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dimanche, mars 25, 2012

310 - Lettre à une amie française, d’origine savoyarde.

Chère C.,

Il est tard, mais je me dois de te répondre. Ce matin tu m’interrogeais sur les tueries de Toulouse et de Montauban. A vrai dire je ne sais par quoi ni par où commencer. Une thèse de doctorat n’y suffirait pas. D’ores et déjà je te dis que ce qui, ci-dessous, s’apparente à des élucubrations ou pérégrinations hors sujet, ne l’est en réalité pas du tout. Il contient nombre d’ingrédients ou causes dont les massacres de Montauban et Toulouse peuvent être considérés comme le résultat. Mon écriture est éclatée, comme l’est mon esprit lorsqu’il aborde certains sujets explosifs. Celui-ci en est un.
Chère C., tu t’interroges sur l’absence de réaction des intellectuels musulmans non intégristes, tu t’interroges également sur ce que prône l'islam en la matière. Pour être crédibles nous ne pouvons traiter de la « folie » de Merah sans préalablement dire ceci :

Nous vivons hélas en France et généralement en occident (mais, mondialisation oblige et à un degré moindre, dans d’autres pays du monde) dans une société du spectacle, dans une société où prime l’individualisme et la cupidité, où la question majeure de la solidarité de groupe est recalée, rejetée. L’Europe est depuis plusieurs décennies dans le creux de la vague. L’Europe est à la dérive. Il lui faut se ressaisir. Dans cette Europe et dans cette France donc les intellectuels musulmans ne sont pas écoutés et Dieu sait qu’ils produisent (en France et en Europe) une pensée islamique moderne. Il y a de nombreux penseurs de l’islam qui ne sont pas écoutés car la société du spectacle n’a que faire de l’intelligence de l’homme, à fortiori musulman. La société du spectacle a besoin, par définition, de spectacle. Et par conséquent d’acteurs et de spectateurs. Te souviens-tu de cette phrase : " Il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. " Ces paroles sont de Patrick Le Lay, PDG de TF1, en 2004 in Les dirigeants face au changement. La société du spectacle ne forme pas le spectateur en citoyen vigilant. Elle en fait un appareil digestif.
Revenons chère amie à nos intellectuels musulmans. Mohammed Arkoun est inconnu. Abdelmajid Charfi aussi, Rachid Benzine et combien d’autres sont délibérément ignorés ici-même comme dans les pays musulmans. Lorsqu’on donne la parole à Tarik Ramadan, c’est pour le confiner dans un médiocre ring médiatico-politique et surtout rappeler systématiquement qu’il est le petit-fils de son grand-père. Il ne peut être qu’un frère musulman. Ces intellectuels musulmans qui prônent le nécessaire ijtihad dans l’Islam du 21° siècle (ijtihad que réfutent les tenants du dogme dans les pays musulmans dont nombre d’entre eux sont malheureusement soutenus par l’Europe et les Etats-Unis, je pense au roi d’Arabie Saoudite notamment ), ces intellectuels ne sont pas entendus. L’ijtihad « désigne l'effort de réflexion que les oulémas ou muftis et les juristes musulmans entreprennent pour interpréter les textes fondateurs de l'islam et en déduire le droit musulman » (Wikipédia). L’islam d’aujourd’hui ne peut faire l’impasse de l’histoire de l’humanité. Il ne peut fermer les yeux sur près de 14 siècles de vie tumultueuse du monde global, depuis son avènement. Or, ces « nouveaux philosophes musulmans » de l’Ijtihad qui traitent de cette question de l’absence de l’histoire dans l’Islam n’intéressent pas les médias européens et français donc, qui s’enivrent et veulent nous enivrer de spectacle. Ils préfèrent « l'image à la chose, la copie à l'original, la représentation à la réalité, l'apparence à l'être... » (Debord). Par conséquent ils nous donnent à voir, à boire, à ingurgiter à longueur d’information continue des barbus hirsutes (« sales ») en djellaba (ou en guenilles) s’exprimant de travers, haranguant violemment les foules, ou alors, le sabre à la main, psalmodiant des versets au-dessus d’une femme en noir, à leur pied silencieuse, terrorisée. Ceux-là sont dits « les musulmans » ou à défaut « les islamistes » et non moins musulmans. Ce sont eux qu’on nous montre dont on nous abreuve d’images et de sons. Non seulement qu’on nous montre, mais dont on nous dit sans honte qu’ils sont les représentants de l’Islam. Ce sont eux, selon les médias occidentaux, qui sont les diffuseurs de l’Islam. Société du spectacle donc qui réfute l’histoire exactement comme réfutent l’histoire les dogmatiques religieux musulmans. Mais des barbares il y en eu d’autres.

Hiroshima et Nagasaki sont occidentales. Le nazisme et la Shoah sont européennes (dois-je écrire chrétiennes ?). La haine contre les barbares (les juifs, depuis les temps anciens, les cibles des croisades, puis les protestants et les musulmans aujourd’hui), cette haine est très fortement ancrée dans cette Europe « judéo-chrétienne ». Les centaines de milliers de morts en Afrique (19 et 20° siècle) sont le fait des colonisations européennes. La défaite coloniale et notamment (deux fois notamment) l’indépendance de l’Algérie n’a jamais été acceptée (voir le très puissant lobby pied-noir et harki qui a réussi à faire admettre au microcosme médiatique français qu’il lui fallait mettre sur le même plan les tortionnaires de la France coloniale et l’autodéfense des militants indépendantistes, et ce microcosme l’a fait en brandissant dans leurs amalgames l’humaniste Camus). Cette perte encombre la mémoire et le présent de nombreux français. Le rejet de l’Algérien cette pathologie bien française n’a jamais été traitée sérieusement. Alors que penser de cette rancœur rentrée des parents algériens de ces français, qui, malgré eux, consciemment ou poussés à deux mains par la société blanche qui les a vus naître et grandir, reproduisent cette rancœur ? Que penser de cette rancœur, ne serait-elle pas une impasse ? certes que si.

Chère amie, je pense plus généralement à la théorie de Huntington. Elle a fait et continue de faire des ravages dans les soubassements des sociétés du Nord. Elle atteint désormais depuis ces dernières années les partis et les sommets des Etats en Europe : Les Vrais finnois en Finlande (où il n’y a pourtant que 3% d’étrangers !) , l’Udc en Suisse, une branche de l’UMP en France, le Parti populiste Jobbik en Hongrie, la Parti du peuple danois, le FPO en Autriche, la Ligue néofasciste en Italie du nord, etc, etc. Et personne ne semble s’en offusquer ou si peu, alors même que les graines du fascisme repoussent de nouveau au grand jour, sous un silence complice de la majorité du reste des hommes et partis politiques européens. Nombreux dans ces milieux disent que l'Islam est par essence intolérant, antisémite… ils sont, selon le mot de A. Bidar, des essentialistes. Evacuant le monde, l’existence vécue. A l’opposé, des gens comme ceux des Indigènes de la République s’indignent et parlent des musulmans comme étant « les nouveaux juifs de l’Europe ». Je ne suis pas sûr qu’ils aient totalement tort.
Chère C., Lorsque dans les années 70 les soviétiques ont envahi l’Afghanistan, les Etats-Unis (avec l’accord des puissances européennes) ont « fabriqué » Ben-Laden pour contribuer à l’endiguement du communisme. Nous savons aujourd’hui que ce combattant de la liberté américaine était devenu quasiment un membre du réseau de la CIA qui encouragea plusieurs années durant les islamismes de tous bords. Les régimes autoritaires ou dictatoriaux des pays arabes ont été soutenus jusqu’au bout, jusqu’à leur agonie par l’Europe et notamment la France. Aujourd’hui encore, l’Arabie Saoudite, très grande démocratie n’est-ce pas dans le monde arabe, est le plus fidèle allié des occidentaux. Evoque-t-on jamais, hors artifices,  dans les médias, et particulièrement dans le microcosme parisien, chez ces « intellectuels médiatiques » et chez les hommes politiques français cette monarchie passéiste et ses procédés féodaux ?
Maintenant ce point central auquel je voulais en venir chère C., et qui affecte tous les hommes épris de liberté y compris et surtout peut-être les musulmans et les peuples arabes martyrisés : La Palestine. Les Palestiniens sont quasiment le seul peuple au monde que l’Europe et les Etats-Unis ignorent, encourageant de fait depuis sa naissance le colonisateur Israélien. Voilà un pays, Israël, qui viole pas moins de 37 résolutions de l’Onu depuis des décennies, sans qu’aucune menace ne pèse sur lui. Jusqu’à quand ? Je ne fais pas, crois-moi de fixation sur Israël comme on le reproche souvent, non, le problème est que la Shoah (cette horrible machine de mort européenne) est exploitée et instrumentalisée par l’Etat d’Israël pour justifier son colonialisme, son oppression, ses massacres.

Crois moi chère amie, la question de la justice pour le peuple humilié de Palestine est LE point nodal (n’en déplaise à Alain Finkielkraut, sioniste avéré, dont je te rappelle au passage, que le tueur norvégien dit s’être inspiré :), point nodal autour duquel se cristallisent toutes les frustrations des arabes, des musulmans, des hommes épris de justice et de liberté. Pourquoi les israéliens tuent, massacrent impunément depuis 1967 (je n’écris même pas depuis 1948) ? Pourquoi le peuple palestinien n’a-t-il pas droit à une terre ? Tu remarqueras que cette question lorsqu’elle est médiatiquement traitée, tout est fait pour qu’elle soit une « question complexe ». Or la question est une limpide question de colonisation. As-tu constaté l’évolution des territoires palestiniens depuis 1948 ? Ils ont été amputés de plus des trois-quarts. En un mot, je dirais que toutes ces injustices, ces humiliations assignant à l’homme algérien, arabe ou autre de subir et de se taire sont inacceptables.
Maintenant Toulouse et Montauban : Les médias écrivent ou parlent de 4 morts en précisant systématiquement juifs (l’école est juive). Ils évoquent aussi la mort de militaires français (le plus fréquemment sans précision d’origine). Par contre ils disent ou écrivent quasi-systématiquement : « Mohammed Merah, d’origine algérienne ». Le jeune Merah est pourtant né à Toulouse il y a 24 ans. Il y a grandi. Il est culturellement un Toulousain, un français quoi, si j’ose ainsi dire. La part de l’influence de son environnement (amis, structures locales, politiques, sociales) est-elle à ce point insignifiante ? Le poids de la culture de ses parents est-il à ce point marqueur de sa personnalité qu’il faille l’y renvoyer à chaque fois qu’on donne son nom ? Et puis, de quelle origine sont tous les pédophiles français qui ont marqué l’actualité depuis 20 ou 30 ans ? et tous les autres criminels de quelle origine étaient-ils ?
Mon amie, Il y a de quoi se mettre très en colère. Vraiment, très en colère. La ségrégation, la stigmatisation est évidente et quasi permanente. Que faut-il que ces jeunes fassent pour que cette société française les accepte ( nous accepte, nous les bicots d’Algériens, pas même les Marocains, pas même les Tunisiens), comme des citoyens à part entière comme les autres ? On exige de nous des preuves permanentes parfois des preuves de soumission. Et cela est inadmissible. Ce jeune Merah est un assassin. Un criminel. La question est de savoir s’il est né criminel ou s’il l’est devenu. S’il l’est devenu, est-ce à cause de son origine (la famille xénophobe et raciste le suggère) ou bien de sa trajectoire ? Qu’a-t-il dit et fait avant sa fin ? Il a dit qu’il voulait venger les enfants Palestiniens (les responsables palestiniens ont déclaré qu’ils ne voulaient pas du « combat » de ce jeune criminel – mais quel média français a répercuté leurs propos, combien un ou deux ?) Quel a été son passé ? Que disent les médecins qui l’ont examiné ! que dit son avocat (il fut un petit délinquant) ? et que disent les services secrets qui l’ont sollicités un temps ?. Je souhaite chère C. que tu lises le magnifique roman de mon ami Salim Bachi « Moi, Khaled Kelkal », ed. Grasset, février 2012)
Non je ne m’égare pas chère amie. Encore une chose : des signes de déflagration apparaissent épisodiquement en France. Personnellement je me souviens (les années filent) des nombreux meurtres d’Algériens, notamment sous Giscard ou avant, parce que Arabes ou Algériens (52 morts en 1973 presque tous algériens), je me souviens de la marche des beurs de Lyon en 1983 (dont les revendications furent vite étouffées avec la création de SOS Racisme) qui, déjà, mettait en garde. Je me souviens de ces milliers de jeunes Français sifflant la marseillaise en octobre 2001 lors du match amical France-Algérie. N’était-ce pas là un révélateur important de leur « non-intégration », de leur mal-être ? je me souviens des flambées de violences et jusqu’à 2005 avec « l’embrasement des banlieues », de tous les commentaires parfois haineux, scandaleux, racistes et toutes les promesses qui ont été données (et toutes les conneries qui ont été dites et écrites, « la sociologie n’explique rien » ). Aujourd’hui , sept ans après, dans les quartiers populaires des plus grandes villes du pays (avec forte présence « immigrée ou population d’origine immigrée »), près de 50% des jeunes actifs chôment (40, pour les filles). Cela est absolument inadmissible. Le taux moyen des jeunes au chômage en France tourne autour de 23% (15-24 ans). La délinquance commence de là. La dérive vers d’autres « cieux plus cléments » avec promesse d’être à terme reçu en grandes pompes au Paradis, commence de là.

Il ne s’agit absolument pas de dédouaner l’encrage idéologique de Mohamed Merah, si tant est qu’il en ait de sérieux. La responsabilité des islamistes-intégristes est bien sûr une réalité puissante dont il faut tenir compte et il faut la combattre. Je reste persuadé qu’un jeune français, et non « d’origine X », perçu pour ce qu’il est, ce qu’il fait, inséré dans le circuit économique et social, conscient de son utilité, de sa participation à la construction nationale, ne s’aventurerait pas dans des impasses suicidaires. Un jeune français dont on ne cesserait de répéter qu’il est d’origine X lorsqu’il est responsable de méfaits (et dont paradoxalement on tait l’origine lorsqu’il est le meilleur footballeur du monde par exemple), pour l’écarter, pour le renvoyer au pays de ses parents (parfois de ses grands-parents), et bien à ce jeune hélas on indique ainsi les portes à ouvrir qu’il n’a plus qu’à pousser : le repli sur soi, sur l’histoire de ses parents et plus encore. Les plus fragiles, rejettent leur environnement, pour peu à peu, de petits délits en cours de prison, se laisser embrigader dans des circuits maffieux ou intégristes Jusqu’au « martyre ». Quel gâchis ! Si ces données sociales ou sociologiques sont réfutées, sont jugées « trop faciles » il n’y a plus qu’à considérer comme moteur de la dérive de ces jeunes, de ce Mohamed Merah son unique libre choix individuel ou bien alors son origine, ses gènes. Horreur contre quoi je m’inscris en faux, je m’insurge, pour mon honneur propre et celui des miens. Car je ne pense ni n’agis avec mes gênes.
Tu sais combien chère C., j’ai moi-même souffert de cette stigmatisation des années durant dans ce pays. Ma réaction fut de résister, autrement. Je me suis toujours dit que la nation française possède des ressorts humains fabuleux. Elle nous l’a prouvé, pour ce qui concerne notre histoire récente, en 1998. Je ne peux l’oublier. C’est cette France-là, la France black blanc beur qui est la mienne. Pas celle qui fait feu de tout bois, comme durant ces années, comme durant ces derniers mois impliquant des hommes et des femmes politiques aux commandes de l’Etat : le Karcher, les odeurs, « quand il y en a un ça va », le carnet de circulation des ROMS, « toutes les civilisations ne se valent pas », « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire », jusqu’à inquiéter les experts du CERD (ONU). Des climats de haine comme ceux-ci devraient être bannis car ils sont le ferment sur lequel croissent d’autres haines. Des haines qui peuvent tuer.

Merci chère C., je te prie d’excuser le désordre apparent de cette longue réponse à ton interrogation. Comme je te l’ai écrit au début, il s’apparente à des élucubrations ou pérégrinations hors sujet qu’il n’est pas en réalité.
Je te remercie de m’avoir entièrement lu et te dis à très bientôt. Comme toi-même l’as fait, aussitôt cette lettre achevée, je vais maintenant m’incliner à la mémoire des sept innocents tués à Montauban et à Toulouse les 11, 15 et 19 mars derniers : Imad Ibn Ziaten, Abel Chennouf, Mohamed Legouad, Gabriel Sandler, Arieh Sandler, Jonahtan Sandler, Myriam Monsonego.

Samedi 24 mars 2012.
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- in: http://www.lanation.info/Lettre-a-une-amie-francaise-d-origine-savoyarde_a855.html
- in : Politis N° 1197 du 5 au 11 avril 2012.
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309 - Moi, Khaled Kelkal de SALIM BACHI


Je suis très peu disponible, j'ai lu le dernier roman de Salim Bachi, mais n'ai pas pu en faire la critique hélas, hormis ce mot que j'ai adressé à l'auteur, via sa page facebook, il y a quelques jours:
Bonjour Salim. Je viens de lire ton petit dernier. J'ai apprécié ton approche sociologique (et non idéologique) du destin de Kelkal. C'est un monologue intérieur poétique d'outre-tombe, "je suis mort, assassiné par trois gendarmes, 'Finis-le!'''. Ou comment le rejet (ou le sentiment de rejet) quasi permanent d'une personne (le raton, je l'ai vécu ô combien de fois dans les années 70), de ses parents, des siens, peut l'amener (en combinaison avec d'autres raisons, d'autres causes) aux pires extrêmes. J'ai beaucoup pensé à "Tuez-les tous" par le contenu, par le graphisme. Bravo. Et merci. 11.03.2012.
 
Bravo en effet à Salim Bachi qui ne se contente pas, c'est trop facile, de s'arrêter à l'indexation de l'islamisme intégriste (qui est le stade suprême), mais qui met en avant les facteurs sociétaux, facteurs socialisateurs (ou selon, intégrateurs) qui n'ont pas joué le rôle qui leur est assigné. En France des hommes politiques ne cessent depuis des décennies de stigmatiser des minorités allogènes, responsables selon eux de tous les maux de la société. C'est vulgaire et inacceptable.


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Kelkal et Merah : parcours parallèles de la banlieue au terrorisme


L'écrivain Salim Bashi retrace dans un roman l'itinéraire du terroriste Khaled Kelkal, l'un des auteurs de l'attentat de Saint-Michel en juillet 1995. Difficile de ne pas faire le rapprochement avec le parcours de Mohamed Merah à Toulouse.

Ce sont les hasards de l'édition : certains livres se mettent à résonner d'une manière particulière, en miroir avec l'actualité. Il y a 3 semaines sortait chez Grasset un récit estampillé roman, où l'écrivain Salim Bashi a pris le parti de se mettre dans la peau de Khaled Kelkal, le jeune terroriste qui fut l'un des auteurs de l'attentat à la bombe dans le RER à la station St Michel en juillet 1995. En retraçant le parcours d'un garçon de la banlieue, en se glissant à l'intérieur de la tête de celui qui allait devenir un tueur, le romancier décortique les mécanismes qui conduisent un lycéen sur la voie de la délinquance puis de la violence meurtrière et de l'aliénation à la folie terroriste.

Comment ne pas lire ce livre à l'heure qu'il est sans penser à Mohamed Merah? Même si le contexte international a changé – la filiation de Merah avec Al Qaida est bien différente du lien de Kelkal avec les djihadistes algériens de l'époque des GIA - , on ne peut s'empêcher de voir en surimpression de la trajectoire de Kelkal celle de Merah. Les similitudes sont frappantes : jeunes de cité au père absent ou démuni, plutôt bons élèves mais habités très vite à l'adolescence par un sentiment à la fois de rejet et de toute puissance, pris dans l'engrenage de la délinquance, humiliés par le fait de ne trouver leur place nulle part, marqués au fer par l'expérience de la prison à 20 ans. Là, fous de haine et l'esprit détraqué, chacun croisera la soupe doctrinale djihadiste qui va emplir son gouffre identitaire et donner un sens barbare à sa vie.

Le petit voyou de Vaulx-en-Velun, devenu « l'archange exterminateur » et l'ennemi public N°1 durant l'été 1995 après le sinistre bilan des 8 morts du RER, sera abattu par les gendarmes de l'EPIGN à 23 ans fin septembre 1995. Le petit voyou de la cité des Izards à Toulouse, « gueule d'ange » devenu l'ennemi public N°1 pendant deux jours après ses 7 meurtres commis de sang froid, est tombé sous les balles des policiers du RAID à 24 ans.

Personne ne niera que ces deux jeunes déséquilibrés sont des « cas » extrêmes de dérive meurtrière et de manipulation politico-religieuse. Mais comment ne pas voir que le terreau social sur lequel leur frustration, leur haine et leur déséquilibre a grandi n'a guère changé en presque 20 ans? En deux décennies, qu'est-ce qui a évolué dans les banlieues françaises ? Avec une école de la République qui ne joue plus son rôle d'intégration, un maillage psycho-social trop souvent inefficace du fait du manque de moyens et de véritable suivi, une police de proximité qui a déserté, un taux de chômage plus élevé que partout ailleurs, des associations d'aide aux subventions réduites, des extrémistes islamistes qui prospèrent sur cette déréliction : comment peut-on s'étonner qu'une situation de ghetto social qui s'éternise ne finisse par donner des « explosions » individuelles tragiques?

Nous ne voulons pas voir en face la situation catastrophique de nos banlieues, le sujet est même devenu tabou dans cette campagne électorale. Un François Bayrou, qui a osé l'évoquer – peut-être un peu trop tôt - s'est fait méchamment tacler. Le chercheur Gilles Kepel, qui n'a rien d'un dangereux gauchiste, mais est le plus pointu et le plus crédible des spécialistes de l'islam contemporain, depuis 30 ans années qu'il ratisse le terrain, prévoit une explosion – collective, cette fois – des banlieues pour l'été prochain. C'est à lire dans son dernier essai Quatre-vingt treize, qui vient de sortir chez Gallimard. Encore un livre qui donne l'alerte. Mais qui entendra le message?


Marie Chaudey - publié le 27/03/2012

A lire

- Salim Bachi, Moi, Khaled Kelkal, Grasset, 15€
- Gilles Kepel, Quatre-vingt treize, Gallimard, 21€
Pour aller plus loin

+ DOSSIER : toutes nos publications sur Mohamed Merah et les fusillades de Toulouse et de Montauban

in: http://www.lavie.fr

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Mohamed Merah ressemble beaucoup à Khaled Kelkal»
«Le cas de Mohamed Merah ressemble beaucoup à celui de Khaled Kelkal»
le 26-03-2012
ENTRETIEN. L’écrivain algérien Salim Bachi vient de publier «Moi, Khaled Kelkal», où il se glisse dans la tête du célèbre terroriste mort en 1995: il a répondu à nos questions sur la sinistre affaire Merah.

BibliObs Pour écrire «Moi, Khaled Kelkal» (Grasset), vous vous êtes glissé dans le cerveau détraqué du jeune terroriste responsable de l'attentat du RER Saint-Michel, en 1995. Qu’a-t-il pu se passer dans la tête de Mohamed Merah?
Salim Bachi Je crois qu’il a pété les plombs. Son cas ressemble beaucoup à celui de Khaled Kelkal: un jeune garçon de banlieue qui connaît des problèmes de délinquance, et chez qui la prison me semble avoir joué le rôle de déclencheur ultime de violences incontrôlables. Des garçons de ce genre sont des proies faciles pour les gens qui veulent les utiliser. Ils n’ont aucune attache identitaire, ils sont ballottés entre France et Algérie. Ils ont l'impression d’être rejetés partout, le sentiment qu’ils n’arrivent à rien.
Du coup, c’est très simple de prendre un jeune comme ça, de lui dire qu’il a raison et que l’islam est la réponse à son problème. Leur islamisation n'est alors pas forcément très solide: ils se bricolent un islam assez différent du salafisme tel qu’on l’imagine. Ils se servent de l’islam pour asseoir leur révolte et la légitimer. Tous deux ont d'ailleurs fini exactement de la même manière: abattus par les forces de l'ordre, avec un traitement médiatique très comparable. Merah avait 23 ans, et Kelkal 24.
Diriez-vous, comme Boualem Sansal par exemple, que la «matrice de l’islamisme» est le monde musulman? Et si oui, pourquoi ce monde musulman ne parvient-il pas à délégitimer la parole fondamentaliste, comme ont à peu près réussi à le faire les Chrétiens et les juifs?
C’est une question que je me suis posée en écrivant «le Silence de Mahomet». Pourquoi est-il l’étendard de tous les combats extrémistes dans le monde arabe? Les gens qui s'en réclament ne connaissent pas les textes essentiels, ni leurs commentateurs. Et ceux qui les connaissent ne cherchent pas du tout à lancer un débat sur ce sujet. Comme s'il y avait des gens qui ne souhaitaient pas ce débat. Enfin, il ne faut pas oublier que le monde musulman est très éclaté; il n'a pas du tout de structure comparable à l’Eglise catholique, par exemple.
Avant «Moi, Khaled Kelkal», vous aviez écrit «Tuez-les tous», où il était question d'un terroriste du 11-Septembre: quelle évolution du terrorisme islamiste Merah incarne-t-il à vos yeux?
Le problème, c’est que tout le monde peut s’approprier ce terrorisme-là. Le norvégien Anders Breivik, même si c’était en invoquant une autre idéologie, a opéré sur le même mode en août dernier. Dans des cas comme ceux-là, on a affaire à des jeunes gens complètement largués, asociaux: ils veulent se venger d’une société qu’ils estiment agressive à leur égard – sur un mode fantasmatique. En ce sens, Merah est assez différent des kamikazes du 11-Septembre. Kelkal était peut-être davantage annonciateur de ce terrorisme-là que du 11-Septembre.
Il reste que ce garçon était français. Est-il aussi l’expression d’un problème français?
L’étonnant, c’est que 17 ans après l’affaire Kelkal, la même chose ou presque se reproduit. C’est donc que l’on n’a pas trouvé le moyen de l’empêcher. Et c'est, au moins en partie, parce que l'on n’a apporté que des réponses sécuritaires au problème posé par certains jeunes gens de banlieues pauvres. C'est absurde. Car ce n’est pas en leur envoyant la BAC qu’on résout ce genre de problème. Convoquer un garçon devant des juges à chaque petit larcin n’est sans doute pas la meilleure méthode pour l'insérer. On leur demande de se débrouiller avec 20% de chômage. Beaucoup vont vers la délinquance, et une minorité vers le fanatisme. Et ça risque d’empirer, ne serait-ce qu’avec la crise économique. Si ça donne 17 ans plus tard un parcours similaire à celui de Khaled Kelkal, c'est bien que la réponse faite à la banlieue n’est pas satisfaisante.
Certaines réactions vous ont-elles choqué?
Pas vraiment. C’est un drame terrible, je comprends qu’il y ait des réactions à chaud, même quand elles sont un peu extrêmes. Ce qui me gêne beaucoup plus, ce sont les réactions extrêmes sur des choses qui ne le sont pas. J’ai été bien plus choqué par les débats sur le hallal ou sur la double nationalité que par les réactions sur la tuerie de Toulouse. Ce sont des sujets qui n’aident pas y voir clair.

Grégoire Leménager

in: http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20120326.OBS4584/mohamed-merah-ressemble-beaucoup-a-khaled-kelkal.html



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Dans la peau de Khaled Kelkal


Étonnante prémonition... À l'heure où de nombreux écrivains puisent dans les faits divers crapoteux pour tenter d'aligner les quelque 200.000 signes requis pour pénétrer les arcanes pseudo sociologiques d'un quelconque dysfonctionnement sociétal (cela va de la séquestration d'enfants marytrs à la transposition homophobe de l'affaire Ilan Halimi en passant par les états d'âme de telle ou telle starlette sans intérêt), l'écrivain Salim Bachi, auteur délicat et styliste, en lice lors du dernier Renaudot, s'est glissé discrètement dans la peau du premier djihadiste de France, Khaled Kelkal, et cela bien avant que Mohamed Merah ne déclenche son carnage toulousain.
Autant dire que son livre risque de connaître dans l'actualité un singulier retentissement. Mais qu'on ne s'y trompe pas. Le livre offre une vraie alternative aux propos insipides de nos intarissables raisonneurs médiatiques. Point de considération d'ex du GIGN sur l'art "d'étourdir" le forcené comme une bête d'abattoir, point de propos d'antennes pour meubler le néant, point de ces polémiques de chasseurs sur la façon de tirer le lapin. Point de clichés moralistes non plus ou de militantisme béat.
C'est par la littérature et la littérature seule que le jeune auteur français (coïncidence, il est né la même année que cet "ennemi public numéro un" qu'il décrit) entend faire surgir la signification de cette aventure tragique renouant en cela avec une des taches sacrées de la littérature: donner des mots à ceux qui en sont privés.
Un exemple. Il est peu probable que de son vivant Kelkal ait pu dire de lui-même "Je n'ai pas encore rencontré mon Andy Wharol. Un jour viendra où un peintre s'emparera de cette image et elle ornera la chambre d'une adolescente". La même adolescente, "poitrine à peine éclose, s'endort et rêve en regardant mon beau visage d'ange exterminateur". Il est peu probable qu'il ait pu ainsi théoriser sa fin: "que tombent les voiles de la nécessité et de la violence,les deux déesses nocturnes de notre monde. On ne peut se soustraire à la foudre une fois le ciel mis en péril".
Dans les années soixante-dix, un autre écrivain de talent, Roger Vrigny avait dans "Un ange passe" frayé les chemins délétères de la conscience terroriste. Il arrive parfois que la fiction dise plus de vérité que toutes les arguties impotentes de prétendus spécialistes. C'est de l'intérieur de son monologue faulknérien que l'auteur Bachi parvient à faire surgir toute la mécanique historique, qui de la banlieue où il a grandi à l'Algérie (son pays natal) qui le rejette, noie Khaled Kelkal dans l'océan de ses frustrations.
Dans ce paysage en ruines, la prison (dans laquelle il est jeté très jeune au motif d'avoir volé la voiture du président de l'Olympique lyonnais, le club de foot local) joue un rôle toxique, "lieu des fiançailles avec le diable". Dans sa cellule lyonnaise, le diable s'appelle Khelif, jeune comme lui et qui pour la première fois paraît comprendre sa souffrance. Khelif qui, pour la première fois, lui dit que sa vie a un sens, Khelif qui l'entraînera sur les chemins de la terreur...
Moi, Khaled Kelkal de Salim Bachi répond on ne peut mieux à la question que se posait Libération au lendemain du carnage toulousain "Comment devient-on Mohamed Merah?" Il pose surtout un regard lucide mais sans complaisance sur l'exclusion et la violence d'une société qui ne sait plus répondre au désespoir de certains.

Jean-Laurent Poli Journaliste et écrivain
26/03/2012
in: http://www.huffingtonpost.fr

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El Watan le 10.03.12

Le dernier roman de Salim Bachi «Moi, Khaled Kelkal»

Comment devient-on l’ennemi public numéro Un ?

Le nouveau roman de Salim Bachi, intitulé Moi, Khaled Kelkal, se lit comme une biographie romancée de celui qui fut désigné, dans les années quatre-vingt dix en France, comme l’ennemi public numéro un. C’est un exercice littéraire qui réussit bien à l’un des meilleurs auteurs algériens qui avait déjà fréquenté cette thématique. On se souvient de Tuez-les tous, où il raconte le parcours d’un des participants aux attentats du 11 septembre 2011 de New York. Avec cette toute nouvelle livraison, c’est l’âme du jeune de la banlieue lyonnaise qui a mobilisé toutes les forces de l’ordre de France, que l’auteur nous propose de pénétrer. Cette fiction emprunte à la réalité historique son déroulement implacable, où l’on voit les drames individuels et collectifs se muer en tragédie. Avec son écriture dépouillée et sobre, Salim Bachi parvient à restituer l’état d’esprit d’un jeune que la société a relégué dans les ténèbres de la bêtise humaine.

La trame du roman n’est pas linéaire et épouse les contours d’un cerveau torturé par l’incompréhension et les coups durs de la vie. Le narrateur, qui n’est autre que Khaled Kelkal, vadrouille dans sa vie comme un explorateur sans boussole. Les événements se succèdent pêle-mêle dans sa tête, puis une sorte de hiérarchie s’établit par elle-même et permet aux pièces du puzzle de s’agencer. D’emblée, on est au cœur de l’action. L’acte inaugural qui met au monde la dure légende de Khaled Kelkal. Elle va naître au cœur de Paris, dans une rame de métro à la station Saint-Michel. Dans cet attentat où les corps déchiquetés portent les stigmates d’une bombe fabriquée sur le tas, Khaled Kelkal et son compère Mehdi savourent à distance les relents sanguinolents d’une victoire longtemps attendue.

Au fur et à mesure que les souvenirs du premier s’égrènent, le lecteur fait connaissance avec une galerie de personnages atypiques. On apprend que Mehdi est l’artificier attitré des groupes armés intégristes en Algérie. Ses méfaits ont causé des centaines de morts à Alger. Devant l’étau des forces anti-terroristes qui se resserre autour de lui, il s’exfiltre en France. Il est chargé d’installer des cellules terroristes à Paris, Lyon et Lille. Il apprend à Khaled Kelkal comment fabriquer une bombe à partir de quelques composants rudimentaires et accessibles. C’est cette rencontre des deux jeunes hommes, Khaled et Mehdi, qui fait entrer en scène Khélif. Il est considéré par Khaled Kelkal comme son maître à penser. Ils se sont connus dans la prison où le futur ennemi public purgeait une peine de quatre ans.

Une condamnation qu’il a jugée disproportionnée par rapport au délit commis. Khaled Kelkal a osé voler la voiture du président de l’Olympique Lyonnais, puis de l’utiliser comme voiture-bélier pour commettre un vol. Lors de la confrontation avec le patron du club-phare, il se rend compte qu’on ne s’attaque pas impunément aux puissants. L’univers carcéral va l’aguerrir et lui faire perdre toutes illusions sur le genre humain. C’est dans ces espaces clos qu’il commet son premier meurtre : «Je me souviens que j’ai dû en planter un dans les douches parce qu’il voulait me voler mes pompes, elles lui plaisaient, il en rêvait, mais dans son cas, ce n’était qu’un prétexte, une entrée en matière, alors j’ai trouvé un autre damné qui m’a procuré une tige en métal».

Ce coup d’éclat l’aide à se faire respecter parmi les autres prisonniers. Après ce qui s’apparente à une grève de la faim, il tombe dans la même cellule que Khélif qui va l’endoctriner et l’initier à une pratique religieuse fondée sur le rejet de l’autre. Khaled Kelkal rejoint rapidement la légion des soldats de la foi prêts à en découdre avec tous les mécréants qui peuplent la terre. Bénéficiant d’une remise de peine pour bonne conduite, il retrouve Khélif qui lui facilite l’enrôlement dans la cellule terroriste de Lyon. Les attentats en France, en exploitant le désœuvrement et l’absence de repères des jeunes de banlieues, aideront à donner un second souffle aux maquis intégristes défaits en Algérie.

Il évoque aussi une autre personne qui a compté dans sa vie : sa femme, Linda, qu’il décrit comme le diable incarné. Il l’accuse même d’avoir tout fait pour le séduire afin qu’elle l’épouse alors qu’elle n’aurait été qu’une fille de petite vertu : «Linda était de cette qualité de femmes qui prolifèrent ici. Je ne les aime pas beaucoup. Ce genre sans opinion suit le troupeau et se fond dans le milieu comme un caméléon». Il se débarrasse d’elle et repart en Algérie pour prendre le pouls de son pays natal. Son séjour coïncide avec les années noires du terrorisme. Mostaganem et son cousin Faouzi achèvent une bonne fois tous ses espoirs de s’y installer. Faouzi fait tout pour le dissuader et le faire revenir en France.

Le dernier épisode de sa vie va se jouer sur l’échec de l’attentat à la bombe qu’il a posée sur la ligne TGV Lyon-Paris. La bonbonne de gaz n’ explose pas au passage du train. La police scientifique entre en scène et retrouve sa trace grâce aux empreintes digitales. Sentant le danger, il s’enfuit dans les forêts environnantes du Rhône avant d’être abattu sous l’œil des caméras de télévision. Avec le récit de cette histoire d’outre-tombe, l’auteur ne cherche à susciter ni émotion ni compassion, mais juste donner à voir une trajectoire terrible et criminelle en faisant éventuellement réfléchir le lecteur sur sa survenance. Salim Bachi a su restituer avec talent tous les avatars d’une vie tumultueuse et tragique.


*Salim Bachi. «Moi, Khaled Kelkal», Ed. Grasset, Paris, 2012.
Slimane Aït Sidhoum
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Dans la tête de Khaled Kelkal - le 15-03-2012
Salim Bachi, l'auteur de «Tuez-les tous» et du «Silence de Mahomet», s'est glissé dans la cervelle détraquée du terroriste dont le nom claque encore comme celui d'un des pires cauchemars de la France des années 1990.

Vous verrez qu'il se trouvera un jour un romancier assez gonflé pour écrire l'autobiographie fictive de Ben Laden. Salim Bachi, peut-être? L'auteur de «Tuez-les tous» et du «Silence de Mahomet» s'était risqué, en 2006, à raconter les dernières heures d'un kamikaze du 11-Septembre. Le voici qui récidive en se glissant dans la cervelle détraquée de Khaled Kelkal, dont le nom claque encore comme celui d'un des pires cauchemars de la France des années 1990.

Comment un petit voyou de Vaulx-en-Velin devient-il ennemi public n°1? Comment se laisse-t-on convaincre de semer des bonbonnes de gaz pleines de clous avec la régularité d'un distributeur de tracts contre la réforme des retraites? Comment peut-on crever, à 24 ans, troué par onze balles sous le regard obscène du JT et les cris tendus d'un gendarme («Finis-le! Finis-le!»)?

On l'a fini. Le 29 septembre 1995, deux mois et quatre jours après l'attentat du RER Saint-Michel, ses huit morts et sa centaine de blessés: «Justice a été faite devant une caméra de la télévision, au lieu-dit Maison-Blanche, non loin des contreforts du Lyonnais.»

Parce que personne ne saura jamais, faute de procès, quelle bouillie conceptuelle macérait sous le crâne de cet «archange exterminateur», Bachi l'a imaginé. Son bref roman est un étrange monologue d'outre-tombe, plein de fureur et de versets sataniques, où ce que Camus appelait la «casuistique du sang» vire à la confusion mentale.

On y retrouve les étapes d'un parcours hélas classique: le racisme ordinaire subi par un jeune Algérien déraciné; les vols de bagnole «sans réfléchir»; la prison, surtout, où il n'y a guère qu'un certain Khélif pour le sauver du suicide, et le regonfler en évoquant Khalid Ibn al-Walid, cet homonyme qui «devint le plus grand guerrier de l'histoire» au côté de Mahomet.

Si le Khaled Kelkal de Bachi fait froid dans le dos, ce n'est pas seulement parce qu'il se perçoit comme un «glaive de l'islam» décidé à exécuter «les innocents coupables d'ignorer». C'est parce qu'il est ce que seul un écrivain pouvait montrer: un pauvre type transformé en «poupée ventriloque», une sorte de conscience vide où les mots des autres se bousculent et dansent, jusqu'au vertige.

Grégoire Leménager
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http://www.humanite.fr
1 Mars 2012 - Littérature
Une autobiographie fictive de Khaled Kelkal
L’écrivain algérien Salim Bachi, né en 1971, revient sur le personnage du jeune 
délinquant devenu terroriste et abattu par les forces de l’ordre en 1995.

Moi, Khaled Kelkal,de Salim Bachi. Grasset, 136 pages, 15 euros. L’écrivain algérien Salim Bachi se met dans la peau de celui qui fut désigné comme l’ennemi public numéro un à 24 ans, après l’attentat qui fit huit morts et une centaine de blessés, le 25 juillet 1995, à la station Saint-Michel. Interpellé deux mois plus tard, il est abattu de onze balles par les parachutistes de l’Epign. Le projet de Salim Bachi semble à première vue rejoindre l’engouement d’un nombre croissant d’auteurs délaissant peu ou prou l’autofiction pour la vie de personnages qui furent un temps sous les feux de l’actualité. Le romancier, en la matière, n’en est pas à son coup d’essai. Dans Tuez-les tous (2006), il mettait ses pas dans ceux de l’un des terroristes des Twin Towers. Dans Amours et aventures de Sindbad le Marin (2010), il devenait Sindbad, un héros postmoderne dans un monde globalisé. Auparavant, avec le Silence de Mahomet (2008), le prophète en personne disait « je » dans le texte. En 2003, le narrateur de la Kahéna n’était autre qu’un colon revenu en Algérie en 1990, tandis que le Chien d’Ulysse (2001, prix Goncourt du premier roman) mettait en scène un Ulysse algérien.

Cette fois, cela ressemble au journal d’un condamné à mort lucide, capable de faire son propre procès en même temps que celui de l’époque et d’une société qui le refuse. Fils d’émigrés algériens, né à Mostaganem en 1971, Khaled Kelkal arrive en France deux ans plus tard pour rejoindre son père ouvrier à Vaulx-en-Velin. L’engrenage fatal a lieu dès le licenciement du paternel. Kelkal est arrêté pour casses à la voiture bélier. C’est en prison, cet « anus du monde », qu’il se lie avec Khélif qui fait son éducation religieuse À sa sortie c’est Mehdi, « un salaud intégral avant d’être un croyant intégriste », qui sera là pour activer le processus qui mènera Kelkal à la mort. Une langue constamment rugueuse, violente à dessein fait tout le prix de ce compte rendu sans concession d’une révolte. L’écriture procède par retours en arrière, répétitions voulues, citations détournées, phrases à l’emporte-pièce. L’auteur évoque aussi le paradis perdu d’une brève enfance en Algérie, quand « l’islam n’était pas encore advenu », puis remonte plus loin encore, jusqu’à ce tableau vivement brossé d’un Maghreb rouge où l’on se nourrissait de « patates socialistes ».

M. S.
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308 - Articles divers concernant BOUALEM SANSAL



Boualem Sansal : "Pour le pouvoir et les islamistes, le cinéma c'est le diable"
Par Le Matin DZ | 24/03/2012

L'écrivain algérien Boualem Sansal, lauréat du Prix de la Paix des Libraires allemands et membre du jury de la 62 éme édition du Film International de Berlin (Berlinale 2012) qui était présidé par le cinéaste britanique Mike Leigh nous parle ici du cinéma et de la littérature.
Vous passez, le temps de la Berlinale, de la littérature au septième art : quelles sont vos impressions ?
Je ne suis dans le cinéma que le temps de la Berlinale. Ce n’est pas une reconversion, quoi que l’on ne sache jamais. Je n’oublie pas que pendant 30 ans, j’étais un fonctionnaire tranquille, et puis je me suis retrouvé écrivain, emporté dans une aventure qui dure maintenant depuis une douzaine d’années. Donc tout est possible, mais c’est quand même peu probable. Je me suis retrouvé membre du jury de la Berlinale, mais c’est à la suite du prix de la Paix que j’ai reçu à Francfort en octobre au Salon du livre. Dieter Kosslick (directeur du Festival international du film de Berlin, ndlr) m’avait contacté et pendant un déjeuner, il me l’a proposé. Je lui ai dit que je ne connaissais rien au cinéma, mais il a insisté. Il m’a expliqué que pour moi ce serait intéressant, que cela m’ouvrirait de nouvelles possibilités pour mes discours, mes actions. Et c’est vrai, il n’y a rien de plus puissant que le cinéma, que l’image. Pour finir, j’ai trouvé l’idée intéressante.
Quelles sont vos impressions en tant que membre du jury ?
Formidable. Vraiment formidable. D’abord il y a le jury, très intéressant, des gens que je ne connaissais pas auparavant sinon de nom, comme Mike Leigh bien sûr, je connaissais également l’Iranien Asghar Farhadi (Ours d’Or de la Berlinale 2011 pour La Séparation, ndr) car j’avais lu beaucoup d’article sur lui, évidemment Charlotte Gainsbourg. Nous avons fait connaissance et ce sont des gens très intéressants, des professionnels du cinéma et de l’image, avec lesquels j’apprends beaucoup. Je pensais naïvement que la Berlinale, c’était une petite affaire. Mais c’est gigantesque. Je n’imaginais pas un festival comme cela. C’est énorme. Tout ce qu’il y a derrière, le business, les gens qui viennent acheter des films, les acteurs, les sections parallèles, c’est énorme. Et cela a une résonnance dans le monde entier. Je le vois à travers tous les messages que je reçois par internet, par téléphone. Ce festival est un outil très puissant.
Et l’impact du cinéma sur le public par rapport à la littérature ?
Le cinéma est très nettement plus puissant que la littérature. Cela touche beaucoup plus de monde et l’impact est fort. Le livre on l’achète mais il n’est pas sûr qu’on le lise. Le film non. À partir du moment où on rentre dans une salle, ou on allume la télévision, on voit le film. L’impact est très fort. Pour des sujets traités dans certains films concernant par exemple l’Afrique, le monde arabe, l’impact peut être colossal.
L’Afrique qui ferme ses salles de cinémas mis à part Afrique du Sud, en Algérie aussi…
Absolument. L’Algérie avait un parc de salles extraordinaire, vraiment de très belles salles, je ne me souviens plus du chiffre mais un chiffre assez important, et il n’en reste plus que quelques-unes. Cela se compte sur les doigts d’une main.
Pourquoi ?
D’abord il y a eu la période socialiste. Toutes ces salles appartenaient à l’État qui les a mal gérées, elles ont servi de véhicule à l’idéologie, de salles de réunion pour le parti, pour la diffusion de films de type soviétiques, donc les gens ont déserté ces salles. Elles ont de plus en plus été utilisées à d’autres fins, et elles sont tombées en ruine. Beaucoup ont été détruites ou converties en grands magasins. Puis il y a eu la période de l’islamisation, puis celle de faillite économique. Il n’y avait plus d’argent pour acheter des films, il n’y avait même pas d’argent pour acheter de la farine, alors acheter des films…et voilà, petit à petit le cinéma a disparu. La libéralisation a achevé de tuer l’industrie du cinéma. Car il y avait une véritable industrie, l’Office national du cinéma algérien, c’était énorme, il y avait des laboratoires, des studios, des producteurs, des photographes, enfin tous les spécialistes. Tout cela a été privatisé, cela a disparu, les équipements n’ont plus été adaptés.
Mais puisqu’il y a libéralisation, pourquoi n’y a-t-il personne pour investir dans le cinéma, il y a quand même de l’argent en Algérie ? Quand on voit un film algérien fait par un Algérien de France avec des fonds français et quelques petits fonds algériens histoire de pouvoir mettre "Algérie" dans le générique…
Parce qu’il y a eu une guerre. Il y a eu l’islamisme, une guerre civile. Les islamistes ont commencé à tuer les intellectuels, les écrivains, les artistes, les chanteurs, les hommes de théâtre, donc ils sont tous partis. Il ne reste plus personne au pays, et quand on part, on ne revient pas. On s’installe en France, en Allemagne, au Canada, les enfants vont à l’école, c’est fini, on ne revient plus. Entretemps, le pays dégringole. De temps en temps, cela travaille ceux qui sont partis, ils se disent : quand même, on va aller au pays, on va aider, ils disent que cela s’améliore sur le plan sécuritaire, on va retourner. Ils reviennent, puis ils voient une situation de dégradation incroyable, il n’y a rien qui fonctionne, tout est abîmé. Voilà, ils viennent un mois, deux mois et repartent dégoûtés. Un an après, pareil, ils reviennent, passent une semaine et repartent. Sans compter que dans ce genre de métier, où il faut du matériel, il n’y a pas moyen de se balader en Algérie avec une caméra sans que l’on soit arrêté par des policiers. Même avec une petite caméra, un caméscope. Un touriste qui se balade, tous les dix mètres, il se fait arrêter par la police qui lui demande s’il a une autorisation pour filmer, qui lui dit que c’est interdit. Donc on ne peut pas travailler dans ces conditions.
De manière générale, la culture semble abandonnée en Algérie.
L’État a fait alliance avec les islamistes. Donc tout ce qui est dans le sens de la culture, il le rejette à la périphérie. Les islamistes gouvernent avec eux et ils ne veulent pas de ces choses-là : le cinéma c’est le diable. Les anciennes structures d’aides à la création ont toutes disparues. Il n’y a plus rien. Dans tous les domaines artistiques. Même faire une exposition c’est quasiment impossible. Il y a des jeunes qui peignent, des photographes qui font de la photo. Organiser une exposition, c’est la croix et la bannière, cela n’intéresse personne. D’abord il n’y a pas de public. Le seul public pour les gens qui essaient de faire des expositions de peinture, sculpture, photographie, est dans les ambassades. Ils organisent des choses avec l’ambassade de France, l’Institut culturel français ou le Goethe Institut, le British Council, l’institut Cervantes. Les artistes vont les voir, leur proposent leurs projets et cela se fait dans leurs locaux. Donc c’est un public trié sur le volet, de diplomates, ce sont eux qui font vivre ces métiers-là.
Comment expliquer cette différence avec le Maroc qui a une production cinématographique importante et innovante, des festivals internationaux et du public ?
Ce sont des choix faits il y a trente ans. Au lendemain de l’indépendance, l’Algérie, parce qu’elle avait du pétrole et du minerai, a fait le choix de l’industrie. On ferme le pays, on a de l’argent, on construit des usines, on forme des ingénieurs, des techniciens. Dans un régime socialiste il faut empêcher l’évasion des idées. Le Maroc n’a pas eu le choix, il n’a pas de pétrole. Comment vivre ? Et bien ils ont fait comme la Tunisie le choix du tourisme. Et le touriste pour le faire venir, il faut des restaurants, des plages bien équipées, des dancings, de beaux restaurants, de grands hôtels, il faut un minimum de liberté pour que l’on puisse se déplacer, il faut réhabiliter le patrimoine, la Casbah, les souks… c’était à leur portée, ils ont appris à le faire et ils le font très bien. Les Marocains sont très ouverts, ce sont vraiment de grands professionnels du tourisme. Avec trois fois rien, ils gagnent de l’argent. Alors qu’en Algérie on a interdit le tourisme pendant vingt ans. Cela fonctionne mieux au Maroc qu’en Tunisie parce que le Maroc a fait le choix du tourisme de luxe : quand on va au Maroc, il y a des hôtels 4 étoiles, et ce qui intéresse ces touristes, c’est évidemment le patrimoine, le festival des musiques sacrées, le festival de Marrakech, etc. La Tunisie a choisi le Club Méditerranée, le bas de gamme, un tourisme pour ouvriers et petits cadres européens : ils viennent passer l’été 15 jours de vacances à la mer, nager, acheter des cartes postales. La stratégie du tourisme de luxe oblige à ouvrir une gamme de prestations extraordinaires. En Algérie, rien.
Y a-t-il des adaptations de vos livres pour le cinéma ?
Oui. Beaucoup de mes livres ont fait l’objet de tentatives d’adaptation. D’abord Le Serment des barbares dont les droits ont été achetés par un producteur. Le scénario a été écrit par Jorge Semprun, les repérages ont été faits, le tournage a même commencé avec Yves Boisset, mais le gouvernement algérien a interdit qu’il soit tourné en Algérie. Nous tenions absolument à ce que le film soit tourné en Algérie. Donc le film ne s’est pas encore fait. Pour Harraga, Le Village allemand, il y a des négociations pour des adaptations au cinéma ou au théâtre.
Participez-vous aux adaptations ?
Non, je ne m’en occupe pas. Je n’ai pas le temps. Je n’ai pas d’agent non plus. C’est l’affaire de Gallimard qui me tient au courant. Je n’ai suivi de près que l’adaptation pour Le Serment des barbares, car j’étais à l’époque à Paris. J’ai participé aux discussions avec le producteur ; Jorge Semprun et Yves Boisset sont venus chez moi, à la maison, à Alger, nous avons fait les repérages, nous avons écrit le scénario ensemble à la maison, là, j’ai vraiment participé. C’était très intéressant. J’ai appris ce qu’était un scénario, c’est une écriture très spéciale, complètement différente de celle d’un livre.
Quelques mots sur les élections législatives à venir en Algérie ?
M. Bouteflika a réglé son affaire et va partager le pouvoir avec les islamistes. Je pense qu’il a fait l’analyse suivante : si on ne bouge pas, il va y avoir une révolution et les islamistes vont prendre le pouvoir par la violence et à ce moment-là, ils ne voudront pas le partager. Alors il vaut mieux devancer les événements, il vaut mieux travailler avec eux en leur disant : ne faites rien, nous allons organiser les élections, vous ferez votre campagne, on vous aidera, on vous ouvrira la télévision, et on va même vous aider à gagner. Mais en faisant un deal. Nous, on garde le ministère de la Défense, de l’Intérieur, des Affaires étrangères, évidemment la présidence, probablement le sénat, et tout le reste on vous le donne : l’assemblée nationale, tout le reste du gouvernement, plus la nomination de préfets, etc. C’est ce qu’il va se passer. Ils ont choisi des islamistes modérés. Le parti MSP est déjà dans le gouvernement depuis dix ans, il a eu plusieurs ministres, ils sont à l’assemblée nationale, ce sont des gens qui commencent à être rôdés à la gestion gouvernementale. À un moment donné, ils ont eu sept ministères. Ils ont une équipe d’une trentaine de personnes qui ont exercé la fonction de ministre, ils ont 70 ou 80 députés, ils sont rôdés. Comme dans tout contrat, il y a deux parties : le président et les islamistes. Et dans tout contrat, il faut une troisième partie qui garantit le contrat. Dans les contrats civils, c’est le tribunal. Ici il faut trouver cette tierce partie. Cela pourrait être l’armée algérienne, mais Bouteflika n’a pas confiance dans l’armée tout comme les islamistes qui se disent que dans un an, six mois ils vont faire un coup d’État. Donc il faut chercher du côté de l’opinion internationale. Peut-être l’Europe. Quelque chose comme cela, entre Européens et Américains, il y a des négociations disant : bon très bien, faites votre accord, nous nous garantissons son application. Je crois que c’est la partie la plus délicate. Mais il me semble qu’elle est réglée.
Avec les observateurs internationaux ?
Ça c’est du cinéma. Mais je pense effectivement qu’ils font partie de ce processus. Ils vont dire que tout s’est bien passé. Et d’ailleurs tout va bien se passer puisqu’ils se sont mis d’accord. Les élections vont bien se dérouler, c’est la garantie que l’accord tienne. Comme au Maroc. Là il y a eu un début de révolution mais le PJD (Parti de la justice et du développement, ndr) a gagné les élections législatives. Cette victoire est garantie par les Français et les Américains disant aux islamistes : tant que vous gouvernez comme les Turcs, nous obligerons le roi à respecter son accord ; et en disant au roi : tant que vous respectez l’accord nous nous les obligerons à rester dans les clous.
Quel est votre prochain projet ?
Je n’ai pas encore de projet. Je viens de sortir Rue Darwin en septembre. Je brasse beaucoup d’idées, j’ai envie d’écrire une pièce de théâtre, un carnet de voyage, mais je n’ai encore rien de concret.
Propos recueillis par Malik Berkati pour j :mag (Suisse) et Boumediene Missoum pour Le Matindz.net (Algérie), Berlin
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http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/01/19/article.php?sid=128982&cid=16
Entretien réalisé par Arezki Metref
Le Soir d’Algérie: Avec Rue Darwin, votre dernier roman en date, êtes-vous totalement sorti de la fiction ou au contraire y entrez-vous plus que jamais ? Faut-il du courage pour se raconter ainsi ?
Boualem Sansal : Se raconter est toujours difficile, périlleux. On s’expose, on expose ceux dont on raconte la vie, on peut se mettre en difficulté avec eux. Mais Rue Darwinn’est pas une autobiographie, c’est une fiction, une vraie fiction. Il y a bien des ressemblances entre Yazid et moi mais c’est tout, nous sommes des personnes distinctes. Il serait trop compliqué pour moi de dire comment a été construit ce personnage, qui prend un peu de moi, un peu d’une autre personne, réelle elle, dont je n’ai pas voulu parler dans le roman. La famille de Yazid, celle de la rue Darwin, n’est pas ma famille. J’ai vécu à la rue Darwin moi aussi mais je n’ai pas de sœurs, et mes frères (au nombre de trois) ne ressemblent en rien aux frères de Yazid (Nazim, Karim, Hédi, eux aussi des personnages de fiction, empruntant à des personnes réelles). Yazid est un personnage qui gardera son mystère puisque j’ai choisi de ne pas parler de la personne qui l’a inspiré. Ceci étant précisé, le reste est bien réel. Djéda, sa tribu et son étrange empire sont une réalité que je crois avoir décrite avec justesse. Ce monde a disparu, il a été démantelé au moment de l’indépendance et transféré sous d’autres cieux, voilà pourquoi j’en parle avec une certaine liberté. J’ai à peine changé quelques noms, au cas où certains seraient en vie et pourraient être choqués par mes propos. Les hasards de la vie ont fait que la trajectoire de ma famille a croisé la trajectoire de la galaxie Djéda. Trois années durant, après la mort de mon père et la séparation d’avec ma mère, j’ai vécu dans cette galaxie, c’était un monde étrange peuplé de gens étranges. Daoud, Faïza et d’autres encore dont je n’ai pas parlé dans le roman ont eu des destins exceptionnels. Chacun mérite un roman à lui seul. Comment raconter cette histoire a été un challenge pour moi. Racontée de mon point de vue, l’histoire aurait été sans intérêt, elle ne m’aurait pas permis d’aborder les questions qui m’agitaient et dont je voulais traiter dans ce roman : la question de l’illégitimité, la question de la norme sociale qui en s’imposant détruit toute construction et toute hypothèse qui lui seraient contraires, la question du devenir des tribus arabes et berbères lorsque la colonisation a commencé à modifier de fond en comble leur environnement symbolique, économique, social, juridique, la question de la «nouvelle colonisation» que le régime nous a fait subir au lendemain de l’indépendance et son impact sur l’imaginaire du peuple qui depuis vit dans la frustration et la honte de s’être laissé déposséder de son bien le plus précieux, la liberté, etc. Il me fallait un personnage plus riche, mieux imbriqué dans ces questions. Yazid répond bien, de mon point de vue, au cahier des charges : il est, ou serait l’héritier d’une vieille et puissante tribu, il est ou serait illégitime, il est largué par l’histoire post-indépendance comme il a été largué durant la période coloniale, il est culturellement fait de bric et de broc, il emprunte à l’un et l’autre univers.
L’histoire de Djéda résume métaphoriquement un peu celle de l’Algérie. Quelle est-elle ?
On découvre qu’écrire l’Histoire est une chose infiniment compliquée. C’est comme raconter une opération magique, on peut décrire ce que nous voyons avec nos yeux, mais nous ne pouvons pas, et sans doute le magicien aussi, dire comment la magie opère. Connaître les faits historiques et les agencer dans une chronologie ne suffit pas, il faut encore ce quelque chose de mystérieux qui les agglomère et en fait l’Histoire, une chose vivante qui nous nourrit comme individu et comme collectif et implante en nous le sentiment d’appartenance à la communauté. Sans l’Histoire, il n’y a pas de lien, pas de patriotisme, pas de sacrifice pour son pays, il n’y a que l’intérêt personnel et la jouissance immédiate. L’Histoire de l’Algérie a toujours été, depuis l’Antiquité, écrite par les autres, les Romains, les Byzantins, les Vandales, les Arabes, les Turcs, les Espagnols, les Français, et tous nous ont traités dans leur Histoire comme si nous n’existions pas, comme si nous étions une race disparue ou vouée à la disparition, ou au mieux comme si nous étions une partie congrue d’eux, des bâtards. Et lorsque, enfin, nous sommes maîtres de notre destin, donc en mesure d’entrer dans notre Histoire et de la poursuivre, des gens, nos chefs autoproclamés, incultes et complexés, ont décidé de nous inscrire dans une Histoire qui n’est pas la nôtre, ils font comme s’ils avaient honte de notre identité, de notre histoire, comme si nous étions réellement des bâtards. Le besoin d’être vus comme appartenant à une race soi-disant supérieure, une race élue, quitte à renier sa propre identité, a causé bien des drames au cours du temps. Dans Rue Darwin, ces questions sont sous-jacentes au questionnement de Yazid qui s’interroge sur sa propre origine, son devenir ? Il finit par savoir mais le mal est si profond qu’il décide de quitter le pays. Il est trop tard pour lui, il est célibataire, n’a pas d’enfants, il n’a donc rien à construire, rien à reconstruire, rien à léguer. Il est difficile, impossible même de rattraper son Histoire si toute sa vie on a vécu dans l’ignorance de cette Histoire. Vivre dans le pays qui vous nie dans votre identité est intolérable, même et surtout si c’est votre pays et celui de vos ancêtres. Autant vivre ailleurs et endosser l’Histoire de cet ailleurs… s’il veut bien de vous.
Vous êtes connu et apprécié en tant qu’écrivain en Europe et décrié, péjoré, boycotté en Algérie. La collision de votre œuvre avec les gardiens du dogme nationaliste rappelle, d'une certaine façon, l’accueil fait en 1952 à La Colline oubliée de Mouloud Mammeri, accusé par les intellectuels nationalistes de ne pas être un canal de propagande du militantisme nationaliste. Comment analysez-vous cette hostilité ?
C’est une réaction normale. Le premier réflexe de toute communauté est de rejeter celui qui vient lui dire des choses qui la dérangent dans ses certitudes ou dans son sommeil. Lorsque, en plus, le «dérangeur» s’exprime à l’étranger, devant des étrangers, la communauté se sent mal. «On lave son linge sale en famille», me dit-on. Les gens sont naïfs ou font semblant de l’être. Depuis quand peut-on s’exprimer librement à Alger ? Ceux qui disent qu’il faut que les choses restent entre nous, ou qui vous disent qu’on peut s’exprimer librement dans le pays, sont les premiers à vous refuser la parole le jour où, les prenant au mot, vous venez leur parler de ce qui ne va pas dans leurs affaires. C’est un mystère, les gens adorent jouer les gardiens du temple, les G.A.T comme je les appelle dans «Poste restante Alger». Ça leur donne bonne conscience. Pour certains, l’affaire est simple, elle est sordide, c’est une façon pour eux d’envoyer un message à Qui-de-droit pour lui dire : Regardez, maître bien-aimé, nous vous sommes fidèles, nous défendons votre enseignement, nous avons crucifié le mécréant, le contre-révolutionnaire, ou l’antinational (selon la période et l’idéologie de Qui-de-droit). D’autres relèvent de la psychiatrie, ils font une fixation morbide, qui se veut parfois polie et intelligente, sur ce Boualem Sansal qui dit tout haut ce qu’ils pensent tout bas. D’autres sont tout bonnement des gens qui s’ennuient, ils ont besoin de parler, d’écrire, de papoter avec leurs amis, il leur faut une tête de Turc pour se donner l’illusion qu’ils sont forts. Il y a aussi des gens qui font de vraies critiques mais ils n’y croient pas eux-mêmes, ils aiment seulement porter la contradiction. C’est compliqué, ces choses. Mais c’est intéressant, il est bon de savoir dans quelle société on vit. Ce n’est pas la joie de faire le rabat-joie dans un pays de certitudes et de faux-semblants. Chez nous, en Algérie, il vaut mieux être maquignon qu’écrivain, c’est sûr.
On sait votre attachement à l’Algérie mais pas à celle façonnée par l’unanimisme niveleur du parti unique. J’ai envie de vous demander de me décrire l’Algérie que vous aimez.
Pour paraphraser un écrivain illustre, lui aussi très dénigré en Algérie, un certain Camus, un compatriote de Belcourt, je vous dirai que j’aime l’Algérie comme on aime sa mère. Qui se demande pourquoi et comment il aime sa mère ? Il l’aime, c’est tout. C’est tout le mystère de l’amour, il dépasse les mots et les contingences. Mais nous sommes pluriels, on est l’enfant de sa mère, on est aussi le fils de son pays et comme tel je voudrais que mon pays soit grand et fort, respectueux et respecté, intelligent et modeste, doux et têtu quand il faut l’être. Je me pose souvent la question : quelle belle part notre pays a-t-il apportée au monde ? Pas grand-chose, hélas. Un petit pays tout montagneux comme la Suisse a infiniment plus donné à l’humanité que nous, dans tous les domaines, la science et la technologie, la philosophie et les arts, le commerce et l’industrie, et dans tant d’autres domaines. A part les discours creux et les rodomontades de Kasma, qu’avons-nous produit depuis l’indépendance ? Rien, nous avons gaspillé du temps, dilapidé de l’argent et noyé le poisson. Les GAT dont nous parlions tout à l’heure ont fait fuir à l’étranger tous ceux qui parmi nous pouvaient faire briller le nom de notre pays dans le monde. Nos savants et nos artistes se sont tirés en vitesse, ils sont en Europe et aux Etats- Unis, ils contribuent à la réussite de leurs nouveaux pays, on ne voulait pas d’eux ici, ils dérangeaient les analphabètes, les minables, les parvenus qui nous gouvernent. Maintenant, on nous dit que l’Algérie est en paix, qu’elle est bien gouvernée et qu’elle a plein d’argent. C’est bien, mais que faisons-nous pour le monde et pour nous-mêmes avec cette paix retrouvée, ces montagnes d’argent facilement gagné et cette si magnifique gouvernance ? Voyez-vous quelque succès à me citer ? Une découverte quelconque, une petite invention, un prix Nobel de la paix, une nouvelle théorie de la matière, une avancée politique à la Mandela, à la Gorbatchev… ?
Vous portez un regard acide sur l’histoire de ce pays. Aucun tabou ne semble vous inhiber ?
Soyons sincère, notre histoire est l’histoire d’un peuple soumis, qui subit et se tait, elle est l’inventaire de nos échecs et de nos lâchetés. Où sont les pages qui disent nos succès et nos avancées ? Je ne les vois pas. Je ne comprends pas qu’un peuple qui a fait une si longue et si meurtrière guerre pour se libérer du colonialisme accepte la situation indigne dans laquelle il a été jeté depuis l’indépendance. Nous sommes en 2012, c’est toute une vie passée dans le silence et la peur. Les gens regardent leur pays se faire piller du matin au soir et ne disent rien, ne font rien. Ils regardent leurs enfants se jeter dans la harga et mourir en mer et ne disent rien, ne font rien. Ils se font humilier chaque minute de chaque jour par une administration arrogante et une police qui se croit la conscience du pays et ne disent rien, ne font rien. Comment voulez-vous avoir un regard épanoui sur l’histoire de ce pays. Le monde entier nous regarde avec mépris, il se demande si les Algériens d’aujourd’hui sont bien ceux de 1954. Les Tunisiens, les Marocains, les Égyptiens, dont nous nous moquions volontiers, ont entamé leur marche vers la liberté et la dignité et que faisons-nous de brillant ou d’utile ? Rien, nous courbons un peu plus le dos et nous nous en prenons à ceux qui viennent nous dire que notre situation n’est pas saine. Comment est-ce possible que les gens osent encore se regarder alors que le monde entier se révolte contre l’ordre ancien, contre les injustices, contre la dictature qu’elle soit policière, financière ou religieuse. Pour ce qui est du tabou, je n’en ai pas et donc je n’ai pas d’inhibition. C’est aussi que je me suis donné quelques bons maîtres, Voltaire, Kateb Yacine. Ceux-là en particulier n’avaient pas la langue dans leur poche. Ils disaient ce qu’ils pensaient. La seule chose qu’ils s’interdisaient, c’était de dire ces choses sans art.
A. M.
Poil à gratter
Ce qui déroute la bien-pensance chez Boualem Sansal, c’est qu’il ne désigne pas un fauteur de régression caricaturé, un bouc émissaire qui porterait toutes nos forfaitures : le Pouvoir, l’Etranger, etc. Même si la conspiration est de l'ordre du possible, la régression vient d’abord de nous, être collectif national au parcours cahoteux, bon et mauvais à la fois, diable et bon Dieu enchevêtrés, soumis et rebelle selon le temps qu’il fait. C’est nous, voilà ce qu’il nous dit. Ce n’est pas l’autre. Evidemment, avec cette obstination à aller droit au but, à ne pas dribbler au profit de telle ou telle force, avec cette aisance à se débarrasser des tabous, il ne peut plaire à une classe politique et intellectuelle pétrifiée dans la grégarité et le pavlovisme. On le lui fait savoir à qui mieux mieux. Tout cela fait de Boualem Sansal l'un des écrivains algériens le plus talentueux de tous les temps mais aussi, et surtout, un digne continuateur de Kateb Yacine dans l’art de s’exposer en exposant ce qu’il y a de plus profondément perturbé dans notre identité collective, si tant est qu’elle existe. Rarement écrivain aura été aussi fustigé et rarement aussi il aura autant récidivé, convaincu de la nécessité de dire quoi qu'il en coûte. Son dernier roman, Rue Darwin (Gallimard), pose dans le style onctueux qui est le sien, la question de l'illégitimité. Au-delà du destin des personnages emblématiques d'une Algérie chavirée dans son histoire, c'est justement de ce qui fait l'identité d'un peuple et d'un individu dont il s'agit. Boualem Sansal confirme avec ce roman son rôle de poil à gratter mais authentique, prenant des risques, touchant au saint du saint.
A. M.
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SAMEDI 19 NOVEMBRE 2011
Fabien Franco
ROMAN Oeuvre intime et complexe, «Rue Darwin» de Boualem Sansal fait le récit d’une identité algérienne éclatée, à travers une quête des origines. Le saisissant portrait d’une famille et d’un pays, de 1957 à nos jours.
Boualem Sansal compte parmi les écrivains francophones emblématiques. Par sa capacité à explorer, de son écriture lumineuse et exigeante, l’abîme qui sépare l’homme de sa vérité, il pose sur le monde qui l’entoure un regard éclairé. Sansal est né en 1949 dans les montagnes de l’Ouarsenis, au nord-ouest de l’Algérie – tout comme Yazid, son double littéraire, narrateur de Rue Darwin. Dans ce dernier roman, l’auteur remonte le fil de son histoire, à peine tissée de fiction. Les personnages ont réellement existé: ce frère tombé dans les rets de l’intégrisme religieux, cette grand-mère maquerelle immensément riche, cette famille dispersée aux quatre coins du monde, preuve accablante d’une Algérie qui ne cesse de sacrifier sa jeunesse sur l’autel d’une dictature corrompue.
LE MYSTERE DES ORIGINES
Le roman s’ouvre alors que Yazid et sa mère ont traversé la Méditerranée. Lui qui n’avait jamais émigré a tenu à ce qu’elle termine ses jours à Paris, dans une chambre d’hôpital propre et feutrée, loin des bruits et de la misère des hôpitaux algérois. A Paris où ses frères et sœurs ont pu se donner rendez-vous. Tous, excepté le benjamin Hédi, qui «joue au taliban dans les montagnes du Waziristân». Pour les autres, venus de la capitale mais aussi de Marseille, du Canada ou des Etats-Unis, c’est l’occasion de sourire une dernière fois à ce visage plongé dans le coma. Quand la vie s’éteint, Yazid, l’aîné de la fratrie, entend une voix qui lui dit de retourner à la rue Darwin, dans le quartier de son enfance. La mort est féconde: cette voix le provoque, comme une injonction spirituelle. Lui, le solitaire qui flirte désormais avec la soixantaine, cherche alors à comprendre le mystère qui entoure ses origines. Un mystère fait de non-dits, de secrets et d’amour maternels.
Boualem Sansal plonge alors dans ses souvenirs. Comme Yazid, l’écrivain a grandi dans le phalanstère protecteur de Lalla Sadia, dite Djéda, puissante patronne d’un réseau de prostitution qui s’étendait de la France au Maghreb. Objet de tractations sentimentales, l’héritier y a vécu aux côtés de l’espiègle Faïza et du sensible Daoud, sa première famille enfouie dans les vestiges de sa mémoire. Un foyer fait de rumeurs et de couloirs interdits, de jeux et de territoires effrayants, de questions aussi, restées sans réponse.
A huit ans, changement de décor. L’enfant est emmené auprès de sa mère algéroise. En toile de fond: la colonisation et la bataille d’Alger, aperçue à travers les souvenirs du garçon qui découvre le quartier populaire de Belcourt, où a grandi Albert Camus et où le jeune Algérien va apprendre la vie et ses contradictions. Se mêlent alors l’histoire intime et celle de la Résistance puante, celle «du sang noir des cadavres rôtissant au soleil», écrit l’auteur. Enrôlé dans cette guerre qui terrorise, et malgré la tragédie des événements, le garçon raconte avec tendresse, justesse et innocence.
Quand vient l’heure de l’indépendance, le rêve se meurt et Yazid avec lui. La vie a passé, le passé rattrape le présent. Yazid est enfin parvenu à démêler l’écheveau de son identité. Cette vérité longtemps cachée lui est devenue légère, porteuse d’un nouvel avenir, ailleurs. «Là où il ne fait ni trop chaud ni trop froid», précise-t-il. Pour lui, l’heure du départ est venue. Le constat est amer pourtant, comme si l’espoir avait déserté tout un pays.
RESISTANCE
Dans ce sixième roman, Boualem Sansal poursuit son travail d’analyse de la société contemporaine algérienne commencé avec Le Serment des barbares,  prix du Premier Roman en 1999. Lui qui joue à chaque nouvelle parution sa relative tranquillité de création ne semble craindre ni la censure ni les menaces. Car au pays des moukabarats (les mouchards), et surtout depuis Le Village de l’Allemand (Grand Prix de la francophonie 2008), inspiré de la vie d’un officier SS reconverti en combattant du FLN, les insultes et les menaces à son encontre ont redoublé de vigueur.
Pour autant, Sansal affiche une résistance d’homme de lettres engagé qui ne s’est jamais résolu au départ, cet exil que choisissent chaque jour tant de ses compatriotes, pour certains au péril de leur vie. Son portrait sans concession de l’Algérie indépendante questionne les consciences dont l’émancipation a été brusquement freinée. Il montre le pouvoir confisqué. La trahison est venue d’en haut, une fois de plus.
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Lundi 10 octobre 2011
Boualem Sansal : Rue Darwin
 
• La quête des origines, à la recherche de la mère, et à celle du père : voilà me direz-vous un thème autobiographique que les romanciers ont usé jusqu'à la corde depuis des siècles. Boualem Sansal, pourtant, réussit l'exploit de nous persuader que l'exercice en était encore balbutiant. Avec "Rue Darwin" le romancier de Boumerdès — à moins qu'il ne se soit enfin résolu à émigrer comme tous les autres romanciers de son pays — renouvelle le genre en l'accompagnant de mystères qui semblent s'épaissir deux cents pages durant avant que la lumière ne se fasse sur ses origines — du moins celles du narrateur nommé Yazid.
• Déjà dans "Le village de l'Allemand" il y avait un héros qui, en enquêtant sur la mort de son frère, finissait par découvrir le passé caché de leur père. Avec "Rue Darwin", la recherche de l'identité du narrateur s'approfondit en quête de l'identité des parents véritables, et par ce biais, en quête de la généalogie d'une famille un peu spéciale.
« Je découvrais que mon père n'était pas mon père et il venait de mourir ; que ma mère n'était pas ma mère et elle venait de disparaître ; que ma vraie mère était une inconnue qui m'avait conçu avec des inconnus de passage dans une maison interdite et elle avait disparu à son tour. Ne restait que Djéda et plus tard j'ai découvert qu'elle n'était pas ma grand-mère mais la sœur aînée de ma grand-mère, laquelle n'était pas plus ma grand-mère que son fils n'était mon père.»
On comprendra petit à petit que le narrateur resté vieux garçon est le dernier rejeton vivant en Algérie d'une tribu aspirée par la diaspora, et dont l'histoire, livrée dans l'intermittence d'un récit de deuils, est comme on dit "haute en couleur".
• Vers 1900, le clan des Kadri avait connu un tournant remarquable : la jeune Sadia, dix-huit ans, en devint le chef. Un siècle plus tard, Yazid se souvient de celle qu'on n'appelait que Lalla, bonne maîtresse, ou chère Djéda, chère grand-mère. Elle dirigea jusqu'en 1964 une sorte d'empire féodal et commercial, et à l'époque de l'enfance de Yazid, sa fortune reposait en bonne part sur le premier bordel du pays. Au village, Djéda régnait sur une citadelle doublée d'une grande maison qui abritait les pensionnaires comme Karima ou Farroudja et beaucoup d'autres. Parfois, malgré les avorteuses, l'une de ces filles avait « un accident de travail » et un petit pupille s'ajoutait à la marmaille du « phalanstère ». Bien des années plus tard, Karima est une vieille dame qui vit à Alger en compagnie de Yazid alors que ses enfants ont tous émigré. Le cancer menaçant l'existence de Karima, le narrateur l'hospitalise à Paris. Mais l'issue est inéluctable. Au moment où elle meurt, tous ses enfants sont revenus autour d'elle, sauf le plus jeune parti chez les talibans et de ce fait injoignable.
• Les souvenirs du narrateur, jouant habilement de la temporalité éclatée, sont pour l'essentiel construits autour des décès de ses proches. Ceci fait du roman une passionnante interrogation sur la vie et la mort, mais aussi une réflexion sur les véritables liens de parenté. Des liens du sang ou des liens du cœur, lesquels sont les plus forts chez Yazid ? Une fois sa mère décédée à Paris, il devra retourner à Alger chercher rue Darwin la clé de ses origines. Il ira écouter la vieille Farroudja, dans ce pauvre quartier de Belcourt où lui-même avait vécu quand Djéda trônait dans un luxueux palais qui avait abrité une reine en exil. La vie de Yazid a ainsi été disloquée entre deux familles qui s'ignorent, il n'a jamais pu dire « maman, je t'aime !» et, « enfant du néant et de la tromperie », il s'aperçoit qu'il a été privé d'un frère, un vrai, éloigné de lui par l'oukaze d'une grand-mère autocrate! Sans compter que la belle Faïza est devenue à sa place le chef du clan Kadri réinstallé en Europe.
• En plus du roman familial, "Rue Darwin" s'accompagne d'une double thématique rituelle chez l'auteur. Il s'agit d'une part de la critique de la religion, des imams et des muezzins, et — comme il se doit — de la critique du pouvoir politique. Boualem Sansal a ses raisons : le Courrier International (n°1092, 6-12 octobre 2011) reprend un article de la Frankfurter Zeitung que je cite. « Il n'a plus rien à perdre, dit-il, sauf la vie. Il y a longtemps qu'on lui a pris tout le reste. Et pourtant ni l'interdiction professionnelle, ni le bannissement social, ni même les menaces de mort n'ont réussi à l'empêcher de critiquer l'Algérie. En 2003 Boualem Sansal a perdu son poste de haut fonctionnaire. Puis ce sont ses livres qui ont été interdits. Puis c'est son épouse qui a été contrainte d'abandonner son métier d'enseignante. Puis c'est son frère qui a été en butte à tant de redressements fiscaux aberrants qu'il a dû fermer son entreprise.» Yazid le narrateur a aussi aggravé son cas — si je puis dire — en faisant d'un vieux rabin du quartier de Belcourt un ami de la famille et en prétendant qu'Abdelaziz Ier se serait approprié l'ancien palais de sa grand-mère (et de la reine Ranavalona III par la même occasion) en manipulant le cadastre. Le lecteur qui n'aurait pas été persuadé que les piques du narrateur à l'endroit du pouvoir sont en fait celles de l'auteur pourra se reporter à l'interview donnée à Jeune Afrique (n°2647, 2-8 octobre 2011). J'en ai extrait cette phrase qui fera date : « Ce n'est pas à moi de partir ! Moi, je suis légitime dans ce pays, dans mon pays, et non pas ceux qui le gouvernent, avec leur gestion calamiteuse. Ils nous poussent à partir, mais il n'y a pas de raison de s'y résoudre. C'est au pouvoir de partir !»
• Pour revenir à la littérature et conclure, il m'a paru que l'écriture de Boualem Sansal s'était simplifiée par rapport à ses plus anciens textes (il est publié depuis 1999, cf. "Le serment des barbares") et comme ici l'évocation des morts sert de fil conducteur au récit, on ne reprochera pas à l'auteur d'avoir allégé son style pour la circonstance, bien au contraire. Et comme le dit si bien Dominique, faites une place à ce livre dans votre bibliothèque...
Par Mapero


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http://www.levif.be/info/actualite/dossiers/les-entretiens-du-vif/l-islamisme-meme-a-dose-microscopique-detruit-un-pays/article-1195110315947.htm
"L'islamisme, même à dose microscopique, détruit un pays"
lundi 26 septembre 2011
Boualem Sansal se défend d'être un héros. L'écrivain algérien en a pourtant l'étoffe. C'est au péril de sa vie qu'il pousse un cri de révolte contre les islamistes qui gangrènent son pays chéri et contre un régime qui sème la haine et réduit la liberté individuelle. « Tout n'est pas perdu », à condition de connaître son histoire et ses origines. Les siennes prennent racine dans la Rue Darwin (Gallimard). Un roman intense qui retrace une enfance hybride, partagée entre plusieurs identités. Une enfance « écourtée par la guerre », mais enrichie par la force des femmes. On y assiste aussi à la mutation de l'Algérie, qu'il décrit sans complaisance. Quels sont les observations et les combats de Boualem Sansal ? Rencontre avec le lauréat 2011 du prestigieux prix de la Paix des libraires allemands.
Le Vif/L'Express : Vous écrivez que « le seul véritable inconnu, c'est soi-même ». Pourquoi l'identité est-elle un thème récurrent dans votre oeuvre ?
Boualem Sansal : L'identité se lit à livre ouvert, on la révèle par sa façon d'être. Jusqu'à présent, j'abordais la question de l'identité collective, or pourquoi le collectif s'affuble-t-il d'une identité ? Quelle est celle de tout un peuple ? L'Etat construit une pièce de théâtre avec ses actes et ses identités. Les pouvoirs étant dominants, ils imposent ce récit afin que ça devienne une norme. Ceux qui s'en écartent sont en situation difficile. Je suis un être complexe... Héritier d'une longue histoire, j'ai été façonné par trente-six mille choses. Etre réduit à l'identité musulmane revient à être défini sur la marge d'un timbre verrouillé. On doit se mutiler pour y entrer ! Cela nous coupe les pieds, les ailes et les langues. C'est contre ça que je me rebelle. Je refuse la petite identité officielle tant elle est caricaturale. Réapproprions-nous notre identité individuelle et, si nécessaire, l'identité collective, en reconnaissant toutes ses dimensions, en comprenant toute son histoire. Cela exige un travail de reconstruction et de rejet de ce qu'on nous impose.
On ressent, dans votre livre, la nostalgie d'une époque révolue où la cohabitation, notamment avec les juifs, était possible. N'y a-t-il pas, dans des pays comme l'Algérie, une régression dans l'acceptation de l'autre ?
Complètement. Tous les Algériens d'un certain âge vivent avec cette nostalgie parce que l'on a vu comment, depuis l'indépendance, des espaces de liberté ont été rognés. On nous a enfermés dans des identités tellement étroites qu'elles deviennent, comme cela a été dit par d'autres, des « identités meurtrières ». La multiplicité des identités en Algérie était extraordinaire. Par catégories sociales, nous vivions en parfaite entente. Dans le quartier de Belcourt, à Alger, j'allais réviser mes devoirs à la synagogue parce que l'on habitait une petite pièce où il était impossible d'étudier. On aurait pu conserver cela.
Dans ce roman, vous faites un clin d'oeil à Camus, qui habitait à deux pas de chez vous. Pourquoi estimez-vous que « quand on le lit, on voit une autre Algérie qui parle à l'humain » ?
Camus incarne le révolté philosophique. Avant, l'idée de l'identité algérienne était extrêmement complexe, alors qu'aujourd'hui elle est réductrice. Albert Camus a perçu qu'un nouveau peuple était en train de naître, ça me fascine. Les gens venaient de partout avec leur histoire, leur espérance et leur identité différente. C'est l'Histoire qui les a mis ensemble sur un territoire. Un pays était en train de surgir, avec sa nouvelle géographie. Il ne s'agissait ni de l'Algérie ottomane ni de l'Algérie française ou musulmane.
En quoi ce pays vous a-t-il façonné ?
C'est celui où je suis né, celui où j'ai toujours vécu. Dans ma famille, on ne s'est pas laissé enfermer par une identité artificielle. Non seulement, je n'ai pas été embrigadé par « cet Algérien nouveau », mais, en plus, j'ai gardé ma liberté et mon identité plurielle. Nous ne sommes, hélas, plus qu'une petite minorité qui disparaît. La nouvelle génération étant totalement formatée, le travail sera difficile à faire. On ne lui explique pas l'histoire, qui a été mise sous le chapeau. Dire qu'il y a quinze ans on pouvait boire et fumer à une terrasse, lors du ramadan ! Même dans certaines banlieues françaises, ce n'est plus possible. Les jeunes Algériens rêvent actuellement d'obtenir un visa pour se réaliser en France.
Pourquoi n'est-ce plus possible aujourd'hui ? A cause d'un pouvoir qui impose une identité réductrice ?
Les régimes totalitaires veulent un peuple à leur main. Ils construisent une identité. Ils se légitiment par des mensonges et des exclusions, jamais par des idées de rassemblement. Ensuite, les théoriciens théorisent cela ; ils construisent des slogans, des histoires. Ils sacralisent, ce qui fait qu'après il est très dangereux de déconstruire. Pourtant, on ne peut pas accepter cela. Il faut se révolter, il faut se réapproprier les choses. J'ai l'impression que ce moment est arrivé dans le monde arabo-musulman.
L'identité de l'Algérien nouveau que le pouvoir a voulu fasciner est-elle celle d'un islamiste ? A propos de Hédi, le jeune frère islamiste de votre héros, vous suggérez que c'est l'école publique qui l'a ainsi formaté ?
A partir de l'indépendance, le pouvoir a voulu construire un peuple nouveau. Par petites touches et par des phrases très simples : « Nous sommes arabes. Nous sommes musulmans. Nous sommes socialistes. » Cette période-là a conduit à l'échec, trente ans après : pays détruit, chômage, industrie non productive. Les islamistes sont arrivés et ils ont dit : « Si vous avez échoué, c'est parce que vous n'avez pas été de vrais musulmans. Le Coran est la solution. Vous devez vous convertir, partir ou mourir. » Certains se sont adaptés au péril de leur vie.
Les Algériens ont-ils déjà dressé le constat de l'échec de cette stratégie islamiste ?
L'échec est visible sans l'être. Les islamistes assurent n'être pas vraiment rentrés dans le vif du sujet puisque le pouvoir est encore détenu par des « mécréants ». Dans leur entendement, il faut procéder à une épuration, prendre le pouvoir et installer une république islamique. Eux ne reconnaissent pas l'échec. Nous, on voit bien que l'islamisme, même à dose microscopique, détruit un pays. Par rapport à la première médication socialiste, l'islamisme a cette particularité de détruire les familles. Dans nos pays, la famille est hyper-importante parce qu'elle est la cellule de base. Chez l'être humain, quand quelque chose détruit la cellule, c'est le cancer, les métastases, et la mort assurée.
Dans votre livre, Yazid, pour rassurer sa maman et se rassurer, parle à propos de son jeune frère d'islamiste modéré, de taliban politique... mais sans trop y croire. Vous aussi, vous ne croyez pas à l'islamisme modéré ?
Non, je n'y crois pas. L'islamisme modéré relève de la stratégie. Les islamistes se repositionnent comme les partis d'extrême droite qui, à un moment donné, jouent la carte de la modération pour élargir leur base sociale et atteindre le pouvoir. Lorsque surviendront les difficultés, l'islamiste modéré ne pactisera pas avec le démocrate au détriment de l'islamiste radical. Il ira vers l'islamiste radical. C'est sa famille naturelle. En Turquie, l'AKP [NDLR : Parti de la justice et du développement, au pouvoir] est un parti islamiste modéré, mais il ne fait pas alliance avec les démocrates. Il pourrait sceller cette alliance pour forcer l'armée à sortir du champ politique. Non, il préfère composer avec l'armée.
Où placez-vous le curseur de la frontière entre islam démocratique et islamisme. Quand le chef du Conseil national de transition libyen annonce que la charia constituera la principale source de législation, qu'en pensez-vous ?
Je suis catastrophé. Pourquoi a-t-il cru nécessaire de dire cela ? Il n'en a pas le droit. Le CNT ne représente rien ; il n'a aucune autre légitimité que la victoire contre Kadhafi. Dans six mois, quand les Libyens disposeront de leur assemblée constituante, qu'il fasse cette proposition aux électeurs, soit. C'est la démocratie. Mais là, le CNT se met dans la peau des vainqueurs. Dans un contexte où il y a d'autres priorités (parachever la libération du pays, assurer la sécurité, récupérer les armes...), pourquoi cette annonce ? N'est-ce pas un appel aux islamistes pour commencer, déjà, à se mobiliser ou est-ce une tactique pour éviter que les islamistes prennent le maquis ? Je suis très méfiant. Les islamistes sont de grands stratèges.
Déjà dans Le Village de l'Allemand, vous dénonciez l'islamisation des banlieues françaises. La lutte contre l'islamisme, c'est le combat de votre vie ?
Je n'ai aucune compétence pour parler du Coran et du message coranique. Mais l'islam qui est enseigné depuis une cinquantaine d'années par les institutions, par les écoles coraniques, est un islam radical. Cet enseignement porte en lui les germes de l'islamisme. Il ne peut pas produire des hommes de paix et de tolérance. Dans l'islam sunnite, il n'y a pas de clergé. C'est tout le drame du monde musulman. Il faut que, dans les pays musulmans, on commence à enseigner un autre islam. On ne peut pas être optimiste.
Espérez-vous tout de même des changements des révoltes arabes ?
Je suis pessimiste. L'autre drame du monde arabo-musulman est l'absence de société civile. Le vecteur de la démocratie est la classe moyenne, éduquée et ouverte, et la société civile qui produit du sens pour le peuple. Notre société civile est à l'étranger. Son message est forcément rejeté. La seule société organisée est aujourd'hui l'armée. La conclusion s'impose : de nouvelles dictatures sous une façade acceptable, une gestion de la société par les services secrets et le clientélisme, des marionnettes pour créer l'illusion démocratique...
Pourquoi restez-vous en Algérie, alors que vous y êtes menacé et censuré ?
Parce qu'il y a une certaine utilité à rester. Tout n'est pas perdu. Le « printemps arabe » est surtout vrai en Tunisie et en Egypte grâce aux réseaux sociaux. La classe moyenne y est essentielle pour traduire en propos leurs actions. Les femmes se battent aussi, leur lutte est bien plus intéressante.
Comme le rappelle ce roman, vous avez été élevé et porté par les femmes. Que vous ont-elles appris de la vie ?
Les femmes sont extraordinaires. Même dans les rêveries débridées elles s'avèrent très concrètes. On a beau gouverner ce pays par les légendes, elles ne s'en satisfont pas. Lors des premières émeutes algériennes, en octobre 1988, les hommes ont vécu l'euphorie. L'Algérie des femmes n'était pas faite de discours, mais de créations de centaines d'associations, existant toujours. Les seuls progrès, réalisés dans ce pays, c'est aux femmes qu'on les doit. Celles qui m'ont élevé m'ont appris le courage et la faculté à ne pas se dérober. C'est une grande vertu, même si je ne me perçois pas comme étant courageux.
Pourquoi la mort de votre mère a-t-elle donné naissance à ce roman ?
Quand j'étais petit, le rabbin disait que « c'est aux enfants d'enterrer leurs parents ». A 60 ans, c'est cependant terrible ! Contrairement à ma fratrie, qui a vécu dans d'autres pays, je n'ai jamais quitté ma mère, alors j'ai vu la mort se dessiner sur son visage. Cela faisait longtemps que je pensais tirer un roman de notre histoire, mais c'est compliqué de parler de sa propre famille. D'autant que nous avons vécu dans le silence et le secret. Je ne me sentais pas le droit de faire un livre autobiographique, or il s'est imposé, afin d'en tirer des enseignements. Comment nous, les vivants, héritons-nous de l'histoire du passé ? Cette même question se trouvait déjà dans Le Village de l'Allemand, à savoir utiliser le peu qu'on sait de notre histoire pour la questionner à nouveau. Après avoir abordé ce thème à travers le peuple, je l'applique à l'échelle familiale et individuelle.
Quel enseignement en tirez-vous ?
Tout comme dans Le Village de l'Allemand, il y a le devoir de savoir. Je n'accepte pas l'idée qu'on vive dans l'ignorance. Nous devons connaître notre histoire ! Je m'en veux de ne pas avoir posé de questions à ma mère, mais je n'ai pas osé lui faire mal ou l'obliger à me mentir. Ainsi, ce livre aborde aussi le devoir de transmission. La vie est une continuité, d'autres vont venir après nous. Une fois qu'on « sait », que faut-il transmettre à ses enfants ? Devons-nous les protéger ? Autre devoir : celui de la responsabilité. Le savoir peut engendrer des torts ou mener à la folie. Parmi les déviations, il y a la vengeance et les identités meurtrières. On vit sur les secrets et les mensonges, il faut l'accepter ou y ajouter les siens.
« La trahison est une plaie qui ne se referme pas. » Pourquoi est-elle au coeur de vos livres et à partir de quand se trahit-on soi-même ?
A un moment donné, on se sent « traître » car on a failli à quelque chose, on a franchi une certaine ligne. Dans mon discours du prix de la Paix des libraires allemands, je vais dire que « le seul véritable chemin vers la vérité est la droiture ». La question en creux est celle de la trahison, de l'irresponsabilité. Quand on ne cherche pas à savoir, on tergiverse, on louvoie, on temporise... Ma vérité ? Je ne sais pas, c'est une quête sans fin. On ne peut pas répondre à certaines questions. Ce que j'écris dérange, mais je n'ai jamais épousé de théorie ou bougé de mon coin. Le petit garçon sympathique de la rue Darwin est toujours intact en moi.
PROPOS RECUEILLIS PAR GÉRALD PAPY ET KERENN ELKAÏM
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Monde Le 3 mars 2011 à 0h00 (Mis à jour le 4 mars 2011 à 12h27)
L’Algérie va-t-elle rater le coche ?

Par BOUALEM SANSAL Ecrivain algérien
Le monde arabe de papa est mort, on se félicite chaudement. Soyons modestes, disons qu’il se meurt. Il sera fini lorsque tombera le dernier dictateur et que sera brisé ce machin absurde, l’Arabie Saoudite, club de faux princes arrogants et cruels, qui se pose en gardien de la mythique race arabe et du véritable islam, et que disparaîtra la Ligue arabe, club fantoche mais combien pernicieux avec sa vision raciale et raciste du monde. A ce stade l’affaire sera réglée, on aura arraché la racine, on tournera la page et on tentera de rattraper le temps perdu et d’échapper définitivement aux travers de ce monde : le passéisme, la folie des certitudes et l’imprécation. Et on aidera pour que meure cet autre monde, celui des ayatollahs et des talibans, là-bas en Asie. On balaie partout, ou ce n’est pas la peine.
Mais en vrai rien ne sera réglé tant que la question arabe, mélange d’islam, d’islamisme, de nationalisme, de panarabisme, de terrorisme, d’émigration, et autres ombres au tableau, hante les arrière-pensées des Occidentaux. Il faudrait aussi qu’ils cessent de penser que la démocratie et le droit leur appartiennent et qu’il leur revient de les dicter, agissant ainsi comme les princes et dictateurs arabes qui se sont convaincus que tout, la langue arabe, l’islam, son prophète, les peuples et les terres arabes, le pétrole et l’avenir du monde leur appartiennent et qu’il leur revient de convertir les mécréants ou de les tuer.
La question se pose : si le monde arabe de papa tombe, le monde arabe que les Occidentaux portent dans la tête va-t-il tomber aussi ou vont-ils le garder pour les besoins de leur vision du monde ? Le monde arabe peut-il se transformer de lui-même et échapper au scénario écrit par l’Occident ? Lui-même verra-t-il l’Occident autrement que comme un monde de mécréance et de manipulation ? Moi, je ne sais pas répondre à ces questions, sauf à dire qu’il faut en finir avec tous ces mondes qui se regardent en chiens de faïence, qui finalement n’existent que dans et par le regard méprisant de l’autre et l’échange de mauvais procédés. Ce sont des questions pour les philosophes, ils pourraient se démener et nous dire si les choses existent par elles-mêmes ou si elles ne sont que des arguments de vente qui naissent de la confrontation d’idées fausses. Il faut des philosophes courageux qui ne craignent ni les tyrans ni les fous qui mènent le monde au crash. S’il faut par exemple parler de la place de l’islam dans l’Etat et la société, ils devront le faire en toute clarté et simplicité. Y en a-t-il dans l’avion ? Il y a urgence car le diable ne dort jamais longtemps et les révolutions se dévoient comme rien. La fin des dictatures soulève des montagnes de questions existentielles.
Parlons un peu de l’Algérie. Je sais qu’on se demande ce qui se passe. L’Algérie est un pays révolutionnaire prompt à bondir, or voilà qu’il ne bouge pas. Les Algériens sont-ils déjà morts, tués préventivement ? Pourquoi ce silence, alors que de Nouakchott à Manama la bataille fait rage et que les tyrans capitulent l’un après l’autre. Même la police n’en revient pas : les 12, 19 et 26 février, jours de marches organisées par l’opposition, elle avait sorti 35 000 hommes, les meilleurs, suréquipés, gonflés à bloc, car s’attendant à un tsunami de hooligans. Et qu’a-t-elle vu ? Rien d’effrayant, un petit groupe de personnes d’âge mûr, bien mis, polis, les matraques leur en sont tombées des mains. Il faut dire que le vieux Bouteflika avait pris les devants. Cela faisait des semaines, depuis la fuite de Ben Ali, qu’il arrosait à tout-va. Ce sont des millions de dollars qui coulent du robinet jour après jour. Si on ne s’enrichit pas en ce moment avec papa Bouteflika, on ne s’enrichira jamais, c’est l’astuce du jour, elle brille au fronton des administrations, ouvertes en priorité aux jeunes, aux diplômés chômeurs, aux sans-logis, à tous les mécontents. Il a écrasé son orgueil de chef d’Etat et s’est pris d’amour fou pour ces fainéants, comme il les appelait hier. Il ne travaille que pour eux, les annonces budgétaires se succèdent à feu roulant. Le bonheur revient, la révolution recule. Le prix du pétrole grimpe, ça va, le pays ne sera pas ruiné tout de suite même si l’inflation accourt.
Est-ce tout ? Qu’en pense Toufik (1), le grand patron de l’Algérie ? Va-t-il laisser faire ? Est-il derrière les marches d’avertissement à Bouteflika ? Va-t-il le garder comme bouclier, chiffon rouge, attendre que son cancer l’emporte, qu’il démissionne ? Qu’en pense la DST en France, alliée stratégique du DRS (2), a-t-elle encore besoin de M. Bouteflika et sa concorde foireuse ? Si oui, pourquoi le terrorisme, s’étant déplacé au Sahel, ne sévit-il plus en Algérie que sur commande, comme piqûre de rappel ? Et M. Sarkozy, pourquoi le soutient-il encore (3), puisqu’il vient de dire que l’hypothèse islamiste a vécu et la Françafrique aussi ? Ne voit-il pas que l’homme est une potiche qu’on laisse jouer au dictateur pour cacher les vrais pouvoirs, les vrais enjeux ? On sait qu’Obama déteste Bouteflika et Sarkozy, mais ira-t-il jusqu’à actionner l’ANP (4), l’autre grand patron de l’Algérie, pour les sortir du jeu ?
Qui va gagner ? C’est opaque, le jeune Algérien veut savoir avant d’aller mourir dans les rues d’Alger. D’un autre côté, Tunis, Le Caire, Benghazi, Manama, Sanaa, le font rêver, les jeunes s’y battent comme des lions, il fait corps avec eux, via Al-Jezira. La révolution c’est beau, les peuples n’ont qu’elle pour exister, mais la révolution, comme les trains, n’attend pas. De ceux qui ratent la chance de leur vie, on dit ici : «Bobby les a mangés.» Bobby, c’est le chien de garde.
(1) et (2) Le général major Toufik est le patron du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), les services secrets, cœur battant du système politique algérien.
(3) Sarkozy avait déclaré durant la présidentielle algérienne de 2008 : «Je préfère Bouteflika aux talibans à Alger.» Il s’adressait évidemment aux généraux algériens, les faiseurs de rois, lesquels s’exécutèrent, après accord de confirmation de la CIA. Bouteflika eut son 3e mandat, avec un score de 94%.
(4) L’Armée nationale populaire, autre cœur battant du système politique algérien.
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A.H- J’ai retenu cet article pour sa  belle forme