onze mètres carrés avec le juke-box n'étaient pas peu fiers. Les clients du bistro feignirent l'indifférence. Elle commanda
- A cola please.
Je demandai un verre d'eau. La serveuse s'énervait :
- Vittel? Perrier? Bad…
Moi, la tête haute sans même me retourner, sans réfléchir : "C'est comme vous voulez madame". J'ai peut-être bégayé une plaisanterie ou autre chose.
- Do you know Simenon?
- Oh yeh Simeon. Il y en a beaucoup.
- Commissaire Maigret, la veuve Couderc and so
- Oh sorry, Simenon, yeh, of-course ! L'Afrique vous parle. Elle vous dit merde ! Sorry !
Elle éclata d'un rire unique, tonitruant, vrai. Afin d'en atténuer la portée elle l'accompagna de ses mains qu'elle posa délicatement sur ses lèvres. Mais le rire prit une longueur d'avance. Il enveloppa tout l'espace du café chatouillant chacune des oreilles attentives et les autres.
- Oui, oui ! Hé bien il venait fréquemment dans ce boui-boui pour y écrire…
- Voilà, dit agacée la serveuse névrosée en faisant crisser le cul des bouteilles sur la table de verre. Cela fait treize francs cinquante. S'il vous plaît !
- Boui-boui !
Elle éclata du même rire unique, tonitruant, vrai. "What's that?" Ses mains virevoltèrent quelques instants puis renoncèrent à se poser sur la bouche. Deux clients chauves et bedonnants se retournèrent en même temps au moment même où l'irrésistible rire vrai de la Suédoise retentit. Ils étaient hargneux et jaloux comme des insectes qui cherchent querelle dans la tête des braves gens. Je me mis aussitôt à rire de bon cœur. Franchement. Je dis :
- Boui-boui, yes ! Un petit bar. Nous sommes dans un boui-boui. Simenon aimait bien ce coin. C'est sympathique non?
- Oui, vraiment?
"C'est le moment ou jamais" pensai-je. Je pris de la poche intérieure de mon veston le billet d'avion au départ du Bourget que j'achetai il y a bientôt deux semaines et lui tendis. Je dis :
- I'm going to Copengaguen.
- Copenhaguen? really?
- Yes I'm. Wednesday ninth.
Lorsqu'elle déplia le billet je ne vis plus ses yeux. Elle s'écria : - Kobenhavn !
Elle ajouta :
- Shall I see you there?
- Super ! Of-course on se voit là-bas et comment !
- Dans deux semaines je dois reprendre le travail dit-elle. Un soupçon de regret se forma sur son visage.
Les deux clients reprirent leurs marques. Debout, flan contre flan ils murmuraient quelques ragots à leur image en fixant leur quart de gros rouge ou la serveuse fort occupée, fort agitée, ou bien Garance, en format 0.60m X 0.80m, à demi-nue épinglée sans amour ni marie-louise, là devant leurs yeux pourpres. Je posai quinze francs sur la table. Au loin plusieurs cloches carillonnaient en l'honneur du temps ou d'un événement.
- Au revoir !
Katarina accepta aussitôt que je lui fisse découvrir le peu que je connaissais de Paris. Je dus rectifier mon plan initial. Mon journal personnel s'enrichit de plusieurs pages roses. J'insistai néanmoins:
- Il nous faut plusieurs jours, es-tu d'accord ?
- Yes oh yeh !
Je lui fis donc visiter la tour Eiffel, le Golf Drouot, le célèbre bazar du mufti de l'île Saint Louis. C'est une véritable caverne faite de bric et de broc. On y trouve pêle-mêle des répliques de jarres et d'amphores de la période Hammadite, des almanachs illustrés surchargés, des flacons de parfums de Chine et des cerfs-volants impuissants. Des écrits-cris, lambeaux de vie d'Artaud. Des livres de Genet et même des sulfureux Céline et Drieu La Rochelle. On y trouve aussi le Coran -assurément revisité- et à ses côtés une pâle statuette de la puissante Sakti, des guides Baedeker de voyages aussi précieux que le reste, comportant des cartes des plans de villes et des panoramas. On y trouve aussi des brochures dédiées à Rosa Luxembourg et aux kolkhoz et tout ce qu'il faut savoir sur Mammeri, Yacine et tous les hommes libres et maudits. Des bibelots qui dansent dès qu'on frôle le baby-foot bancal sur lequel, en équilibre instable ils sont oubliés. Et toujours beaucoup de monde. Des touristes et des initiés. Et bien sûr le mufti Lakhdar en personne en maître des lieux toujours affairé. Des bouteilles vides désespérément vides de vin cuit au su et au vu de tous jonchent parfois le sol.
Je lui fis découvrir même Barbès où rue Dejean nous prîmes le lundi deux chambres. C'était l'exigence du vieux patron de l'hôtel, pestant avec son regard-dard torve, plus qu'avec des mots jaunis par la chique plombée dans sa bouche torturée. Il est peut-être parti? Alors que Dieu ait son âme. "Une chambre si vous êtes mariés, deux si vous ne l'êtes pas. C'est comme ça". Il compta trop sur sa vigilance. Peut-être fut-il indulgent car durant deux nuits longues comme celles d'un hiver lapon -ses dernières à Paris- Katarina fit faux bond à l'auberge pour partager les espaces plus chaleureux d'un lit de l'hôtel sans qu'il réagisse. Nous étions emportés l'un et l'autre. L'un contre l'autre, corps unique dans un tourbillon de mots de gazouillis de couleurs de paysages et de parfums ; de bonheur et de silence. D'émotions. La nuit du samedi nous la brûlâmes avec les feux de nos étreintes dans le jardin du Moulin de la Galette. Elle était arrivée en France pour participer à un grand rassemblement de plusieurs mouvements de solidarité avec les populations des pays pauvres qui eut lieu dans la vallée de Chevreuse à l'ouest de Paris. -Elle savait tout de l'actualité mais naïve elle disait P.V.D en français lorsqu'elle évoquait ces contrées-. Accessoirement elle était infirmière. Ce n'était pas la première fois qu'elle visitait la France dont elle parlait déjà correctement la langue ; Paris si. Nos échanges furent toutefois mixtes. Le dimanche à l'aube alors que les lignes de métro sommeillaient encore, nous déambulâmes bras-dessus bras-dessous de Pigalle à Barbès et le long du boulevard de Magenta. Sur un banc du quai, au pied de l'eau noire somnolente du canal, près de l'auberge de jeunesse nous nous assîmes un long moment, protégés par la lumière du jour naissant.
- Je dois partir maintenant. J'ai froid.
Il faut bien que les jours se lèvent. Le mercredi, d'un commun accord nous quittâmes tôt la rue Dejean pour la porte de Clichy. Le pieux patron qui nous vit sortir ne répondit pas à notre "au revoir" mais baissa la tête et tira sur sa moustache. Puis il cracha, contraint par la chique ou bien pour nous maudire. Par je ne sais quelle combinaison sinon celle du hasard nous tombâmes dans la rue saint Honoré. Un passant qui tuait son temps s'alarma devant mon visage défait et son regard sur le mien. Il devina que nous étions perdus. J'ai naturellement bafouillé quelques mots pour justifier notre égarement. "Prenez sur la Madeleine puis les Mathurins dit le passant. Surtout ne vous y arrêtez pas. Continuez sur votre gauche. Plus loin vous aurez Rome sur votre droite et Messine sur votre gauche. Ne prenez ni l'une ni l'autre. Allez tout droit devant vous. A saint Augustin redemandez votre chemin". L'inconnu n'avait pas tout à fait tort et sa conviction était graniteuse. Il ajouta à Katarina : "Et bonne chance parce qu'avec ce sac à dos…!" Elle sourit et l'homme s'évapora. Nous arrivâmes devant la place le métro l'église et le bar-tabac saint Augustin. Nous ne vîmes pas le temps passer. A hauteur d'yeux sur la partie gauche du portail de l'église une plaque sans âge se laisse parcourir. Elle brave l'éternité et nous met en garde : Ecce puta uox corporis incipit sonare… Imagine-toi qu'une voix corporelle commence à se faire entendre, qu'elle continue à se faire entendre, et puis qu'elle cesse, et que le silence lui succède. Alors cette voix est passée, et ce n'est plus une voix : elle était à venir avant qu'elle se fit entendre ; et comme elle ne pouvait alors être mesurée, parce qu'elle n'était pas encore, elle ne le saurait être maintenant, à cause qu'elle n'est plus. Elle pouvait donc être mesurée pendant qu'elle résonnait, parce qu'elle était, et qu'ainsi on la pouvait mesurer ; mais en ce temps-là même elle n'était pas ferme et stable, puisqu'elle marchait et passait. Amen.
- Tu as compris ?
Ai-je dit amen ou l'ai-je entendu? Nous arrivâmes aux entrepôts Calberson portés par le corps plus que par la volonté. Nous rencontrâmes finalement le routier-sympa qui prendra Katarina jusqu'à Copenhague.
- Bye !
- Merci pour elle, dis-je au chauffeur.
C'est à Use-it, le tout nouveau centre des espoirs de Copenhague, sur la Rådhusstraede, le vendredi avant dix-sept heures trente que nous nous retrouvâmes bien avant l'heure convenue. Quelques heures auparavant j'étais à Paris. Katarina tombait de sommeil et le confirma.
- I didn't sleep !
- Of-course !
L'a priori étant un préjugé largement partagé, dès la première insinuation escarpée mais attendue, la belle suédoise se fît définitivement carpe. Elle se tut mille kilomètres durant. "Pour se donner de la prestance me dit-elle le chauffeur sifflota de longues heures sans me regarder, comme le font les mauvais perdants."
Quant à moi je n'étais pas trop frais non plus. Je fus tiraillé par des heures d'insomnies. A neuf heures j'étais déjà dans la zone internationale de l'aéroport du Bourget. Prévu pour midi le vol du charter fut confirmé pour treize heures ce qui entraîna un indescriptible chahut dont les derniers soubresauts ne cessèrent qu'avec l'atterrissage à Copenhague.
A Use-it nous prîmes une boisson, un sandwich chacun et un tas de minutes pour reprendre nos esprits. Sur le catalogue des hébergements possibles dans la ville que nous remit l'employé nous choisîmes une auberge un peu au hasard du côté de Faelledparken au nord : Green-camp. Peut-être pour le vert du nom? Nous avons marché jusqu'à Norre Voldgade comme nous l'a recommandé l'employé puis nous avons emprunté la ligne d'autobus numéro 24. Il y avait beaucoup de vert dans les bocaux et sur les calicots d'accueil. Nous déposâmes à l'entrée nos passeports contre des cadenas qui se révéleront fort utiles pour les casiers métalliques qui renfermaient nos affaires. Katarina s'allongea deux bonnes heures puis nous partîmes prendre un verre. En ville. Ce fut des poings que je reçu au Britannia-Inn, à deux pas de Rådhus Pladsen. Je ne pris ni la peine ni le temps pour tenter de comprendre. Le lendemain nous quittâmes le Green-camp à dix couronnes chacun -breakfast compris- pour Absalon hôtel de l'autre côté de la ville.
- It's better argumenta Katarina.
C'est effectivement better, plus confortable et bien plus cher avec café à volonté. Katarina insista pour payer plus que sa part. Notre chambre se trouvait au premier étage. L'ornement y était encombré d'objets disparates et insignifiants qui tranchaient avec la renommée des lieux. Nos journées étaient éreintantes. Katarina voulait -à son tour et à tout prix- tout me montrer. Chaque soir nous nous enroulions enlacés dans des draps blancs immaculés. Nous étions emportés l'un et l'autre. L'un contre l'autre, corps unique dans un tourbillon de mots de gazouillis de couleurs de paysages et de parfums ; de bonheur et de silence. D'émotions. Chaque nuit. De longs frémissements parcouraient nos corps confondus. La dernière nuit fut étoilée. Elle nous enveloppa dans sa splendeur. Je voulais la retenir, les retenir, tels quels. N'y rien modifier : corps, parfums, silence. Nuit. "Alec, je dois monter chez moi. Cela va faire un mois que. Je dois rentrer. A l'hôpital on ne comprendrait pas que. Je dois être à Norrköping samedi. Je reprends le dix-neuf". Je trouvais Katarina un peu plus discrète qu'à Paris. Ce n'est peut-être qu'une impression. Peut-être. On ne comprendrait pas.
- Ya Rrab ! Malek, malek ? Khabeztelha waldiha ! Ha h'chemm ya ben ammi
Je reçois brusquement un violent coup sur tout le corps. J'ai pourtant appris à tenir tête aux mots, à les provoquer, à les défier. Mais là je fus pris de court. Expédiés par des ancêtres vigilants, angoissants, ces mots hantèrent mon présent. Ils s'imposèrent à moi crûment et aussi lourdement comme une riposte-éclair à cette force inouïe qui s'abattit sur mon corps. Mais pourquoi précisément ceux-là? Pourquoi pas d'autres mots aussi forts, aussi semblables? Je ne savais pas. Ou plutôt si. J'avais ma petite idée mais comment la dire, je ne savais pas. Ces mots-là je les acceptai. Ils m'appartenaient, miroir sonore de mon sentiment de surprise. Ils jaillirent du plus profond de mon être :
- Bon Dieu qu'as-tu, qu'as-tu, arrête tes conneries !
Ce n'est pas toujours le cas. Souvent toute collaboration est vaine, vouée à l'échec. Je répétais dans mes pensées : - Qui du mot ou de moi est le cavalier? qui de nous deux est le cheval? Je décrète que les mots sont les chevaux. Des chevaux peu coopératifs car souvent je n'arrive pas à les dresser pour qu'ils exécutent ce que j'attends d'eux. Alors la plupart du temps, plus par lassitude et faiblesse que par vengeance, je les révoque. Je les réduis au silence. Le langage n'est pas fait que de mots". Mais de ceux-là je suis fier ! "Qu'as-tu, arrête tes conneries !"
De tout leur poids Rian et sa cavalière, ensemble, me tombèrent dessus. Ils restèrent ainsi à moitié allongés, piètrement et sans convention, surpris par leur propre hardiesse. A leur âge ! Je me dégageai et me levai péniblement. Eux, riaient à gorge déployée. Je fis peu de cas des regards interdits des danseurs autour de moi. Ils reprirent leurs pirouettes, tantôt collés, tantôt distants. Ils virevoltèrent au gré des rythmes éclatés de la soul noyés dans un flot d'ombres désarticulées, enivrés par leurs sens aux aguets. Sur l'instant je me mis à la recherche de Katarina et d'une créature qui me tendait son sourire comme une invitation, avant de reprendre mes esprits. La nuit s'égrainait lamentablement dans un ciel qui par endroits discrètement virait d'une couleur à une autre, imposées tour à tour par les premières lueurs de l'aube. Harcelés par celle-ci, nous finîmes par lui céder. Nous nous laissâmes traîner jusqu'à la sortie. L'aurore était poivre et sel mais douce et prometteuse. Elle avançait sur les êtres et les choses sûrement, modifiant les couleurs et les formes qui peu de temps auparavant étaient encore imperceptibles. Nous ne marchions pas droit mais qu'importe, tant l'euphorie nous guidait ! L'inspiration fortement stimulée par la bière, Rian se mit à brailler, jeunesse et forces retrouvées.
- Ciel, ô ciel, ô mer d'étoiles ! Est-ce bien vous que je vois réellement? Ô Sirius, Rigel, Achernar ! Ô Père ô ! Où est Ta grande ourse? Toute cette luminosité est-elle seulement vraie?
Est-elle ainsi faite? Toutes ces étoiles. Etes vous réellement ainsi comme je vous vois, là, aujourd'hui, à l'instant au-dessus de ma tête?
Il se calma quelques instants, puis nostalgique ou amoureux il déclama -avec l'art de l'à-propos- des vers de notre illustre et désespéré Ben Karriou.
- Walfi nedjma thriyat el felk eddouwwar / Wa na nedjm s'haïl ba'd el adhani / Ach igarrab dhi el dhek ya houkkem / Hiya cherguiyya ou houwa yamani… 1

1 "Ma bien-aimée est aussi belle qu'une des étoiles formant la Pléiade dans la sphère céleste en rotation; / tandis que moi je me trouve dans la même position que Canope, visible seulement après l'appel à la prière de l'aube. / Ces deux astres, ô érudits, sont éloignés l'un de l'autre; / l'un se trouve dans l'hémisphère boréal et l'autre appartient à l'hémisphère austral".(D'après Cheikh Si Hamza Boubakeur, Trois poètes algériens…)

- Est-ce que tu vois quelque chose avec ce temps ya Rian ? Quelle luminosité, quelles étoiles?
- Le passé est là dans le ciel ! tu vois rien ya Razi?
Je ne lui répondis pas. Je ne voyais rien mais par contre, je me souvenais d'un réveillon chez des amis communs ! Je m'en souvenais bien. Nous étions tous dans le jardin. Cette fois là Rian criait après le tonnerre. Il lui en voulait parce qu'autant il était bruyant autant il était pris de vitesse par l'éclair ! Il le lui faisait entendre ! Il était complètement ivre. Quel concert ! Il hurlait comme un fou : il fallait qu'il plût et que nous le forçassions, que nous le prissions à trois pour qu'il daigne rentrer se protéger !
Au coin d'une ruelle il ralentit le pas, posa la main gauche contre le mur, le bras et avant-bras raides. Puis avec les doigts de la main libre il se mit à chercher entre les poches latérales de son pantalon.
- Excuse-moi hein… Je ne suis… pas saoul. Je n'ai… je n'ai… pas perdu la raison. Et quand je te parles, ré ré réponds-moi.
Il aspergea le mur, les chaussures à plus d'un mètre l'une de l'autre. Jeté sur la ville impatiente pour quelques heures par la nuit qui décida de prendre un moment de répit, le jour allait bientôt faire semblant de ressusciter. De nouveau. Nous nous tûmes. Le silence s'imposa à nous jusqu'à l'entrée de l'hôtel.
Lorsque nous y pénétrâmes encerclés par les premières lueurs encore incertaines, les yeux dans les poches le vague à l'âme et 1500 mètres de bitume dans les mollets -à notre âge !- le veilleur de nuit sursauta puis presque aussitôt fit mine d'être occupé. Nous n'étions ni beaux ni biens à voir ou à écouter. Il ne dit rien pour la clé que Rian sortit de sa poche Il chantonnait en berbère et l'employé gêné fit discrètement : - Chchchch…". Mais Rian ne l'entendit pas. L'hôtel Absalon se trouve dans la Szabadgate. Une vieille rue qui autrefois se dénommait autrement. Dans le couloir Rian se mit de nouveau à fredonner un vieil air du sud qui nous colle aux tympans comme l'ombre d'un corps adhère à ce même corps, poursuivis tous deux, corps et ombre par les rayons d'un soleil couchant. Je ne peux affirmer si sur le chemin nous croisâmes d'autres personnes. Si tel fut le cas elles furent silencieuses. Le jeune veilleur de nuit ne nous dit rien ou presque rien: - Chchchch…", fit-il le dos tourné, plongé maladroitement dans une revue. Il ne bougea plus.
Une femme semblait glisser sur les marches sans nous regarder. Je lui tendais inutilement les bras. Les siens ne bougèrent pas. Je bredouillai :
- Katarina, attends-moi.
J'eus le plus grand mal à la rejoindre…)
- Oh ! hé ! tu passes ton temps à rêver ma parole !
Une chaleur emplit ma nuque. Une brûlure. Rian me flanque une calotte qui a pour effet de m'arracher de ma réalité première et de me ramener dans le train. Mon esprit rejoint mon corps. Je sursaute, étourdi et en sueur. Des villes ont passé : Hässleholm, Alvesta… Souvent lorsque je veux raccourcir ou rétrécir ou rejeter, nier un parcours, une fête, un événement parce que je ne les supporte pas ou bien parce qu'ils m'ennuient, ou bien parce que ; alors pendant la marche ou la fête ou l'événement, je me blottis dans mes pensées dont je sillonne les étendues. Mais pas seulement pour ces raisons. Il m'arrive aussi de choisir le silence face aux mots lâches et incompétents incapables de représenter dignement mes idées sans les tronquer ; alors un spectacle d'images prend ses responsabilités pleines et entières. Mais comment le partager?
- Je ne rêve pas ! Je t'attendais. Tu manges quelque chose?
- Non merci. Passe-moi le canard.
- Je prendrai bien un hot-dog. Où es-tu passé?
Par dizaines et par vagues successives, là haut des grues cendrées poursuivent triomphantes leur envol. Chaque groupe trace un semblable grand V comme une grande victoire sereine sur le mauvais temps que ces échassiers abandonnent à l'homme. C'est bien fait. Les oiseaux se dirigent vers le sud là bas, vers les hivers tempérés, vers la Méditerranée. Je rejoins mon siège. Rian reste au bar. Mon voisin est toujours religieusement plongé dans son livre Il se soucie peu du chahut comme du silence. Il lit ou médite. Le temps et les villes passent : Nässjö, Linköping. Nous traversons des milliers d'hectares de forêts de gigantesques pins tilleuls frênes et bouleaux en rangs serrés. Depuis Norrköping le voisin a effectué une plongée en apnée dans son livre. Aussi discrètement que je puisse le faire, je jette un œil soutenu sur ces pages manifestement saisissantes. J'y vois des lettres et des lignes aux contours assez cloisonnés et au contenu hermétique.
Det låg en orm på bottnen av den och en pojke som studerade zoologi i det civila fick tre kronor för att ta hand om ränseln. Men han slog inte ihjäl ormen utan tog den med sej för han ville experimentera.2
2 "Le sac contenait un serpent et on avait donné trois couronnes à un soldat qui étudiait la zoologie dans le civil pour qu'il le liquide. Mais il n'avait pas tué le serpent, il l'avait gardé pour faire des expériences".( Stig Dagerman, Le serpent.)


Au bout d'un long moment taquinant ma somnolence, les caractères que je fixai sans pouvoir en dévoiler le sens, par petits groupes se détachent lentement, dans des contorsions magiques, s'entrechoquent au gré de leur forme, puis entreprennent à la queue leu leu une ascension tortueuse, frôlent mes paupières mi-closes, immobiles et insensibles puis s'éloignent pour disparaître discrètement sans bruit, vidant mon regard de toute signification. C'est mieux ainsi. Mon voisin -il est vivant- referme lentement le livre et me jette nonchalamment un coup d'œil entendu. Surpris, je sursaute et détourne aussitôt le mien après avoir furtivement réussi à lire l'identité du romancier. L'auteur et la gare de Stockholm portent le même nom. Mon voisin reprend sa lecture. Qui du terminus ou de l'écrivain offrit son nom à l'autre, ou lui substitua le sien? Nous arrivons à Stockholm Dagerman Station à douze heures et cinquante-huit minutes.
Autant dire à l'heure promise, au grand dam de ma montre qui ne l'entend pas ainsi. Fichue montre. Le 1440 se stabilise. "Vi kommer nu till Dagermanstationen som är tagest slutstation. Samtliga passagerare ombedes stiga av !". Irrémédiablement. Quelque chose me saisit au plus profond de mes entrailles ou de mon cœur. Me paralyse. Une brûlure ou un souvenir. Quelque chose que j'aimerais pouvoir extirper. Pouvoir lui demander de sortir, de prendre son courage à deux mains, de me regarder droit dans les deux yeux si tant est que cette chose en soit capable. J'ai du mal à me lever. Mon front que ma main instantanément caresse est braisé. Elle ne lui est pas d'un grand secours. Je suis secoué de frissons. Je cours aux WC et tant pis si le train est déjà à l'arrêt. Où sont-ils? "Là, non non, par ici". Rian me rejoint. Je pense qu'il a couru. Il prend ma main.
- Tiens dit-il, prends-le, prends-le. Avale. N'oublie pas.
Je m'enferme et rejette tout ce que je peux. Je ne peux pas grand chose. Une panique inattendue m'étreint. Une pensée soudaine se bloque, lourde et mauvaise. La même pensée mille fois renouvelée. Elle surgit au moindre indice. Je porte la main sur la poitrine. Avec le pouce j'appuie fortement sur le thorax à hauteur du pectoral gauche. C'est bien cela. Cela me reprend. Je suffoque et sue. Je me sens soudainement submergé par l'étouffement. J'ai besoin d'air. Je suis parcouru de tremblements et de spasmes. Je suis à deux doigts de tomber en pâmoison. J'avale le comprimé qui dans ma paume humide, commençait à se désagréger. Des formes éparses telles des billes éclatées, rouges, jaunes, vertes encombrent mon regard quelques instants puis disparaissent. Un irrésistible désir s'empare de moi : détruire tout ce qui se présente à la portée de mes mains. Abattre tout ce qui se trouve dans ce wagon. Libérer l'espace, le purifier de tout encombrement, comme Rian à une lointaine période.
- Rian !
Un vertige dans un autre. J'ouvre les yeux, me lève, chavire mais réussis à tirer sur la poignée. Je distingue une voix : "Ca va?", puis une autre, perçante : "…Samtliga passagerare ombedes stiga av !" Appuyé sur l'épaule de Rian qui porte aussi nos bagages ; chancelant comme un automate, je descends les trois marches. Je tiens debout avec le minimum de forces nécessaires. Nous faisons quelques pas lorsque légèrement sur notre gauche j'aperçois une silhouette portant une pancarte. Une silhouette qui difficilement prend forme. Je devine sur l'écriteau quelques lettres du prénom d'emprunt devenu mien. C'est ce qu'elle me dit qu'elle ferait : j'écrirai ton nom sur une pancarte. Elle semble attendre depuis l'éternité. Mes yeux s'embuent. Sont-elles ou sont-ils deux, trois? Ma gorge se noue. Mes joues humides s'enflamment. … Samtliga passagerare….
- Rian, regarde, là.
- Ah mais c'est pour toi mon ami.
Lorsque nous nous approchons de la silhouette, Rian tente de dire un mot en me désignant du doigt. La silhouette lui lance : "Alec !" Elle lui saute au cou et y reste suspendue en trépidant ; les bras, les avant-bras, les mains, les doigts, tous les doigts sont pris d'une agitation effrénée. Timidement, de longs moments après alors que Katarina -je crois deviner Katarina- semble plus réticente, elle me regarde, gênée. Qui est qui? semble-t-elle interroger. Rian se dégage furtivement de l'étreinte.


(A suivre…)
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Notes :

- The time is out of joint. Ce temps est sorti de ses gonds:
" …C'est beau !…les gonds c'est quoi? C'est le pivot, c'est-à-dire ce autour de quoi la porte pivote…Il faut concevoir une porte-tambour, la porte universelle, la porte du monde. Cette porte universelle passe par des points privilégiés bien connus : les points cardinaux…Elle passe et repasse par ces points cardinaux (cardinal vient de " cardo " = pivot). La sphère des corps célestes tourne autour de ces points cardinaux… "le temps sort de ses gonds ", le temps n'est plus enroulé de telle manière qu'il soit subordonné à la mesure de quelque chose d'autre que lui, qui serait par exemple le moment astronomique … En sortant de ses gonds le temps a cessé d'être le nombre de la nature ou le nombre du mouvement périodique. Lui qui était enroulé de manière à mesurer le passage des corps célestes…il se secoue de toute subordination à un mouvement ou à un autre. Il devient temps en lui-même, pour lui même. Il devient temps vide et pur. Il ne mesure plus rien. Le temps a pris sa propre démesure. " Il sort de ses gonds " c.a.d. de sa subordination à la nature, c'est la nature qui va lui être subordonnée. " Extrait d'un cours de G. Deleuze à Vincennes mars 1978, " Kant, synthèse et temps ".

Autre perception de " Le temps est sorti de ses gonds ": Le monde va mal, l'époque est déshonorée…plus rien n'a de sens ou de valeur…Or, si Hamlet maudit le destin qui l'a vu naître, c'est parce qu'il lui revient, à lui seul, de corriger les choses. L'époque doit rentrer dans l'ordre: c'est dire qu'Hamlet (Horloger sanguinaire malgré lui) doit rendre au temps son accord et son harmonie "


- Oh sorry, Simenon, yeh, of-course !: Siménon fréquentait " Le pont tournant . " La manière dont ils sont englués dans la vie, par leur angoisse profonde à laquelle il n'est pas de réponse, ses personnages ne sont pas si loin de ceux de Beckett. Comme eux ils s'agitent et tuent le temps. Ils seraient volontiers révoltés mais savent d'avance que cela ne les mènera pas ailleurs. Prisonniers de leur condition, ils n'ont aucun espoir d'échapper. Fascinés, horrifiés par ces créatures qui se débattent en vain, le lecteur ne peut que se reconnaître en elles. " (Encycopaedia Universalis)

L'Afrique vous parle. Elle vous dit merde !: Expression de Simenon qu'il a utilisé dans un de ses fameux écrits anticoloniaux (1932). Il est l'un des premiers, avec Gide, à pressentir les mouvements de décolonisation.

" Simeon " : Il y eut Simeon Stylite (vers 390 à v 459), Simeon I° (mort en 927) Khan des Bulgares, Saint Siméon = Personnage de l'évangile de Saint Luc

Mufti de l'île Saint Louis : clin d'œil à Kateb Yacine qu'on appelait dans les années 50 " le grand muphti de l'Ile st Louis " selon son ami Armand Gatti.

Des écrits-cris, lambeaux de vie d'Artaud.: les poèmes d'Artaud…constituent des lambeaux [qu'il a] pu regagner sur le néant complet… in E.U.

"Prenez sur la Madeleine puis les Mathurins ... Continuez sur votre gauche. Plus loin vous aurez Rome sur votre droite et Messine sur votre gauche. Ne prenez ni l'une ni l'autre. Allez tout droit devant vous. A saint Augustin redemandez votre chemin" : Mathurin : Religieux de l'ordre des Trinitaires dont la mission consistait à faciliter le rachat des chrétiens captifs dans les Etats barbaresques (dictionnaire). Messine : La ville s'allia à Rome (264 av JC), ce qui fut à l'origine de la 1° guerre Punique (Carthage…).

- Qui du mot ou de moi est le cavalier?: Stanislas Tomkiewicz écrit à propos de la prise en charge de l'autisme in la revue Sésame : " Trop souvent les psychanalystes considéraient toute collaboration éventuelle avec les parents comme celle du cheval et du cavalier : le psychanalyste étant le cavalier et les parents des chevaux rétifs, malveillants, malfaisants et mortifères… ".

L'inspiration fortement stimulée par la bière: Franck Budgen in " Joyce et la création d'Ulysse ", écrit : " …Bloom, lui, quoique fatigué est parfaitement sobre. Le peu d'alcool qu'il a bu a stimulé son imagination… "

Ô Père ô ! Où est Ta grande ourse?: Clin d'œil à Charles Perrault (1628-1703) : " On a donné une signification astronomique à ce conte célèbre : Le Petit Poucet symboliserait alors la grande Ourse et les 7 garçons fugitifs les 7 étoiles du Nord errant dans les espaces célestes ". In Dictionnaire de culture universelle.

Désespéré Ben Karriou. : Abdallah ben El Hâjj Mohammed ben Tahar ben Karriou : Né à Laghouât en 1869 (ou71), mort en 1921, poète du désespoir. " Chantre de l'absurdité apparente de la vie " dixit H. Boubekeur, " Les gens n'admettaient pas qu'un magistrat religieux [comme lui], chargé de trancher en matière musulmane, passât ses nuits chez les prostituées de l'oasis, et se présentât chaque jour, une bouteille de vin camouflée dans le capuchon de son burnous.

" Walfi…s'hail ba'd el adhani " : Ma bien aimée est aussi belle qu'une des étoiles formant la Pléiade dans la sphère céleste en rotation / tandis que moi je me trouve dans la même position que Canope [S'haïl], visible seulement après l'appel à la prière de l'aube. "
A propos de Canope, H. Boubekeur écrit : " Le poète fait appel à une série de métaphores, à ses connaissances astronomiques. Naturellement il pense à une des 6 étoiles (7 selon les anciens, innombrables au télescope) formant la Pléiade, groupe de la constellation du Taureau et à Canope, étoile matinale…A propos de Canope, rappelons qu'il s'agit d'une étoile de première grandeur, la plus brillante du ciel après Sirius, visible seulement de l'hémisphère méridional. Elle appartient à la constellation du navire Argo. Il en est évidemment question dans tous les manuels d'astronomie. Sa position et son apparition matinale seulement, (36° de latitude nord), visible à Laghouat, invisible à Paris par exemple, ont intéressés les sociologues et les égyptologues notamment à propos de Canopus, pilote d'Isis et d'Osiris dont l'âme fut divinisée. Par ses allusions et évocations " célestes ", le poète veut simplement souligner l'impossibilité pour lui de revoir sa Fatna. "

Canope : c'est aussi un funéraire de l'Egypte pharaonique…

la rue Szabadgate : de Julia Szabad. C'est le nom d'une Danoise d'origine Hongroise qui fut plus ou moins espionne, plus ou moins malade, plus ou moins schizophrène…persécutée…qui eut des relations avec un réalisateur de l'ex RDA lequel est " échangé " par les Allemands de l'Ouest (Julia le soupçonne d'être un terroriste…) bref une histoire d'amour gâchée… Rue Szabad en danois s'écrit : Szabadgade devenue ici Szabadgate.

dimanche, avril 09, 2006

21- LeTAS: RUE DES MOINES, LE SOIR (suite)

(Suite)

Dans le temps Souk Ahras était un gros bourg poussiéreux et populeux. Comme tous les villages du Bled. L'indolence et le repos épousaient les ombres épaisses des maisons. Le soleil assourdissait la ville. Le soir venu, le tintamarre des voitures et des carrioles de tous âges prenaient le dessus, occupant l'espace et les tympans, depuis longtemps familiarisés. Pris d'assaut dès l'aurore, les cafés étaient sombres et toujours grouillants d'hommes. Hommes seuls avec ou sans barnous. Depuis l'indépendance, intimidés par les frères et les parrains les hommes se reposent. Ils ne suent plus, c’est mal vu : Les uns étaient sans emploi, les autres non. D'ailleurs la question, dans ses deux volets, était superflue et n'intéressait que les bureaucrates statisticiens. Les hommes jouaient aux cartes, aux dominos qu'ils plaquaient de leurs grosses mains rugueuses et implacables contre des tables branlantes chétives et soumises. "R’chemm !" Les mots étaient rares mais ne demeuraient jamais enfouis dans les poches lorsque la situation les imposait. Appropriés et bruts ils étaient peu conventionnels. Le reste était une affaire d'abondantes gesticulations et de regards mixés. Autour donc des dominos et des cartes : R'chemm !" Ils fumaient et chiquaient, crachaient et hurlaient à la fois. Il leur arrivait même de faire l'impasse sur l'aléatoire repas. R'chemm-mma !" rocaillaient-ils dans la pénombre parmi les insectes bourdonnants. Les enfants ne connaissaient ni les gamins de Bombay ni ceux de Santiago mais comme eux ils pullulaient sur les trottoirs, tiraient des charrettes épuisées : "Balek, balek, poussez-vous, attention ! Chaud, chaud !" Ils jouaient aux adultes sur la chaussée goudronnée, dos-d'ânisée, nids-de-poulisée qui n'en pouvait mais ; martyrisée Les garçons s'invitaient sur les toits d'où ils épiaient les allées et venues des filles qui devinaient et acceptaient leurs intrigues. Le soir ils rentraient au bercail et dans les rangs. Vous serez des hommes leur disait-on pour les encourager. Les femmes partout faisaient défaut. Elles étaient aux fourneaux et aux moulins ancestraux. Là.
Les parents de Rian habitent une maison dix fois rénovée, dix fois rajeunie, avec une grande cour au centre de laquelle trône glorieux, un olivier défiant les saisons et les lieux. Evidemment. L'arbre se nourrit de ses racines sans retenue. "Sans lui je serai le roi, le plus grand, le plus beau" ne cesse de susurrer le frêne. C'est à son ombre protectrice que généralement on mange ou médite. Parfois certains habitants du quartier demandent à entrer seulement pour toucher l’arbre, y accrocher un chiffon qu’ils reprendront imbibé de tous les espoirs parfois même de toutes les bénédictions, lors de la prochaine visite. Sans la vigilance des parents de Rian, leur protégé eût beaucoup perdu en feuilles et en fruits. Il paraît qu’il est ainsi discrètement vénéré depuis la nuit des temps. Non loin du domicile parental se trouve l'incontournable église qui en sa crypte, fait office de musée. Quelques statues et stèles glacées, dédiées aux Dieux et à leurs saints l'embaument d'un parfum de vie éternelle. Esculape, Sylvain et justement Augustin qui fait froidement face à Donat. Tous deux Augustin et Donat revendiquent les mêmes lieux et Dieux. Nous nous y sommes rendus à trois reprises. A chaque fois nous y étions les seuls visiteurs avec Kada notre guide et gardien du temple. Comme dans la basilique de Zegarra Notre Dame d’Afrique, discrètement malgré tout, nous brûlions des cierges. A Oran nous faisions de même dans la Chapelle de Santa Cruz et dans le mausolée de Sidi Abdelkader El Djilani qui ont la ville et ses résidents à l'œil et aux pieds.
Lorsque les jeunes thagastis du quartier, railleurs et ignorants le croisaient en sortant de l'école coranique, ils scandaient : "Si-di-Ka-da bou-zou-ada ! Kada-Bruce Kada Bliss !"
Pour les réprimander ou pour se faire pardonner sa présence, une fois Kada leur répondit d'un ton ferme et confus : "Cet endroit est merveilleux, il est enchanteur, c'est un lieu saint ! Vous, vous êtes ignorants comme vos parents, allez, tert', tert' ma ! oust innocents oust innocents !"Il se tut un instant, repris son souffle et rectifia : "ignorants !" Puis il s'immobilisa. Il plongea son regard contemplatif sur la terre, avança de quelques pas et nous dit les bras ballants : "Comment peut-on vivre avec des ignorants? Voyez-vous, ils me font pécher, ils n'en font qu'à leur tête ! Habituellement je ne leur réponds même pas à ces hérétiques fils d'hérétiques". Ses bras libérés par la hargne de ses paroles se mirent à dessiner des courbes, couronnes et circuits de plus en plus grands. De plus en plus informes. Il répéta mécaniquement:
- Ignorants !
- Si-di-Ka-da bou-zou-ada ! Kada-Bruce Kada Bliss ! répétaient de plus belle les autres ;
- Au Diable ! Filez fils de, fils de, fils de chiens ! Pas d'indulgence !
Il s'adressait aux garnements mais ses yeux qui viraient du noir au jaune glissaient tantôt sur ses ennemis du moment tantôt sur nous.
Notre présence l'empêchait d'aller plus loin. Il voulait -j'en étais sûr- leur crier autrement sa rage, physiquement, mais nous étions là nous, fils de bonnes familles insistait-il. C'est ainsi qu'il nous désignait. Wled el hlal, par opposition à d'autres jeunes illicites eux. "Fils de, fils de, fils de chiens", blâmait-il. Les enfants de S.A lui reprochaient de garder des lieux pas si saints. Lui il reprochait à leurs parents d'en adorer d'autres. Pour motiver ses comportements il nous brossa un noir tableau d'une vague histoire de bandes organisées des temps premiers, des gueux qui terrorisaient les populations. Kada avoua qu'il pouvait comprendre les descendants de ces révoltés, mais quand même ! "On ne peut pas avoir deux saints protecteurs pour une seule et même ville". Surtout qu'il y eut entre tous la réconciliation forcée. "Tout le monde doit la respecter". Il connaissait et racontait si bien l'histoire que ces gamins, plus que leurs parents ne comprenaient pas pourquoi il n'était pas plus compréhensif. Rian demeura quelques semaines à tourner en rond chez ses vieux parents avant de décider d'émigrer. En France. Mes premières pensées en l'accueillant à Roissy-Charles-De-Gaulle allèrent vers Kada :
- Qu'est-il devenu?
- Ih Daden ! Kada Daden ! Il est toujours là me dit Rian, il est immortel ce gars là. Toujours aussi alerte quel que soit son âge ! Hélas, il ne parle plus. Il ne parle plus.
Il ajouta : "Je m'installe. Définitivement. Qu'on veuille de moi ou non, c'est kifkif".
Rian fit partie des rares chanceux -dit-on- A Paris la bataille fût rude tant les esprits officiels et populaires étaient frileux.
- Des papiers pour tous !" Tonnaient les hommes unis.
- On ne peut accueillir toute la misère du monde, ça va faire un appel d'air ! s'égosillaient en écho les en-charge-de.
- Ils ont voulu leur indépendance, qu'est-ce qu'ils viennent nous faire chier chez nous ces aliens, échoïsaient à la droite des premiers, des égotistes au cortex mou et peu épais.
Je confirme : égoïstes et vaniteux.
- Les européens d'accord, il faut fermer et tutti quanti…
L'Histoire encore une fois s'est retournée dans sa propre mémoire souillée. A cette époque déjà, plusieurs décennies apprécièrent la fraternité qui nous liait Rian et moi. Jamais rien n’a pu nous monter l'un contre l'autre . Sauf une fois ou deux. Une fois. Nous entrions tranquillement dans notre majorité, par conséquent nous étions responsables de tous nos actes. Il nous fallait apprendre à les assumer. Nous étions alors bien jeunes et nous nous connaissions depuis déjà plusieurs années. -Comment ose-t-on créer des problèmes si peu mesquins soient-ils à des jeunes comme nous?- Ce jour là cela a tourné au vinaigre. Nous étions invités ; Loumi -un bon ami commun- lui et moi à deux séances de cinéma, à la cinémathèque d’Oran. C'est un haut lieu de la culture verticale de toute la région. Les invitations émanaient comme d'habitude des mêmes gens ; très respectables et introduits. Complètement désintéressés. Telle était du moins notre appréciation. -Il s'avéra plus tard que ces offres devaient provoquer chez nous les mêmes effets que ceux que déclenchait la clochette chez les chiens pavloviens.- Lors du débat qui tourna autour du film de Hanoun, La vérité sur l’imaginaire passion d’un inconnu auquel il est vrai nous n’avions rien compris, il m’a semblé que Rian voulu faire l'intéressant. Alors que depuis une heure la salle débattait du contenu certes avec passion ; lui qui n’avait pas dit un mot jusque là, brusquement se leva. Il exigea le silence de la salle. La salle se tut. Seuls quelques téméraires spectateurs, plus par habitude que par provocation, de leurs dents écalaient des graines de potirons séchées et salées qui crépitaient dans leur bouche. Rian bomba le torse, prit un élan cérémonieux tracté par ses responsabilités pleines et entières. Il cria :
- Tout çà c’est à cause de l’indépendance qui a empêché la Méditerranée de continuer à traverser les deux Gaules comme la Seine traverse Paris !
Il se fit rebelle, malgré lui. Lui qui ne souhaitait que prendre ses responsabilités premières ! Spontanément ce fut quelques rires vite étouffés puis progressivement d’immenses éclats de rires se télescopèrent dans la salle puis se fut l'hilarité générale. Il n'en démordit pas et répéta les mêmes mots, indifférent au tumulte amplifié. "C'est à cause de l'indépendance qui…". Je le pris par le bras. Loumi s’enfonça silencieux derechef et un peu plus dans son siège. J'étais vert, mon regard lui était noir. Mon verbe se fit spontanément torrent gras.
- C’est quoi ta merde là, tu veux gâcher la soirée ou quoi? Arrête !" Un doigt probablement pointé vers l’animateur, ou bien vers le réalisateur ou son assistante, tous deux stupéfaits et immobiles à ses côtés ; Rian hurlait et répétait la tête en arrière, la poitrine et l'abdomen bien en avant :
- C'est à cause de l'indépendance, je vous le dis moi, c'est à cause de l’indépendance !
Pris au dépourvu, les invités -assis sur des chaises de bureau, basses et nues posées au milieu de l’estrade sous l’écran, face au public- firent quelques gestes dont ils étaient seuls détenteurs de la signification. De toute évidence ils étaient mal à l’aise. Des spectateurs polis ou peureux sortirent discrètement. Sèchement je priai mon ami de me suivre. Dans le hall de la cinémathèque, en forme d'un T caricatural comme il se doit, la discussion s’envenima à un point jamais atteint entre Rian et moi. Un grand sexagénaire, qui dans un coin fumait tendit l'oreille. D'autres fuirent la tête baissée et le regard entre les jambes sans dire un mot.
- Arrêtez dit l’inconnu. Ca va maintenant, calmez-vous !
Nous reprîmes à qui mieux-mieux nos gesticulations. Comment faire sérieux autrement?
- C’est lui là, il m’emmerde !
- C’est toi qui dis n’importe quoi.
- Allez, allez dit l’autre, ça m’a l’air d’être une broutille, votre différend".
Quel culot ! Mal lui en prit. Son insistance et son attitude nous agacèrent. Ici, seuls LGF et leur Sécurité Militaire pouvaient ainsi se comporter -pour noyer le poisson bien sûr-. Cela ne pouvait être qu’un étranger pour être aussi inconscient. Il portait si bien le béret qu'on vît en l'homme un basque de souche. Sauf qu'il était vert. Ils ne pouvaient donc être basques. Chacun de nous accusa pendant un moment l’inconnu de prendre position pour l’autre après avoir envenimé la discussion, oubliant notre propre querelle. Lorsqu'il prit conscience de sa propre bévue, Rian prit la couleur du béret. Vert. Il voulut dire : c'est grâce à l'indépendance ! Dieu le sauva : la SM avait d'autres chats à fouetter ou d'autres lions "criminels" à faire souffrir ou à trucider. L’étranger réussit finalement à nous calmer tant bien que mal. Il nous administra une leçon magistrale sur l'amitié, l'éphémère des choses et des êtres. Sa taille -il était haut- ainsi que son âge bien avancé méritaient notre acquiescement.
-Allez, serrez-vous la main" dit l'asperge.
Il nous apprit qu'il était de passage à Oran et qu'il pensait se rendre à Blida puis à Biskra et surtout à Alger sur les traces d'un aventurier qui avait juré de démoraliser la capitale ! Nous le remerciâmes. Aidé par la torche électrique de la placeuse braquée sur lui, je fis signe à Loumi de nous rejoindre. Il sortit de l'ombre et nous rejoignit silencieux. Nous partîmes en riant de nos bêtises, de nos responsabilités. Le soir nous revînmes assister à la confession de Tarkovsky, Zerkalo, qui renoua définitivement le fil de notre amitié. Mais nous ne fûmes jamais plus invités. Nous pensâmes plus tard avoir tout de même réussi à nous soustraire de cet univers poisseux. -Un mot. Un seul mot pour un autre a failli… -. Nous eûmes de longues discussions avec l'étranger tant qu'il demeurât à Oran. Depuis, lorsque nous ne sommes pas d’accord sur un point et cela nous arrive encore ; plutôt que de nous lancer aux oreilles des idées souvent fomentées par d'autres, toutes prêtes à l'emploi nous tentons systématiquement une démarche conciliatoire. Ou une passerelle. Systématiquement. Le courage de cet homme et son intelligence nous abasourdirent et réconcilièrent à la fois. Je compris grâce à cet inconnu mais aussi après que nos esprits se furent calmés. Je compris que Rian voulait dire à l’assistance qui débattait dans la pénombre avec outrance et sans retenue ; que s'il fût possible à chacun de donner son point de vue, c'était parce que nous étions indépendants -croyait-il- Il n’y a de débat que dans la Liberté. Cette histoire je la graverai en lettres capitales sur mon dix-septième cahier, toujours à spirale Loumi ne pipa mot. Il disparut dans son siège rouge capitonné. Nous le connaissions trop bien pour ne pas le harceler dans ses retranchements silencieux ou à propos de ses ridicules tics de circonstance. Ces situations le mettaient mal à l'aise. La moindre turbulence le désarçonnait. Des années entières Loumi demeura silencieux. Il ne parlait à personne. Personne ne lui demandait rien. Nous l’aimions bien Rian et moi. Beaucoup d'autres aussi. Plus tard il se vengea donc. Bousculé par son frère, sa mère son père il prit de la stature et devint médecin malgré lui. Un jour, cela m’a prit comme une envie naturelle ou presque ; un jour je me suis mis à le détester. Ce n'était pas Loumi que je détestais précisément mais ce qu’il faisait, d'ailleurs souvent le cœur sur la main, gratuitement au bonheur de la quasi-totalité de la population qui le vénérait. Plus moi. Un jour alors que chacun avait pris et rodé ses responsabilités, il me dit à moi qui lui avais toujours fait confiance, à moi qui avait sacrifié pour lui et sa famille toute une journée sur les dix que j'avais prises cet été là pour revoir mon pays, il me dit d'une traite ; ses deux yeux noirs plaqués contre les miens :assieds-toi Razi. Retourne-toi. Arrête de transpirer. Arrête de respirer. Je fixai le stéthoscope qu'il prit en un éclair. Puis le mur, mes pieds, la fenêtre. Et l’horloge. Mon thorax. C’est donc bien cela soupira-t-il. Il soufflait comme un fumeur chevronné. "Tu me ferais plaisir si tu allais voir un cardiologue. Ne tardes pas. Faut pas plaisanter avec ça". Je balbutiai : "Ca, ça, ça…"
Voilà. Je ne l’ai plus jamais revu depuis. Je n’aime pas les médecins hormis mes aïeux. Ils se prennent pour Le Prophète en personne -QPPASSL- mais n’en ont pas les moyens. "Nous ne voulons que la vérité avec un grand V et nous nous tenons droits comme elle", se justifient-ils. Ils sont sentencieux haïssables et hypocrites. Je n’ai auparavant jamais haïs les êtres ni les choses avant de m'apercevoir que je fus trahi. "Comme La Vérité." Ils feignent de ne pas savoir, de ne pas voir que la vérité qu'ils évoquent est arc-en-ciel et que l'autre vérité, la seule qui s'écrie haut et fort, celle qui s'écrit avec une majuscule, la Vérité éternelle et révélée, la vérité non cernée, non maîtrisée, cette vérité là, se niche au bout des lèvres de saint-Cardeur El-Halladj ou bien aux quatre-arpents ou encore derrière des baïonnettes zinzolines. Ce qui revient au même. Telle est aussi ma conviction. Je n'aime pas les médecins ; les faux comme les vrais. Ils confondent vérités et position sociale comme d'autres confondent silence et lâcheté. Croyez nous répètent-ils puisque nous vous le disons du haut de notre dédain. Qui sont les sauveurs, vous ou bien nous hein? Pourquoi faut-il les croire simplement parce qu'ils procèdent par la répétition? Non mais. Jamais ces gens là n'observent une toile de fond. Encore moins les nuances. Ont-ils jamais aimé la peinture?
(Il tuerait le passé et une fois ce passé mort, lui-même serait libre.)
Un jour – c'était bien avant le verdict de Loumi- mes fantasmes, mes rêves et mes doigts décidèrent de ne lorgner que le Nord, le plus grand possible. Je décidai de mettre un terme à ces longues années noires. Je compris qu'il y avait d'autres certitudes que les nôtres dans d'autres contrées où Dieu se faisait appeler et prier autrement et que LGF nous empêchaient même d'imaginer. "Je découvrirai ce monde interdit". Les dés furent jetés. Je chantai : mon pays ce n'est pas mon pays ce sont mes rêves ! Mon pays c'est l'hiver et ma langue ! Ils enfermèrent Lakhdar. -Plus tard on apprit sans surprise par un informateur qu'il s'était échappé de sa cellule- Ils violèrent puis répudièrent leur mère ! Avec leurs mots et leurs formules ILS DEPECERENT L'ESPOIR JUSQU'A L'OS. Ils rirent au nez du poète de la cité après qu'ils l'eurent reclus puis tué dans un murmure approbateur et familial, froidement bloqué entre faucille et… Le barde fut coupable d'avoir mis ses pieds noirs dans le couscoussier ! Coupable d'avoir dénoncé les folles nuits-nomenclatures et le bluff / Pour que naisse / De tant de rats fuyants un homme. Le même informateur apprît au monde que les rares colliers de jasmin ensevelis jadis avec le poète parfumaient encore toute la ville de Aïn Benian et au-delà… Les Grands Frères vigiles sont de drôles de créatures que j'aurais comparées aux chacals et aux hyènes si les chacals et les hyènes avaient été aussi féroces que ces hommes. Empoisonnés par ma témérité, celle des désabusés, de ceux qui n'ont plus rien à perdre, ils me délivrèrent sur ordre unique et métallifère de leurs avocats généraux une autorisation de sortie du territoire national contre quinze pièces certifiées conformes, trois cents autres en espèces étrangères et sonnantes et cinq témoins courageux. Je ne me fis pas prier. Les subterfuges l'emportèrent sur les dangers et autres engrenages embusqués. C'est ainsi que je chus à Paris après deux heures d'avion qui parurent dix. Ma conviction dans la Caravelle était que le commandant de bord fût complice, que les chances qu'il fît demi-tour étaient grandes. Lorsque l'appareil s'immobilisa sur le tarmac de l’aérodrome d’Orly ma certitude se plia en excuses devant le personnel de la compagnie : merci merci merci. 1984 s'effondra. Paris m'adopta séance tenante. Dès le premier jour je décidai de trois choses. La première : appeler au secours. La deuxième : connaître la ville de fond en comble rue après rue, quartier après quartier, arrondissement après arrondissement. Dans l'ordre. Du tortillon aux tentacules. Du trou des halles agonisantes au turbulent Père-Lachaise, jusqu'à la Division 93 via Zola Puis enfin, élargir mon horizon spatial. Aller encore plus loin, aller encore plus haut. Les premières douceâtres insomnies furent réservées à l'élaboration d'un minutieux plan d'actions. Peu de temps après je mis à exécution la plus facile de mes décisions.)
Je ferme les yeux. "…Cette association de descendants d'anciens…".

(A suivre…)
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Notes :

« Hommes seuls avec ou sans barnous …ne suent plus » : L’Empire l’avait livré [le prolétariat agricole] à l’exploitation de l’aristocratie romaine ou romanisée, qui se souciait seulement de faire suer le burnous… » écrit Charles André Julien et K.Yacine in Le Polygone étoilé : « Le bédouin qui sue sous son burnous… »

Parfois certains habitants du quartier demandent à entrer seulement pour toucher l’arbre, y accrocher un chiffon : …Dans l’Antiquité dans les croyances Libyennes « Pour avoir été choisi comme résidence du sacré, tel arbre se voyait l’objet d’un culte… » , François Decret et M. Fanter in L’Afrique du Nord dans l’Antiquité.

Quelques statues et stèles … Augustin qui fait froidement face à Donat : La ville de Thagaste (Souk Ahras) abrite le musée « St Augustin »…qui abrite des statues en marbre dont Esculape, Sylvain, Hercule, des inscriptions Libyques néopuniques et latines, des stèles dédiées à Saturne, des objets funéraires, des bijoux, des ustensiles…

"Cet endroit est merveilleux, il est enchanteur, c'est un lieu saint ! » disait (de mémoire) le voyageur Bruce Chatwin de son église préférée [près de laquelle ont été déposées ses cendres]. Il s’agit de la chapelle St Nicolas à Ora (?) en Grèce au pied de la chaîne du Taygète.

"Oust innocents oust innocents !..."ignorants !" … ils me font pécher: Kada n’est plus sûr de rien. Il voulut dire « Ignorants » et dit « Innocents ». Puis il s’aperçoit qu’il est entrain d’évoquer des concepts religieux, délicats à manipuler, avec risque de blasphème. Lire Kierkegaard, Les miettes philosophiques.

Jamais rien n’a pu nous monter l'un contre l'autre : Initialement je voulais expliquer ceci : Il y a conflit entre temps objectif et temps subjectif qui est résolu par un 3° temps… Alec et Rian (symboles (a)des deux temps) se complètent surtout et grâce à l’intervention d’un étranger ( le 3° temps). Les 3 temps ne se valent qu’ensemble.
(a) Cela ne signifie pas que chacun ne symbolise qu’un seul temps, non. Il y a « mélange ». Chacun possède un peu de chaque type de temps.

Film de Hanoun, La vérité….son assistance : Hanoun met en scène dans ce film le christ-homme et le christ-femme ‘‘dans une optique Teilhardienne…’’. Catherine Binet, compagne de Georges Perrec a travaillé avec Marcel Hanoun…

Démoraliser la capitale ! : « J’espère me disait-il, avoir bien démoralisé cette ville » disait André Gide de Oscar Wilde. Tous deux étaient à Alger en 1895.

Je n’aime pas les médecins hormis mes aïeux : allusion à Abu Bakr Mohammad Ibn Zakariya al-Razi (865-932) Au commencement, il était intéressé par la musique mais plus tard il a appris la médecine, les mathématiques, l'astronomie, la chimie et la philosophie … Razi était un Hakim, un alchimiste et un philosophe. Dans la médecine, sa contribution était si significative qu'elle puisse seulement être comparée à cela d'Ibn Sina. ….Il était le premier à utiliser l'opium pour l'anesthésie…. Sa contribution en tant que philosophe est également bien connue. Les éléments de base dans son système philosophique sont le créateur, l'esprit, la matière, l'espace et le temps …

Jamais ces gens là … aimé la peinture?: « Observez donc les nuances. Dans les nuances seules, est la vérité », Gustave Flaubert

« Mon pays … ma langue ! » : Clin d’œil à Gilles Vignault. Heidegger écrivait: « La langue est la maison de l’être ».

«Poète de la cité» : Sénac animait une émission à la radio d’Alger qui s’intitulait « Le poète dans la Cité » puis ensuite, elle est devenue « Poésie sur tous les fronts » qui fut supprimée en 1972 d’où sa furieuse lettre à Ahmed Taleb Ibrahimi (Ministre de la culture). Péroncel-Hugoz qui a écrit un livre sur le poète dit : « …Un de ces articles de Sénac est considéré par plusieurs de ses amis comme pouvant être la goutte d’eau qui entraîna son assassinat. ». Sénac qui était « reclus » habitait à Alger dans une cave au 02 rue Elysée Reclus. Il a été enterré à
Ain- Benian le 12/09/1972.

Ils enfermèrent Lakhdar : Celui de Nedjma. (En début et fin du livre, c’est la même scène, Lakhdar s’évade).

Il dépecèrent l’espoir jusqu’à l’os : Détournement d’une formule magnifique d’Orwel in « 1984 » : « …Vous croyez, n’est-ce pas que notre travail principal est d’inventer des mots nouveaux? Pas du tout ! Nous détruisons chaque jour, des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous travaillons le langage jusqu’à l’os… ».

Du tortillon aux tentacules : Tentacules = de l’escargot ! Paris a la forme d’un escargot ; du centre de Paris, les Halles … aux tentacules = aux antennes, au bout, au terminus, à la fin = au cimetière, Père La Chaise.

Du trou des halles agonisantes…Zola : Dans les années 70 le « trou » des halles agonisait pour laisser la place à une architecture futuriste. Zola, parce qu’il évoque (in Le ventre de Paris ) les halles de Paris, les agonies…

Division 93 : Le carré où est enterré Oscar Wilde.

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